Eleaml - Nuovi Eleatici




UN’OPERA DI CARLO CATINELLI. CHI ERA COSTUI? di Zenone di Elea

LA QUESTION ITALIENNE ÉTUDES 

DU C(te) CHARLES CATINELLI

ANCIEN COLONEL, CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE L'ARMÉE ANGLO-SICILIENNE SOUS LES ORDRES DE LORD WILLIAM BENTINCK, ETC. ETC.

ÉDITION ORIGINALE FRANÇAISE

PAR LE D(R) HENRI SCHIEL

BRUXELLES ET LEIPZIG ÉMILE FLATAU ANCIENNE MAISON MAYER ET FLATAU

1859

(se vuoi, scarica il testo in formato ODT o PDF)

TABLE DES MATIÈRES

AVANT PROPOS

INTRODUCTION

PREMIÈRE ÉTUDE

De la conduite des Italiens depuis 1808 jusqu’en 1815, en présence des entreprises d’indépendance européenne dirigées contre Napoléon Bonaparte.

DEUXIÈME ÉTUDE

Sur les principes qui ont guidé les Alliés en 1814 et 1815, ainsi que le Congrès de Vienne, lors de la réorganisation de l’Italie, et sur l’opposition que cette mesure a soulevée.

TROISIÈME ÉTUDE

De l’agitation italienne, des moyens employés pour la faire naître et la prolonger jusqu’à nos jours..

NOTES DIPLOMATIQUES

Note verbale remise par les plénipotentiaires sardes aux ministres de France et d’Angleterre, le 27 mars 1856. Note adressée au comte Walewski et à lord Clarendon, le 16 avril 1866 103 Dépêche adressée aux missions impériales auprès des cours de Florence, Rome, Naples et Modène, en date de Vienne le 18 mai 1856.

QUATRIÈME ÉTUDE

Sur la nécessité pour l’Europe de mettre un terme à l’agitation italienne.

CINQUIÈME ÉTUDE

Des prétentions et des raisons alléguées en faveur de la question italienne. Des principes dont elle découle et de leurs conséquences.


AVANT-PROPOS

_______

Parmi les questions brûlantes dont le Congrès de Paris a laissé à ses successeurs la solution épineuse, il en est une qui, de simple qu’elle était d’abord, est devenue complexe et a pris des proportions telles qu’elle prime en ce moment toutes les autres. C’est la question italienne.

En dépit ou plutôt à cause du déluge de brochures en sens contradictoire dont nous sommes inondés, il n’est pas de question qui soit restée plus obscure, moins comprise et moins laissée à la portée de ceux qui ne sont pas initiés aux secrets de la politique et de la diplomatie.

Guidé par notre amour pour la vérité, la justice et le bon droit, nous avons cherché à nous former une idée nette de cette grave question, que l’on est si bien parvenu à embrouiller. Nous ne l’avons trouvée nulle part traitée avec autant de clarté et de jugement que dans l’intéressant ouvrage qui a pour titre: «Studj sulla Questione italiana,» ouvrage que le colonel comte Catinelli écrit dans sa retraite à Goritz, et qui, dans l’intention primitive de l’auteur, n’était peut-être pas destiné à recevoir de publicité.

Ayant acquis la conviction que ces Études peuvent contribuer puissamment à détruire des préjugés, à dissiper des craintes ou des illusions, nous avons demandé à l’auteur la permission de les faire paraître dans la langue la plus répandue et qui, par son génie, se prête si bien à l’examen et à la discussion des matières politiques. M. de Catinelli, qui n’a d’autre but que de faire connaître et de proclamer la vérité, s’est obligeamment empressé de condescendre à nos désirs.

L’écrit dont nous offrons la traduction au public n’apartient pas, hâtons-nous de le dire, à la classe honteuse de ces pamphlets anonymes ou pseudonymes, rédigés sous l'influence des passions haineuses et malfaisantes. C’est l’œuvre consciencieuse d’un ancien officier supérieur qui, déjà en 1815, a joué un rôle assez important dans les affaires politiques de la Péninsule italienne ((1). Il peut dire comme le vieux philosophe périgourdin qu’il s’est plu à citer (v. p. 42): «C’est ici un livre de bonne foy, lecteur.»

III En effet, ces Études, fruits précieux d’une longue expérience militaire et politique, offrent un modèle de discussion claire, calme et aprofondie, nourrie de faits nombreux acquis à l’histoire et apuyée sur des documents puisés à des sources authentiques, que n’ont pas toujours connues beaucoup d’autres écrivains contemporains.

L’auteur, il est vrai, ne flatte pas les instincts, ne caresse pas les passions révolutionnaires. Sa rude franchise ne s’accommode pas des moyens termes, ne pactise pas avec les principes, et fait main basse sans pitié sur tous les sophismes intéressés de la démagogie.

Du reste il dit lui-même à la fin de son avis au lecteur, que nous avons cru ne pas devoir reproduire: «Mon nom a une «désinence italienne; je suis pourtant, et le lecteur ne tardera «pas à s’en apercevoir, Autrichien de naissance et d’inclination. Cette circonstance jointe à celle que, de toutes les prétentions qui constituent la question italienne, c’est la séparation violente du royaume lombardo-vénitien d’avec l’Autriche «que l’agitation italienne envisage comme la principale et la «plus importante, cette circonstance, dis-je, pourrait facilement induire le public à croire que je suis plein de préventions «injustes contre l’Italie. Cependant cette suposition porterait «complètement à faux. Mais n’eût-elle d’autre conséquence «que d’engager le lecteur à faire abstraction de mes conclusions, et à vérifier scrupuleusement l’exactitude de mon «travail, elle me donnerait lieu plutôt d’être satisfait que «mécontent de cette manière de procéder. Quand le lecteur «de bonne foi aura bien voulu prendre cette peine, peut-être IV «différerons-nous encore sur quelques points secondaires; mais «quant aux points essentiels, il n’y a guère de doute, nous «finirons par tomber d’accord.»

Encore un mot. M. de Catinelli n’a pas la prétention d’être un rhéteur au style fleuri, ni un écrivain de profession. Il se contente d’être un historien véridique, un politique franc et loyal, un homme positif, ennemi de la sensiblerie et du pathos, mettant au-dessus de tout le bon sens pratique et la logique reposant sur les faits de l’histoire.

Nous avons cru devoir respecter la forme adoptée par l’honorable colonel; nous ne nous sommes pas permis de la modifier. Nous aurions dû peut-être châtier davantage la traduction, surtout celle des longues citations d’écrivains italiens intercalées dans le texte ou dans les notes. Mais placé dans l’alternative d’opter entre les délicatesses du style, ou la fidélité scrupuleuse de la traduction de passages d’une importance capitale et décisive, notre choix n’a pu être douteux. Le lecteur le comprendra facilement et voudra bien, nous l’espérons, nous tenir compte de cette difficulté. Notre tâche s’est donc bornée à mettre sous les yeux du public une traduction fidèle, sinon élégante, sans y laisser toutefois trop de traces d’italianismes. Ce livre, si nous ne nous faisons illusion, est destiné à avoir un grand retentissement. Plus tard, et même après les événements accomplis, l’historien le consultera encore avec fruit, et rendra justice, nous aimons à le croire, à l’impartialité chevaleresque de ce respectable vétéran.

Vienne, le 15 mars 1859.

Dr Henri Schiel.

LA QUESTION ITALIENNE


vai su


INTRODUCTION

La question italienne, dans sa phase actuelle, comprend les « concetti» suivants:

Il y a chez les Italiens la volonté ferme, unanime et ardente de se réunir tous en un seul et unique État et, le plus tôt que faire se pourra, en un État républicain-démocratique.

La limite de cet État, du côté du continent, doit être la grande chaîne centrale des Alpes, c'est la nature même qui l’a marquée et fixée; on y voit clairement le doigt de Dieu; c’est, par conséquent, à l'Italie qu’apartient sans aucune diminution, tout le pays qui s’étend des sommets de ces montagnes jusqu’au détroit de Messine et également, sans aucune exception, toutes les îles adjacentes, à savoir, pour ne pas parler des petites, la Sicile, la Sardaigne, la Corse et Malte.

L’Italie doit être dans toutes ses parties libre et indépendante de toute domination étrangère.

La volonté ferme, unanime et ardente d'un grand peuple, tel que le peuple italien, se justifie et se légitime d’elle-même.

(Test pourquoi les Italiens réclament, et cela à bon droit: de l'Autriche, le royaume Lombarde-Vénitien, le Tyrol méridional et l’Illyrie occidentale; de la Suisse, le canton du Tessin; de la France, la Corse; et de l’Angleterre, Malte.

La distribution actuelle de l’Italie a été dictée par le congrès de Vienne de 1814 et 1815, sans le consentement de ses habitants, et même contrairement à leurs vœux, à leurs besoins et à leurs convenances, en contradiction avec les promesses les plus solennelles que les puissances alliées, qui ont renversé Napoléon en 1814, ont faites à tous les peuples de l’Europe, et par conséquent aussi aux Italiens, de respecter et de protéger leur indépendance. Cette sentence n’a été qu’un abus barbare de la force brutale.

Enfin, le gouvernement clérical de l’État de l’Église et la présence du Pape à Rome s’étant trouvés, en 1848, absolument incompatibles avec l'unité et la liberté de l’Italie, si ardemment désirées par tout véritable Italien, il faut que le monde catholique avise à assigner et qu’il assigne au Saint-Père, son chef, un autre pays où il puisse transporter et établir son siège.

Telle est, réduite à ses moindres termes, la question italienne, dite également la sainte cause de l’Italie. Elle a l’air, j’en conviens, d’une amère ironie. Mais formulée sans détours, et sans réticences, c’est son véritable aspect; et il n’y a pas moyen d’y changer quoi que ce soit sans se départir de la vérité. Les prétentions qui y sont mises en avant, sont tellement en désaccord avec le droit public établi depuis des siècles dans notre monde politique, qu’on les croirait tombées sur notre terre de je ne sais quelle planète.

Les conclusions qui résultent des éludes que je vais soumettre ici au public, sont les suivantes:

Les puissances alliées qui ont mis fin à la domination

— VII — de Napoléon Bonaparte ont été d’autant plus dans leur plein droit de réorganiser l’Italie, et de la réorganiser en en subordonnant le remaniement aux intérêts généraux de l’Europe, que les Italiens avaient, jusqu’à la chute de cet homme redoutable, coopéré de toute manière à l’excès exorbitant de son pouvoir, et qu’ils avaient pris la défense de sa cause inique et combattu la cause de l’indépendance européenne. Néanmoins cette réorganisation de l’Italie eut lieu, sans presque aucune exception, conformément aux vœux des populations respectives, et avec tous les égards possibles pour leurs besoins et leurs convenances.

L’apel que font les agitateurs italiens aux proclamations et aux manifestes que les Autrichiens, en 1809, et lors de la guerre de l’indépendance, les puissances alliées en général, ont adressés à l'Italie, pour la déterminer à abandonner la cause de Napoléon et à embrasser celle de l’Europe, est une véritable insulte au bon sens.

L’agitation contre cette réorganisation a été produite et alimentée par une horde de sectaires et par les moyens les plus détestables.

L’Autriche, dans sa position, son étendue, sa composition et sa force actuelles, est une véritable et absolue nécessité pour l’Europe en général, et particulièrement pour l’Italie; dès qu’un jour elle viendrait à lui manquer, on verrait se reproduire pour l’Italie les temps désastreux qui se sont écoulés depuis le sixième siècle jusqu’au onzième.

En laissant constituer une Italie unitaire selon les principes et dans le sens des agitateurs italiens, il faudrait être disposé à laisser bouleverser et mettre en lambeaux l’Europe tout entière.

L'affirmation de Gioberti que les États, dès qu’ils se composent de plusieurs races, sont des anomalies monstrueuses et

VIII d’une durée éphémère, se trouve démentie par l’histoire tout entière.

L’assertion mise en avant par la même école, que l’œuvre de l’indépendance italienne a été constamment et sans interruption poursuivie pendant treize siècles, est également dénuée de tout fondement.

La chaîne centrale des Alpes n’a jamais été la frontière politique de l’Italie. Les Alpes sont, presque dans toute leur étendue, configurées par la nature de manière à former un rempart, non contre l’Allemagne, mais contre l’Italie. Par conséquent, bien que l’opinion Ben provvide natura a nostro stato,

Quando delle Alpi schermo

«Pose fra noi, e la Tedesca rabbia, ait sa valeur poétique, elle ne peut prétendre à la moindre valeur réelle. Quant aux Alpes juliennes, carniques et rhétiennes, elles ne sont nullement des montagnes italiennes, mais des montagnes illyriennes, tyroliennes et carinthiennes, en un mot des montagnes autrichiennes. Ces Alpes sont des acropoles avec des garnisons autrichiennes, qui dominent le pays, situé à leur pied et qui se trouve renfermé entre l’Adriatique, le Pô et le Tessin, c’est-à-dire le royaume Lombardo-Vénitien. Il y a donc certainement dans ce fait le doigt de Dieu, mais il indique précisément le contraire de ce qu’ y veulent voir les agitateurs italiens. Ces Alpes n’ont jamais pu arrêter les peuplades ou les armées qui, en venant du Nord ou de l’Est, ont envahi l’Italie, et les Romains ne les ont défendues à aucune époque, pas même dans les guerres civiles sous les empereurs; il en est de même des Italiens qui ne les ont jamais défendues contre les Empereurs d’Allemagne.

IX Le véritable peuple italien n’a jamais reconnu la soi-disant cause d’Italie pour être la sienne propre; il n’en a jamais voulu; la dénomination «cause d’Italie» est un titre usurpé.

Si jamais le véritable peuple, ou les masses en Italie, venaient à se lever, ils se lèveraient pour une cause qui leur serait propre et tout à fait différente de la soi-disant cause italienne.

En suposant que les Italiens eussent réussi un jour à se réunir en un seul État, il ne faudrait rien moins qu’une main de fer, telle qu’a été celle de Napoléon Bonaparte, pour les y maintenir réunis.

Enfin l’Italie, telle qu’elle est, est l’œuvre d’une cause providentielle, laquelle, à moins que Dieu ne la change, continuera à en déterminer les destinées futures sans qu’aucune puissance humaine ne puisse rien y changer.


vai su


PREMIÈRE ÉTUDE

De la conduite des Italiens depuis 1808 jusqu’en 1814, en présence des entreprises d’indépendance européenne dirigées contre Napoléon Bonaparte.

La condition des Italiens durant la domination de Napoléon Bonaparte a été non seulement outre mesure douloureuse ((2), mais elle a, en même temps, été au dernier point dégradante, puisque les immenses sacrifices qu’il leur imposa, n’ont servi qu’à nourrir son ambition excessive, ambition qu’il porta à un degré jusqu’alors inouï dans le monde, pour oprimer et enchaîner les peuples qui eurent le malheur d’être accessibles à sa prépondérance exorbitante. Les Italiens ont profondément senti leur avilissement et ils en ont frémi; mais malgré cela ils continuèrent, jusqu’au moment de sa chute, à lui obéir et à se laisser employer comme des instruments passifs de sa volonté; ils lui prodiguèrent leur sang et leur fortune dans des guerres qu’il provoqua en foulant aux pieds les droits d’autrui et en se rendant chaque jour plus redoutable pour l’indépendance de l’Europe.

«Les nôtres,» dit un écrivain renommé que je serai souvent dans le cas de citer, «n’entrèrent en campagne que sous des maréchaux étrangers, et leurs noms ne figurèrent jamais qu’en seconde ligne; en outre, ils remportèrent les imprécations des peuples auxquels ils allèrent imposer le joug.»

«Il «faut prendre les armes pour devenir une nation; quelle gloire «de participer aux gloires d’un génie immortel! Voilà ce qu’on nous a répété; mais quelque commun que soit l’enthousiasme pour cette boucherie qu’on apelle gloire militaire, les arcs de triomphe et les trophées couvrirent assez mal tant de tombeaux; on ne regarda plus l'armée avec admiration mais avec compassion, parce que marcher là d’où si peu s’en retournèrent parut être la mort certaine; le bon sens avertit que nos jeunes gens, enlevés chaque jour à un plus jeune âge et dans un nombre toujours croissant, ne combattirent guère pour le bien de la patrie, mais «pour une ambition qui lui fut étrangère ((3)

Cependant, il ne manquait pas aux Italiens les occasions les plus favorables de s’émanciper. Ces occasions ne furent pas, peut-être, seulement momentanées et passagères, mais telles qu’on aurait pu les saisir et en profiter après mûre réflexion; tout le reste de l’Europe qui ne fut pas soumis à Napoléon, les encouragea par la parole et par l’exemple à les mettre à profit, et leur offrit, dès qu’ils se lèveraient, de l’assistance et des secours; mais ce fut en vain; ils ne bougèrent pas et ils continuèrent à coopérer à l’accroissement de son pouvoir exorbitant, à faire sous ses drapeaux la guerre à l’indépendance de l’Europe, et à s’oposer au rétablissement de cette garantie solidaire du concert européen que l’on apelle équilibre politique. Quoiqu’ils détestassent Napoléon et qu’ils en fussent extrêmement honteux, celui-ci avait déjà été précipité de son char triomphal qu’ils le traînèrent encore, comme s’ils y avaient été attachés par des chaînes fatales.

Comment les Italiens pouvaient-ils se soumettre à un esclavage aussi pénible que dur et abject, tandis que, d’un côté, ils avaient les plus puissants motifs et, de l’autre, les occasions les plus encourageantes de s’en délivrer? Voilà ce que quelques-uns voudraient attribuer à l’espoir dont Napoléon les avait bercés qu’un jour il ferait de l’Italie ce que, après la première guerre de Macédoine, les Romains avaient fait de la Grèce, c’est-à-dire,qu’après l’avoir entièrement réunie, il la déclarerait libre et indépendante et l’abandonnerait à elle-même. Napoléon ayant en effet réuni en un corps politique la plus grande partie de l’Italie du Nord, à laquelle il avait donné le nom impropre mais très significatif de royaume d’Italie; les Italiens dans cette dénomination virent la pensée d’y ajouter, à mesure que les événements lui en offriraient les moyens, le reste du continent italien et toute la péninsule.

Que, de temps à autre, Napoléon ait laissé tomber des paroles dans ce sens à Lyon, lors de la consulta italienne qu’il y réunit en 1802, ainsi que pendant ses voyages en Italie, et qu’il ait également dicté à l’île de Sainte-Hélène des observations en ce sens, nous ne répugnons pas à croire que la chose est vraie ((4). Toutefois, en oposition à ces preuves parlées et écrites, il y a des faits qui les annulent complètement.

Ces faits les voici: 1° La réunion en départements français du Piémont, de l’État de Gênes, des duchés de Parme et de Plaisance, de la Toscane et de celles des provinces de l’État de l’Église, que le traité de Tolentino avait laissées au Pape, et l’incorporation définitive à la France de ces pays éminemment italiens; en les déclarant à perpétuité parties intégrantes de l’Empire français, c’était déclarer que les Piémontais, les Génois, les Parmesans, les Plaisantins, les Toscans et les Romains devaient cesser d’être Italiens pour devenir et s’apeler Français; aussi Rome fut-elle déclarée la seconde ville de l’Empire; 2° Que l’héritier présomptif de la couronne de France porterait le titre de Roi de Rome (5);3° Les travaux immenses que Napoléon entreprit pour rendre l’Italie de plus en plus accessible aux armées françaises, en augmentant le nombre des routes militaires à travers les Alpes, en les élargissant et les rendant praticables même en hiver; en outre, dans le but de lever tout obstacle pratique qui pourrait arrêter ses troupes lorsqu’il les dirigerait sur l’Italie, il démantela toutes les places fortes du Piémont, à la seule exception des citadelles de Turin et d’Alexandrie. 4°. Les fortifications, en guise de camp retranché, qu’il fit exécuter à grands frais et avec les plus grands soins à Alexandrie «comme base de la puissance militaire française en Italie (6);» car dans sa pensée, cette place était destinée à offrir une retraite sûre aux Français au cas qu’ils fussent forcés de se replier et de livrer l’Italie à elle-même ou de la laisser envahir par une armée ennemie; c’était là qu’ils devraient attendre des secours, afin de reprendre à temps l’offensive et de reconquérir le pays. Cette incorporation à la France d'une partie si considérable de l’Italie, dont l’étendue et la population n’était presque pas inférieure à celle du royaume d’Italie, devait suffire pour convaincre tout esprit sain que, loin d’être disposé à émanciper la péninsule, Napoléon pensait plutôt, de plus en plus, l’attacher à la France par des nœuds indissolubles, et à la river complètement dans ses intérêts à la politique de l’Empire. Il s’ensuit que, si l’Italie voulait se constituer en État libre et indépendant, il était avant tout nécessaire et indispensable qu’à la première conjoncture favorable, par exemple, lorsque les armées françaises se trouveraient engagées dans des guerres lointaines, elle s’insurgeât contre son opresseur; c’est alors qu’elle devait se déclarer indépendante et enjoindre aux troupes italiennes de se détacher de l’armée française, dans les rangs de laquelle elles combattaient, et de passer sous les drapeaux des armées alliées qui combattaient pour l’affranchissement de l’Europe.

Voilà ce que l’Italie, quoique horriblement malmenée par Napoléon et réduite au dernier degré d’humiliation, n’a jamais voulu ou n’a jamais su faire, bien qu’ainsi que nous le verrons bientôt, les occasions de s’émanciper ne lui eussent pas manqué. La guerre dans laquelle Napoléon, en 1808, s’était embarqué contre l’Espagne, poussé qu’il était par sa folle et fatale manie de créer des royaumes pour ses frères et pour ses sœurs, le força à occuper plus de 200,000 hommes. Il dut s’y rendre en personne et, malgré les secours en troupes, en armes et munitions de guerre que les Anglais portèrent aux Espagnols, il serait parvenu à les dompter, si l’Autriche n’eût fait semblant de se lever pour les sauver et qu’elle ne se fût levée en effet, le printemps suivant, en faisant marcher une armée composée de 265,000 hommes présents sous les armes. Et quant au mérite de ces troupes, elles ont honorablement fait leurs preuves lors des batailles d’Aspern et de Wagram, dont elles gagnèrent la première (20 et 21 mai 1809): quoiqu'elle ait été précédée d’une suite de malheurs qui auraient suffi pour désorganiser, dissoudre et anéantir toute autre armée. Il est vrai que les Autrichiens ont perdu la seconde de ces batailles, mais outre que ce ne fut qu’à cause de leur grande infériorité numérique en toutes armes, et spécialement en artillerie, il est de notoriété publique qu’ils ont enlevé à l’ennemi plus de canons qu’ils ne lui en ont laissés et que celui-ci n’a eu à se vanter d’avoir fait d’autres prisonniers que les blessés qui étaient restés sur le champ de bataille (7). Outre cela, l’Autriche a eu, à cette époque, dans sa «Landwehr» composée en grande partie de vétérans, et dans d’autres corps armés et organisés de manière à pouvoir être immédiatement employés à la défense de sa frontière, une réserve qui n’a pas compté moins de 200,000 hommes.

L’archiduc Jean qui, en 1809, commandait l’armée autrichienne en Italie, y fit répandre à son entrée une proclamation qui commençait par ces mots:

«Italiens! Écoutez la voix de la vérité et de la raison. La première vous dit que vous êtes esclaves de la France et que c’est uniquement pour elle que vous prodiguez votre fortune et votre vie. Il est constaté que le royaume d’Italie actuel n’est qu’un rêve; un nom vide, sans réalité. Mais les levées d’hommes, les impôts, les avanies ne sont que trop vraies et réelles. — La voix de la raison vous dit que, tant que vous vous trouverez dans cet état d’avilissement, vous ne sauriez être estimés, ni être en paix, ni être Italiens. Voulez-vous l’être? Réunissez-vous sans perdre de temps à la puissante armée que l’empereur d’Autriche envoie généreusement à l’Italie. Et sachez que ce n’est nullement dans un esprit de conquête qu’il la fait avancer de plus en plus, mais pour se défendre lui-même et pour l’indépendance de l’Europe menacée d’un inévitable esclavage, ainsi que le prouvent tant de faits incontestables. Si Dieu soutient les vertueuses entreprises de l’empereur François, et celles de ses puissants alliés, l’Italie sera heureuse et respectée en Europe. Le chef de l’Église aura sa liberté et ses États, et une constitution, fondée sur la nature des choses, et une véritable politique feront prospérer le sol italien et rendront ses frontières inaccessibles à toute domination étrangère. C’est l’empereur François qui vous garantit un état de choses si heureux et si honorable. Ainsi que l’Europe le sait, la parole de ce prince n’est pas vaine, et elle est aussi inviolable qu’elle est pure Italiens! La vérité et la raison vous disent que jamais vous n’aurez une occasion plus favorable pour soustraire l’Italie au joug qui pèse sur elle. ((8)»

Un tel langage devait ôter aux Italiens le moindre doute qu’en se soulevant, ce qu’ils feraient serait fait pour eux-mêmes, et qu’une fois délivrés du joug français, ils seraient libres et indépendants, et à même de se donner telle forme de gouvernement qui leur conviendrait ou leur plairait le mieux. De l’autre côté, pour peu qu’ils eussent examiné la situation de Napoléon, et considéré les forces qui lui restaient, déduction faite de celles qui devaient combattre en Espagne et en Allemagne, ils se seraient convaincus qu’il y avait une supériorité décidée du côté de ses adversaires, et qu’il n’avait pas les moyens de comprimer une insurrection italienne, dès que celle-ci se serait étendue à des provinces entières; que par conséquent, l’heureux résultat d’une semblable entreprise était infaillible, et cela au point que même une défaite que les Autrichiens auraient essuyée, n’aurait exercé aucune influence fâcheuse. Cela est tellement vrai que, quoique la guerre en question, après avoir été inaugurée, en Italie, par une victoire décisive et, dans le Tyrol, par l’insurrection de son entière population montagnarde, sans en excepter les femmes, prit dans la suite une tournure désastreuse, son but spécial n’en a pas moins été complètement atteint, c’est-à-dire que l’Espagne a été sauvée et qu’il a été démontré que l’Europe avait le secret et les moyens de résister à Napoléon, et qu’elle était maîtresse de rétablir l’équilibre politique. Napoléon se vit forcé d’abandonner la guerre d’Espagne à ses généraux, qui ne surent pas la conduire, pour se mettre à la tête de l'armée destinée à s’oposer aux 175,000 Autrichiens qui, sous les ordres de l’archiduc Charles, étaient entrés en Bavière. Les troupes qui lui restaient, déduction faite de celles qui soutenaient la guerre en Espagne, se montaient à peine à 100,000 Français et à 40,000 Allemands apartenant à la confédération rhénane. Sa situation était critique au dernier point (9), et il n’en serait pas sorti, pour peu que les Autrichiens eussent évité les rencontres fortuites et précipitées, et accepté seulement les batailles rangées, telles que furent précisément celles d’Aspern et de Wagram; la première de celles-ci le cloua sur le Danube, de sorte que, pour reprendre l’offensive, il lui fallut s’y préparer pendant six semaines entières, et qu’il se vit réduit à la nécessité de dégarnir tout à fait la Dalmatie, toute l’Italie jusqu’au Tronto et à Terracina, et dans l’Allemagne la Saxe. L’Italie n’avait qu’à le vouloir pour se débarrasser facilement de son opresseur. Les Anglais parcouraient en maîtres tant l’Adriatique que la Méditerranée, prêts à secourir, de la même manière qu'ils avaient secouru l’Espagne, tout pays italien qui arborerait le drapeau de l’indépendance. Murat était établi dans le royaume de Naples, avec 20 à 25,000 Napolitains, mais ils suffisaient à peine à la défense de ce royaume contre les Anglo-Siciliens qui le menaçaient par mer sur toute l’étendue de ses côtes longues de mille lieues italiennes. Le vice-roi se trouva alors avec l’armée italo-française, sur la rive gauche du Danube, à plus de trente journées de marche de l’Isonzo. Une insurrection qui aurait éclatéen Piémont et dans les pays limitrophes ou dans les Apennins aurait eu deux mois de temps, pour se régler, s’étendre et se consolider. A Man loue, à Peschiera, à Venise et à Palmanuova, il n’y avait que de très faibles garnisons, composées en grande partie de convalescents et d’invalides. Dans l’Italie du nord, Napoléon n’avait pas 5,000 hommes de troupes disponibles. C’est là un fait incontestable et qui est également prouvé par l’insurrection de la Valteline, qui comptait à son début 8 à 9,000 hommes, et à laquelle on n’avait à oposer que 1,200 hommes de nouvelle levée et la garde nationale de Delebio, de Morbegno et de Chiavenna; aussi ne put-on jamais la réduire qu’après la conclusion de la paix (10).

L’Italie ne bougea pas. Les Italiens continuèrent à faire la guerre à l’Espagne et à immoler leurs fils et leur fortune au Moloch qui s’apelait leur roi et empereur. Des 57,000 hommes que le royaume d’Italie avait fournis, en 1809, à l’armée du vice-roi, pour la guerre contre l’Autriche, 17,000 périrent. Des 50,200 Italiens du royaume et des 10,000 Napolitains qui étaient partis pour l’Espagne, 9,000 seulement des premiers et 1,800 des Seconds revirent leur belle patrie (11). Quant aux pertes qu’essuyèrent dans cette guerre les départements italo-français, je ne les connais pas, mais assurément elles ne furent pas moins considérables que celles qu’éprouvèrent les deux royaumes.

Napoléon fit avec l’Autriche une paix, qui le mit à même de réparer ses forces. Il y a des personnes qui pensent qu’alors il aurait pu en finir avec l’Autriche, et cela par cette simple déclaration: «La Maison d’Autriche a cessé de régner.» C’est en quoi ces politiques se trompent. Napoléon a fait cette paix, parce qu’il avait besoin de la faire et de la faire aussitôt: c’est que l’horizon politique s’obscurcissait pour lui chaque jour davantage. Les Russes, ses alliés, s’étaient montrés lors de la dernière guerre contre l’Autriche extrêmement récalcitrants à favoriser ses plans, et en Pologne ils lui avaient été plutôt nuisibles qu’utiles; pendant son séjour en Autriche, il avait pu étudier l’esprit de ses populations et leur inaltérable attachement à la maison régnante, et il avait compris que toute province, sans distinction, arrachée à cette monarchie, deviendrait un Tyrol, dès la première guerre avec l’Autriche; et, en outre, il y avait de terribles conspirations dans tous les pays qui lui étaient soumis: en Hollande, en Belgique, en France et jusque dans son armée. Eu Italie, l’irritation des esprits était portée à son comble, et l’on ne manquait pas de la lui représenter sous les couleurs les plus sombres. Mais c’est surtout l’Allemagne qui donnait à penser à Napoléon, vu qu’elle était un volcan près de faire éruption. Nous l’avons déjà dit, mais il faut ici le répéter, la guerre avec l’Espagne, avec l’Angleterre et avec l’Autriche absorbait toutes ses forces, de manière qu’une insurrection, soit de l’Allemagne, soit de l’Italie, l’aurait trouvé entièrement dépourvu de troupes pour la combattre. La paix avec l’Autriche rétablit la supériorité de son côté. «Grâce à la paix,» écrivit-il à Miollis, à Rome, en lui envoyant 9 à 10,000 hommes de renforts, «j’ai du temps et des troupes disponibles.» Si nous en croyons M. Thiers, Napoléon nourrissait alors la pensée que les esprits en Europe avaient pardessus tout besoin de repos, et qu’il devenait chaque jour plus nécessaire et plus urgent de les satisfaire. Mais celte pensée, si toutefois il l’a eue, ne fut que de trop courte durée. Deux ans et demi n’étaient pas encore écoulés qu’il mettait déjàson monde en mouvement pour une guerre contre la Russie ((12).

Cette guerre eut lieu et coûta, en un peu moins de six mois, en 1812, la vie à un demi-million de soldats parmi lesquels, sans compter les Napolitains et les Italiens des départements italo-français, 26,000 hommes du royaume d’Italie. Le 29(e) bulletin qui annonça à la France, à l’Italie et à l’Europe cette catastrophe, unique dans l’histoire par son énormité, finit en ces termes: «Sa Majesté ne s’est jamais portée mieux.» Et aussi le langage qu’en cette occasion le vice-roi tint à l’Italie fut on ne peut plus impie. «Il écrivait au ministre de la «guerre,» dit M. Cantù, «qu’on devait faire une nouvelle «conscription afin de remplacer les morts; il ne laissait pas «même tomber une seule parole sur leur compte, et il n’alléguait ni raisons ni prétextes afin d'engager un royaume quicependant devait figurer comme indépendant, à faire de nouveaux sacrifices. Il fut ensuite envoyé par Napoléon à Milanpour faire prendre les armes à tout le monde et équiper «80,000 hommes, tant du royaume que des départements «italo-français ((13).»Cette guerre qui, dans son commencement, avait été un torrent impétueux de peuples qui se précipitait avec une force irrésistible de l’Occident vers l’Orient, se transforma l’année suivante, 1815, en un torrent plus puissant encore et nonmoins irrésistible qui déboucha de l’Orient vers l’Occident. Eu vain l’Autriche fit-elle tous les efforts imaginables pour déterminer Napoléon à offrir à l’Europe des conditions raisonnables et à admettre et reconnaître l’indépendance de l’Allemagne, sinon dans ses anciennes limites, au moins jusqu’au Rhin; et à traiter sur le même pied aussi la Hollande, l’Espagne et l’Italie. Ses eflorts ayant été infructueux, elle entra dans la coalition avec 200,000 hommes. A la suite de son accession, les États et les peuples placés sous la dépendance de Napoléon ne doutèrent plus de la délivrance de l’Europe et ils n’hésitèrent point, à mesure que les alliés faisaient des progrès, à penser à leur propre sort et à se joindre à eux en les renforçant de leurs troupes qui jusqu’alors avaient combattu pour Napoléon. C’est ce que fit la Bavière, et pour cela elle n’attendit nullement l’issue de la bataille de Leipzig. C’est ainsi qu’agirent également le Wurtemberg, toute la confédération rhénane, la Hollande, la Belgique. La seule Italie, qui cependant voulait figurer comme indépendante, ne fit rien; elle seule,


«la neghittosa, non esci dal fango:»


non parce qu’elle ne le pouvait pas ou qu’elle n’eût les motifs les plus puissants et les plus encourageants pour s’émanciper, mais parce qu’elle ne se souciait pas de le faire.

Les hostilités entre l’armée italo-française et l’armée autrichienne commencèrent, le 19 août, simultanément en Tyrol, sur la Drave et sur la Save. Le général baron Hitler qui commandait les Autrichiens, adressa, lui aussi, aux Italiens une proclamation, comme l’avait fait, en 1809, l’archiduc Jean; dans cette proclamation, après avoir parlé des généreuses intentions des souverains alliés sur le compte de l’avenir de leur pays, et avoir tracé un tableau des forces de la coalition, il les engageait à se lever contre Napoléon, pour la délivrance générale de l’Europe, et à «coopérer aux efforts des armées qui, de tous les côtés, accouraient à leur aide ((14).»C’était là une guerre qui, de nouveau et plus que jamais, présentait à l’Italie l’occasion favorable, certaine et immanquable de se faire État libre, autonome, indépendant. Il est impossible de tenir un langage plus franc que celui que les Alliés, par l’organe de leurs généraux, tinrent aux Italiens pendant toute la durée de cette guerre à l’égard des futures destinées de leur patrie; il en a été de même sous le raport des représentations qu’au moyen de leurs diplomates, ils firent à Napoléon sur le rétablissement de l’équilibre politique. Leurs vues sur le compte de l’Italie étaient les plus pures et les plus désintéressées. Ce qu’ils voulaient de l’Italie, en particulier, c’est, disons-le encore une fois, qu’elle se détachât de Napoléon et qu’elle coopérât à l’œuvre de l’indépendance de l’Europe, en coopérant par là également à la sienne. L’Autriche ne pensait pas plus que les autres puissances alliées à en occuper une partie quelconque.

Oui, les faits sont tels. En se disposant à franchir le Rhin et à entrer en France, les Alliés, pénétrés du danger que présentait une guerre contre Napoléon et contre la France sur le territoire même de la France, et désirant d’en assurer autant que possible l’issue favorable et d’en hâter la fin; désirant par conséquent d’engager l'Italie à abandonner la cause de Napoléon et à embrasser celle de l’Europe, n’hésitèrent point à s’adresser à Joachim Murat, roi de Naples, et à Eugène Beauharnais, vice-roi du royaume d’Italie, et à leur offrir, à la condition qu’ils voulussent se réunir à eux contre Napoléon, uniquement dans le but de le forcer à une paix raisonnable et rassurante, de lesreconnaître l’un et l’autre rois desdits royaumes, c’est-à-dire, le premier, roi du royaume de Naples, et le second, roi du royaume d’Italie. Murat accepta ces offres et promit, par uu traité fait avec l’Autriche et signé le II janvier 1814, l’accession désirée à la coalition. Eugène, au contraire, s’y refusa. Or, il est incontestable que les négociations avec le vice-roi embrassaient tout le royaume Lombardo-Vénitien actuel et que l’Autriche fut la puissance alliée qui les entama et les conduisit. Ce qui le prouve, c’est le fait que le prince de la Tour et Taxis, colonel bavarois, après avoir revêtu un uniforme autrichien que le général Hiller lui avait fourni, se présenta, dans la seconde moitié du mois de novembre 1815, au vice-roi, près de Vérone, pour lui faire connaître les désirs et les offres des Alliés, et que c’était le prince de Metternich qui avait dicté ses instructions. De plus, il est désormais prouvé que, déjà dès le mois d’octobre de la même année, le général Hiller, d’un côté, et le roi de Bavière, de l’autre, avaient fait comprendre au vice-roi qu’il ne dépendait que de lui d’être reconnu roi d’Italie ((15).

Qu’on cesse donc de citer les proclamations des Alliés comme preuve de leur mauvaise foi envers l’Italie. Quelle valeur ont et peuvent avoir des propositions, des offres, ou des promesses qui ne furent pas entendues, ou dont les conditions n’ont pas été remplies? Si toutefois elles rapellent quelque chose, elles rapellent l’extrême servilisme et l’ineptie du Sénat, des ministres, et des généraux du royaume d’Italie qui ne firent absolument rien pour tirer leur pays d’une situation non moins absurde que douloureuse et humiliante, et le laissèrent, en favorisant l’obstination de Napoléon à ne pas reconnaître l’indépendance de l’Espagne, de l’Allemagne et de la Hollande, s'engager et se ruiner dans une lutte terrible avec tout le reste de l’Europe qui, avec l’indépendance de l’Espagne, de l’Allemagne et de la Hollande, voulait encore celle de l’Italie. Rapeler ces proclamations, c’est donc par-dessus tout insulter à la logique et au bon sens. Ainsi que nous l’avons dit, la guerre commença le 19 août dans le Tyrol, sur la Drave et sur la Save; après différentes rencontres et plusieurs combats livrés sur ces rivières, dans les Alpes juliennes et en Istrie, et dont l'issue fut le plus souvent défavorable pour les armes du vice-roi, elle vint à être transportée, dès le 6 octobre, sur l’Isonzo, et un mois plus tard (8 novembre) sur l’Alpon, à mi-chemin entre Vicence et Vérone, et sur l’Adige; et, au moyen du débarquement d’un détachement sous les ordres du général comte Nugent, aux bouches du Pô (15 novembre), et aussi dans le Ferrarais. Ce qui contribua puissamment à l’évacuation, de la part du viceroi, de l’Illyrie et de la Croatie, c’est le fait qu’aussitôt que les drapeaux de l’Autriche s’y montrèrent, des milliers de soldats apartenant à ces deux provinces qui, jusqu’en 1809, avaient certainement été autrichiennes et n’étaient devenues françaises qu’à la suite de la paix de cette même année, accoururent pour s’y rallier et combattre sous eux. Au mois de janvier 1814, Joachim Murat arriva dans les Légations et, après quelques tergiversations, il convint avec le maréchal comte de Bellegarde, qui sur ces entrefaites avait remplacé le baron Hiller dans le commandement de l’armée autrichienne, de s’avancer, de concert avec le général Nugent, dont le détachement avait été renforcé et porté à une division entière de 8,000 hommes, sur la rive droite du Pô, vers Plaisance, ce qui devait forcer le vice-roi, en le menaçant sur son flanc droit et sur ses derrières, à se retirer de l’Adige et du Mincio, et à abandonner la Lombardie, de même que, menacé par le flanc du Tyrol, il avait successivement abandonné les provinces vénitiennes. Au mois de mars, le commandant en chef des forces britanniques dans la Méditerranée et en Sicile, lord William Bentinck, débarqua à Livourne à la tête de 15,000 hommes, en partie anglais, en partie siciliens et en partie italiens; ces derniers apartenaient à une légion italienne, au service de l’Angleterre, dont deux régiments se trouvaient en Espagne ((16). Il devait opérer dans le Génois, ce qu’il fit en effet, et après avoir emporté d’assaut les forts Richelieu et Sainte-Thècle qui couvrent Gênes à l’Est, il y fit son entrée le 20 avril. Le comte Nugent, ainsi que le roi de Naples et le maréchal comte de Bellegarde, de même que lord William Bentinck, adressèrent, chacun de son côté, des manifestes à l'Italie, en l’apelant à concourir à sa propre délivrance; ils le firentcependant sans en obtenir quelque succès notable. Un soulèvement en Piémont, ou dans le Génois, en Toscane ou dans les Légations, eût alors immédiatement terminé la guerre d’Italie ((17).

Il était pourtant écrit qu’on pourrait dire aux Italiens en toute vérité: Vous n’avez rien fait pour votre délivrance; c’est l’étranger qui a dû tout faire pour vous; et non seulement vous ne l’avez pas aidé à vous délivrer, mais vous l’avez bien absurdement, pendant toute cette entreprise, contrecarré et combattu. Les Napolitains avaient dû y coopérer; leur roi s’y était solennellement engagé par un traité. Mais agit-il ensuite en loyal et fidèle allié? Ne fit-il pas plutôt tous ses efforts pour entraver et contrarier les opérations des Autrichiens avec une perfidie sans exemple (18).? L’arrivée de 20,000 Napolitains, en ennemis, sur la rive droite du Pô, rendait la situation de l’armée franco-italienne tellement critique, que Napoléon, à la première nouvelle qui lui parvint de l’accession de Joachim Murat à la coalition, et la croyant sincère, n’hésita point à ordonner au vice-roi de garnir les places fortes avec ses soldats du royaume, et de venir le rejoindre en France avec le reste de son armée (19). L’ordre était précis et le vice-roi avait déjà quitté Vérone et l’Adige, et se disposait à abandonner également le Mincio et successivement toute la Haute-Italie, lorsque Murat lui lit savoir que ses Napolitains ne lui feraient aucun mal, et que, dès que l’occasion se présenterait de chasser les Autrichiens de Vérone, et au-delà de l’Adige, Eugène n’aurait qu’à le faire, puisqu’il n’entendait nullement l’en empêcher d’aucune manière. Ce message ayant fait cesser les motifs de l’ordre qu’avait reçu le vice-roi, celui-ci crut non seulement ne pas devoir l’exécuter, mais encore jugea à propos de prendre l’offensive et d’attaquer les Autrichiens, ce qu’il lit en effet en livrant la bataille du Mincio (8 février), qu’il perdit toutefois et dont le résultat fut très glorieux pour les armes autrichiennes (20). C’est à la suite d’autres messages semblables que le vice-roi put guerroyer sur le Mincio et dans les Duchés de Parme et de Plaisance, jusqu'au 16 avril, où une espèce d’émeute qui, la veille, avait éclaté dans son camp, le força à conclure avec le comte de Bellegarde un armistice dont les articles constituent la convention dite, du lieu où elle fut signée, de Schiarino-Rizzino.

Cette convention, de même que celle du 25 du même mois, dite la convention de Mantoue, et qui en forme le complément, doivent être bien éclaircies et étudiées avec soin si l’on veut comprendre et s’expliquer les derniers jours du royaume d’Italie. — La vérité est qu’Eugène Beauharnais avait, auprès des Alliés en France, un puissant protecteur dans la personne du roi de Bavière, son beau-frère, et une puissante protectrice à Paris, l’ex-impératrice Joséphine, sa mère. C’est sur eux qu’il fonda l’espoir que les Alliés disposeraient en sa faveur, sinon d’une plus grande, au moins de celle partie du royaume d’Italie qui est située entre le Mincio et le Tessin, et dans laquelle les Autrichiens n’avaient pas encore pénétré; et pour les y déterminer, il crut qu’il suffirait d’une démonstration qui devait avoir lieu à Milan et qui fût de nature à faire suposer que les Lombards désiraient l’avoir pour roi. Cela était suffisant pour continuer,1a guerre, dans le but d’arrêter les Autrichiens sur le Mincio, jusqu’à ce que la démonstration qu’on allait faire fût mûrie et qu’il fût arrivé de Paris une décision quant au point principal. On sut que les Alliés étaient entrés à Paris dès le 51 mars, que le 5 avril, le Sénat avait déclaré Napoléon déchu du trône, que le 4, un des corps de son armée ne lui avait plus obéi; et malgré tout cela, personne dans le( )royaume ne songea à s’occuper de pactes, de traités, d’une capitulation, ni des moyens de mettre un terme à cette effusion de sang; il y eut chaque jour des combats: ainsi, le 15 avril, au Nure, le 15 devant Plaisance, et de cette manière on aurait continué à lutter, en faveur d’une intrigue des plus mesquines, si la nouvelle de l’abdication de Napoléon comme empereur de France et roi d’Italie, signée le 11 avril, n’était parvenue à se faire jour. En conséquence les généraux, officiers et soldats de l’armée française et italo-française qui était avec le vice-roi déclarèrent à l’unanimité que leur mission à l’armée du royaume d’Italie était finie, qu’il n’y avait plus rien à faire, et qu’ils voulaient partir et rentrer chez eux. Ceux qui parlaient ainsi étaient au nombre de 25,000 hommes, et ils parlaient de manière à ne pas laisser la moindre espérance de les faire revenir de leur détermination. Aussi tous les moyens de la persuasion ayant été épuisés, force fut d’en faire son deuil et de consentir leur départ. Mais alors comment empêcher le maréchal de Bellegarde de franchir le Mincio? L’armée du vice-roi, y compris les garnisons de Mantoue, de Peschiéra et de Plaisance, comptait environ 42,000 hommes; après la retraite des Français et des Italo-français, il n’en restait tout au plus que 16,000, et après en avoir ôté 8,000 pour garnir les places fortes, il n’y avait plus en troupes disponibles que tout au plus 8,000 hommes pour s’oposer au passage du Mincio de la part du maréchal qui, pour le forcer, en avait plus de 50,000.

Dans cet embarras, il ne resta au vice-roi d’autre expédient que d’offrir au maréchal, en cas que celui-ci voulût suspendre pour le moment tout mouvement et consentir à un armistice, d’évacuer Venise, Legnago, Palmanuova et Osopo qui, quoique déjà bloquées par les Autrichiens, se trouvaient encore en son pouvoir. Le maréchal auquel cette offre devait, pour plus d’une raison, être très agréable, accepta, et c’est ainsi que fut libellée la convention susmentionnée, dans laquelle il n’était nullement dit que les Autrichiens ne devaient pas franchir le Mincio, pourvu qu’ils s'abstinssent de marcher sur la capitale et qu’ils ne se servissent d’autres routes que de celles de Crémone et de Bresse. (Art. 7°.) Dans l’entrefaite, la démonstration en faveur du vice-roi fut tentée, mais elle échoua. II y avait à Milan trois partis: l’un composé «des nobles, des prêtres et du gros de la population qui penchaient vers l’Autriche ((21);» un second qui réclamait pour la Lombardie, «l’indépendance telle que la désiraient l’Allemagne et l’Espagne ((22))» ce parti devait cependant être bien peu nombreux, puisque la pétition qui contenait cette demande et qui fut présentée à Paris aux Alliés, n’était signée que par environ 160 individus; — un troisième parti, encore plus faible, s’intéressait en faveur du vice-roi. Ces trois partis, quoique très inégaux, se traversèrent, se brouillèrent, et la démonstration se transforma en une furieuse émeute populaire dans laquelle la lie du peuple prit le dessus, exposa Milan aux plus grands dangers et se souilla d’une atrocité en assassinant le ministre des finances du royaume, Prina.

Ayant perdu l’espoir d’une démonstration qui le proclamât roi de Lombardie, le vice-roi conclut avec le maréchal de Bellegarde une seconde convention, sous la date de Mantoue, 25 avril, ratifiée le 24, qui, ainsi que je l’ai déjà dit, devint le complément de celle de Schiarino-Rizzino, et remit immédiatement Mantoue, Peschiéra et Plaisance entre les mains du maréchal comte de Bellegarde; celui-ci fut de plus autorisé à prendre possession, par un plénipotentiaire, au nom des Alliés, de Milan et de cette partie du royaume dans laquelle les Autrichiens n’étaient pas encore entrés, et à passer, luimême, le Mincio avec l’armée quand il le voudrait; l’armée quirestait après le départ des Français et des Italo-français fut mise à sa disposition ((23).

Le royaume d’Italie s’étant de cette manière trouvé sans uneannée disponible et suffisante pour le défendre, et sans aucune sorte de stipulations, se rendit aux alliés à discrétion, en même temps que toute la Haute et la Moyenne-Italie. Il existait des pactes avec Joachim Murat, mais ils étaient devenus nuis à cause de sa conduite extrêmement déloyale. Les alliés avaient donc le droit de considérer et de traiter l’Italie comme un pays par eux conquis au prix de torrents de sang versé dans les batailles de Dresde, de Kulm, de la Katzbacb, de Leipzig, de Brienne, de la Fère-Champenoise, de Paris, de Talavéra, de Vittoria, du Mincio, et de la réorganiser selon leurs vues ensubordonnant ses intérêts particuliers aux intérêts généraux de l’Europe. La guerre aussi a ses droits, et malheur au monde si jamais l’on ne voulait pas les admettre et les reconnaître! Les guerres deviendraient alors des guerres d’extermination. Une paix durable ne serait plus possible ((24).

Dans l’élude suivante, nous allons examiner si, en réorganisant l’Italie, les alliés se sont comportés en conquérants, comme ils étaient en droit de le faire, ou bien en libérateurs.


vai su


DEUXIÈME ÉTUDE

Sur les principes qui ont guidé les alliés en 1813 et 1814, ainsi que le Congrès de Vienne, lors de la réorganisation de l’Italie; et sur l’oposition que cette mesure a soulevée

L’accord mutuel ou concert européen que l’on apelle équilibre politique ((25), ensuite duquel aucun des États qui le composent ne peut se permettre d’attenter à l’indépendance ou à quelque droit essentiel de nul autre sans rencontrer quelque part ou de quelque côté, une oposition et une résistance efficace et réelle et provoquer une réaction, par conséquent non sans courir lui-même des risques et s’exposer à des pertes, est un bien d’un ordre tout à fait supérieur non-seulement pour les Étals d’un rang inférieur, mais encore pour les grandes puissances, et spécialement pour celles que distingue une prépondérance militaire marquée. Il est difficile que cette position n’induisel’État qui la possède à en abuser. Si cette prépondérance est telle qu’en s’y oposant chaque État isolé doive craindre de se compromettre, de n’être pas secouru par les autres États, et de se trouver seul engagé dans une lutte inégale dans laquelle il est certain de succomber, alors il arrivera que personne ne s’y oposera ((26). Et alors l’État prépondérant se trouvera dans le cas dont parle Montaigne, quand il dit: a Concevez l'homme «accompagné d’omnipotence, vous l’abysmez; il faut qu’il vous demande par aumosne de l’empeschement, et de la resistence» ((27). Quiconque aura considéré l’histoire de cet homme terrible que j’ai dû si souvent nommer dans l’étude précédente, et que je devrai encore plus souvent rapeler dans celle-ci, aura acquis la conviction que sa chute peut s’expliquer par ce peu de paroles: Il lui a manqué «l’empeschement.» Heureux lui et heureuse la France si l’Europe, dans un concert unanime, avait oposé à ses desseins gigantesques la résistance que leur a oposée l’Angleterre, comme puissance essentiellement maritime, et l’Autriche, comme puissance essentiellement continentale! Heureuse la Russie si ses empereurs rencontrent toujours «l’empeschement» qu’a rencontré en 1855 l’empereur Nicolas, et si, en le prévoyant, ils s’abstiennent de vouloir l’écarter ou le combattre! C’est pourquoi un équilibre politique réel est une des principales conditions de la prospérité et du progrès en Europe.

En 1815 et 1814, les alliés firent la guerre à l’exorbitante prépondérance de Napoléon, afin de la réduire à des proportions convenables, c’est-à-dire afin qu’elle cessât de menacer l’indépendance et la tranquillité de l’Europe; ils comprirent alors que, même si leur intention venait à être remplie, comme en effet elle l’a été dans la suite, leur œuvre resterait imparfaite, et qu’ils s’exposeraient à être taxés d’imprévoyance et d’imprudence s’ils ne prenaient des mesures pour empêcher le retour d’une époque aussi désastreuse que celle à laquelle ils voulaient mettre un terme: et ces mesures ne pouvaient nécessairement consister qu’à établir en Europe, sur des bases solides, un équilibre politique vif, spontané et efficace. Durant toute l’année 1815, et aussi l’année suivante, ils déclarèrent à plusieurs reprises que la guerre n’avait d’autre but que le rétablissement de cette solidaire garantie de l’indépendance européenne apelée équilibre politique. Leur langage a toujours été le même, tant avant qu’après les batailles de Lutzen et de Bautzen; il a été le même dors des négociations qui furent entamées à Prague avant l’accession de l’Autriche à la coalition, et avant que le sort de la guerre eût été décidé dans la bataille de Leipzig, comme à Francfort, lorsqu’il était déjà fixé et qu’il n’y avait plus un seul Français sur la rive droite du Rhin et sur la rive gauche de l'Adige, excepté dans les places fortes; de même qu’à Châti lion lorsque la France, elle-même, était devenue le théâtre de la guerre, et que Ton combattait entre la Seine et la Marne. «Les puissances alliées» disaient-ils dans la fameuse déclaration de Francfort du 1(er) décembre 1815, «ne font point la «guerre à la France, mais à cette prépondérance que, pour «le malheur de l’Europe, et de la France, l’empereur Napoléon «a trop longtemps exercée hors des limites de Son empire... «Elles veulent un état de paix qui, par une sage répartition «des forces, par un juste équilibre, préserve désormais les «peuples des calamités sans nombre qui depuis vingt ans ont «pesé sur l’Europe.»A moins donc que l’équilibre politique ne doive être une vaine ombre, au lieu d’une réalité, il faut qu’il y ait une puissance suffisamment imposante par sa force et par son attitude guerrière, qui, toutes les fois que se présente le besoin d’une intervention, se sente, par sa position et par sa composition, apelée et obligée à se faire la base et le centre du mouvement, à en donner le signal, à en prendre l’initiative, et qu’elle le fasse avec le sentiment et dans la conviction de ne faire que son devoir et d’accomplir par là une mission providentielle.

Cette puissance, elle existe; et elle se nomme l’Autriche ((28).

Elle s'est mise en toute occasion à la tête de la résistance qui a sauvé la chrétienté de la prépondérance et des fureurs des Sultans de Constantinople, qui se sont brisées deux fois contre les murs de Vienne. Et c’est encore elle qui, bien qu’abandonnée des autres États ou peu convenablement et trop tard secourue, dans l’espace des dix premières années de ce siècle, a deux fois fait avorter les desseins de Napoléon; et malheur à l’Europe si celui-ci avait réussi à les réaliser, c’est-à-dire à exécuter son entreprise contre l’Angleterre, en 1805 ((29), et contre l’Espagne en1808 et 1809 (30).! C’est encore elle qui, en 1815, a empêché Napoléon de cueillir les fruits de ses victoires de Lulzen et de Bautzen, dont nous avons parlé plus haut; c’est en renforçantla coalition qui lui faisait la guerre, qu’elle a mis celle-ci à même de la continuer avec des forces décidément supérieures et toujours croissantes qui ont fini par le terrasser.

Comment les Alliés auraient-ils pu ne pas reconnaître dans l’histoire de l’Autriche et dans ses exploits pendant le courant des siècles, et surtout dans les quinze premières années du dix neuvième, la mission de cette puissance d’être le centre, la base et le porte-étendard de l’équilibre politique? Comment n’auraient-ils pas dû penser à la réintégrer et à réparer les pertes de territoire et de population qu’elle avait essuyées dans ses guerres pour l’indépendance de l’Europe, et à l’indemniser par le royaume actuel lombardo-vénitien, dès qu’ils surent que le prince vice-roi Eugène, loin d’envisager l’Italie comme un État à part et ayant ses propres intérêts, ne la considérait que comme une dépendance française? Cela était impossible et, en effet, ils furent, à cet égard, unanimes déjà au Congrès de Châtillon où l’on arrêta en général la réorganisation de toute la Haute et de la Moyenne-Italie, de manière que le Congrès n’eut pas à s’occuper d’autre pays italien que du royaume de Naples. S’il restait encore quelque question à résoudre au Congrès, à l’égard de l’Italie, c’était par raport à ce royaume. Les alliés avaient, déjà à Paris, décidé tout ce qui regardait la reconstruction du royaume de Sardaigne, laquelle d’ailleurs avait été sujette à bien des difficultés et des collisions d’intérêts, tandis qu’il n’y en avait eu aucune quant à la réintégration de l’Autriche moyennant le royaume lombardo-vénitien; réintégration qui eut lieu avec le suffrage des populations tant vénitiennes que lombardes et, quant à cette dernière, aussi avec le suffrage de la population milanaise: fait véritable que je vais maintenant éclaircir et démontrer.

On possède sur l’émeute de Milan du 20 avril 1814 plusieurs récits; j’en ai trois sous les yeux, savoir celui qu’en donne Maroncelli dans ses additions à l’ouvrage de Silvio Pellico: «Le mie prigioni;» un second par Gualterio qu’on lit au second volume de ses mémoires historiques intitulés: «Gli ullimi rivolgimenti italiani;» et un troisième de M. Cantù. Quant au premier, il en existe un résumé, fait par l’auteur lui-méme, qui dit: «Le comte Ghislieri, conseiller aulique de François I, était venu à Milan et s’y tenait caché chez une illustre famille dévouée aux Autrichiens. C’est là qu’il voyait les anciens féaux de la Haute Maison, et c’est là que fut résolu le massacre de Prina, pour le jour où le Sénat, en refusant le prince Eugène, se serait constitué soi-même en souverain. Pour atteindre ce but, les conjurés (tous riches propriétaires lombards), s’engagèrent à apeler les paysans de leurs campagnes respectives, lesquels seraient entrés dans la ville sans armes, et par différentes portes, comme s’ils étaient venus au marché, et ensuite ils auraient été apelés au palais N. N. pourvus de bâtons, de pierres, et aussi de quelques armes.

Quand le Sénat serait réuni, cette foule envahirait son palais, et demanderait à grands cris le ministre Prina, afin de le sacrifier à la vengeance générale comme ayant proposé ou conseillé des impôts devenus insuportables par leur chiffre exorbitant.

«Le but des conjurés était de provoquer une émeute populaire pour empêcher le Sénat épouvanté d’aller aux voix: car si Eugène n’avait pas été nommé, si le Sénat lui-même ne s’était pas constitué en régence indépendante, les féaux de la Haute Maison auraient hautement proclamé François I et la conquête lombarde aurait été, sinon plus facile, au moins plus prompte.

«Ce projet criminel devait se manifester au grand jour par ses effets, mais celui qui l’avait conçu employa tous les moyens pour qu’on en ignorât les auteurs: au besoin, on en aurait rejeté la faute sur les partisans de l'indépendance italienne. Calomnie atroce, accréditée ensuite avec une hypocrisie tellement heureuse que même des écrivains distingués l'accueillirent comme une vérité démontrée. Le jour venu, les montagnes du Comois, celles qui environnent le Lac-Majeur et les plaines du côté oposé vomirent à grands flots leurs riverains et colons, brutaux, menaçants, et peut-être se demandant l’un à l’autre: «Quel est le crime que l’on veut acheter de nous?»

En séparant ce qu’il y a de clair et de positif dans ce passage d’avec le reste qui est un tissu d’absurdités qui sautent aux yeux, il se réduit aux faits suivants: 1° Que cette scélératesse avait été imputée aux partisans de l’indépendance italienne; 2 Que des écrivains distingués accueillirent cette accusation comme une vérité démontrée; 5 Que la population des montagnes et des plaines du Comois, ainsi que des districts situés au Nord de Milan afflua, comme par torrents, à Milan. Querésulte-t-il de ces trois faits? C est uniquement que, le jour du 20 avril 1814, on voulut faire et l’on fit à Milan une puissante démonstration en faveur de l’Autriche, et que même M. Maroncelli, écrivain on ne peut plus hostile à l’Autriche, en convient; que cependant cette démonstration a été entravée et souillée par une émeute populaire, non sans des actes abominables et même atroces; qu’il y a des écrivains, et même des écrivains très distingués, qui accusent de cette émeute les partisans de l'indépendance italienne, tandis que Maroncelli en accuse les féaux de l’auguste maison. Que résulte-t-il de tout ce récit? C’est que, lors de la chute du royaume d’Italie, Milan a été bien content de ne plus être Français, qu’il ne voulait pas être indépendant et qu’il voulait devenir autrichien ((31).

Le récit de Gualterio est l’écrit d’un homme qui parle...

«non per ver dire.

«Ma per odio d’altrui et per disprezzo.

«C’est un tissu de vérités et de faussetés, un effort continuelpour obscurcir les premières et induire le lecteur à favorablement accueillir les dernières. Il affecte de vouloir expliquer la chute du royaume d’Italie, mais il se trompe tout à fait, et il s’est complètement fourvoyé à l’égard du point qu’il importe le plus de bien connaître, savoir à l’égard de l’étàt de l’armée. Car, selon lui, l’effectif de cette armée était encore, le 20 avril, assez considérable pour faire peur aux alliés et les engager, s’ils ne voulaient pas être chassés de Paris, à agir à la manière du comte Gonfalonieri, tandis que cette armée, après le départ des Français et des Italo-Français, y compris les garnisons de Mantoue, de Peschiéra et de Plaisance, ne s’élevait qu’à seize mille hommes et que, d’après les chiffres donnés par le vice-roi, dans sa lettre à Napoléon, en date du 18 février, elle ne se montait même qu’à douze mille hommes, ce qui, déduction faite des garnisons, ne formait, selon la première version, qu’une armée de 8,000 et, selon la seconde, de 4,000 hommes seulement de troupes disponibles. L’auteur est complètement plongé dans les ténèbres quant aux motifs des conventions de Rizzino-Schiarino et de Mantoue; il ignore que le vice-roi, auquel il importait que le maréchal comte de Bellegarde ne passât pas le Mincio, ce qu’il aurait fait, sans doute, dès qu’il saurait que celui-ci n’avait plus d’armée à lui oposer, acheta sa halte au prix de la remise de Venise, de Legnago, de Palmanuova et d’Osopo; il ignore que Murat ayant apris l’abdication de Napoléon, s’était soudainement ravisé et aurait maintenant désiré faire valoir une loyale et vigoureuse coopération avec les Autrichiens, et qu’à peine en avait-il été instruit, qu’il se disposa à faire rentrer ses Napolitains dans son royaume; il ignore de même que la convention de Mantoue du 23, ratifiée le 24, fut faite: 1° parce que Milan voulait être autrichien; 2° parce que le vice-roi n’avait pas des troupes pour se rendre à la hâte à Milan et le châtier de ne l’avoir pas voulu pour roi,et d’autant moins encore pour marcher à la fois sur Milan et arrêter, pendant ce temps, le maréchal sur le Mincio, attendu que celui-ci avait déjà un pont sur cette rivière, depuis le 8 février. Ce bon M. Gualterio a toutefois entendu parler des conventions du 16 et du 25 avril (non pas, comme il dit, du 26), mais tout porte à croire qu’il ne les a jamais lues; en effet, ces documents qui pourtant sont la clef de cet événement éminemment historique qu'il veut expliquer, manquent tout à fait dans le recueil de ses pièces justificatives, tandis qu’il y en a tant qui, pour l’honneur de l’Italie, auraient dû être condamnés à un éternel oubli ((32).

Or, que dit le récit de Gualterio à l’égard de ce qui s’était passé à Milan le 20 avril 1814? Suivant ce récit, Milan était autrichien au point que, pour le «remettre à la raison» et le faire redevenir italien, il aurait fallu y marcher avec l’armée, «parce que la bourgeoisie qui payait et clabaudait n’aurait «peut-être pas été également prompte à combattre.» Toutefois, l’armée du royaume d'Italie, à la date du 26 avril, jour où elle voulait marcher sur Milan pour guérir les tètes milanaises de leur envie d’être Autrichiens, n’existait déjà plus que dans les garnisons de Mantoue, de Peschiéra et de Plaisance; elle formait alors un corps de 12 à 16,000 hommes seulement parmi lesquels il y avait plusieurs milliers de Modénais, de Bolognais et de Romaguols qui y tenaient à peu près le même langage que, quelques jours auparavant, avaient tenu les 25,000 Français et Italo-Français qui déjà avaient abandonné le vice-roi pour s’en retourner en France ou dans les départements italo-français et qui étaient déjà arrivés en Piémont, à la moitié près, qui, chemin faisant, s’était dispersée. — Mais s’il est vrai que l’armée indignée voulait marcher sur Milan, cela ne prouve-t-il pas de nouveau que, dans cette ville, non plus un parti seulement, mais la grande majorité de la population, c’est-à-dire la bourgeoisie milanaise, s’était déclarée pour l’Autriche? Nous en concluons, par conséquent, que les deux récits que nous avons examinés, nous disent la même chose l’un et l’autre, à l’égard de la question qui nous occupe, à savoir que la démonstration de Milan du 20 avril 1814 a été une démonstration en faveur de l’Autriche.

Et que dit à ce sujet la troisième relation, celle de M. Cantù? Le fameux historien parle et raisonne de la manière suivante: «A la vérité, le vice-roi, apuyé sur le roi de Bavière, son beau-père, et sur l’impératrice Joséphine, sa mère, avait lieu de beaucoup espérer et il intriguait pour obtenir des adresses des régiments italiens et pour que le sénat italique le demandât pour roi. Cette idée souriait à bien des personnes puisque l’indépendance ardemment désirée s’obtiendrait sans autre changement que celui du chef, et sans ces changements qui tournent toujours à l’ennui, à la dépense et à l’irrésolution. Mais Napoléon avait déjà provoqué trop d’aversions, Eugène lui-même en avait déjà trop provoqué par ses manières soldatesques, et en foulant aux pieds les petites ambitions, en froissant les sentiments, ainsi que par sa condescendance pour d’indignes favoris. Jusque dans l’armée, unique représentation de la nation, unique fondement raisonnable de ses espérances, Eugène était contrarié par beaucoup d’officiers qui, ainsi que les conspirateurs, donnaient la préférence à Murat.

«...Les nobles, les prêtres et la population avaient unepropension pour l’Autriche qui fut regrettée, comme le sont ordinairement les gouvernements déchus; de sorte que, encore alors, il manquait aux partis ce signe suprême d’intelligence politique qui consiste à savoir subordonner les idées, a les passions et les intérêts particuliers à ceux qui sont communs à tous; à ne pas songer à ce que chacun préfère, mais à ce que tous veulent; tandis qu’au contraire, l’un traitait l’autre de vil, de traître, de vendu à l’étranger, et qu’on apelait aristocrates ceux qui réclamaient les Autrichiens et serviles ceux qui favorisaient Eugène. Mais ce qui est digne de réflexion, c’est que, dans un état de choses qu’on nous cite encore tous les jours avec admiration, il ne se trouva personne qui se fût déclaré prêt à le soutenir, et ces milliersd'employés sans conviction qui aplaudissaient, tant qu’ils’agissait de niaiseries et de fêtes, se tranquillisaient dans lapersuasion que, sous de nouveaux maîtres, ils seraient encore chanceliers, secrétaires et conseillers ((33)

De même que le récit de Gualterio, la narration de M. Cantù a aussi la prétention d’expliquer la chute du royaume d’Italie, mais elle ne l’explique nullement. Loin d’avoir été occasionnée par ces mesquineries dans lesquelles ces écrivains se perdent, ella a été amenée par cette grave circonstance que le royaume n'a pas su ni voulu se séparer de Napoléon, qu’il n’a en rien concouru à la délivrance de l’Europe, mais qu’au contraire il l’a combattue jusqu’à la chute de l’Empire, de manière que le sort en a décidé bien justement. Cependant l’auteur nous aprend dans ce passage que les nobles, les prêtres et le gros de la population penchaient vers l’Autriche. Ce fait, dont le lecteur a déjà été averti par nous, et avec les mêmes paroles, n’a rien de conjectural; c’est une chose réelle. La remarque que fait l’auteur, à savoir que l’Autriche a été regrettée, comme le sont toujours les gouvernements déchus, n’ôte rien ni à la valeur ni à la force de ce témoignage; le fait n’en reste pas moins un fait: au contraire, elle le corrobore puissamment en ne laissant aucun doute; car si l’écrivain avait pu dire avec vérité que les nobles, les prêtres et le gros de la population étaient au dernier point hostiles à l’Autriche, il l’aurait dit, et cela probablement sans aucun commentaire, à moins qu’il n’en eût démontré la justice. Mais les nobles, les prêtres et le gros de la population de Milan et de la Lombardie, c’est Milan et la Lombardie. C’est donc un fait confirmé par M. Cantù qui, lui aussi, est un auteur extrêmement hostile à l’Autriche, que, le 20 avril 1814, Milan voulait devenir autrichien. Et c’est ainsi que je crois avoir avancé un fait constant, démontré par des preuves irréfragables, en disant que le dédommagement que reçut l’Autriche au moyen du royaume lombardo-vénitien n’a été sujet à aucune difficulté, qu’il ne donna lieu à aucune collision d’intérêts et put être obtenu non-seulement sans faire violence aux désirs et aux sentiments des populations respectives, mais qu’il eut même lieu avec leur assentiment, sans en excepter celui de la population milanaise.

Dans la nécessité où se trouvaient les alliés au Congrès de Vienne de devoir subordonner et même, si cela ne pouvait se faire autrement, de sacrifier les intérêts particuliers des pays délivrés du joug de Napoléon, il est au reste certain qu’ils auraient indemnisé l’Autriche par le royaume lombardo-vénitien, même s’ils avaient reconnu dans les populations respectives celte immense aversion contre cette puissance, de la nature de celle que témoignèrent les Génois contre le Piémont. Ils prévoyaient, déjà alors, et ils en avaient les plus clairs indices, que l’Italie servirait de point de mire aux sectes révolutionnaires devenues très ardentes en voyant la clémence des souverains, qui en Italie avaient remplacé Napoléon, et l’indulgence de leurs lieutenants. Ils comprenaient la nécessité de remettre à une grande puissance, telle que l’Autriche, la garde d’un pays où le plus souvent les bons et les sages se retirent des affaires, et spécialement des affaires politiques, et permettent aux coquins et aux insensés de s’en emparer. Que de telles réflexions aient été faites, à l’égard de l’Italie, au Congrès de Vienne, ce n’est pas un Autrichien qui nous le dit, mais un diplomate prussien, M. Schœll, écrivain à juste litre renommé pour son exactitude et son impartialité. Voici ce qu’il dit dans son «Histoire abrégée des traités de paix» que j’ai déjà citée dans l’Étude précédente. «Après l’Allemagne, l’Italie méritait surtout de fixer les yeux des souverains. Ce beau pays avait été ravagé et bouleversé de plus d’une manière. Une faction d’autant plus redoutable qu’elle se cachait sous l’ombre du mystère, n’avait pas perdu l’espoir d’y faire triompher ces a maximes antisociales qui, prèchées naguère au nom de la liberté et de l’égalité, forment maintenant la doctrine secrète des initiés, dont ou ne laissait apercevoir aux profanes que cette partie pour laquelle on avait forgé les mots d'idées «libérales.» Rien ne dérangeait davantage le projet de ce parti que l’établissement de la Maison d’Autriche dans la Pénin suie. (Tome xi, p. 7.)» Il ne manquait pas au Congrès des hommes d’État qui, déjà à cette époque, voyaient se réveiller dans la diplomatie piémontaise cet apétit d’annexion de territoires qu’elle a voulu satisfaire en tout temps. Et l’on connaissait très bien, alors déjà, les trames et les menées de Joachim Murat, ainsi que celles de quelques seigneurs lombards qui allèrent à Naples lui offrir des régiments entiers de vétérans disposés et prêts à lui conquérir l’Italie.

De la même manière que, sans aucune collision d’intérêts, et avec le suffrage des populations respectives, le royaume lombardo-vénitien passa à la branche aînée de la Maison d’Autriche, la Toscane retourna à la seconde, à laquelle elle avait apartenu jusqu’en 1798, et Modène à la troisième, comme héritière de la maison d’Este. En conséquence du second article de l’abdication de Napoléon, Marie-Louise eut les duchés de Parme et de Plaisance, non sans les protestations les plus énergiques, quoique infructueuses, de l’Espagne en faveur de Charles-Louis, de la troisième branche de ses Bourbons, auquel fut donné Lucques avec la survivance des duchés: disposition dont les populations respectives se montrèrent pleinement satisfaites.

Il me reste à parler de la reconstruction du royaume desDeux-Siciles et du royaume de Sardaigne. En conséquence du traité du 11 janvier 1814, signé avec l’Autriche, au nom des alliés toutefois, le royaume en deçà du Phare, le royaume de Naples, agrandi d’un territoire à prendre sur l’État du Pape, serait resté à Joachim Murat, pour peu que celui-ci eût rempli ses obligations et ses devoirs comme allié dans la guerre contre Napoléon. Mais les recherches les plus impartiales provoquées par les alliés, et nommément par l’Angleterre, ayant prouvé d’une manière claire et manifeste qu’il y avait, au contraire, manqué par la conduite la plus déloyale, la plus répréhensible et la plus perfide ((34), les alliés entendaient l’en priver, et il est certain que tôt ou tard, ils en seraient venus là. Tout le monde sait comment, dans l’espoir d’une coopération de la part des Italiens, il hâta sa chute par la guerre qu’il suscita à l’Autriche, en mars et avril 1815; et comment, après la bataille de Tolentino, il perdit toute son armée et se trouva forcéd'abandonner le royaume aux Bourbons, qui y étaient très vivement désirés. Ils ne tardèrent pas à arriver et à en prendre possession et y furent accueillis avec une joie grande et sincère.

Parmi tous les États ou pays jusqu’ici mentionnés, il n’y en a pas un seul auquel, dans la reconstruction de l’Italie, il ait été fait la moindre violence; partout on a agi avec le consentement complet des populations. Je ne crains pas d’étre raisonnablement contredit en affirmant que, si l’on avait demandé aux populations du royaume de Naples ou des États du Pape, ou de la Toscane, ou du Modénais, ou du Parmesan si elles voulaient ou non avoir leurs anciens princes et que, si l’on avait demandé aux anciennes provinces vénitiennes et aux provinces lombardes si elles voulaient ou non rentrer sous la domination de l’Autriche, à laquelle les premières avaient apartenu depuis 1798 jusqu’en 1806,et les dernières depuis 1706 jusqu’en 1796, et que l’on eût ouvert des registres afin d’y inscrire les «oui ou les non,» les registres des «oui» se seraient couverts de signatures, tandis que ceux des «non» seraient restés à peu près vides. Les pays républicains avaient des gouvernements aristocratiques que personne ne redemandait. Aux mois de février et de mars 1814, je me suis trouvé à plusieurs reprises à Naples, à Rome, à Florence, à Bologne, à Vérone, à Modène, à Livourne; j’avais l’ordre de m’informer, partout où j’arrivais, des désirs des populations à l’égard de leur réorganisation politique, ordre auquel il m’était facile d’obéir parce que j’avais revêtu un uniforme anglais et que je rencontrais partout une foule de curieux, parmi lesquels il y avait toujours aussi des personnes instruites qui s’aprochaient de moi et demandaient à me parler. A Naples, on voulait les Bourbons; à Rome, à Spolette, à Foligno, à Pérouse, à Bologne, le Pape; à Florence, l’archiduc grand-duc Ferdinand; à Modène, l’archiduc François, l’héritier de la maison d’Este; à Vérone, l’empereur François. Le lendemain de l’émeute de Milan,dont il-a-déjà été parlé plusieurs fois, c’est-à-dire le 21 avril 1814, je me trouvais à Novi sur la roule de Gènes à Milan; là je fus dans le cas de passer plusieurs heures avec un baron Trecchi, Milanais, qui venait de Milan et se rendait à Gênes comme député du parti Gonfalonieri, pour lâcher d’engager lord William Bentinck à occuper Milan avec ses Anglais, tandis que la convention de Schiarino-Rizzino arrêtait les Autrichiens sur le Mincio. Son discours était une continuelle lamentation entremêlée de temps en temps des épithètes les plus injurieuses contre ses concitoyens et contre les Lombards en général, qu’il prétendait être tous, par suite de préjugés rétrogrades, aveuglément et stupidement dévoués aux Autrichiens. — Il y eut au Congrès de Vienne de longs différends et des débats pour la Valteline, mais non pas entre l’Autriche et la Suisse,ni entre l’Autriche et la Valteline, mais entre la Valteline et les Grisons qui ne voulurent pas l’admettre dans leur ligue aux conditions qu’elle leur demandait ((35). On voudrait faire accroire que ladite province a montré une grande répugnance à devenir autrichienne. Rien de plus faux. — C’est ainsi que je crois avoir prouvé d’une manière claire et manifeste qu’à l’exception du royaume de Sardaigne, dont il sera parlé bientôt, l’Italie a été reconstruite du plein consentement de ses populations, et cela quoiqu’elles n’eussent d’autres égards à réclamer que ceux qu’impose au vainqueur chrétien la civilisation chrétienne.

Les alliés connaissant les vœux de la grande majorité du véritable peuple italien, sur lesquels il n’y avait ni ne pouvait y avoir le moindre doute, qu’avaient-ils à faire, pour agir avecconséquence et être humains, dès qu’il était question de reconstruire l’Italie? Devaient-ils rassembler les savants de l’Italie et leur dire: Venez, faites l’Italie? Napoléon demandait vingt ans pour la rétablir. Combien en auraient-ils voulu pour une constituante italienne afin qu’elle se mît d’accord sur les principes, sur les maximes, sur les formes du nouvel Etat? Qu’aurait-elle fait? Combien d’Italiens auraient été contents de son ouvrage? Et combien de temps son œuvre aurait-elle duré? L’Europe avait besoin de paix et d’une paix prompte. Si jamais l’on put dire ajuste titre: «Vox populi vox Dei,» ce fut dans l’embarras où se trouvaient les alliés à l’égard de l’Italie. Ici l’œuvre devait être instantanée, ici il fallait improviser, et improviser l’ordre, la tranquillité et la paix, c’est-à-dire le «bonum polissimum» comme l’apelle le Dante ((36). Le parti à prendre devait être par-dessus tout pratique. Ils écoutèrent cette voix et lui obéirent. Ils restituèrent à l’Italie ses anciens princes et confièrent le maintien de la paix et de l'ordre à l’Autriche. La réorganisation se trouva faite: et chose faite sous de tels auspices a de la vitalité. Tous ces princes, tous leurs gouvernements, et notamment le gouvernement autrichien, étaient remplis de la meilleure volonté, ils étaient circonspects et prudents, laborieux et très zélés. Heureuse l’Italie, si les bons y avaient déployé autant de ferveur à les aider que les méchants en mirent à les contrecarrer, et à leur susciter des entraves de toute sorte avec l’impiété la plus exécrable! Ils en auraient guéri les plaies et l’auraient portée au comble de la prospérité; et il n’y a point de voie de véritable progrès qui n’aurait pas été parcourue.

On dit, je le sais, que même en admettant que la reconstruction de l’Italie fût, par raport aux gouvernements nationaux indigènes, sinon le mieux absolu, au moins le mieux possible, il reste toujours vrai que la séparation de l’Italie du royaume lombardo-vénitien, pour en agrandir un État étranger, a été un cruel démembrement et tout autre chose qu’un acte convenable pour quiconque se disait libérateur et proclamait la guerre faite à Napoléon comme guerre d’indépendance européenne. On dit, je le sais, que c’est un malheur essentiel, un malheur terrible pour ce royaume que d’être autrichien; et que, «dans l’ordre politique, il est privé d’un bien, qui seul lui procurerait tous les biens nécessaires, et sans lequel tous les autres biens sont nuis et se perdent ((37);» ce qui signifie que sans un gouvernement indigène, il est impossible à ce pays d'être heureux et prospère.

Je consacrerai plus lard une Élude entière à l’examen de cette assertion qui prétend s’ériger en axiome de l’école politique piémontaise; pour le moment, je dois me borner à l’apeler un concetto, qui est démenti par l’histoire de tous les temps et qui est faux sous tous les points de vue. Ici, il me suffira de faire observer: 1° que si jamais un écrivain allemand s'avisait de dire que l'Alsace, province non moins allemande que la Saxe, pour être soumise à un gouvernement non-allemand et qui lui est étranger, doive nécessairement être malheureuse et que rien de bon n’y soit possible, non-seulement tout Français, mais encore tout Allemand, et particulièrement tout Allemand de l’Alsace, se mettrait à rire; 2® que ce ne saurait être un malheur d’apartenir à un État tel que l’Autriche, où la religion, la morale, la justice, la civilisation chrétienne, l’industrie, les arts et les sciences sont cultivés et protégés de toutes les manières et avec des soins et un zèle incessants; et, ce qui est un objet d’une immense importance, à un État qui occupe le rang le plus éminent dans le concert européen et qui a la sublime mission providentielle d’être le principal soutien et le garant de l’équilibre politique européen; à un état qui est apelé par-dessus tout à maintenir la paix entre les plus grandes puissances et à empêcher, conjointement avec la Confédération germanique et la Prusse, que jamais l’Orient ne se rue sur l’Occident et vice-versa. Apartenir à un tel État ne saurait jamais être un malheur, et doit plutôt être un très grand honneur, je dirai même une véritable gloire, dont on est en droit de s’enorgueillir.

La reconstruction du royaume de Sardaigne est la seule partie de la réorganisation politique de l’Italie opérée par les alliés au moyen de l’acte y relatif du Congrès de Vienne qui ait donné lieu à des plaintes et à des protestations. Les alliés voulaient que les Alpes devinssent une barrière infranchissable pour la France. Ils avaient à l’égard de la Haute-Italie, et de l’Italie en général, les mêmes intentions bienveillantes de lui épargner le sort de servir de champ de bataille à des guerres étrangères, que celles que l’Europe lui avait déjà témoignées en d’autres occasions, et notamment dans les traités de paix de Turin (1696) et d’Utrecht (1715). Ils pensaient que la défense de cette barrière serait mieux assurée en la confiant, non aux Piémontais seuls, mais aux Piémontais et aux Génois. Gènes, par elle-même, ne peut exercer aucune influence sur la défense des Alpes, mais elle a pour le Piémont une haute valeur, attendu qu'en cas que les Français parviennent à gravir les Alpes avec des forces considérables, elle sert à l’armée piémontaise et au roi de Sardaigne d’une espèce de tête de pont sur la Méditerranée; et pour l’Europe elle a l’avantage d’étendre en tout cas l’équilibre politique des puissances continentales jusqu’à cette mer, et celui des puissances maritimes jusqu’au Pô et aux Alpes. Les Anglais, en 1815, voyaient en elle au besoin les lignes de Torres-Vedras; et je crois que Gênes les vaut bien, puisqu’elle présente un vaste camp retranché, très fort, d’une étendue suffisante pour contenir toute armée, même la plus nombreuse, tandis qu’elle peut se défendre au moyen de quelques milliers d’hommes.

Mais les Génois montraient contre l’annexion de leur ville et de leur pays au Piémont une indicible répugnance qui avait pour fondement une haine invétérée, renforcée par une sorte de mortification de devoir cesser d’être un État pour devenir l’apendice d’un autre qui n’avait qu’une histoire bien récente, comparativement à la sienne, et remplie même plutôt d'actes de duplicité politique que de faits et d’actions honorables. Ils se rapelaient leurs possessions sur la Mer Noire et celle de la Corse, ainsi que leurs guerres avec Venise, et leur Christophe Colomb. L’intensité de leur haine pour le Piémont, que je suis d’ailleurs bien loin de croire justifiée, était telle qu’elle faisait douter si la réunion de Gènes avec le royaume de Sardaigne agirait comme un élément de force ou de faiblesse. Leurs doléances et leurs protestations furent assez bruyantes pour se faire entendre dans toute l’Europe. Ils portèrent leur cause devant le Congrès de Vienne et la défendirent avec la plus grande ardeur;ils trouvèrent également le moyen de l’introduire devant la Chambre des Communes d’Angleterre, bien que sans un résultat notable ni à Vienne ni à Londres. Lord Castlereagh, ministre des affaires étrangères, interpellé dans la séance du 20 mars 1813 sur la question génoise, dans laquelle l’honneur national semblait compromis, parce que lord William Bentinck avait permis aux Génois de se constituer, sous forme de république, jusqu’à décision ultérieure des Alliés, donna la réponse suivante:

«Notre intention a été d’établir un système sous lequel les peuples pussent vivre en paix; mais non pas de ressusciter les morts, dont le rétablissement exposerait l’Europe à de nouveaux dangers. L’Italie, qu’a-t-elle fait pour secouer le joug de Napoléon? Elle n’a donc pu être considérée que comme un pays conquis; il fallut la céder à l’Autriche afin que celle-ci restât étroitement unie à nous — La réunion de Gênes au Piémont veut être envisagée par-dessus tout du point de vue de la sûreté militaire de l’Italie. En partant de ce point de vue, on a adopté le principe que toute la frontière occidentale de l’Italie, de la Suisse jusqu’à la mer, fût remise entre les mains d’un seul prince... Les Alliés ont fait la guerre, non pas pour préserver un État seul, mais pour garantir l’Europe entière de l’esclavage et pour la protéger contre le retour de nouveaux périls. C’est pour cela que l’on ne pouvait tenir aucun compte aux Génois de leurs antipathies. Les préjugés des peuples ne méritent des égards que lorsqu’ils ne s’oposent pas à un cas préétabli. Par le traité de Paris, les Alliés s’étaient obligés à consolider la sûreté de l’Europe. Cette sûreté générale nous imposait la nécessité de faire violence aux sentiments des Génois. Gênes est, par sa situation, l’un des points les plus importants de l’Italie du Nord. Il aurait été impolitique d’en confier la défense à un État commerçant qui depuis longtemps avait perdu son indépendance. Il a été nécessaire d’ériger une forte barrière entre la France et l’Italie au moyen de l’agrandissement du Piémont ((38)

Ce discours fit une grande impression sur toute cette illustre assemblée, et sur toute l’Angleterre. Je m’y trouvais à cette époque, et je m’en souviens très bien. Il mit fin aux jugements inconsidérés que l’on portait encore dans ce pays, sans connaissance de cause, sur la reconstruction de l’Italie. La question lancée par lord Castlereagh: Qu’est-ce que l’Italie fesait ou avait fait pour secouer le joug français? fut généralement reconnue comme bien posée; et comme elle ne recevait aucune réponse(puisqu’elle se maintenait dans les limites de la vérité), sinon que non-seulement l’Italie n’avait rien fait, mais qu’elle s’était laissé employer, jusqu’à la chute de son opresseur, et même jusqu’à la dissolution de l’armée italienne, à combattre l’entreprise de l’indépendance européenne, bien qu’on lui eût ouvert plusieurs voies, et à plusieurs reprises, pour s’y soustraire, et que de cette manière elle avait rivé elle-même ses chaînes: la conclusion qu’elle était pour cette raison tombée dans la catégorie d’un pays conquis et que les alliés étaient pleinement autorisés à la considérer et traiter comme tel, fut trouvée juste et incontestable. En cette occasion, lord Castlereagh dit aussi, enparlant de l’Autriche, qu’il avait bien fallu lui donner l’Italie, afin qu’elle restât étroitement unie à la coalition. Le noble lord se servit du terme «Italie» au lieu de celui de «royaume lombardo-véniten.» Quant à ce qu’il a fallu lui donner ce royaume pour la tenir étroitement liée à la coalition, il est un fait dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, mais qu’il est utile de rapeler ici de nouveau, c’est qu’encore au mois de novembre 1815, après la rentrée de Napoléon en France, l’Autriche aurait bien volontiers vu Eugène Beauharnais se ceindre le front de la couronne de fer, et qu’elle aurait été la première puissance de la coalition à le saluer roi italien. L’Autriche a montré, depuis le commencement jusqu’à la fin de la coalition, la plus grande modération et le plus grand désintéressement, au sujet duquel l’historien impartial du Congrès de Vienne, M. Schœll, prussien, en fait l’éloge le plus mérité.

Les Génois, voyant leur cause perdue, et convaincus qu’ils acquéraient, dans le roi Victor Emmanuel, un excellent souverain qui les traiterait en fils, se résignèrent. Toute la Haute et la Moyenne Italie témoignaient par les signes les moins équivoques et les plus manifestes, leur joie de se sentir délivrées d’un esclavage aussi cruel qu’abject. Les Princes restaurés y furent partout reçus avec les démonstrations les plus affectueuses. Le royaume de Naples, qui n’ignorait pas la conduite déloyale et si répréhensible du roi Joachim Murat, se trouvait dans une position précaire qui ne manquait point de lui inspirer les craintes les plus sérieuses; il désirait en sortir, et quoi qu’en dise le général Colletta, il soupirait, ainsi que j’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’en convaincre, après le retour des Bourbons, de la Sicile. Et lorsque, l’année suivante, ils revinrent après la chute de Joachim, Naples s’en montra on ne peut plus contente. L’Italie en 1815 était redevenue quant à la tranquillité, à la paix, à l’amour du travail, à l’aménité, ce qu’elle était avant l’invasion des Français. La reconstruction s’y présentait comme une résurrection. Tous les gouvernements étaient remplis de bonne volonté et faisaient à l’envi tout ce que les circonstances leur permettaient pour remédier aux maux existants et pour préparer le meilleur avenir possible.

En tout cela, le gouvernement autrichien, quoique étranger dans le royaume lombardo-vénitien, ne restait guère en arrière d’aucun gouvernement indigène, ni à l’égard de la bonne volonté, ni à l’égard de l’exécution et du savoir-faire. Voici comment en parle un jurisconsulte et homme d’État piémontais très distingué, le comte Ferdinand Dal Pozzo:

«En reprenant après la chute de Napoléon le gouvernement des provinces italiennes, François I ne se conduisit ni en conquérant, ni en despote insensé, mais en souverain éclairé... Le gouvernement autrichien dans le royaume lombardo-vénitien respectait scrupuleusement toute sorte de droits acquis sous le gouvernement alors aboli.»

Et voici comment il décrit la manière de vivre à Milan pendant les premières années après 1813. «Je me rapelle d’avoir visité de temps en temps Milan, avant 1820, et l’impression qui m’en resta fut que, pratiquement, on y jouissait de beaucoup de liberté. L’action de la police était à peine sensible. Les étrangers allaient et venaient sans être assujettis à tant de recherches et d’examens; les Milanais se ruinaient, quand et comment ils le voulaient, dans différents casini, dans differentes chambres réservées, aux cafés; en somme, la vie y était on ne peut plus libre et agréable; je soupirais profondément lorsque j’étais obligé de retourner à Turin, cette ville si triste et si empesée, et mes souvenirs se reportaient toujours à Milan. La presse dans la Lombardie certainement n’était pas libre, mais l’on ne pouvait y avoirde censure plus indulgente. J’en ai, moi-même, bien souvent «éprouvé les effets (39)

Mais écoutons encore sur le même sujet un habitant de Brescia qui ne veut absolument pas de l’Autriche qu’il déteste de tout son cœur et de toute son âme, mais qui, si on lui demande le «motif» de son extrême rancune contre cette puissance, avoue franchement qu’il aurait plutôt toutes les raisons imaginables de la louer et qu’il la louera en effet dès qu’elle aura repassé les Alpes, mais que, jusque-là, il ne peut faire moins que de la haïr mortellement. — «Nous louons,» dit notre auteur, il est vrai, sa magistrature judiciaire très intègre, son organisation colossale, son armée disciplinée, ses officiers instruits, ses employés polis et affables: mais ils ne sont pas de notre famille... Disons encore que, lorsqu’il s’agit de comparaisons, nous préférons le gouvernement autrichien au gouvernement français, parce qu’il est plus loyal, plus constant, plus ferme dans ses dispositions: mais il n’est pas des nôtres... Disons encore que, parmi les Italiens sous la domination de l’Autriche, les études sont plus avancées et plus généralisées que dans tout autre État de notre péninsule: mais ce ne sont pas les études de notre famille... Mais l’Autriche emploie tous les moyens pour s’attirer l’affection et les sympathies de l’Italie, en se montrant le meilleur gouvernement de tous ceux qu’elle a eus, quelque patriotiques qu’ils fussent (40)

Et il faut bien que, déjà dès le commencement de l’organisation du royaume lombardo-vénitien lé gouvernement autrichien y ait été excellent, et en harmonie avec le pays et le peuple, puisqu’un juge compétent comme l’était le comte Dal Pozzo en parle en ces termes:

«Je me crois très fondé à conclure que le Piémont ne doit pas être absorbé par la monarchie autrichienne, quoique celle-ci, à mon avis, soit aujourd’hui sous beaucoup de raports si sagement gouvernée, que je ne puis m’empêcher d’éprouver le désir de voir l’exemple et les conseils de l’Autriche exercer aussi une influence salutaire sur l’administration intérieure du Piémont. Quelle eût été réellement exercée en 1814, et le changement de gouvernement en Piémont se serait opéré de la manière dont il fut ordonné et exécuté dans a la Lombardie ((41)

Je ferais certainement tort à la perspicacité de mes lecteurs, si je voulais relever la force de ces témoignages. Je me bornerai à observer, en général, que les populations lombardes, aussi bien que les vénitiennes, rendaient pleine justice au gouvernement de François I(er). Le peuple se disposait à user en paix des dons que la Providence lui avait si généreusement départis, et il en aurait joui s’il ne suffisait d’un seul homme pour troubler la paix d’un millier d’autres, si une seule idée fausse n’était pas suffisante pour mettre sens dessus dessous chaque pays, même le plus vaste. Les sectaires qui, sous Napoléon, n’auraient osé ouvrir la bouche sans s’exposer à ce qu’on la leur eût à jamais fermée, n’eurent pas plus tôt vu un gouvernement doux et paternel remplacer le pouvoir tyrannique et païen du: «oderint dum metuant», qu’ils sortirent de leurs tanières, et comptant sur l’impunité, devinrent effrontément hardis, insolents et dédaigneux; ils prirent à tâche de faire de l’oposition contre l’Autriche et ensuite de conspirer contre elle, au point de se liguer avec les sectaires du reste de la Haute-Italie et avec ceux des États du pape et de la Toscane. Ils soutenaient que toute domination étrangère, quelles que fussent son origine et sa tendance, par cela seul qu’elle était étrangère, était «eo ipso» illégitime; et que toute guerre qu’on lui ferait, serait une guerre juste et sainte; qu’il en était de même aussi pour toute domination ou tout gouvernement indigène et national qui n’admettrait pas ces institutions libérales qu’on apelle constitutions.

La secte lombarde qui tenait ce langage était la même congrégation qui, au mois d’avril 1814, avait envoyé à Paris le comte Gonfalonieri demander aux Alliés, pour la Lombardie, l'indépendance à la manière de l’Espagne et de l’Allemagne. Elle ne comptait que quelques centaines d’individus, elle n’était donc qu’un parti, et même un parti très faible, sans aucun mandat, un pur fantôme, qui se disait lui-même la Lombardie, le royaume lombardo-vénitien, voire même toute la Haute-Italie, et qui se donnait l’air d’être une espèce de puissance qui disposait de milliers de soldats de l’ex-armée italienne. Comme il était généralement connu combien Joachim Murat avait à craindre du Congrès de Vienne, ces coryphées couraient à Naples afin de l’engager, en lui promettant monts et merveilles, à arborer le drapeau de l’indépendance italienne, à sortir du royaume et à assaillir les Autrichiens. L’un lui disait avoir enrôlé deux régiments, un autre jusqu'à douze régiments, pour la liberté italienne; un troisième lui assurait que toute l’ancienne armée du royaume d’Italie viendrait au devant de ses Napolitains dès que les hostilités contre l’Autriche auraient commencé (42).

Sur ces entrefaites, Napoléon part à l’improviste de file d’Elbe, débarque, le I(er) mare, avec mille hommes à peine, sur les côtes de la Provence, pénètre en France, se renforce, chemin faisant, de toutes les troupes qu’on avait envoyées pour le combattre, et fait, le 20 du même moiis, son entrée triomphale à Paris. Informé du succès brillant de l’entreprise de Napoléon, Joachim ne doute plus du succès de celle à laquelle, selon lui et selon ce que lui disaient les Lombards qu’on lui envoyait, l’apelait «le beau pays;» il entre en campagne vers la moitié du mois de mars, et rencontre, le 50 du même mois, les Autrichiens près de Cesena; les hostilités commencent. Il s’avance jusqu’à Modène, mais ayant vu ensuite qu’aucune des promesses qu’on lui avait faites ne venait à s’accomplir, il fait un effort pour rentrer dans son royaume.ilassaillit, à Tolentino, une des colonnes avec lesquelles les Autrichiens le poursuivaient. Mais il est repoussé et éprouve de grandes pertes. Le désordre se met dans son armée et elle se disperse en grande partie. Le 20 mai, il quitte le royaume. En moins de deux mois, la guerre était terminée.

Au sujet de cette expédition, Joachim Murat a été taxé d’extrême légèreté. Mais la vérité est que, voulant rester ce qu’il était, il n’avait d’autre parti à prendre que de déterminer le plus grand nombre d’Italiens possible à soutenir sa cause, tandis qu’il épouserait la leur. Or, comme les Italiens, qui se disaient l’ancien royaume d’Italie, et la Haute-Italie, et aux paroles desquels il croyait pouvoir ajouter foi, venaient d'eux-mêmes s’offrir à lui, accepter leurs offres et tenter la fortune était chose d’autant plus naturelle qu’il avait tout lieu de s’attendre à ce que Napoléon, à lui seul, donnerait assez à faire aux Alliés, surtout à l’Autriche. Joachim Murat est en cela excusable. — En dirons nous autant de ces Italiens qui, à force d’adulations mensongères, l'ont poussé à prendre ce parti? Non, certainement. Ils devaient nécessairement prévoir qu’une démarche quelconque contre la réorganisation de l’Italie provoquerait une guerre européenne. Si la Sainte Alliance, à cette époque, n’existait encore que de nom, elle existait déjà de fait. Cela étant, comment pouvaient-ils exposer leur pays, leur patrie, à des douleurs, des tortures, et des tourments nouveaux pour apuyer des idées et des prétentions qui ne sont admises ni admissibles dans le droit public de l’Europe?Dans l’Étude suivante, j’examinerai comment et par quels moyens l’oposition contre la reconstruction dictée par le Congrès de Vienne a été convertie en une agitation révolutionnaire permanente, et comment et par quels moyens on continue à l'alimenter. Mais qu’il me soit permis auparavant de résumer les conclusions qui résultent des recherches et des études faites jusqu’ici.

Dans la première Étude, on a vu l’Italie réduite à la triste position de se mettre, par les conventions de Schiarino-Rizzino et de Mantoue, sans aucune sorte de pactes, à la merci des Alliés, alors réunis à Paris et qui, bien qu’ils eussent, à plusieurs reprises, offert aux Italiens l’occasion de s’émanciper, les avaient, pendant leur guerre pour l’indépendance européenne, constamment vus dans les rangs de leur adversaire. Dans l’Étude qu’on vient de lire, il a été démontré que les Alliés, dont la guerre avait pour double but de délivrer l’Europe de l’esclavage dans lequel elle était tombée, et d’empêcher que des temps aussi funestes que ceux qui venaient de s’écouler ne se renouvelassent plus, usèrent pour cela, dans la reconstruction de l’Italie, du droit que leur donnait la guerre, de subordonner ce pays aux intérêts européens. C’est pour ce motif qu’en face de la nécessité de rétablir en Europe un équilibre politique et d’en assurer les effets, ils remirent à l’Autriche le royaume lombardo-vénitien actuel, sur lequel celle-ci avait aussi des droits spéciaux, et au Piémont la république de Gênes avec ses deux rivières; il a été démontré que cette reconstruction eut lieu, en général, et notamment par raport auroyaume lombardo-vénitien, avec le plein assentiment des populations respectives. Nous avons vu cependant qu’une fraction minime, ne formant pas même la millième partie des Italiens, protesta contre ces stipulations au nom de toute l’Italie, en prétendant fraper d’illégitimité toute cette reconstruction et repousser toute domination étrangère.


vai su


TROISIÈME ÉTUDE

De l’agitation italienne et des moyens employés pour la faire naîtie et la prolonger jusqu’à nos jours.

Après tant d’années de guerres continuelles et terribles, l’Italie, en 1814, avait par-dessus tout besoin d’ordre, de tranquillité et de paix. Plus on y réfléchit, et plus on reste convaincu que, dans la condition où elle se trouvait à cette époque, personne ne pouvait pourvoir à ce besoin, hormis les Alliés, et que tout autre arrangement autonome serait resté impraticable et n’aurait pu fonctionner. C’est pourquoi la violente oposition contre le nouveau régime a été, de tout point, indépendamment de sa transformation en agitation, en conspiration et en rébellion, un acte tout à fait hors de saison et inconsidéré. Mais que dire ensuite de l’irréflexion et de la légèreté avec laquelle cette oposition a été dirigée? que dire de la mesquinerie, de l’insuffisance, de l’immoralité des moyens qui ont été employés à cet effet? — Et si, au moins, l’insuccès et l’issue désastreuse de la première tentative avaient enseigné à mieux faire! Mais non. La vérité est que l’homme tient ordinairement assez peu compte des leçons que lui donne sa propre expérience, quelque sévères et douloureuses qu’elles puissent être, comme elles le furent en effet dans le cas dont il s’agit, et il tient moins encore compte de l’expérience d’autrui ainsi que des temps passés. Aussitôt après la guerre de 1815, le parti subversif se constitua dans toute l’Italie en ligues et en sociétés agitatrices et révolutionnaires, et dans ses tentatives contre l’ordre politique établi il ne cessa de suivre la voie dans laquelle il était entré en 1815, procédant par les mêmes méthodes et employant les mêmes moyens dont il avait fait usage précédemment. La proclamation que Joachim Murat avait fait répandre, de Rimini, sous la date du 50 mars 1815, devint et resta toujours son code; c’est pourquoi elle mérite au plus haut degré notre attention. Elle est de la teneur suivante:

«Italiens! — L’heure est venue où doivent s’accomplir vos hautes destinées. La Providence vous apelle dans le but d’être une nation indépendante. A partir des Alpes jusqu’au détroit de Sicile, on n’entend qu’un seul cri: L’indépendance de l’Italie! — Et à quel titre des peuples étrangers prétendent-ils vous priver de cette indépendance, premier droit et principal bien de tout peuple? A quel titre dominent-ils vos plus belles contrées? A quel titre s’emparent-ils de vos richesses pour les transporter dans des régions où elles n’ont pas pris naissance? A quel titre enfin vous arrachent-ils vos fils en les destinant à servir, à languir et à mourir loin des tombeaux de leurs aïeux?»

«C'est donc en vain que la nature a élevé pour vous les barrières des Alpes? C’est en vain qu’elle vous a encore entourés des barrières insurmontables qui consistent dans la différence des langues et des coutumes et dans une invincible antipathie de caractères? Non, encore une fois non: que toute domination étrangère disparaisse du sol italien! Autrefois maîtres du monde, vous avez expié cette gloire dangereuse par vingt siècles d’opression et de défaites. Que votre gloire, aujourd’hui, consiste à ne plus avoir de maîtres. Chaque nation doit se contenir dans les limites que la nature lui a données. Des mers et des montagnes inaccessibles, voilà vos limites. N’aspirez jamais à les dépasser, mais repoussez-en l’étranger qui les a violées, à moins qu’il ne se hâte de rentrer dans les siennes!»

«Quatre-vingt mille Italiens des États de Naples marchent, sous les ordres de leur roi, et ils ont juré de ne pas demander de repos que l’Italie ne soit délivrée. Il est déjà prouvé qu’ils savent maintenir leur serment. Italiens des autres contrées, secondez ce dessein magnanime! Que ceux d’entre vous qui ont déposé les armes les reprennent, et que la jeunesse inexpérimentée s’aprête à en faire usage.»

«Que tout homme de cœur se lève dans un si noble effort, en secondant une voix libre et qu’il parle au nom de la patrie à tout cœur vraiment italien. Enfin que l’énergie nationale soit déployée tout entière et sous toutes les formes. Il s’agit de décider si l’Italie doit être libre ou si, pour des siècles encore, elle doit courber son front humilié sous l’esclavage.»

«Que la lutte soit décisive, et nous verrons assurée pour longtemps la prospérité de cette belle patrie qui, encore déchirée et ensanglantée, excite tant de rivalités étrangères. Les hommes éclairés de tout pays, les nations entières dignes d’un gouvernement libéral, les souverains qui se distinguent par la grandeur de caractère, se réjouiront de votre entreprise et aplaudiront à votre triomphe. Comment l’Angleterre saurait-elle ne pas y aplaudir, elle, qui est le modèle des États constitutionnels, elle qui a un peuple libre, qui tient à honneur de combattre et de prodiguer ses trésors pour l’indépendance des peuples?»

«Italiens! vous avez été longtemps étonnés de nous apeler en vain: vous nous avez peut-être encore accusés d’inaction, lorsque vos vœux ont retenti de toute part autour de nous, Mais le moment oportun n’était pas venu, je n’avais pas encore éprouvé la perfidie de vos ennemis: et il a fallu que l’expérience démentît les promesses mensongères dont vos anciens maîtres ont été si prodigues lorsqu’ils reparurent au milieu de vous.»

«Expérience prompte et fatale! J’en apelle à vous, braves et malheureux Italiens de Milan, de Bologne, de Turin, de Venise, de Bresse, de Modène, de Reggio, et de tant d’autres contrées illustres et oprimées. Combien de vaillants guerriers et de patriotes vertueux arrachés à leur pays natal! Combien gémissent dans les fers! Combien de victimes d’extorsions et d’humiliations inouïes! Italiens, je répare des maux si graves; réunissez-vous dans une union étroite et forte, et qu’un gouvernement de votre choix, une représentation nationale,'une constitution digne du siècle et de vous, garantissent votre liberté et vos propriétés à l’intérieur, dès que votre courage aura assuré votre indépendance.»

«J’apelle autour de moi tous les braves pour combattre. J’apelle de même tous ceux qui ont profondément médité sur les intérêts de leur patrie, afin de préparer et de disposerla Constitution et les lois qui dorénavant doivent régir l’heureuse Italie, l’Italie indépendante.»

Rimini, 50 mars 1815.

Joachim Napoléon.

Pour copie conforme:

Millet de Villeneuve.

A la seule exception de la sécularisation des États pontificaux, on retrouve déjà, dans cette proclamation, les prétentions qui constituent la question italienne, à savoir: réunion, indépendance et régime constitutionnel. Et elle renferme également les principaux arguments qu’on emploie pour les défendre; ce sont les suivants: 1° Toute domination étrangère est, par cela même, illégitime; principe qui n’a jamais encore été admis dans le monde politique, et qui ne saurait être admis sans qu’il s’ensuive qu’on doit décomposer tous les grands États de l’Europe; 2° La nature elle-même a ordonné et décrété la réunion, l’indivisibilité et l’indépendance de l’Italie en en excluant l’étranger par les mers et par les Alpes qui l’entourent; idée également très fausse, parce que la mer facilite plutôt l’accès d’un pays, à moins qu’il ne soit bordé de rochers qui en rendent l’aproche dangereuse et le débarquement impossible: péril et difficulté que les côtes italiennes ne présentent que sur peu de points; et quant aux Alpes, leur configuration en fait toute autre chose qu’une barrière insurmontable à l’étranger, spécialement celles qui sont situées entre l’Allemagne et l’Italie ((43).

Dans cette proclamation, on trouve également déjà dévelopée cette tactique révolutionnaire au moyen de laquelle on a produit l’agitation fanatique pour la réalisation des prétentions mentionnées; agitation qui, à plusieurs reprises, a bouleversé l’Italie de fond en comble et qui, plusieurs fois déjà, l’a précipitée dans un abîme de malheurs; agitation enfin qui, à la première conjoncture favorable pour faire de nouvelles tentatives de guerres et de troubles insurrectionnels, menace toujours de l’y précipiter encore et de l’y plonger plus profondément que jamais. Ainsi la tactique des calomnies est toujours la même contre les gouvernements italiens; et aussi non moins contre les gouvernements indigènes que contre le gouvernement autrichien du royaume lombardo-vénitien. Il n’y a pas d’écrit révolutionnaire qui n’en soit plein. L’initiative dans cette branche de l’art d’agiter est due à Joachim Murat. — Il en est de même, quoique à un degré inférieur, des fausses relations par lesquelles les agitateurs se sont toujours réciproquement trompés sur le compte des forces respectives disponibles pour l’œuvre de l’indépendance italienne. Les sectaires de l’Italie du Nord disaient à ceux de l’Italie moyenne et méridionale que, dans leurs contrées, tout était préparé, que tout était disposé pour se lever aux premiers signaux que l’on recevrait d’une insurrection de leur pays, bien que ceux qui s’y étaient engagés ne fussent qu’eux-mêmes. Les sectaires de l’Italie méridionale tenaient un semblable langage à ceux de l’Italie moyenne et de l’Italie septentrionale ((44). Cette réciprocité d'illusionsmensongères eut déjà lieu entre la congrégation lombarde et Joachim. Celle-là montrait en perspective à celui-ci toute une armée qui, à son aproche du Pô, devait le rejoindre et le renforcer. Celui-ci, bien qu’il ne mentit pas au même degré à cette congrégation, ni à l’Italie, à laquelle en général sa proclamation était adressée, n’hésitait point à s’abandonner aux exagérations les plus exorbitantes, en doublant la force de l’armée avec laquelle il entendait attaquer l’Autriche, en disant qu’elle montait à quatre-vingt mille hommes, tandis qu’elle n’en comptait pas même la moitié.

Enfin, et c’est là le point le plus important, quoique le cri: «L’Italia farà da sè!» fût bien souvent sur les lèvres des agitateurs, ils n’en firent pas moins tous leurs efforts pour accréditer l’opinion que, lors même que celle-ci n’y suffirait point, il y avait tout lieu de compter sur les sympathies de la France et de l’Angleterre: leurre qui, ainsi qu’on le verra dans la suite, entre tous ceux que l’agitation a su mettre en œuvre, a certainement été le plus efficace et lui a servi et lui sert encored’ancre de salut. C’est ce malheureux roi qui, sous ce raport encore, a été le premier à faire usage de ce levier révolutionnaire. Il proclamait les sympathies de la France et de l’Angleterre pour l’entreprise à la tête de laquelle il se trouvait, bien que cette assertion fût dénuée même du plus léger fondement. II avait tout lieu de s’attendre que notamment l’Angleterre ne tarderait pas un moment, à la première nouvelle qui lui parviendrait de son expédition contre l’Autriche, à lui faire, en s’apuyant sur la Sicile, par mer et par terre, la guerre la plus acharnée. Ce nonobstant il demande dans sa proclamation:

«Comment l’Angleterre, ce modèle de régime constitutionnel, ce peuple libre, qui tient à gloire de combattre et de prodiguer ses trésors pour l’indépendance des peuples, saurait-elle ne pas aplaudir à l’entreprise de l’indépendance italienne?» — El ainsi il est clair que l’agitation italienne a été, dès ses commencements, alimentée et vivifiée par les moyens les plus abjects, par des flatteries absurdes, par des faussetés des plus infâmes et par des mensonges de tout genre.

L’agitation, il est vrai, n'a jamais réussi à(-)avoir prise sur le véritable peuple italien. Son bon sens, un des dons les plus précieux dont la nature l’a si généreusement doué, a constamment fait échouer tous ses efforts pour le séduire et pour s’en emparer; il a repoussé avec dégoût toutes ses insinuations. Sa propagande n’a jamais eu d’autre champ d’action que, quant aux adultes, dans les sociétés secrètes et les académies littéraires, et quant à la jeunesse, dans les universités et les pensionnats. Le véritable peuple a toujours vu dans les chefs ou des hommes qui briguaient le pouvoir, ou des gens dévorés par la «auri sacra famés» ou bien des Érostrates qui, pourvu que leur nom passe à la postérité, n’éprouvent aucune horreur de mettre leur belle patrie à feu et à sang. — Et cependant, dira-t-on, l’Italie, malgré cela, continue à s’agiter et à permettrequ(:)on l’agite. Sans doute, cela est incontestable, mais il est certain qu’après les événements de 1848 et 1849, l’agitation aurait cessé si, pendant ces années-là, elle n’avait été exploitée par le gouvernement sarde, et si un événement tout à fait étranger à l'Italie, la question ou, pour mieux dire, la guerre d’Orient, ne lui avait fourni l’occasion et le moyen de l’entretenir et d’en prolonger la vie funeste. Je vais m’expliquer.

L’année 1848, à partir de la seconde moitié du mois de février, produisit, pendant quelques mois, différents événements révolutionnaires auxquels les agitateurs italiens n’eurent aucune part ou tout au plus une part très exiguë. C’est la révolution de Paris du 24 février qui suscita la révolution de Vienne, et c’est celle-ci, et l’idée que l’Autriche se décomposait, qui encouragea l’insurrection de Milan et.deVenise, et qui détermina Charles-Albert à la guerre contre l’Autriche que l’on croyait expirante. Sans cette suposition, ni le roi de Sardaigne ni les agitateurs lombardo-vénitiens n’eussent jamais osé prendre les armes contre elle. Je dirai, de plus, que la chute de Venise, qui seule pouvait donner à cette guerre un caractère sérieux, fut également l’œuvre d’une circonstance complètement étrangère à l’agitation italienne. L’entreprise de forcer l’Autriche à abandonner le royaume lombardo-vénitien, avec le Tyrol méridional et avec le versant occidental des Alpes Juliennes, était parvenue au point de devenir un fait accompli lorsque l’édifice croula. La nature de cette chute fut telle qu’on ne put y méconnaître un ultimatum de la Providence qui, dans ses lins mystérieuses, voulait laisser arriver les choses à l’extrême, à un «maximum» de probabilité de succès, pour rendre l’impression de l’insuccès d’autant plus profonde et plus durable. Et certainement, parmi ceux qui avaient été séduits et qui, au lieu d’être agitateurs, furent plutôt agités, il s’en trouva bon nombre qui en comprirent la signification, inclinèrent la tète, se résignèrent et se calmèrent. Il advint aussi que ceux d’entre les agitateurs qui, au milieu de la confusion de l’émeute, de l’insurrection et de la guerre, avaient réussi à s’emparer des affaires, firent preuve d’une ineptie telle qu'ils se discréditèrent entièrement et que leur prêter l’oreille fut considéré comme une sottise ou une folie. Après 1849, l’agitation dans toute l’Italie était calmée et même avilie. Il en était ainsi dans le royaume de Naples, dans les États pontificaux, en Toscane, dans le royaume lombardo-vénitien et même en Piémont.

Mais bien que les agitateurs révolutionnaires italiens se vissent condamnés à l’inaction, en face du discrédit complet dans lequel ils étaient tombés chez leurs compatriotes, ils ne renoncèrent pas pour cela à leurs plans, mais ils résolurent de recommencer leurs opérations à la première conjoncture favorable qui se présenterait en Italie et en Europe et leur offrirait quelque chance de succès. Forcés de s’expatrier, à la suite des vicissitudes de 1848 et 1849 et du rétablissement de l’ordre dans tous ces pays, quelques-uns d’entre eux se réfugièrent en Angleterre, d’autres en Suisse, mais.la plus grande partie chercha un asile en Piémont et l’y trouva. C’est alors que s’est vérifié et que se vérifie toujours encore dans le gouvernement sarde le mot d’Emmanuel-Philibert de Savoie:

«Celui qui reçoit l’injure l’oublie souvent, celui qui la fait jamais.» Il ne sut et ne sait pas encore pardonner à l’Autriche de ne se tre pas laissé arracher par lui le royaume lombardo-vénitien et d’avoir très glorieusement et d’une façon assez honteuse pour ses agresseurs, repoussé deux fois ses attaques. Plein de rancune contre cette puissance, le Piémont reçut ces réfugiés à bras ouverts et leur accorda l’hospitalité comme à des alliés. Ceux-ci voyaient dans le ministère sarde une espèce de Directoire qui avait à ses ordres une armée autour le laquelle l’insurrection italienne pourrait se rallier dans le cas d’un nouveau soulèvement. Le gouvernement sarde, de son côté, envisageait ses hôtes comme des alliés qui, un jour, l’aideraient à se venger des affronts qu’il avait essuyés, et à opérer la fusion si ardemment désirée du Piémont et du royaume lombardo-vénitien, des duchés de Modène et de Parme, des Marches et des Légations, ainsi qu’à s’emparer de la primauté sur le reste de l’Italie. C’est ainsi que se passèrent les trois années qui précédèrent la guerre d’Orient; cette guerre fit naitre les espérances les plus exagérées non-seulement parmi les révolutionnaires italiens, mais encore parmi ceux de la France et de l’Angleterre, d’une guerre sanglante européenne des plus étendues. Aussi ne tardèrent-ils pas à se donner le mot pour exaspérer, au moyen de leur presse, les puissances belligérantes au point d’empêcher la solution pacifique de cette question. On parvint à avoir la guerre voulue, mais non pas cependant dans le centre de l’Europe, comme on l’avait désiré, mais à ses extrémités, d’abord dans les Principautés danubiennes, et ensuite en Crimée; toutefois elle fut assez sanglante pour consommer des centaines de mille hommes.

C’est à cette guerre, faite par la France et l’Angleterre, comme on le sait, pour soutenir la Porte contre la Russie, que s’associa le gouvernement piémontais, par un traité portant la date de Turin et du 4 mars 1854, et pour laquelle il fournit quinze mille hommes qui, en effet, débarquèrent en Crimée, dans le port de Balaclava, vers la fin d’avril de la même année. Son accession à une coalition si formidable et l’envoi de ces quinze mille hommes en Crimée firent époque dans les fastes de l’agitation italienne. La guerre à laquelle elle prenait part était parfaitement étrangère à tout intérêt sardo-piémontais et à tout intérêt italien. Comme la question d’Orient impliquaitune cause de nationalité, c’est-à-dire la cause grecque, le gouvernement sardo-piémontais, en y prenant part, évidemment reniait complètement sa foi politique. Déjà en 1849, par la guerre qu’il avait faite à l’Autriche en dépit de l’oposition de tout le véritable peuple piémontais, il avait fourni la preuve la plus convaincante, et il la fournissait pour la seconde fois en 1854, que les gouvernements constitutionnels savent être absolus et despotiques comme aucun souverain chrétien ne l’oserait aujourd’hui, quelque persuadé qu’il fût de n’être responsable de ses volontés qu’à sa conscience et à Celui seul duquel dérive toute autorité dans ce monde. Tout cela n’a d’ailleurs pas empêché que ces quinze mille hommes mis par le ministère sardo-piémontais à la disposition de la coalition, n’aient été considérés par les agitateurs, ou qu’au moins on n’ait voulu les faire paraître, comme un gage qui devait assurer à son gouvernement une assistance puissante et cordiale dans toute guerre que, dans sa turbulence révolutionnaire, il lui prendrait fantaisie de provoquer. Au reste, cette alliance, et particulièrement le fait qu’au Congrès de Paris, en 1856, où l’on conclut la paix entre les puissances qui avaient pris part à la guerre d’Orient, on vit également deux plénipotentiaires sardo-piémontais s’asseoir et prendre place parmi les représentants des grandes puissances européennes, n’a certainement pas manqué de produire une sensation immense en Italie et de mettre en ébullition des milliers de têtes que les événements de 1848 et 1849 avaient refroidies.

Pour la paix de l’Italie, personne assurément ne le niera, il importe beaucoup de bien connaître la politique delà France et de l’Angleterre à l’égard des prétentions qui constituent la question italienne, et spécialement cette question de détacher de l’Autriche le royaume lombardo-vénitien: question bien moins italienne qu’éminemment européenne. Cette connais sance est de la plus haute importance pour l’Italie et pour toute l’Europe. Tâchons donc d’y arriver. La voie est un peu longue, mais elle est unie et sans obstacles.

Le Congrès de Paris n’a eu qu’un seul but, celui de mettre un terme à la guerre d’Orient au moyen d’une paix solide et durable. Il est de fait que les plénipotentiaires de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et de la Porte n’avaient d’autres pouvoirs que ceux relatifs à la paix en question, et que les articles du traité signé le 50 mars furent discutés et formulés dans dix-huit séances, sans qu’il fût parlé d’autres choses que de celles qui se raportaient à la paix même. Seulement le 27 mars, trois jours avant qu’on passât à la signature de la paix, les plénipotentiaires sardes, le comte de Cavour et le marquis de Villamarina, remirent au premier plénipotentiaire français, comte Walewski, et au premier plénipotentiaire anglais, comte de Clarendon, une note verbale que le lecteur trouvera à la lin de cette Étude et qui traite des affaires d’Italie; mais il est certain qu’il n’a été question des affaires d’Italie que dans la vingt-deuxième séance qui eut lieu seulement le 8 avril. Dans la note susmentionnée, il est dit quant au principal: «que le gouvernement clérical pontifical est un gouvernement incapable de maintenir l’ordre parmi ses populations et de les préserver de l’anarchie; que cela rendait nécessaire la présence de troupes étrangères, françaises et autrichiennes; qu’un État qui avait besoin de troupes étrangères pour se maintenir était une anomalie; que l’occupation étrangère, spécialement celle des Légations de la part des Autrichiens, produite sait une situation incompatible avec l’équilibre politique; que la faiblesse du gouvernement pontifical fournissait à l’Autriche un prétexte pour y trancher du maître; que pour y remédier, il fallait séculariser ces États, et sinon tous, au moins les Légations.»

Nous ne nous arrêterons pas à commenter cette note, et nous nous bornerons à dire qu’elle est extrêmement éloignée de la vérité en bien des points: circonstance qui est d’ailleurs constatée par des relations authentiques à l’abri de toute critique; nous ferons seulement observer que, jusqu'à la moitié de l’année 1848, les révolutionnaires italiens ne voyaient d’autre obstacle à leur œuvre que l’Autriche et, qu’à dater de cette époque, ils en reconnaissent deux: l’Autriche et la Papauté. — «La révolution italienne,» dit M. Montanelli, ex-président du conseil des ministres et ex-triumvir du gouvernement provisoire toscan en 1849, «si elle n’est faite par le Pape, comme nous l’avions cru possible en créant Pie IX chef populaire, doit être faite contre lui, et par conséquent contre les intérêts européens qui soutiennent sa domination en Italie ((45)

Notre but ici est de connaître jusqu’à quel point la politique des deux puissances occidentales s’accorde avec celle du gouvernement et du ministère sardo-piémontais ou en diffère. Écoutons maintenant les deux discours de ces hommes d’État.

Le comte Walewski prit pour point de départ la situation anormale du royaume de Grèce qui, pour ne pas dégénérer en anarchie, exigeait une garnison étrangère; il dit que la France et l’Angleterre qui la fournissaient, ne demandaient pas mieux que de la retirer aussitôt que cela pourrait se faire sans inconvénients pour ce royaume. Cela dit, il fit observer que, malheureusement, aussi les États pontificaux présentaient la même situation et condition anormale et la même complication que le royaume de Grèce.

«La nécessité» je cite ses paroles «de ne pas laisser les États pontificaux livrés à l’anarchie a déterminé la France, aussi bien que l’Autriche, à répondre à la demande du Saint-Siège, en faisant occuper Rome par des troupes françaises, tandis que les troupes autrichiennes occupaient les Légations. La France a eu un double motif de déférer sans hésitation à la demande du Saint-Siège, en premier lieu comme puissance catholique et ensuite comme puissance européenne. Que le titre de fils aîné de l’Église dont le souverain de la France se glorifie, fesait un devoir à l’Empereur de prêter aide et soutien au Souverain Pontife. La tranquillité des États Romains, dont dépend celle de toute l’Italie, touche de trop près au maintien de l’ordre en Europe, pour que la France n’ait pas un intérêt majeur à y concourir par tous les moyens en son pouvoir.»

Le comte ajoute ensuite qu’il ne méconnaît pas ce qu’il y a d’anormal dans la situation d’une puissance qui, pour se maintenir, a besoin d’être soutenue par des troupes étrangères; et en observant que l’Autriche aussi se trouve du même avis à l’égard de ses troupes, il déclare que non seulement la France était prête à retirer les siennes, mais qu’elle apelle de tous ses vœux le moment où elle pourra le faire sans compromettre la tranquillité intérieure du pays et l’autorité du gouvernement pontifical, à la prospérité duquel l’Empereur, son auguste souverain, ne cessera jamais de prendre le plus vif intérêt. Et en continuant à parler des États pontificaux, il dit qu’il était à désirer, dans l’intérêt de l’équilibre européen, que le gouvernement pontifical se consolidât assez fortement pour que les troupes françaises et autrichiennes pussent évacuer sans inconvénient ces États; il croit qu’un vœu exprimé dans ce sens (c’est-à-dire à l’égard de la nécessité de se consolider et de n’avoir pas besoin de troupes étrangères) aurait l’aprobation de toutes les puissances représentées au Congrès.

Le reste du discours du comte Walewski roula sur la turbulence révolutionnaire dans le royaume de Naples. Il demandait, en termes généraux, s’il n’était pas à désirer que tel gouvernement de la Péninsule italique, se conciliant par des actes de clémence bien entendus les esprits égarés et non pervertis, mit fin à un système qui va directement contre son but, et qui, au lieu d’atteindre les ennemis de l’ordre, a pour effet d’affaiblir les gouvernements et de renforcer la démagogie. Relativement à Naples, le comte finit par dire que, selon son avis, ce serait rendre un service signalé au gouvernement des Deux-Siciles aussi bien qu’à la cause de l’ordre dans la Péninsule, que de l’éclairer sur la fausse route dans laquelle il s’est fourvoyé, et que des avertissements conçus dans ce sens et provenant des puissances représentées au Congrès ne sauraient être que bien accueillis.

Or, on se demande si le comte Walewski pouvait plus clairement et plus franchement refuser à la note sardo-piémontaise, quoiqu’il ne la mentionnât point, tout assentiment et consentement quelconques? Son discours qui, par raport au lieu où il a été prononcé, fut un manifeste solennel destiné à faire connaître à l’Italie, à l’Europe et au monde entier la politique de la France à l’égard des affaires d’Italie, devait nécessairement détruire dans les plénipotentiaires sardo-piémontais et dans le parti agitateur qui s’était réfugié en Piémont, jusqu’à la dernière espérance de changer le «statu quo» politique et territorial de l’Italie. Si l’on envisage avec l’attention convenable les termes employés par le comte Walewski, on le voit s’apliquer à lever chaque doute sur les intentions de la France à l’égard de l’Italie, et sur le parti qu’elle avait pris de n’y pas permettre des mouvements et des insurrections contre les gouvernements italiens. La France voyait dans la turbulence révolutionnaire italienne un foyer de guerre et de bouleversements politiques, non-seulement pour l’Italie, mais pour l’Europeentière, et elle déclarait qu’elle ne voulait rien tolérer qui pût menacer la paix européenne, et qu’elle croyait qu’il était de son devoir d’employer tout moyen en son pouvoir afin d’empêcher tout ce qui pourrait la troubler. Quant à la Papauté, loin d’adhérer aux insinuations des plénipotentiaires sardes, le comte en fait, au nom de la France comme fille aînée de l’Église, un véritable: «Gare à qui ose me toucher!»

A son retour du Congrès, le comte de Cavour crut néanmoins pouvoir dire à la Chambre des députés du Piémont: «Que sa note verbale remise à la France et à l’Angleterre avait reçu un accueil très favorable. Que l’Angleterre n’avait pas hésité à donner la plus complète adhésion à la proposition qu’elle contenait, et que la France, quoiqu’elle eût jugé à propos de faire une large réserve à son aplication, en avait cependant, elle aussi, admis le principe.»

Grand Dieu, quelle Chambre de députés pouvait être celle à laquelle un ministre osait tenir un discours tellement éloigné de la vérité!Quant à l’Angleterre, son premier plénipotentiaire, comte de Clarendon, ne s’est pas montré moins contraire à l’agitation révolutionnaire italienne que le premier plénipotentiaire français. Il y a toutefois, entre les deux discours, une différence notable qui consiste en ce que le plénipotentiaire anglais a accentué le sien avec beaucoup plus de force et d’énergie que le plénipotentiaire français, évidemment dans l’intention de détruire l’opinion qui s’était répandue en Europe, peu importe ici comment et pourquoi, que l’Angleterre fomentait l’esprit révolutionnaire parmi les Italiens. Après avoir parlé, de la même manière que le comte Walewski, de la garnison anglo-française établie à Athènes, il dit que le jour du 50 mars 1856 avait ouvert une nouvelle ère, l’ère de la paix; que c’est ainsi que l’empereur Napoléon III l’avait apelée en recevant les plénipotentiaires après la signature du traité; mais que, pour être conséquent, on ne devait rien négliger pour rendre cette paix solide et durable; que le Congrès, représentant les principales puissances de l’Europe, manquerait à ses devoirs, s’il consacrait par son silence des situations qui nuisent à l’équilibre politique et qui compromettent la paix dans un des pays les plus intéressants de l’Europe, c’est-à-dire en Italie. — Voilà donc aussi le plénipotentiaire anglais qui, en premier lieu, n’a autre chose en vue que l’état actuel de l’équilibre politique, et en second lieu la paix: la paix en Europe, en général, et la paix dans le «beau pays» en particulier; par conséquent rien qui soit de nature à y favoriser des soulèvements ou des modifications territoriales que les députés du Piémont attendaient de l’activité diplomatique des plénipotentiaires sardo-piémontais au Congrès de Paris.

Le comte de Clarendon, il est vrai, adopta la proposition contenue dans la note verbale sardo-piémontaise, de séculariser, sinon les États pontificaux tout entiers, au moins les Légations. Mais l’adopta-t-il dans le sens, dans l’esprit et dans le but de ses auteurs? L’adopta-t-il pour allumer dans l’Italie centrale l’incendie qui n’aurait pas manqué de s’étendre aussi à l’Italie du Nord et à l’Italie tout entière? Il s’en chargea parce que cela ne répugnait pas à sa position de protestant, et de protestant anglican, élevé depuis sa plus tendre jeunesse dans les préjugés contre la Papauté; et parce qu’il partait de la suposition que la turbulence révolutionnaire qui régnait, ou que l’on disait régner dans les États romains, était une conséquence nécessaire des malversations, tandis que si réellement malversation il y avait, la turbulence révolutionnaire pouvait très bien en être, non pas l’effet, mais la cause; ce qui effectivement a été le cas, ainsi que l’atteste, non pas un prélat romain, mais le personnage le plus compétent, le plus accrédité, qui, dans une cause semblable, put être apelé à rendre un compte exact du véritable étal de la question romaine, le comte de Rayneval, qui à l’époque du Congrès était ambassadeur de France près du Saint-Siège ((46). Le plénipotentiaire anglais se trompait sur l’origine du mal et, par conséquent, nécessairement aussi sur les moyens d’y porter remède; mais son but a été décidément et essentiellement conservateur et tout autre que celui des auteurs de la proposition. Le raisonnement du comte de Clarendon a été logique et très juste; il disait: «Pour faire cesser la nécessité des garnisons étrangères, il faut avant tout chercher à porter remède aux justes causes de mécontentement; sans cela, on rendra indispensable un système permanent peu honorable pour les gouvernements et regrettable pour les peuples.» Selon son avis, l’administration des États romains offrait des inconvénients, d'où pouvaient naître des dangers que le Congrès avait le droit de chercher à écarter; «que les négliger, ce serait travailler dans le sens de la révolution que tous les gouvernements condamnent et veulent prévenir.»

Le comte de Clarendon s’est montré aussi prévenu contre le gouvernement de Naples, que contre le gouvernement pontifical, et cela également, comme il a été démontré dans la suite, pour avoir été mal informé ((47). Au reste, sa politique est toujours restée celle de la paix. — «Ce que nous voulons,» disait-il, «c’est que la paix ne soit pas troublée.. Or, il n’y a pas de paix sans justice. Nous devons donc faire parvenir au roi de Naples le vœu du Congrès pour l’amélioration de son système de gouvernement, vœu qui ne saurait rester stérile, et lui demander une amnistie en faveur des personnes qui ont été condamnées, ou qui sont détenues sans procès, pour délits politiques.» Il pouvait être mal informé, et assurément il se trompait en envisageant l’agitation italienne comme un effet, tandis qu’elle était une cause. Mais là finit toute objection qu’on puisse faire avec raison et fondement à son discours qui eut en tout et partout une tendance conservatrice et antirévolutionnaire.

Par conséquent, nous tirons la conclusion que la politique professée par la France et l’Angleterre au Congrès de Paris, dans la vingt-deuxième séance, en date du 8 avril 1856, relativement à l’Italie, a été diamétralement oposée à celle de l’agitation révolutionnaire qui a pour but d’arracher à l’Autriche le royaume lombardo-vénitien, de fondre toute l’Italie en un seul État, et en général de la révolutionner; nous en concluons de même que l’idée dans laquelle l'agitation italienne est entretenue de la part du ministère sardo-piémontais, à savoir qu’à sa demande la France et l’Angleterre se lèveraientpour la soutenir, n’a guère plus de fondement que celle que Joachim Murat avait mise en avant dans son manifeste de Rimini; de sorte que l’histoire de l’agitation italienne peut se résumer dans le peu de mots suivants: elle a toujours été vivifiée et alimentée et s’alimente encore aujourd’hui par les moyens les plus répréhensibles, par des espérances imaginaires et par des fantasmagories.

Le comte de Clarendon ayant fini de parler, le comte Orlofl, premier plénipotentiaire de la Russie, prit la parole pour faire observer que, n’ayant ni instructions ni pouvoirs qui l’autorisassent à prendre part à cette discussion, il devait s’en abstenir. C’est ce que dit également le comte de Buol, premier plénipotentiaire de l’Autriche. Le baron de Manteulfel, premier plénipotentiaire de la Prusse, était de même dépourvu d’instructions et de pouvoirs; cependant il fit comprendre que la démarche relative à Naples lui paraissait plutôt être de nature à faire du mal que du bien. Le comte de Cavour déclara alors qu’il n’entendait pas contester le droit qu’a tout plénipotentiaire de s’abstenir de la discussion d’une question qui n’est pas prévue par ses instructions. Il se contenta de demander que les opinions qui avaient été manifestées à l’égard des affaires d’Italie fussent constatées au protocole; c’est ce que le Congrès accorda. La discussion n’eut donc aucun résultat direct. Elle fut néanmoins un événement de la plus haute importance pour l’Italie, parce qu’elle fit voir que les mille Piémontais, qui avaient misérablement péri en Crimée, et les quatre-vingts millions qu’avait coûtés cette expédition, n’avaient procuré aucun autre avantage au Piémont que l'honneur de faire siéger le comte de Cavour et le marquis de Villamarina, ses représentants, conjointement avec les représentants de la Porte, à un Congrès des cinq grandes Puissances européennes, et parce qu’elle enleva à l’agitation italienne tout espoir de voir l’Europe laisser troubler la paix par des tentatives favorables aux prétentions qui constituent la question italienne ((48).

A la séance suivante, qui fut la vingt-troisième, et qui eut lieu le 14 avril, on parla de nouveau des affaires italiennes, mais seulement à titre d’éclaircissement. Le 16 mars, le comte de Cavour et le marquis de Villamarina avaient remis au comte Walewski et au comte de Clarendon une seconde note sur les affaires d'Italie dans laquelle les artifices habituels des agitateurs italiens sont portés au dernier excès; c’est pourquoi nous avons cru devoir la mettre en son entier sous les yeux du lecteur, et y ajouter également la note circulaire du comte Buol en réponse à cette dernière ainsi qu’aux discours tenus dans la Chambre des députés piémontais au retour du comte de Cavour du Congrès de Paris. Elle contient différents points desquels nous aurons à nous occuper sérieusement dans le courant de ces études.

Dans l’Étude qui va suivre, nous arriverons, c’est là notre opinion, à cette conclusion: que la paix et la sûreté de l’Europe exigent qu’elle envisage et traite la question italienne précisément comme elle a envisagé et traité la question d’Orient, c’est-à-dire comme une question éminemment européenne, et qu’il est de la plus haute importance de mettre un terme à l’agitation italienne qui menace de troubler au dernier point l’action de l’équilibre politique dans toute guerre de l’Orient avec l’Occident ou bien de la France unie à la Russie contre le reste de l’Europe.


vai su


NOTES DIPLOMATIQUES

DONT IL EST QUESTION DANS LA TROISIÈME ÉTUDE

__________

I

Note verbale remise par les plénipotentiaires sardes aux ministres de France et d’Angleterre, le 27 mars 1856.

Dans un moment où les glorieux efforts des puissances occidentales tendent à assurer à l’Europe les bienfaits de la paix, l’état déplorable des provinces soumises au gouvernement du Saint-Siège, et surtout des Légations, réclame l’attention toute particulière du gouvernement de Sa Majesté Britannique et de Sa Majesté l’Empereur des Français.

Les Légations sont occupées par les troupes autrichiennes depuis 1849. L’état de siège et la loi martiale y sont en vigueur depuis cette époque sans interruption. Le gouvernement pontifical n’y existe que de nom, puisque, au-dessus de ses légats, un général autrichien prend le titre et exerce les fonctions de gouverneur civil et militaire.

Rien ne fait présager que cet état de choses puisse finir, puisque le gouvernement pontifical, tel qu’il se trouve, est convaincu de son impuissance à conserver l’ordre public comme au premier jour de sa restauration, et l’Autriche ne demande rien de mieux que de rendre son occupation permanente. Voilà donc les faits tels qu’ils se présentent; situation déplorable, et qui empire toujours, d’un pays noblement doué et dans lequel abondent les éléments conservateurs; impuissance du souverain légitime à le gouverner, danger permanent de désordre et anarcliie dans le centre de l’Italie; extension de la domination autrichienne dans la Péninsule bien au delà de ce que les traités de 1815 lui ont accordé.

Les Légations, avant la révolution française, étaient sous la haute souveraineté du Pape; mais elles jouissaient de privilèges et de franchises qui les rendaient, au moins dans l’administration intérieure, presque indépendantes. Cependant la domination cléricale y était dès lors tellement antipathique, que les armées françaises y furent reçues en 1796 avec enthousiasme.

100Détachées du Saint-Siège par le traité de Tolentino, ces provinces firent partie de la république, puis du royaume italien jusqu’en 1814. Le génie organisateur de Napoléon changea comme par enchantement leur aspect. Les lois, les institutions, l’administration française y dévelopèrent en pen d’années le bien-être et la civilisation.

Aussi, dans ces provinces, toutes les traditions, toutes les sympathies se rattachent à cette période. Le gouvernement de Napoléon est le seul qui ait survécu dans le souvenir non-seulement des classes éclairées, mais du peuple. Son souvenir rapelle une justice impartiale, une administration forte, un état enfin de prospérité, de richesse et de grandeur militaire.

Au Congrès de Vienne on hésita longtemps à replacer les Légations sous le gouvernement du Pape. Les hommes d’État qui y siégeaient, quoique préoccupés de la pensée de rétablir partout l’ancien ordre de choses, sentaient cependant qu’on laisserait de cette manière un foyer de désordre au milieu de l’Italie. La difficulté dans le choix du souverain auquel on donnerait ces provinces et les rivalités qui éclatèrent pour leur possession firent pencher la balance en faveur du Pape, et le cardinal Consalvi obtint, mais seulement après la bataille de Waterloo, cette concession inespérée.

Le gouvernement pontifical, à sa restauration, ne tint aucun compte du progrès des idées et des profonds changements que le régime français avait introduits dans cette partie de ses États. Des lors une lutte entre le gouvernement et le peuple était inévitable. Les Légations ont été en proie à une agitation plus ou moins cachée, mais qui, à chaque oportunité, éclatait en révolutions. Trois fois l’Autriche intervint avec ses armées pour rétablir l’autorité du Pape, constamment méconnue par ses sujets.

La France répondit à la seconde intervention autrichienne par l’occupation d’Ancône, à la troisième par la prise de Rome. Toutes les fois que la France s’est, trouvée en présence de tels événements, elle a senti la nécessité de mettre une fin à cet état de choses, qui est un scandale pour l’Europe et un immense obstacle à la pacification de l’Italie.

Le mémorandum de 1831 constatait l’état déplorable du pays, la nécessité et l’urgence de réformes administratives. Les correspondances diplomatiques de Gaête et de Portici portent l’empreinte du même sentiment. Les réformes que Pic IX lui-même avait initiées en 1S16 étaient le fruit de son long séjour àImola, où il avait pu juger par ses propres yeux des effets du régime déplorable imposé à ces provinces.

Malheureusement les conseils des puissances et la bonne volonté du Pape sont venus se briser contre les obstacles que l’organisation cléricale opose à toute espèce d’innovation. S’il y a un fait qui résulte clairement de l’histoire de ces dernières années, c’est la difficulté, disons mieux, l’impossibilité d’une réforme complète du gouvernement pontifical, qui réponde aux besoins du temps et aux vœux raisonnables des populations.

L'Empereur Napoléon III, avec ce coup d’oeil juste et ferme qui le caractérise, avait parfaitement senti et nettement indiqué, dans sa lettre au colonel Ney, la solution du problème: sécularisation, code Napoléon.

Hais il est évident que la cour de Rome luttera jusqu’au dernier moment, et avec toutes ses ressources, contre l’exécution de ces deux projets. On conçoit qu’elle puisse se prêter en aparence à l’acceptation de réformes civiles et même politiques, sauf à les rendre illusoires dans la pratique; mais elle comprend trop bien que la sécularisation et le code Napoléon, introduits à Rome même, là où l’édifice de sa puissance temporelle repose, le saperaient à sa base et le feraient crouler en lui enlevant ses apuis principaux: les privilèges clérical et le droit canon. Cependant si l’on ne peut espérer d’introduire une véritable réforme dans le centre même où les rouages de l’autorité temporelle sont tellement confondus avec ceux du pouvoir spirituel qu’on ne saurait les séparer complètement sans courir le risque de les briser, ne pourrait-on pas au moins l’obtenir dans une partie qui suporte avec moins de résignation le joug clérical, qui est un foyer permanent de troubles et d’anarchie, qui fournit le prétexte à l’occupation permanente des Autrichiens, suscite des complications diplomatiques et trouble l’équilibre européen?Nous croyons qu’on le peut, mais à condition de séparer de Rome, au moins administrativement, cette partie de l’État. On formerait ainsi des Légations une principauté apostolique sous la haute domination du Pape, mais régie par ses propres lois, ayant ses tribunaux, ses finances et son armée. Nous croyons qu’en rattachant cette nouvelle organisation autant que possible aux traditions du règne napoléonien, on serait sûr d’obtenir tout de suite un effet moral très considérable, et on aurait fait un grand pas pour ramener le calme parmi ces populations.

Sans nous flatter qu’une combinaison de ce genre puisse durer éternellement, nous sommes d’avis néanmoins qu’elle pourrait suffire pour longtemps au but qu’on se propose: pacifier ces provinces et donner une satisfaction légitime aux besoins des peuples; par cela même assurer le gouvernement temporel du Saint-Siège sans la nécessité d'une occupation étrangère permanente. Elle aurait en outre l’avantage de rendre une grande et bienfaisante influence aux puissances alliées dans le cœur de l’Italie.

Nous allons indiquer sommairement les points substantiels du projet, ainsi que le moyen de le réaliser:

1° Les provinces de l’État romain situées entre le Pô, l’Adriatique et les Apennins (depuis la province d’Ancône jusqu’à celle de Ferrare), tout en restant soumises à la haute domination du Saint-Siège, seraient complètement sécularisées et organisées sous le raport administratif, judiciaire, militaire et financier, d’une manière tout à fait séparée et indépendante du reste de l’État. Cependant les relations diplomatiques et religieuses resteraient exclusivement du domaine de la cour de Rome.

2° L’organisation territoriale et administrative de cette principauté apostolique serait établie conformément à ce qtü existait sous le règne de Napoléon I’ jusqu’à l’an 1814. Le code Napoléon y serait promulgué, sauf les modifications nécessaires dans les titres qui regardent les relations entre l’Église et l’État.

3° Un vicaire pontifical laïque gouvernerait ces provinces avec des ministres et un conseil d’État. La position du vicaire, nommé par le Pape, serait garantie par la durée de ses fonctions, qui devrait être au moins de dix ans. Les ministres, les conseillers d’État et tous les employés indistinctement, seraient nommés par le vicaire pontifical. Leur pouvoir législatif et exécutif ne pourrait jamais s’étendre aux matières religieuses, ni aux matières mixtes qui seraient préalablement déterminées, ni enfin à rien de ce qui touche aux relations politiques internationales.

4° Ces provinces devraient concourir dans une juste proportion au maintien de la cour de Rome et au service de la dette publique actuellement existante.

5° Une troupe indigène serait immédiatement organisée au moyen de la conscription militaire.

6° Outre les conseils communaux et provinciaux, il y aurait un conseil général pour l’examen et le rôle du budget.

Maintenant, si l’on veut considérer les moyens d’exécution, on verra qu’ils ne présentent pas autant de difficultés qu’on serait tenté de le suposer au premier coup d’œil. D’abord cette idée d’une séparation administrative des Légations n’est pas nouvelle à Rome. Elle a été plusieurs fois mise en avant par la diplomatie, et même prônée par quelques membres du sacré collège, quoique dans des limites beaucoup plus restreintes que celles qui sont nécessaires pour en faire une œuvre sérieuse et durable.

La volonté irrévocable des puissances et leur délibération de faire cesser sans délai l’occupation étrangère, seraient les deux motifs qui détermineraient la cour de Rome à accepter ce plan qui, au fond, respecte son pouvoir temporel et laisse intacte l’organisation actuelle au centre et dans la plus grande partie de ses États. Mais une fois le principe admis, il faut que l’exécution du projet soit confiée à un haut commissaire nommé par les puissances. Il est de toute clarté que si cette tâche était abandonnée au gouvernement pontifical, il trouverait dans son système traditionnel les moyens de n’en venir jamais à bout et de fausser entièrement l’esprit de la nouvelle institution.

Or on ne peut se dissimuler que, si l’occupation étrangère devait cesser sans que ces réformes fussent franchement exécutées et sans qu’une force publique fût établie, il y aurait tout lieu de craindre le renouvellement prochain de troubles et d’agitations politiques, suivi bientôt du retour des armées autrichiennes. Un tel événement serait d’autant plus regrettable que ses effets sembleraient condamner d’avance tout essai d'amélioration.

Ce n’est donc qu’aux conditions ci-dessus énoncées que nous concevons la cessation de l’occupation étrangère, qui pourra s’opérer ainsi:Le gouvernement pontifical a maintenant deux régiments suisses et deux105régiments indigènes, en somme huit mille hommes environ. Cette troupe est suffisante pour le maintien de l’ordre dans Rome et dans les provinces qui ne sont pas comprises dans la séparation administrative dont on vient de parler. La nouvelle troupe indigène qu’on organiserait au moyen de la conscription dans les provinces sécularisées, en assurerait la tranquillité. Les Français pourraient quitter Rome, les Autrichiens les Légations. Cependant les troupes françaises, en rentrant chez elles par la voie de terre, devraient dans leur passage demeurer d’une manière temporaire dans les provinces détachées. Elles y resteraient pour un temps fixé d’avance et strictement nécessaire à la formation de la nouvelle troupe indigène, qui s’organiserait avec leur concours.


____________


II

Note adressée au comte Walewski et à lord Clarendon, le 16 avril 1856.

Les soussignés plénipotentiaires de S. M. le roi de Sardaigne, pleins de confiance dans les sentiments de justice des gouvernements de France et d’Angleterre, et dans l’amitié qu’ils professent pour le Piémont, n’ont cessé d’espérer, depuis l’ouverture des conférences, que le Congrès de Paris ne se séparerait pas sans avoir pris en sérieuse considération l’état de l’Italie, et avisé aux moyens d’y porter remède en rétablissant l’équilibre politique, troublé par l’occupation d’une grande partie des provinces de la Péninsule par des troupes étrangères.

Sûrs du concours de leurs alliés, ils répugnaient à croire qu’aucune des autres Puissances, après avoir témoigné un intérêt si vif et généreux pour le sort des chrétiens d’Orient apartenant aux races slave et grecque, refuserait de s’occuper des peuples de race latine, encore plus malheureux parce que, à raison du degré de civilisation avancée qu’ils ont atteint, ils sentent plus vivement les conséquences d’un mauvais gouvernement.

Cet espoir a été déçu. Malgré le bon vouloir de l’Angleterre et de la France, malgré leurs efforts bienveillants, la persistance de l’Autriche à exiger que les discussions du Congrès demeurassent strictement circonscritesdans la sphère des questions qui avait été tracée avant sa réunion, est cause que cette assemblée, sur laquelle les yeux de toute l’Europe sont tournés, va se dissoudre, non-seulement sans qu’elle ait aporté le moindre adoucissement aux maux de l’Italie, mais sans avoir fait briller au delà des Alpes un éclair d’espérance dans l’avenir, propre à calmer les esprits, et à leur faire suporter avec résignation le présent.

La position spéciale occupée par l’Autriche dans le sein du Congrès, rendait peut-être inévitable ce résultat déplorable. Les plénipotentiaires sardes sont forcés de le reconnaître. Ainsi, sans adresser le moindre reproche à leurs alliés, ils croient de leur devoir d’apeler leur sérieuse attention sur la conséquence fâcheuse qu’il peut avoir pour l’Europe, pour l’Italie et spécialement pour la Sardaigne.

Il serait superflu de tracer ici un tableau exact de l’Italie. Ce qui se passe dans ces contrées depuis bien des années est trop notoire. Le système de compression et de réaction violente inauguré en 1818 et 1849, que justifiaient peut-être à son origine les troubles révolutionnaires qui venaient d’être comprimés, dure sans le moindre adoucissement; on peut même dire que, sauf quelques exceptions, il est pratiqué avec un redoublement de rigueur. Jamais les prisons et les bagnes n’ont été plus remplis de condamnés pour cause politique; jamais la police n’a été plus tracassière, ni l’état de siège plus durement apliqué. Ce qui se passe à Parme ne le prouve que trop.

De tels moyens de gouvernement doivent nécessairement maintenir les populations dans un état d’irritation constante et de fermentation révolutionnaire.

Tel est l’état de l’Italie depuis sept ans.

Toutefois dans ces derniers temps l’agitation populaire paraissait s’être calmée. Les Italiens, voyant un des princes nationaux coalisé avec les grandes Puissances occidentales pour faire triompher les principes du droit et de la justice et améliorer le sort de leurs coreligionnaires en Orient, conçurent l’espoir que la paix ne se ferait pas sans qu’un soulagement fût aporté à leurs maux. Cet espoir les rendit calmes et résignés. Mais lorsqu’ils connaîtront le résultat négatif du Congrès de Paris; lorsqu’ils sauront que l’Autriche, malgré les bons offices et l’intervention bienveillante de la France et de l’Angleterre, s’est refusée à toute discussion; qu’elle n’a pas même voulu sc prêter à l’examen des moyens propres à porter remède à un si triste état de choses, il n’est pas douteux que l’irritation assoupie se. réveillera parmi eux plus violente que jamais. Convaincus de n’avoir plus rien à attendre de la diplomatie et des efforts des Puissances qui s’intéressent à leur sort, ils se rejetteront avec une ardeur méridionale dans les rangs du parti révolutionnaire et subversif, et l’Italie redeviendra un foyer ardent de conspirations et de désordres, qu’on comprimera peut-être par un redoublement de rigueur, mais que la moindre commotion européenne fera éclater de la manière la plus violente. Un état de clioacS aussi fâcheux, s’il mérite de fixer l’attention de la France et de l’Angleterre, intéressées également au maintien de l’ordre et au dévelopement régulier de la civilisation, doit naturellement occuper au plus haut degré le gouvernement du roi de Sardaigne. Le réveil des passions révolutionnaires dans toutes les contrées qui entourent le Piémont, par l’effet de causes de nature à exciter les plus vives sympathies populaires, l’expose à des dangers d’une excessive gravité qui peuvent compromettre cette politique ferme et modérée qui a eu de si heureux résultats à l’intérieur et lui a valu la sympathie et l’estime de l’Europe éclairée.

Mais ce n’est pas là le seul danger qui menace la Sardaigne. Un plus grand encore est la conséquence des moyens que l’Autriche emploie pour comprimer la fermentation révolutionnaire en Italie. Apelée par les souverains des petits États de l’Italie, impuissants à contenir le mécontentent de leurs sujets, cette Puissance occupe militairement la plus grande partie de la vallée du Pô, et de l’Italie centrale, et son influence se fait sentir d’une manière irrésistible sur les pays mêmes où elle n’a pas de soldats. Apuyées d’un côté à Ferrare et à Bologne, ses troupes s’étendent jusqu’à Ancône, le long de l’Adriatique, devenue en quelque sorte un lac autrichien; de l’autre, maîtresse de Plaisance, que, contrairement à l’esprit, sinon à la lettre des traités de Vienne, elle travaille à transformer en place de premier ordre, elle a garnison à Parme et se dispose à déployer ses forces tout le long de la frontière sarde, du Pô au sommet des Apennins.

Ces occupations permanentes par l’Autriche de territoires qui ne lui apartiennent pas, la rendent la maîtresse absolue de presque toute l’Italie, détruisent l’équilibre établi par le traité de Vienne, et sont une menace continuelle pour le Piémont.

Cerné en quelque sorte de toute part par les Autrichiens, voyant se déveloper sur sa frontière orientale, complètement ouverte, les forces d’une Puissance qu’il sait ne pas être animée de sentiments bienveillants à son égard, ce pays est tenu dans un état constant d’apréhension qui l’oblige à demeurer armé et à des mesures défensives excessivement onéreuses pour ses finances, obérées déjà par suite des événements de 1848 et 1849 et de la guerre à laquelle il vient de participer.

Les faits que les soussignés viennent d’exposer suffisent pour faire aprécier les dangers de la position où le gouvernement du roi de Sardaigne se trouve placé.

Troublé à l’intérieur par l’action des passions révolutionnaires suscitées tout autour de lui par un système de compression violente et par l’occupation étrangère, menacé par l’extension de puissance de l’Autriche, il peut d’un moment à l’autre être forcé par une inévitable nécessité à adopter des mesures extrêmes dont il est impossible de Calculer les conséquences.

Les soussignés ne doutent pas qu’un tel état de choses n’excite la sollicitude des gouvernements d’Angleterre et de France, non-seulement à cause de l’amitié sincère et de la sympathie réelle que ces Puissances professent pour le8

106souverain qui, seul entre tous, dans le moment où le succès était le plus incertain, s’est déclaré ouvertement en leur faveur, mais surtout parce qu’il constitue un véritable danger pour l’Europe.

La Sardaigne est le seul État de l’Italie qui ait pu élever une barrière infranchissable à l’esprit révolutionnaire et demeurer en même temps indépendant de l’Autriche; c’est le seul contrepoids à son influence envahissante.

Si la Sardaigne succombait épuisée de force, abandonnée de ses alliés; si elle aussi était contrainte de subir la domination autrichienne, alors la conquête de l’Italie par cette Puissance serait achevée. Et l’Autriche, après avoir obtenu, sans qu’il lui coûtât le moindre sacrifico, l’immense bienfait de la liberté de la navigation du Danube et la neutralisation de la mer Noire, acquerrait une influence prépondérante en Occident.

C’est ce que la France et l’Angleterre ne sauraient vouloir, c’est ce qu’elles ne permettront jamais.

Aussi les soussignés sont convaincus que les cabinets de Londres et de Paris prenant en sérieuse considération l’état de l’Italie, aviseront de concert avec la Sardaigne aux moyens d’y porter un remède efficace.

Paris, ce 10 avril 1S50.

Signés: C. Cavour.

De Villamarina.



______________


III

Dépêche adressée aux missions impériales auprès

des cours de Florence, Borne, Naples et Modène, en date

de Vienne le 18 mai 1856.


Les interpellations adressées à M. le président du conseil de Sa Majesté sarde au sujet du traité de paix signé à Paris le 30 mars dernier, ont donné lieu dans les chambres piémontaises à des discussions qui ont sans doute attiré la sérieuse attention du gouvernement... tout comme elles ont fixé la nôtre.

Dans le cours de ces débats, le comte de Cavour a déclaré que les plénipotentiaires de l’Autriche et de la Sardaigne au Congrès de Paris s’étaient séparés avec la conviction intime que les deux pays étaient plus éloignés que jamais de tomber d’accord sur leur politique, et que les principes soutenus par l’un et l’autre gouvernement étaient inconciliables.

Après avoir pris connaissance des explications données par le comte de Cavour au parlement piémontais, nous ne pouvons, je l’avoue, que souscrire à l’opinion qu’il a émise sur l’infranchissable distance qui nous sépare de lui sur le terrain des principes politiques. Parmi les pièces justificatives que le président du conseil a soumises à l’apréciation des chambres, la note présentée, sous la date du 16 avril dernier, par les plénipotentiaires piémontais aux chefs des cabinets de Paris et de Londres, nous a semblé particulièrement digne d’observation. Réduite à sa plus simple expression, cette pièce n’est qu’un plaidoyer des plus passionnés contre l’Autriche. Le système de compression et de réaction violente inauguré en 1848 et 1849 doit nécessairement, affirme le comte de Cavour, maintenir les populations dans un état d’irritation constante et de fermentation révolutionnaire; et les moyens employés par l’Autriche pour comprimer cette fermentation, les occupations permanentes de territoires qui ne lui apartiennent pas, détruisent, selon le président du conseil, l’équilibre établi par le traité de Vienne, et sont une menace continuelle pour le Piémont.

Les dangers créés pour la Sardaigne par l’extension de puissance de l’Autriche sont, aux yeux du comte de Cavour, si flagrants qu’ils pourraient d’un moment à l’autre forcer le Piémont à adopter des mesures extrêmes, dont il est impossible de calculer les conséquences. C’est ainsi que les apréhensions qu’inspire au chef du cabinet sarde l’attitude de l’Autriche en Italie, lui servent de prétexte pour lancer contre nous une menace à peine déguisée, et que rien assurément n’a provoquée.

L’Autriche, pour sa part, ne saurait d’aucune façon admettre la mission attribuée par le comte de Cavour à la cour de Sardaigne d’élever la voix au nom de l’Italie. Il y a dans cette presqu’île différents gouvernements complètement indépendants l’un de l’autre, et reconnus comme tels par le droit public de l’Europe qui, en revanche, ignore entièrement l’espèce de protectorat auquel le cabinet de Turin semble aspirer à leur égard. Quant à nous, nous savons respecter l’indépendance des divers gouvernements établis dans la Péninsule, et nous croyons leur offrir une nouvelle preuve de ce respect en faisant en cette occasion franchement apel à leur jugement impartial.

Ils ne nous démentiront pas, nous en sommes persuadés, lorsque nous posons en fait que le comte de Cavour eût été beaucoup plus près de la vérité en intervertissant le raisonnement dont il a fait usage. A l’entendre, il n’y a que la présence prolongée de troupes auxiliaires dans quelques États italiens qui entretient dans les esprits le mécontentement et la fermentation. Ne serait-il pas infiniment plus juste de dire que la continuation de l’occupation n est rendue nécessaire que par les machinations incessantes du parti subversif, et que rien n’est plus fait pour encourager ses coupables espérances et pour surexciter les passions ardentes, que le langage incendiaire dont a naguère retenti l’enceinte du parlement piémontais?Le comte de Cavour a établi que la Sardaigne, jalouse de l’indépendance d’autres gouvernements, n’admet point qu’une Puissance quelconque puisse avoir le droit d’intervenir dans un autre État, en eût-elle été franchement requise par celui-ci. Pousser le respect de l’indépendance d’autres gouvernements au point de leur contester le droit d’apeler à leur secours, dans l’intérêt de leur conservation, une Puissance amie, c’est là une théorie à laquelle l’Autriche a constamment refusé son adhésion. Les principes professés par l’Autriche en pareille matière sont trop connus pour que nous sentions le besoin de les exposer de nouveau. C’est dans l’exercice d’un droit de souveraineté incontestable, que l’Empereur et ses augustes prédécesseurs ont plus d’une fois prêté des secours armés à des voisins qui les avaient réclamés contre des ennemis extérieurs ou intérieurs. Ce droit, l’Autriche entend le maintenir et se réserver la faculté d’en faire éventuellement usage. Est-il permis, du reste, à qui que ce soit d’avoir des doutes sur les intentions qui ont présidé aux interventions auxquelles l’Autriche s’est prêtée à différentes époques en Italie, lorsque l’histoire est là pour démontrer qu’en agissant ainsi, nous n’avons jamais poursuivi des vues intéressées, et que nos troupes se sont sur-le-champ retirées dès que l’autorité légitime déclarait pouvoir maintenir l’ordre public sans secours étrangers? Il en sera toujours de même. Tout comme nos troupes ont quitté la Toscane, à peine l’ordre légal s’y trouvait-il suffisamment consolidé, elles seront prêtes à évacuer les États pontificaux dès que leur gouvernement n’en aura plus besoin pour se défendre contre les attaques du parti révolutionnaire. Loin de nous, au reste, de prétendre exclure du nombre des moyens propres à faciliter ce résultat, de sages réformes intérieures que nous n’avons discontinué de conseiller aux gouvernements de la Péninsule, dans les limites d’une saine pratique et avec tous les égards dus à la dignité et à l’indépendance d’États au sujet desquels nous ne reconnaissons pas au cabinet de Turin le droit de s’ériger en censeur privilégié. Mais nous sommes persuadés, d’un autre côté, que les démolisseurs ne cesseront de dresser leurs machines de guerre contre l’existence des gouvernements réguliers en Italie aussi longtemps qu’il y aura des pays qui leur accorderont apui et protection, et des hommes d’État qui ne craignent point de faire indirectement apel aux passions et aux tendances destructives. En résumé, loin de nous laisser détourner de notre ligne de conduite par une sortie inqualifiable qui, nous voulons bien l’admettre, a été amenée surtout par le besoin d’un triomphe parlementaire, nous attendrons de pied ferme les événements, persuadés que l’attitude des gouvernements italiens, qui ont été comme nous l’objet des attaques du comte de Cavour, ne différera pas de la nôtre. Prête à aplaudir à toute réforme bien entendue, à encourager toute amélioration utile émanée de la volonté libre et éclairée des gouvernements italiens, à leur offrir notre apui moral et notre concours empressé pour le dévelopement de leurs ressources et de leur prospérité, l’Autriche est aussi fermement décidée à user de tout son pouvoir pour repousser toute agression injuste, de quelque côté qu’elle vienne, et pour concourir à faire avorter, partout où s’étend sa sphère d’action, les tentatives des artisans de troubles et fauteurs de l’anarchie.

Je vous charge, Monsieur, de donner communication de cette dépêche à M , et de me rendre compte des explications que vous en obtiendrez enretour.


vai su


QUATRIÈME ÉTUDE

Sur la nécessité pour l’Europe de mettre un terme à l’agitation italienne.

Il y a dans l’histoire de la question d’Orient, qui, soit dit par parenthèse, offre une grande analogie avec la question italienne, et dans la manière dont elle a été envisagée, traitée et résolue, deux graves omissions ou réticences, savoir: 1° l’action perturbatrice que l’agitation italienne, sous le protectorat sardo-piémontais, a exercée sur le dévelopement et sur la solution de cette question, et 2° la part qu’a eue l’Autriche à l’issue de la guerre d’Orient. Il est de la plus haute importance, par raport à la question italienne, de remplir ces lacunes et d’éclaircir les deux points susmentionnés. Ces éclaircissements obtenus, si je ne me trompe, il ne restera plus de doute que ce ne soit un devoir pour les grandes Puissances européennes, et qu’il touche en même temps à leur dignité de mettre un terme à cette agitation et à ce protectorat dont l’ensemble constitue une anomalie qui met en question le droit public tout entier de l’Europe.

Quiconque aura attentivement suivi les phases qu’a parcourues la question d’Orient, se sera convaincu qu’aucune des cinq grandes puissances européennes, et la Russie pas plus que les autres, ne voulait la guerre, et que, quant à ce qui concerne l’Empire ottoman, non-seulement il ne pouvait la désirer, mais qu’il avait des motifs fondés de la craindre au dernier point. Et cependant c’est lui qui en a pris l’initiative et qui, malgré la plus vive répugnance des cabinets respectifs, y a entraîné avec lui la France et l’Angleterre. Lord Stratford de Redcliffe, à cette époque ambassadeur anglais à Constantinople, passe pour avoir été le principal auteur du Conseil extraordinaire qui poussa la Porte à rejeter la note viennoise, qui contenait un arrangement déjà accepté par la Russie, et à déclarer à celle-ci la guerre, le jour du 4 octobre 1835, sans se soucier le moins du monde de ce qui se faisait ailleurs dans ses intérêts, et pour la protéger, de la part de toutes les grandes puissances européennes. Il est pourtant certain que ce diplomate fit tout cela contre les ordres, les instructions et les intentions de son ministère et que, sans les révolutionnaires qui, après la guerre de 1849 et plus tard à la première nouvelle des différends survenus entre la Russie et la Porte, s’étaient rendus en masse en Turquie et y fanatisèrent les populations musulmanes, lord Redcliffe aurait trouvé les âmes et les esprits bien peu disposés à céder à ses impulsions (49).Il est d’ailleurs incontestable que, si la France et l’Angleterre ne s’unirent point aux deux Puissances allemandes, à l’Autriche et à la Prusse, pour forcer la Porte d’accepter les propositions contenues dans la note viennoise, et qu’au contraire elles s’associèrent à celle-ci dans la guerre qui avait déjà éclaté contre la Russie, cela provenait uniquement de ce que, elles aussi, avaient un public fanatisé par la presse révolutionnaire et parce que, ni elles non plus, ne se trouvaient en état de dominer leur position qui les précipita, malgré elles-mêmes dans une guerre dont, ainsi que la suite l’a prouvé,elles ne connaissaient ni l’importance ni la portée, et sans qu’elles sussent ni comment elle devait être conduite, ni comment elle pourrait être terminée. L’Autriche, la Prusse et la Confédération germanique ne cédèrent point à la pression révolutionnaire; mais la Prusse se trouva enchaînée à la Russie, dans des relations dont elle ne sut ou ne put se dégager et qui l’induisirent à prendre le plus mauvais parti de tous, savoir celui de n’en prendre aucun et à renoncer en quelque sorte, quelque critique que fût le moment pour l’Europe et pour l’Allemagne, aux fonctions de grande puissance européenne. La Confédération germanique, suivant ce mauvais exemple, en fit autant.

L’Autriche, au contraire, bien que sa situation fût, sans comparaison, la plus compliquée et la plus menacée de toutes, remplit envers l’Europe à l’égard de la question d’Orient son devoir de médiatrice, dans une main l’olivier et l’épée dans l’autre; elle le fit, grâce au profond sens politique et à l’imperturbable empire sur soi-même de son noble, généreux et chevaleresque jeune empereur, possédant ces qualités à un si haut point qu’elles feraient le plus grand honneur même à un homme d’État consommé; elle le fit, quoiqu’elle dût nécessairement éprouver la plus grande répugnance à s’associer à une cause qui, toute conservatrice et éminemment européenne qu’elle fût, n’en était pas moins devenue aussi, dans le but le plus abominable, la cause des révolutionnaires en général et celle des révolutionnaires italiens en particulier. Rien dans la question d’Orient ne tenait à ces derniers plus à cœur, que de donner ailleurs tant d’embarras à l’Autriche, qu’elle serait forcée d’abandonner le royaume lombardo-vénitien à lui-même, afin que, à peine serait-il dépourvu de garnison suffisante, on pût l'envahir, le faire s’insurger et l’incorporer, comme en 1848, au Piémont. L’Autriche fit son devoir, quoique l’agitation italienne et l’attitude constamment très hostile du royaume sardo-piémontais la forçassent de divertir une partie considérable de ses forces et affaiblissent son action. Sans cet incident, il n’y a presque pas de doute qu’elle n’aurait empêché la guerre d’Orient qui, même abstraction faite du mal qu’elle a causé, a eu pour résultat bien funeste de troubler de fond en comble le concert européen et de réduire l’Europe à la dure nécessité de chercher à combiner de nouveaux accords et concerts politiques.

L’histoire a entièrement passé sous silence, soit qu’elle ne l’ait pas connue, soit par courtoisie envers les révolutionnaires, la perturbation qu’ont soufferte le cours et le dévelopement naturel de la question d’Orient de la part de l’agitation italienne et du royaume sardo-piémontais,en ce qu’elles suspendaient, paralysaient et affaiblissaient l’action médiatrice de l’Autriche. Or, on se demande s’il n’est pas nécessaire d’empêcher le retour de semblables perturbations, et de les prévenir, pour n’avoir pas besoin de les combattre dans la suite, lorsqu’il pourrait à cet effet être déjà trop tard? Discutons cette question et tâchons d’y répondre.

Dans l'introduction de la présente Étude, nous avons qualifié l’agitation italienne et le protectorat sardo-piémontais d’anomalies qui mettent en question le droit public européen tout entier. Dans la séance du 8 avril du Congrès de Paris de 1836, qui a été celle où il a été parlé d’affaires italiennes, il a été à plusieurs reprises fait usage du mot «anormal.» La position du royaume de la Grèce a été apelée anormale; anormal, l’État romain. Ce mot y a toujours été employé dans le sens qu’un État anormal est une espèce de scandale politique qu’il apartient au concert européen de faire cesser le plus tôt possible. — Mais où trouver un État plus anormal, donnant un plus grand scandale politique, que celui qui se crée la mission de prêter secours à toute rébellion pouvant éclater dans un État limitrophe, quoiqu’il se trouve avec celui-ci sur un pied de paix profonde; qui se croit apelé à censurer, à discréditer et à calomnier les gouvernements voisins; à irriter contre eux, au moyen des accusations les plus fausses, les Puissances occidentales; qui reproduit en soi l’homme de l’Évangile qui voit une paille dans l’œil de son prochain et en jette les hauts cris et ne voit pas une poutre dans le sien; un État où, non-seulement au moyen de la presse la plus infâme, mais jusques à la tribune, l’on prêche Mais c’est assez! Oui, à coup sùr, iln’y a pas aujourd’hui en Europe d’État plus anormal, et qui en compromette davantage la paix et la sûreté que le royaume sardo-piémontais. Depuis qu’elle est chrétienne, l’Europe n’a rien présenté de si anormal dans ses États. Et cependant le concert européen le souffre ((50)!

Lorsqu’en 1854 les Puissances occidentales se disposaient à secourir la Porte dans sa guerre contre la Russie, le royaume de la Grèce, c’est là un fait notoire, envoyait en secret des officiers et des soldats au secours des chrétiens insurgés contre les Turcs dans l’Épire, la Thessalie et la Macédoine. L’Empire ottoman n’apartenait pas encore au concert européen, il n’avait encore donné aucun espoir fondé de porter remède d’une manière radicale à la déplorable condition de ses sujets chrétiens; il avait rejeté la note viennoise; ces populations étaient réellement très malheureuses; leur sort était sous tous les raports déplorable; ce n’était pas là du tout cette comédie au masque tragique du malheur italien; elles fesaient valoir les plus justes titres aux sympathies de l’Europe qui jusqu’alors avait toujours considéré les insurrections des Grecs comme légitimes (51). Le royaume de la Grèce était une récente création des Puissances occidentales de concert avec la Russie. Ce n’est pas la Russie, mais l’Angleterre, sous le ministère de lord Canning, en juillet 1827, qui en avait pris l’initiative. Ce fut une flotte anglo-française-russe qui, pour défendre et protéger les Grecs, détruisit, le 20 octobre de la même année, la flotte turco-égyptienne au port de Navarin; ce fut une armée française qui enleva ou finit par faire enlever la Morée à la Porte; et ce furent la France, l’Angleterre et la Russie qui, dans la Conférence de Londres du 22 mars 1829, s’accordèrent pour détacher de l’Empire ottoman cet ensemble de terre ferme, de presqu’îles et d’iles qui constituent aujourd’hui le royaume de la Grèce, dont la création, évidemment, ne put avoir d’autre but, si toutefois elle en avait un, que celui de servir de base et d’apui aux futures tentatives d’émancipation de la Péninsule hellénique.

Malgré cela, et en face de tout cela, à peine la Porte avait elle, à la nouvelle de l’insurrection susmentionnée, jeté le cri: «à l’aide! au secours!» que les Alliés s’empressèrent de débarquer avec trois mille hommes, partie français, partie anglais, au Pirée (23 mai 1854), à occuper Athènes et à intimer au roi O thon, l’épée dans les reins dans toute la force du terme, de changer son ministère et de rapeler sans délai, sur le-champ, les officiers et soldats de son armée qui s’étaient mis à la tête ou dans les rangs des insurgés. — Or, si la tentative de ces chrétiens de s’émanciper d’un gouvernement décidément barbare et tyrannique constituait une rébellion, et si la protéger et la secourir était interdit à un État qui, ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, ne pouvait avoir d’autre destination que celle de servir de base et d’apui à toute tentative de cette nature: comment une insurrection lombardo-vénitien contre la domination autrichienne ne serait-elle pas une rébellion? Comment ne serait-ce pas un crime de lèse-droit public de la favoriser par des espérances et même par des promesses de secours? Martens dit à ce sujet: «C’est sans doute se déclarer l’ennemi du genre humain que de tâcher à exciter les peuplesà la révolte en leur promettant secours (52)

L’attitude du royaume sardo-piémontais envers l’Autriche est non-seulement un crime de lèse-droit public, mais un crime de lèse-humanité. Qui est-ce qui a encouru la responsabilité du drame sanglant de Bresse? Est-ce Haynau? Quelle confusion d’idées!!Depuis qu’on se réunit en congrès, il n’y a point d’exemple que la conservation d’un État et son intégrité soient devenues l’objet des soins et des précautions dont on entoura l’Empire ottoman au Congrès de Paris de 1856. Le septième article du traité de paix du 50 mars de la même année dit: «Leurs Majestés (l’empereur des Français, l’empereur d’Autriche, la reine d’Angleterre, le roi de Prusse, l’empereur de toutes les Russies et le roi de Sardaigne) déclarent la Sublime-Porte admise à participer aux avantages du droit public et du concert européens. Leurs Majestés s’engagent, chacune de son côté, à respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman, garantissent en commun la stricte observation de cet engagement, et considéreront, en conséquence, tout acte de nature à y porter atteinte comme une question d’intérêt général.»

Et le huitième article dit:

«S’il survenait, entre la Sublime-Porte, et l’une ou plusieurs autres puissances signataires, un dissentiment qui menaçât le maintien de leurs relations, la Sublime-Porte et chacune de ces puissances, avant de recourir à l’emploi de la force, mettront les autres parties contractantes en mesure de prévenir cette extrémité par leur action médiatrice.

«Qui ne croirait que cela eût dû suffire à tranquilliser le Congrès sur le compte de la sûreté et de l’intégrité de l’Empire ottoman, lequel, à la suite du susdit traité, se trouvait placé sous la garantie de toutes les cinq grandes Puissances européennes, y compris la Russie et, brochant sur le tout, aussi sous celle de delà Sardaigne? — Que dirait Napoléon d’un tel accouplement, lui qui ne pouvait se résigner à voir aussi figurer parmi les représentants des grandes Puissances européennes qui l’accompagnaient dans son voyage à File d’Elbe, le représentant de la Prusse, laquelle cependant compte pour trois royaumes de Sardaigne? — Mais loin de là, ces deux articles furent jugés insuffisants par la France, l’Angleterre et l’Autriche, et ces trois Puissances s’unirent en un traité de garantie du traité du 50 mars et signèrent le fameux traité du 15 avril conçu en ces termes:

«Sa Majesté l’empereur des Français, Sa Majesté l’empereur d’Autriche, et Sa Majesté la reine du Royaume Uni de la Grande-Bretagne qu’entraînerait, de leur part, toute infraction aux stipulations de la paix de Paris, ont nommé à cet effet, pour leurs plénipotentiaires, savoir: le comte Colonna Walewski,... le comte Buol-Schauenstein et le baron de Hubner,... le comte de Clarendon et le baron Cowley, lesquels sont convenus des articles suivants:

Art. 1. «Les Hautes parties contractantes garantissent solidairement entre elles l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman, consacrées par le traité conclu à Paris le 30 mars 1836.»

Art. 2. «Toute infraction aux stipulations du dit traité sera considérée, par les Puissances signataires du présent traité, comme casus belli. Elles s’entendront avec la Sublime-Porte sur les mesures devenues nécessaires et détermineront, sans retard, l’emploi à faire de leurs forces militaires et navales.»

«Art. 5. — Le présent traité sera ratifié, et les ratifications en seront échangées dans l’espace de quinze jours, ou plustôt s’il est possible. En foi de quoi, etc.... Fait à Paris le 15(e) jour du mois d’avril 1856.»

Ce traité du 15 avril fut un des événements relatifs à la question d’Orient qui donnèrent le plus à penser au public politique, et sa signification et sa portée peuvent recevoir les interprétations les plus diverses. Pour en comprendre le sens et en expliquer la nécessité, il faut recourir à l’histoire de la guerre d’Orient et y rechercher la part qu’a eue l’Autriche à sa décision en faveur de la cause européenne; c’est ce que nous allons faire sans retard. Mais nous nous croyons, déjà dès à présent, autorisés à faire observer que toutes ces garanties à l’apui de l’Empire ottoman ne sauraient le consolider et resteront illusoires, aussi longtemps qu’un État limitrophe, par ses machinations, pourra faire une guerre, quoique sourde, cependant constante à la Puissance qui, le «casus belli» échéant, aurait la première à courir aux armes et à se mesurer avec le géant contre lequel on croit devoir prendre tant de précautions. Comment l’Autriche pourrait-elle s’engager, contre la Russie ou contre une autre Puissance, dans une guerre que le traité de paix du 30 mars 1856 et celui de garantie du 15 avril de la même année lui imposeraient, tant qu’il dépend du bon plaisir d’un État, qui est le fléau de soi-même ainsi que des États italiens qui ont le malheur de l’avoir pour voisin, d’en paralyser l’action en s’alliant avec l’agitation italienne? Qu’on ne parle plus d’équilibre politique tant qu’on laissera subsister une anomalie de cette nature!

Nous avons encore bien des choses à dire sur le compte de cette action perturbatrice qu’exerce l’agitation italienne, sous le protectorat sardo-piémontais, sur l’équilibre politique européen; nous le dirons plus tard; pour le moment recourons à l’histoire de la guerre d’Orient afin de connaître la part que l’Autriche a prise à sa décision. Il y a surtout trois moments dont nous avons à nous occuper. Le premier, c’est la position de l’Empire ottoman, aux commencements de la guerre, à l’égard de ses sujets chrétiens du rite grec-oriental, des Serviens, des Monténégrins et des Grecs; le second, c’est l’évacuation, de la part de l’armée russe, des Principautés danubiennes et leur occupation par un corps d’armée autrichien; le troisième, c’est la diversion opérée par l’Autriche en faveur de la guerre en Crimée.


I. La guerre entre la Porte et la Russie avait à peine commencé que, pour tout homme de bon sens et réfléchi, il devenait clair et manifeste que la première s’y était précipitée en aveugle sans en connaître les dangers. Les populations chrétiennes du rite grec-oriental, ses sujets, une fois instruites, ce qui était inévitable, de la cause et du motif des différends survenus entre la Porte et la Russie, et sachant qu’il s’y agissait d’un patronat qui donnerait à celle-ci un titre légal pour améliorer leur sort très malheureux et alléger le poids de l’esclavage sous lequel elles gémissaient, et pour les mettre à même de pouvoir être librement chrétiennes; ces populations, disons-nous, devaient nécessairement voir dans le Czar leur libérateur et se disposer à s’insurger contre les Turcs, aussitôt qu’ils aprirent qu’une armée russe s’aprochait du Danube. Pour ces populations, la reconnaissance, de la part du Sultan, du patronat auquel prétendait la Russie, était la chose la plus indifférente du monde. Le mal que pouvait faire ce patronat, une fois formellement admis, fut déjà produit par la seule nouvelle qu’il avait été demandé. A peine sut-on que la guerre était déclarée qu’une inquiétude incroyable s’empara des chrétiens du rite grec-oriental dans toute la Turquie; ils cherchaient des armes et des munitions et prenaient des mesures pour mettre leurs familles en sûreté.

En face de ce péril qui était suprême, attendu qu’il s’agissait de cinq millions de sujets qui, en s’insurgeant, n’avaient rien à perdre, mais tout à gagner, et qui,auraient rendu impossible toute défense soit du Danube soit du Balkan, la Porte ne prit que des demi-mesures, si toutefois elle en prit. L’intérieur de l’Empire fut presque complètement dégarni de troupes. On occupa et fortifia Kalafat, sur la gauche du Danube, en face de Widdin, pour empêcher les Russes de se mettre en raport avec les Serviens, et l’on réunit 25 à 50,000 hommes pour la défense de cette espèce de tête de pont et de cette place. On y employa de même les troupes qui gardaient la Haute Bulgarie, province, à l’exception des villes, entièrement chrétienne, contre les Serviens qui se disposaient à y entrer et à la soulever. La guerre prit, dans la petite Valachie et sur le Danube, une tournure avantageuse pour la Porte, en tant que non-seulement ses troupes firent preuve de beaucoup de bravoure, mais qu’aussi leurs chefs montrèrent beaucoup d’intelligence, surtout leur commandant en chef, Omer-Pacha; mais tout cela ne changea rien à la position de l’Empire en présence de ce danger qui était le plus pressant de tous ceux dont il était alors menacé, ni n'écartait d’aucune manière l’épée de Damoclès suspendue sur sa tête à un cheveu très mince. Â quoi servaient des mesures pour tenir les Russes éloignés des Serviens, si l’on n’en prenait à la fois pour tenir les Serviens éloignés des Russes?

Le danger, très grand et même suprême par soi-même, d’un soulèvement général des chrétiens, était imminent par la circonstance que, parmi les Serviens et les Monténégrins, leurs coreligionnaires, sujets vassaux mais émancipés, et parmi les Grecs, également leurs coreligionnaires, mais tout à fait indépendants, le parti russe était devenu indomptable et tout à fait prédominant. La Servie ne compte qu’un million d’habitants, mais tout homme capable de porter les armes y est soldat, etsoldat dès son enfance. Le nombre des conscrits pour la milice s’élevait à cent mille hommes, répartis sur quatre districts militaires, tous complètement armés et pourvus aussi d’officiers; déjà on en avait désigné 30,000 hommes afin de les mettre sur le pied de guerre, et déjà on avait établi un corps d’observation sur le Timok, et un autre sur la route de Nissa. Déjà le gouvernement servien s’aprêtait à évacuer Belgrade avec les caisses, le trésor et les chancelleries. La guerre était certaine. — Qui est-ce qui l’a empêchée, qui est-ce qui s’y est oposé? Qui a arrêté cette nation de guerriers? — C’est l’Autriche qui l’arrêta en lui intimant, le 6 février 1834, de la façon la plus solennelle et la plus catégorique, que tout acte hostile qu’elle se permettrait contre l’Empire ottoman serait pour elle le signal du passage de la Save avec un corps d’armée. En effet, déjà il s’en concentrait un dans la Vayvodie et déjà ses régiments dits de frontière étaient prêts à franchir ce fleuve au premier signal qui leur en serait donné. — Et, de même que les Serviens, les Monténégrins étaient également sur le point d’entrer dans l’Herzégovine et d’y soulever les chrétiens. Ils étaient à peine sortis, par l’entremise de l’Autriche, à des conditions modérées, d’une guerre avec la Porte qui les menaçait d’une extermination totale. Néanmoins, la difficulté de les arrêter ne fut pas moins grande que lorsqu’il s’était agi de faire faire halte aux Serviens. Quelque peu de paroles que leur avait adressées leur Vladica fournirent à celui-ci six mille volontaires qui jurèrent de le suivre à la guerre sainte, comme ils l’apelaient. L’Autriche doubla et tripla les garnisons de Raguse et de Cattaro; aussi les Turcs en Bosnie et en Albanie prirent-ils les armes. A la fin ils se calmèrent, ce qui ne serait point arrivé si les Serviens ne se fussent pas modérés.

Pour comprendre et mesurer toute la portée de l’intervention autrichienne en faveur de la Porte, ou pour mieux dire, de la cause européenne qui y a été prise en considération, il suffît de se rapeler ce qui s'est passé en Épire et en Thessalie, où une poignée de Grecs réussit, en très peu de jours, à soulever toute la population chrétienne et à forcer les habitants musulmans de se réfugier dans les villes ou dans les lieux fortifiés. Constantinople en fut épouvantée. L’occupation d’Athènes par les Français et les Anglais n’eut lieu que le 23 mai 1834, par conséquent trois mois et demi après la protestation intimée par l’Autriche à la Servie: preuve la plus convaincante que les Alliés ne connaissaient pas même la position plus que critique dans laquelle l’Empire ottoman se trouvait à l’égard de ses sujets chrétiens, et qu’eux aussi n’avaient pas davantage une idée claire des périls qui accompagnaient cette guerre. On ne sait que penser, et encore moins que dire, lorsque, d’un côté, on lit les lamentations du maréchal Saint-Arnaud contre l’inaction de l’Autriche et que, de l’autre côté, l’on considère la peur qu’on avait à Londres et à Paris que les démonstrations armées de l’Autriche, le long de toute la frontière austro-turque, depuis les bouches de Cattaro jusqu’à Belgrade, ne fussent des démarches préliminaires pour préparer un partage de la Turquie entre l’Autriche et la Russie. L’insurrection dans les deux provinces susmentionnées, voyant sa cause contrariée par les mêmes deux nations très puissantes qui, en 1827, avaient rivalisé avec la Russie de sympathies pour elle, et s’apercevant, par-dessus tout, que la Servie et le Monténégro ne donnaient signe de vie, dut se dissoudre non sans avoir fourni de brillantes preuves de courage dans les différentes rencontres qu’elle avait eues avec les Turcs. Heureux qui put alors se sauver avec sa famille dans des lieux écartés, dans les montagnes et les forêts! Le tout fut un déplorable et immense malheur qu’on aurait pu et dû prévenir et empêcher. — N’omettons pas de rapeler la circonstance très importante que la nouvelle de l’insurrection de l’Épire et de la Thessalie étant parvenue à l’armée d’Omer-Pacha, les soldats musulmans apartenant à ces provinces abandonnèrent par milliers leurs drapeaux pour voler au secours de leurs compatriotes qui se défendaient, le mieux qu’ils pouvaient, contre les chrétiens; de sorte que, si l’insurrection à l’intérieur se fût aussi étendue à la Bulgarie, à la Roumélie, et à toutes les provinces confinant à la Servie et au Monténégro, l’armée turque qui, sous les ordres d’Omer-Pacha, défendait le Danube, aurait cessé d’exister. La question d’Orient aurait alors reçu sa solution, non pas par les Alliés, mais par les insurgés; l’Empire ottoman serait devenu une province russe. Pour réparer le mal d’une semblable solution qui aurait réduit l’Europe à une condition pire que n’avait été celle où elle se trouvait 4e 1810 à 1812, il aurait fallu une guerre sur une échelle deux ou trois fois plus grande que celle que Napoléon fit à l’Espagne. C’est l’empereur d’Autriche, François-Joseph, qui, en dédaignant les clameurs des révolutionnaires et de la plèbe politique, a épargné à l’Europe une guerre de cette nature. La frontière austro-turque, depuis les bouches du Cattaro jusqu’à Belgrade, a une étendue de 110 milles géographiques dont quinze sur un degré. L’Autriche y entretenait pendant la guerre d’Orient plus de 80,000 hommes. Les frais de cette intervention furent immenses.

De tous les faits qui ont eu pour objet la solution de la question d’Orient, c’est celui dont nous venons de parler qui a été le plus grave, le plus décisif, quoique son importance fût purement négative. Ce fait explique et justifie, par lui seul, le traité de garantie du 15 avril 1856. L’histoire en a fait à peine mention et sa portée est restée complètement inaperçue (53).

II.Lors de la guerre de Hongrie de 184-9, l’empereur Nicolas avait prêté à l’Autriche un secours magnanime très étendu, très efficace et décisif, secours pour lequel son empereur, et avec lui tout véritable Autrichien, lui vouait la plus vive gratitude et croyait devoir la lui témoigner. Mais la gratitude, quels qu’en puissent être le degré et l’étendue, ne saurait jamais obliger à l’oubli de ses propres devoirs, ni à une lâche condescendance ou adhésion. La gratitude de l’Autriche envers la Russie ne pouvait ni ne devait lui faire résigner les fonctions et les devoirs de Puissance européenne ni sa mission à l'égard de l’équilibre politique. Le secours qui lui avait été prêté 11e pouvait devenir une dette remboursable par des actes qui compromettaient la dignité, l’autorité et la sûreté de la monarchie. Ce que la Russie avait fait pour l’Autriche,ten 4849, l’Autriche l’avait fait pour la Russie et pour la Prusse, en 1815, après la bataille de Bautzen; elle l’avait fait en 1809 pour l’Espagne et, en 1805, pour l’Angleterre. La Russie ne lit en 1849 que son devoir comme grande Puissance européenne, et pas autre chose que ce que devait lui dicter et que lui dicta certainement son propre intérêt. La désorganisation de l'Europe ne pouvait jamais lui rester indifférente.

En partant de ces réflexions, l’Autriche qui eut l’oportunité de se convaincre que la Russie méditait un grand coup en comptant sur les dispositions des populations chrétiennes du rite grec-oriental soumises à la Porte, ainsi que sur celles des Serviens, des Monténégrins et des Grecs, l’Autriche, disons-nous, se sérail, déjà depuis le mois de novembre 1835, associée aux deux puissances occidentales, si elle n’avait dû encore employer, en outre des troupes établies le long de la frontière turque, une armée à la garde de son royaume lombardo-vénitien. Sans cet obstacle mis à son action politique, l’Autriche aurait déjà fait en décembre 1855 ce qu’elle fit en décembre 1854. A cette époque, la Russie se serait contentée de voir l’Autriche faire profession ouverte de neutralité. Celle-ci répondit constamment qu’en sa qualité de grande Puissance européenne, elle ne pouvait rester neutre toutes les fois qu’elle verrait menacé l’équilibre politique, comme le menaçait l’occupation des Principautés danubiennes de la part de la Russie et la guerre qu’elle lésait à la Porte sur le Danube; et ce fut à l’époque même on lui fut adressé le dernier message pour réclamer, sinon son alliance, au moins sa neutralité, quelle intima à la Servie l’ultimatum susmentionné, du 6 février, qui produisit sur le cabinet de Saint-Pétersbourg l'effet d’une grande bataille perdue, et qui le détermina et le força de renoncer à son plan de guerre, d’abandonner la petite Valachie, et de transporter la campagne du haut au bas-Danube.

Mais quoique les Serviens se tinssent tranquilles, ils n’en avaient pas pour cela déposé les armes, ni licencié l’armée qu’ils avaient rassemblée sous le prétexte de défendre leur neutralité. Vers la fin de février 1854, l’Autriche avait, dans la seule Vayvodie, en face de la Servie, 50,000 hommes sous les armes, à une époque où les Puissances occidentales n’avaient pas même encore déclaré la guerre à la Russie. Tant que l’armée russe fesait la guerre dans les Principautés et sur le Danube, les populations chrétiennes de l’Empire ottoman ne cessaient d’inspirer les craintes les plus sérieuses. De son côté, l’Autriche ne pouvait voir d’un œil tranquille et indifférent, sur ses frontières de la Transylvanie qui, peu d’années auparavant, avait été complètement bouleversée par les révolutionnaires, l’armée d’Omer-Pacha remplie de renégats et d’éléments subversifs et hostiles à tout bon ordre. Les Alliés, la Porte et l’Autriche, et encore la Prusse, comme Puissance allemande qui tenait, sinon à autre chose, au moins à la liberté du Danube, avaient tous un intérêt plus ou moins direct à déterminer l’empereur Nicolas à retirer ses troupes des Principautés. Il ne lui en devait pas coûter beaucoup, pour faire cette concession, puisque l’ennemi était exclusivement maître de la mer, et que le Danube avec ses forteresses, présentant une barrière insurmontable, ne lui promettait aucun succès.

Ce n’étaient pas d'ailleurs les seuls motifs qui fissent désirer que l’armée russe abandonnât les Principautés. On était d’accord à Londres, à Paris, à Vienne et à Constantinople que, pour atteindre au grand but de cette guerre, qui devait être et était d’enlever une partie de sa force à l’action prépondérante de la Russie sur l’Empire ottoman et y produire une espèce d’équilibre, il fallait s’emparer de Sébastopol et y détruire non seulement la flotte quelle y avait, et qui était la terreur de Constantinople et de la Turquie, mais encore tous les établissements maritimes. Mais impossible de penser à l’expédition de Crimée, tant que les Russes, établis dans les Principautés, menaçaient le cœur de l’Empire ottoman, et qu’on n'avait pas les moyens de faire simultanément l’un et l’autre. Il fallait ici commencer par poursuivre la guerre dans les Principautés et lui consacrer une année entière, et même encore devenait-elle, indépendamment de l’insalubrité du pays, une guerre extrêmement ardue pour les Alliés qui auraient dû s'éloigner de leurs flottes. Mais que serait en attendant devenue la Crimée ainsi que Sébastopol?

C’est à la suite de ces réflexions que la France, l’Angleterre et la Prusse concertèrent avec l’Autriche une convention entre celle-ci et la Porte, conçue en des termes tels que la Russie dut en tirer la conclusion de l’abandon forcé des Principautés, si elle ne voulait que l’Autriche accédât en définitive à la coalition qui déjà subsistait contre elle. La Porte donna son adhésion au projet, et la convention fut signée à Constantinople le 14 juin, et ratifiée à Vienne le 50 du même mois. Il y est dit que «l’Autriche, en reconnaissant que l’existence de l’Empire ottoman, dans ses limites actuelles, était nécessaire au maintien de l’équilibre politique entre les États européens, et que notamment l’évacuation des Principautés danubiennes était une condition essentielle de sa dite intégrité, s’engage à épuiser tous les moyens, par la voie de négociations diplomatiques et autres, pour obtenir l’évacuation des Principautés danubiennes de l’armée étrangère qui les occupe et d'employer même, en cas de besoin, le nombre nécessaire de troupes pour atteindre ce but (54)

Les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ne nous permettent pas de donner ici l’historique de ces négociations, ni de celles qui furent conduites par l’Autriche avec la Prusse et avec la Confédération germanique, dans le but d’être secourue par ces deux Puissances, en cas que la Russie se tournât contre elle avec le noyau de ses forces. Il nous suffit de rapeler le fait que la Russie finit par abandonner les Principautés et que l’Autriche les occupa avec des forces suffisantes pour les défendre; que les craintes qu’inspiraient les chrétiens de l’Empire ottoman, les Serviens et les Monténégrins vinrent à cesser; que l’expédition de Crimée put avoir lieu et eut lieu en effet, ce qui n’aurait été possible qu’une année plus tard, si toutefois l’on y arrivait à temps, si l’Autriche ne se chargeait de l’évacuation, de l’occupation et de la défense des Principautés; et enfin, que celte occupation rendit disponible, pour l’expédition de Crimée, non seulement l’armée française et anglaise, mais encore une partie de l’armée turque, puisque, sur la fin d’avril 1855, il y avait dans la presqu’île susdite 40,000 Turcs et beaucoup plus encore en Asie où, sans les secours qui y arrivèrent du Danube, l’armée turque aurait à peine été à même de tenir la campagne. L’histoire a, il est vrai, parlé de l’occupation des Principautés danubiennes par les Autrichiens et y a aussi attaché quelque importance: mais elle n’en a guère reconnu toute la portée, ni tout le mérite qui consista à avoir hâté la paix, pour le moins, d'une année.

L’Autriche ne fit jamais à l’empereur Nicolas un mystère de sa politique à l’égard de la question d’Orient. Sa conduite n’a jamais été équivoque. Dès les premiers mois de 1854, avant que les Puissances occidentales déclarassent la guerre à la Russie, elle eut 80,000 hommes sous les armes prêts à agir pour la cause européenne. Ce fut l’Autriche, nous ne saurions trop le répéter, qui arrêta le branle que les Serviens, les Monténégrins et les Grecs devaient donner à une insurrection générale des sujets chrétiens de la Porte. Si elle n’a pas empêché l'impulsion que ceux-ci reçurent des Grecs en Épire et en Thessalie, c’est qu’elle ne fut pas à portée de le faire. Cette insurrection, si l’Autriche ne l’avait comprimée, aurait transporté en peu de mois la guerre, des bords du Danube, aux faubourgs de Constantinople.

L’empereur Nicolas ne pouvait renoncer à l’idée que l'Autriche, après 1849, ne saurait avoir d’autre politique que la sienne.

L’une des demandes qu’en janvier 1834, le comte Orloff fit au cabinet de Vienne, était le libre passage d’un corps d’armée russe par la Servie ((55). Le Czar s’obstina trop fortement à vouloir poursuivre sur le Danube la guerre à laquelle il s’efforçait de toutes les manières de donner le caractère d’une guerre d’émancipation politique et religieuse. Ce ne fut que la convention du 14 juin avec la Porte qui enfin le détrompa; c’est alors seulement que ce monarque se persuada que l’Autriche avait définitivement adopté une politique indépendante, en oposition avec la sienne. Aussi ne tarda-t-il pas à réunir des forces armées aux frontières de la Pologne. L’Autriche en fit de même aux frontières de la Galicie et de la Bucovine. Dans les derniers mois de 1834, il y avait dans ces pays 100,000 Russes et 100,000 Autrichiens qui se surveillaient réciproquement.

Mais aussi l’agitation italienne et le ministère sardo-piémontais se refusaient à croire que l’Autriche pût se détacher de la Russie, et ils étaient toujours encore dans l’attente impatiente d’une guerre dans laquelle s’engageraient les Puissances occidentales avec l’Empire ottoman d’une part, et d’autre part la Russie avec l’Autriche: lorsque, à leur grand désapointement, parut la convention du 14 juin qui dissipa leurs espérances. L’empereur des Français, qui rendait une justice pleine et entière à la politique prudente et circonspecte de l’Autriche, leur fit connaître qu’il ne permettrait en aucun cas que la paix de l’Italie vint à être troublée ((56). Cette déclaration aplanit la voie au traité d’alliance de l’Autriche avec la France et avec l'Angleterre, du 2 décembre 1834, dont le but n’était pasautant d’ajouter de nouveaux matériaux à la conflagration que d’arriver le plus tôt possible à une paix solide et durable. Ce traité porta la plus grande consternation et le désespoir au camp de l’agitation italienne et dans le ministère sardo-piémontais. Mais voilà qu’inopinément s’offre l’occasion de ranimer les esprits. L’Angleterre, comme nous l’avons dit ailleurs, cherchait des soldats pour la guerre en Crimée et éprouvait les plus grandes difficultés d’en trouver. Le ministère sardo-piémontais lui en offrit une quinzaine de milliers à la condition que la Sardaigne fût admise, comme quatrième Puissance, à l’alliance franco-anglo-turque qui lésait la guerre à la Russie; ce qui lui fut accordé par le traité du 12 janvier 1855. L’agitation italienne en fut transportée de joie. Elle voyait déjà, à la première guerre qu’elle ferait à l’Autriche, accourir les deux Puissances occidentales, par terre et par mer, afin de l’aider à en finir une bonne fois avec l’Allemand détesté. Le traité susmentionné à peine signé, le ministère sardo-piémontais tenta de porter les deux Puissances à s’interposer auprès de l’Autriche dans le but de lui faire lever le séquestre qu’elle avait mis sur les biens des émigrés lombards, demande qui cependant ne fut nullement accueillie. Ce traité, qui coûta au royaume sardo-piémontais 80 millions de francs, et en outre plus d’un millier de ses meilleurs soldats qui, à l’exception d’un peu plus d’une centaine, durent misérablement périr dans les hôpitaux de Balaclava et de Constantinople, ne raporta à ce royaume que l’honneur, certainement insigne, d’avoir, lui aussi, deux représentants au Congrès de Paris ((57). Le président du ministère susmentionné,voulant s’excuser de s’être immiscé avec si peu de fruit dans la guerre d’Orient, dit à la Chambre des députés sardo-piémontais ces mémorables paroles:

«Que cela s’était fait dans l’espoir que cette guerre prendrait des dimensions beaucoup plus grandes qu’elle n’en avait prises; motif qui, à coup sur, n'a jamais encore été mis en avant par aucun État chrétien pour justifier une guerre ((58).

Les Russes qui, dans la première semaine du mois d’août, eurent ordre de leur Empereur d’évacuer définitivement les deux Principautés danubiennes, en sortirent et repassèrent le Pruth. L’occupation de ces Principautés du côté de l'Autriche eut lieu,pendant quelque temps, conjointement avec l’armée turque.

Celle-ci passa plus tard partie en Crimée, partie en Asie, de
sorte que l’occupation des Principautés par l’Autriche valut aux Alliés, en Crimée, un renfort de 40,000 Turcs, et un renfort encore plus considérable à l’armée turque, en Asie, qui en avait le plus grand besoin.

III. Nous voici arrivés à la troisième période de la guerre d’Orient, à la guerre que les Alliés firent en Crimée. L’expédition dans cette presqu’île transportait la guerre des Alliés à l’une des extrémités de la Russie, par conséquent à la plus grande distance du centre de sa force; elle permettait aux Alliés la coopération de leurs flottes; elle leur facilitait au plus haut degré l’aprovisionnement de leurs armées et l’arrivée des secours; elle réduisait la guerre à une de ses formes les plus simples, à un siège et à sa protection contre l’armée ennemie qui tenterait de le faire lever; elle avait un champ de bataille très facile à rendre inexpugnable, à cause de sa conformation topographique, et qui renferme deux ports de mer, tous les deux également faciles à fortifier et à convertir en places d’armes où, en cas d’une bataille perdue, l’on pouvait ou se rembarquer ou bien y attendre des renforts pour recommencer les opérations. Nonobstant tout cela, la guerre y fut une lutte du commencement jusqu’à la fin incertaine et douteuse. Cette guerre peut se résumer dans les faits suivants: 1° que dans toutes les batailles qui y furent livrées, les Russes furent constamment dans une infériorité numérique décidée; 2° que néanmoins les Alliés auraient eu le dessous dans les combats les plus importants et les plus décisifs, si leurs troupes n’avaient pas fait preuve d'une bravoure plus qu’héroïque, pour peu que les Russes eussent eu quarante ou cinquante mille hommes de plus; 5° que ces quarante à cinquante mille hommes de plus, ils les auraient eus, s’ils n’avaient pas été retenus par les Autrichiens aux frontières de la Pologne, et par conséquent, 4° que, sans les Autrichiens, l'expédition de Crimée n’aurait pu se faire et que, si pourtant elle eût eu lieu, elle n’aurait pas obtenu le succès qui l’a couronnée. Les Alliés débarquèrent sans obstacle sur les côtes de la Crimée, à mi-chemin entre Eupatoria et Sébastopol, le 14 septembre 1854, avec 50,000 Français, 22,000 Anglais et 7,000 Turcs, ensemble 59,000 hommes. La flotte se composait de 54 vaisseaux de ligne et 50 bateaux à vapeur, et de 80 bâtiments de transport. Dans leur marche sur Sébastopol, les Alliés rencontrèrent, le 20 septembre, placée sur la petite rivière dite l’Alma, occupant un plateau qui descend rapidement vers cette petite rivière, une armée russe qui ne comptait pas plus de 55,000 hommes, avec 84 canons, sous les ordres du prince Mentchikoff. Sa position était très forte contre une attaque de front, mais ses ailes n’étaient protégées par aucun obstacle naturel. En effet, les Français en assaillirent l’aile gauche avec deux divisions entières. La bataille fut néanmoins disputée pendant plus de quatre heures, mais elle finit par être perdue pour les Russes. Les Anglais, qui attaquèrent la position de front, firent une perte considérable, 2,000 hommes tant tués que blessés, et celle des Français ne fut pas moins grande, savoir 1,500 hommes tués ou blessés.

Or, si l’on considère attentivement cette bataille, on ne conserve point de doute que les Russes, malgré leur infériorité numérique, ne l’eussent gagnée ou, qu’au moins, ils se seraient maintenus dans la position qu’ils occupaient, si le prince Mentchikoff, leur commandant, avait pris les mesures qu’exigeait la conformation du champ de bataille. Entre son aile gauche et la mer, il y avait un espace d’environ 4,000 mètres qui lui semblait inaccessible et qui resta à peu près complètement dégarni de troupes. Une division entière de Français avec son artillerie l’avait non-seulement déjà gravi, mais était déjà en pleine marche contre son flanc gauche, qu’il s’obstinait toujours encore à ne pas le croire. Dix mille hommes de plus auraient suffi à réparer cette faute et à en prévenir les conséquences.

L’armée russe perdit 4,600 hommes, tant morts que blessés, mais pas une seule pièce d’artillerie, et elle opéra sa retraite avec beaucoup d’ordre. Les Alliés, quoiqu’ils eussent encore devant eux deux heures de jour, ne les poursuivirent point; ils passèrent la nuit sur le champ de bataille qu’ils avaient conquis et s’y fixèrent pendant les journées du 21 et du 22. Le 23, ils se remirent en marche, tournèrent Sébastopol et se trouvèrent entre l’armée russe et la place; celle-ci était donc isolée. Mais, sans s’arrêter, ils continuèrent leur marche jusqu’à Balaclava, et prirent position au Sud de Sébastopol, entre la Tchernaïa et la mer. Leur marche, qui dura quatre jours, fut extrêmement fatigante, mais sans être le moins du monde molestée par l’ennemi. Celui-ci sembla avoir complètement disparu et avoir abandonné la péninsule. Sébastopol n’avait d’autre fortification qu’une enceinte de maçonnerie. Les ouvrages qui servirent à la défendre étaient encore à construire. La garnison consistait en quatre bataillons de ligne et en vingt mille marins destinés à servir l’artillerie et à travailler aux fortifications. L’isolement de la place devait être l’objet principal de l’entreprise. Avec l’éloignement spontané de l’armée russe il était devenu un fait Accompli. Il suffisait de s’établir à l’Est de Sébastopol et de s’y retrancher. Mais les Alliés se disposèrent à cette entreprise sans avoir des forces suffisantes. Ils rouvrirent, eux-mêmes, le passage à l’armée russe qui ne comptait que 50,000 hommes présents sous ses armes. L’entreprise qui, avec des forces suffisantes eût été on ne peut plus facile, devint extrêmement ardue et remplie de dangers.

Dans la seconde moitié d’octobre, l’armée des Alliés fut portée, moyennant un renfort de 18,000 Français, à un effectif de 72,000 hommes. Le 22 du même mois, l’armée russe reçut d’Odessa une division d’infanterie tout au plus de 10,000 hommes. Le prince Mentchikoff ne lui accorda que trois jours de repos seulement; et déjà le 23 octobre il s’en servit, en y ajoutant quelques bataillons d’infanterie et deux régiments de cavalerie, pour livrer la bataille de Balaclava. Les Russes y réussirent à déloger les Turcs de quelques postes fortifiés, et à terriblement malmener une brigade de cavalerie légère anglaise qui, par suite d’un fatal malentendu, fut envoyée à une véritable boucherie; mais tout cela n’eut aucun résultat notable. Sur ces entrefaites arrivèrent deux autres divisions d’infanterie, toutes les deux également d’Odessa. Les Russes avaient, à la fin d’octobre, 65,000 hommes, les Alliés 72,000; ceux-là 20,000, ceux-ci 53 à 40,000 matelots.

Le 3 novembre eut lieu la bataille d’Inkerman qui offre un intérêt particulier relativement à notre objet.

Aussi cette bataille est un de ces faits historiques qui parlent et se rectifient d’eux-mêmes. 23,000 Français étaient de garde dans les tranchées et dans les batteries de siège. A droite était établie, sur une ligne, dans la direction du Nord au Sud, qui se repliait aux deux extrémités, de manière à former un Z, l’armée des Alliés occupant un terrain de 12,000 mètres. Les Turcs gardaient Balaclava à l’extrémité méridionale de la susdite position. Ceux-ci, aussi bien que les Français, avaient, pour plus de précaution, élevé des retranchements dans l’espace qu’ils occupaient; il n’en fut pas de même des Anglais qui occupaient l’extrémité septentrionale la plus raprochée de Sébastopol. Le plan de bataille des Russes fut d’assaillir les Anglais, qui n’y avaient que 12,000 hommes, avec des forces de beaucoup supérieures et de menacer à la fois le centre et l’aile droite, où étaient les Français, afin de les clouer à leur poste et de les empêcher de secourir les Anglais. 5,000 hommes furent destinés à se jeter sur les tranchées et sur les batteries de siège. Les Russes qui assaillirent les Anglais étaient divisés en deux colonnes: l’une, celle de droite, sortit de Sébastopol; l’autre vint d’Inkerman; celle de droite devait tourner leur aile gauche et l’attaquer de front, de flanc et sur les derrières; l’autre était destinée à attaquer de front leur aile droite. Mais la colonne droite ne s’étendit pas autant qu’il le fallait à droite et, faute d’espace, les deux colonnes s’embrouillèrent. C’est ce qui, d’ailleurs, n’a pas empêché que les Anglais ne se soient trouvés, dès les premiers moments, dans la situation la plus critique. Ils combattirent comme des lions, avec un courage supérieur à tout éloge, mais pour peu que les Français eussent tardé d’arriver,’ils auraient été délogés par les Russes. Le corps armé qui devait menacer l’aile droite et le centre était trop faible et il paraît aussi qu’il s’est arrêté à une trop grande distance pour ne pas laisser deviner aux généraux français que sa mission se bornait à une simple démonstration. C’est pourquoi ceux-ci ne se laissèrent pas un seul moment détourner de voler au secours des Anglais. En avançant, les Russes prêtaient leur flanc gauche: les Français s’y élancèrent au pas de charge et l’investirent. Les Anglais qui n’avaient cessé de combattre, se rallièrent et reprirent l’offensive. Les Russes, attaqués de front et de flanc, durent s’arrêter, ensuite céder et enfin se retirer. Ils perdirent la bataille, mais ils ne l’auraient point perdue, s’ils eussent eu 20 à 30,000 hommes de plus, c’est-à-diresi, à une simple démonstration contre le centre, ils eussent pu substituer une attaque résolue qui aurait fixé les Français à leur poste. Il y a la même observation à faire sur le compte des 5,000 Russes qui attaquèrent les tranchées et les batteries de siège. Ils rencontrèrent une résistance vigoureuse, perdirent beaucoup de monde, et il suffit d’une seule brigade française pour les repousser. Au lieu de cinq, il fallait à cet effet, pour le moins, 15,000 hommes.

D’où provenait cette insuffisance de forces? Quelle en était le sujet ou la raison? On pourrait dire qu’à cause des grandes distances, le temps a manqué aux Russes pour y porter un plus grand nombre de soldats. Mais la vérité c’est que cette infériorité numérique se retrouve aussi vers la fin d’avril de l’année suivante, par conséquent six mois après l’arrivée des Alliés dans la péninsule de la Crimée. A cette époque, les Russes avaient à Sébastopol 55,000, aux environs de cette forteresse 70,000, et au Nord d’Eupatoria 15,000 hommes, ce qui forme un total qui ne dépasse pas 120,000 hommes, tandis que l’armée des Alliés se composait de 75,000 Français, 25,000 Anglais, 15,000 Piémontais et 40,000 Turcs, somme totale: 155000 hommes; partant 55,000 hommes de plus que les Russes (59). Et cette infériorité numérique n’a jamais cessé dans l’armée russe. Vers la fin de mai, les Français reçurent un renfort de 22,000 hommes, parmi lesquels la division entière de la garde impériale. Les grandes distances, c’est clair, n’expliquent point le cas en question; il devait nécessairement provenir d’autres causes.

La cause principale, sinon la seule, de cette infériorité, fut la suivante, à en croire ce qu’en publièrent alors les journaux et ce qui fut dit par un des ministres à la Chambre-Haute du Parlement anglais. L’armée russe avait essuyé des pertes immenses pendant la guerre sur le Danube et dans la petite Valachie, pays extrêmement malsain, à la suite de tant de faits d'armes et spécialement au siège de Silistria. Pour les réparer, l’empereur Nicolas ordonna dans tout l’empire une levée générale, qui fut exécutée avec la plus grande rigueur et qui fournit quelques centaines de milliers de recrues qui, par transports accélérés, devaient rejoindre les corps d’armée auxquels elles étaient destinées. Mais ces transports eurent le malheur d’être surpris, pendant la marche, par un froid des plus extraordinaires, même pour la Russie; de sorte que bon nombre de ces jeunes soldats y périrent, tandis qu’une grande quantité et même la plupart devinrent impropres au service; beaucoup désertèrent, très peu seulement arrivèrent à leurs régiments respectifs. On dirait que la Providence n’a pas voulu que la cause européenne succombât, en 1855, dans la question d’Orient, comme elle n’a pas voulu qu’elle succombât, en 1812, dans la question d’Occident et qu’elle a employé, contre la prépondérance russe, le même glaive exterminateur dont elle s’était servie contre la prépondérance française. Encore ce grand fait a passé presque inaperçu dans l’histoire quoiqu’il forme, lui aussi, une des conditions dont a dépendu l’issue de la guerre d’Orient. Que serait-il arrivé si, en 1855, les Russes eussent paru sur le théâtre de la guerre avec deux cent mille hommes de plus? A peine ose-t-on y penser!Quoi qu'il en soit, restait cependant toujours encore l’armée que la Russie avait stationnée en Pologne contre l’Autriche et qui, si elle avait pu se porter en Crimée, aurait assurément été plus que suffisante pour rendre impossible la continuation du siège de Sébastopol. Mais cette armée n’osa perdre de vue l’armée autrichienne qui était établie en Galicie et dans la Bucovine; elle ne fit aucun mouvement et Sébastopol tomba. Et ainsi il est clair que l’Autriche a indirectement, mais pour cela pas moins efficacement, ni moins essentiellement, coopéré à la prise de Sébastopol, et cela avec deux éléments: l’un positif, c’est-à-dire par les troupes d’Omer-Pacha qu’elle rendit disponibles en occupant et en défendant les Principautés; l’autre négatif, en retenant loin de Sébastopol une armée qui autrement se serait jointe à celle qui défendait cette place, et en aurait doublé le chiffre.

Résumons, les faits regardant la question d’Orient, sur lesquels l’histoire passe légèrement, et que nous venons de mettre en relief, et voyons ce qu’ils nous aprennent. Ces faits, réduits à leur plus simple expression, sont les suivants . 1° Sans l’Autriche, la guerre d’Orient non-seulement n’aurait pas empêché la chute de l’Empire ottoman, mais elle l’aurait plutôt occasionnée et accélérée en provoquant l’insurrection de ses sujets chrétiens; 2° Si l’Autriche n’avait pas occupé et garni de troupes les Principautés danubiennes, l’expédition de Crimée n’aurait pu avoir lieu que dans la seconde moitié de l’année 1855, et l’armée d’Omer-Pacha ne serait pas devenue disponible pour d’autres théâtres de la guerre, c’est-à-dire pour la Crimée et pour l’Asie; 3° Sans l’Autriche, l’armée russe qui était stationnée en Pologne se serait portée en Crimée et aurait rendu impossible la continuation du siège de Sébastopol.

Et quelle leçon devons-nous tirer de ces faits? Ils nous enseignent que, de même que l’Autriche a été, à la fin du siècle passé et dans les trois premiers lustres du siècle actuel, une nécessité dans les guerres conduites contre la France dans l’intérêt de l’équilibre politique, elle a également été une nécessité dans les guerres qui, dans le même but, ont dernièrement été dirigées contre la Russie. Sans l’Autriche, l’Empire ottoman tombait; la guerre prenait une toute autre marche et un caractère différent et avait une toute autre issue. Ce qu’a fait l’Autriche, aucune autre Puissance n’était dans la position et dans le cas de le faire, et, comme dans les guerres précédentes, encore dans celle-ci c’est elle qui en a porté le plus grand fardeau et qui a couru les plus grands périls.

On ne saurait le nier, la paix du 30 mars 1856 a essentiellement, je dirai même radicalement, amélioré la condition de l’Empire ottoman à l’égard de la Russie. Mais a-t-elle, sous ce raport, aussi également amélioré la condition de l’Europe? Qui est-ce qui garantira cette paix? Qui est-ce qui est à portée, qui est en état de la garantir? Il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte géographique de l’Empire ottoman pour se convaincre que cette garantie de la paix du 30 mars, ce n’est que l’Autriche qui saurait la fournir véritable et réelle. Et voilà le traité susmentionné du 15 avril 1856 expliqué et justifié. Comme par le passé, la Russie menace encore aujourd’hui les Principautés; c’est l’Autriche seule qui est à même, sinon de l’empêcher d’y entrer, au moins de lui en disputer la possession; et ce n’est que l’Autriche qui peut s’interposer entre les Russes et les Serviens et en empêcher la coalition, laquelle, comme elle a été l’éventualité la plus dangereuse de la guerre passée, le restera pareillement dans toute guerre que la Russie fera dorénavant à l’Empire ottoman. Si les Puissances occidentales voulaient que le traité de paix de Paris eût son effet et devînt une vérité et un fait, il fallait bien qu’elles s’adressassent à l’Autriche et qu’elles la portassent à s’associer à elles..

Mais l’Autriche sera-t-elle dans la suite en mesure de remplir les obligations que ce traité lui impose? Qu’est-ce que fera le royaume sardo-piémontais, que fera l’agitation italienne sous son protectorat, s’ils voient l’Autriche engagée dans une guerre avec une Puissance telle que la Russie, et placée dans la nécessité de poster 50 mille hommes vis-à-vis de la Servie, vingt à trente mille autres le long de la frontière turco-dalmate et en face du Monténégro, une armée plus nombreuse encore en Transylvanie, et une autre en Galicie? La guerre de 1848, et de même celle de 1849, ont exigé plus de cent mille hommes pour pouvoir être terminées comme elles l’ont été. Tant que dureront les menées révolutionnaires en Italie, l’Autriche n’osera jamais placer un nombre moins considérable de troupes dans le royaume lombardo-vénitien et dans les provinces voisines afin de le garder. L’agitation italienne qui, jusqu’en 1848, n’était qu’une association de factieux sans connexion est devenue, sous le protectorat du royaume sardo-piémontais, une puissance révolutionnaire qui ne vit que d’espérances détestables. Cette puissance, il faut la terrasser; ce foyer de bouleversements politiques, de rébellions et de guerres, il faut l’éteindre, si l’Europe veut être préparée à l’avenir qui la menace.

La guerre contre la Russie a été victorieusement terminée. Mais combien de fautes n’ont pas dû commettre ses généraux, combien de fautes commises de l’autre part ont dû rester inaperçues et sans conséquence, combien d’éventualités hors de tout calcul ont dû avoir lieu pour qu’elle ait pu avoir cette issue? La Russie avait, déjà en 1856, une population de 70 millions d’àmes avec une augmentation annuelle de 12 par mille; en 1866, cette population s’élèvera donc, pour le moins, à 80 millions; en 1876, pour le moins à 90, et, en 1886, pour le moins à 100 millions. Déjà la génération prochaine se trouvera en Europe en face d’un Empire russe de beaucoup plus puissant, que ne l’aurait été l’Empire actuel, quand même il se fût agrandi de toute la Turquie d’Europe. Il n’existe pas en Europe de pays où les chemins de fer soient d’une exécution aussi facile, et où ils coûtent moins, qu’en Russie. Il ne se passera pas dix ans, qu’elle sera traversée dans tous les sens, et d’une extrémité à l’autre, par ces voies admirables, et qu’elle aura réduit les distances, quant au temps, à un tiers de ce qu’elles sont à présent. — La position avancée et centrale de la Pologne russe menace à la fois la Prusse et l’Autriche et les tient séparées. Les quatre États limitrophes de la Russie, la Suède, là Prusse, l’Autriche et la Turquie ont, il est vrai, ensemble une population de 75 millions d’âmes. Mais quelle différence par raport à l’unité de volonté et d’action? Qu’on y ajoute même la Confédération germanique avec une population de 17 millions. Comment espérer de résister à une puissance colossale, telle que la Russie, si le principal des États susdits, l’Autriche, est paralysé sur les derrières par un ennemi qui ne reconnaît pas les traités et avec lequel l’on ne saurait arriver à une véritable paix? Les Puissances occidentales ne resteront pas, il faut l’espérer, des spectatrices indifférentes de la lutte. Mais arriveront-elles à temps? La Russie une fois sillonnée de chemins de fer, ses invasions seront comme une mer qui, ses digues une fois rompues, fait irruption, furieuse et irrésistible. Parmi les conditions desquelles dépendra la possibilité de contenir la Russie dans ses limites, ou de l’y repousser toutes les fois qu’elle voudra en sortir, une des principales sera toujours celle que la paix de l’Italie ne soit pas troublée. Cette vérité, on a dû la reconnaître déjà en 1854. La paix de l’Italie une fois assurée, et l'esprit révolutionnaire en général comprimé, l’entente cordiale des États limitrophes de la Russie, et nommément des deux Puissances allemandes — de l’Autriche et de la Prusse — soutenues par le reste de la Confédération germanique, constituerait une digue très forte entre l’Orient et l’Occident qui serait, tant pour l’un que pour l’autre, cet «empeschement» si nécessaire, particulièrement aux États prépondérants, afin de ne pas se perdre par l’abus de leur pouvoir exorbitant, et dont il a été parlé dans l’introduction à la seconde de ces études.

Concluons. L’Europe a besoin d’une Autriche forte, puissante, dont l’action soit libre et entière. Une Autriche de cette nature, on ne saurait la constituer sans mettre un terme à l’agitation qui, depuis 1814 jusqu’à l’heure qu’il est, tourmente et attriste l’Italie et qui n’est qu’une espèce d’amusement, un passe-temps de ses agitateurs.


vai su


CINQUIÈME ÉTUDE

Des prétentions et des raisons alléguées en faveur de la question italienne, des principes dont elle découle et de leurs conséquences.

Après avoir, dans les Études précédentes, considéré et étudié la question italienne dans ses raports avec le remaniement de l’Italie dicté par les Alliés en 1814, et avec l'équilibre politique européen, je vais maintenant l’envisager sous le raport de ses prétentions et aprofondir ses principes et leurs conséquences les plus immédiates. Ce sera un travail plutôt qu’une étude, et qui pourrait même paraître sûperdu. En effet, si ce remaniement a été dicté par ceux qui avaient non-seulement le droit, mais encore le devoir de l’ordonner; si, en présence des circonstances, il était devenu très urgent; s’il n’y avait pas moyen de faire autrement; s’il a été opéré avec l’aprobation de toutes les populations italiennes, moins une seule; si les gouvernements qui ont remplacé celui de Napoléon, et en particulier le gouvernement autrichien dans le royaume Lombardo-Vénitien, ont pris toute la peine imaginable dans le but de remédier au mal qui existait et préparer un avenir prospère; si ces gouvernements, malgré l’oposition à la fois inique et insensée qui leur fut faite, ont réussi dans leur entreprise magnanime; si, eu général, le remaniement de l’Italie, contre lequel la question italienne est dirigée, a rempli toutes les conditions qui consacrent un fait accompli; et enfin, si cette malheureuse question, au moyen de l’agitation révolutionnaire à laquelle elle sert de prétexte, entrave et paralyse l’action de l’équilibre politique dont le rétablissement a coûté des torrents de sang; si tout cela est dans l’ordre des faits, comme il l’est sans contredit: que veut-on de plus pour la stigmatiser comme une cause souverainement inique, que tout cœur honnête doit hautement réprouver?Mais accordons aussi la parole à nos adversaires; ne nous refusons pas à les entendre.

La question italienne n’est qu’une branche de cette question plus qu’européenne dans laquelle il s’agit de changer en général le présent ordre social, civil et politique, aussi bien que moral et religieux du monde. Je n’aurai garde de m’aventurer dans ce labyrinthe où je me perdrais. Le but de la présente Étude consiste simplement à rechercher si l’Italie rêvée par la propagande révolutionnaire italienne est réalisable et si les principes dont celle-ci s’étaie sont compatibles avec l’ordre politique européen actuellement existant; c’est-à-dire, si pour reconstruire cette Italie selon les vœux des révolutionnaires italiens, il ne faudrait pas décomposer l’Europe tout entière.

De quoi s’agit-il donc dans la question italienne? A quel point et jusqu’où s’élèvent les prétentions qui y sont mises en avant?Il s’agit d’unir tous les pays italiens, sans en excepter ceux qui, à la suite des traités de paix et d’autres transactions politiques, font partie d’autres États, en un seul État indépendant, libre et autonome, constitué de manière à devenir, sinon immédiatement, du moins avec le temps, une république démocratique.

Quant à cette union de tous les pays italiens en un seul État, on affirme qu’on est autorisé à y prétendre, en vertu d’un droit incontestable qui émane du principe de nationalité, devenu, dit-on, une des exigences les plus impérieuses de notre civilisation moderne. — Et quant aux limites de cette Italie, on veut les avancer, si même les pays italiens n’y suffisent pas, jusqu’aux Alpes et au delà, et cela en vertu du principe des limites naturelles auxquelles tout grand État a le droit d’aspirer; de manière que ces montagnes doivent lui servir de barrière militaire insurmontable contre les États limitrophes. On veut faire une Italie qui ait les moyens et qui soit en état de défendre par elle-même son indépendance politique et son intégrité territoriale envers et contre tous; on veut faire une Italie qui puisse figurer dans le concert européen comme État de premier rang, et occuper le poste et y exercer l’influence qui doit lui apartenir en sa qualité de grande nation; on veut faire une Italie qui serve au monde d’État-modèle.

Il y a, déjà à l’heure qu’il est, une Italie indépendante dont la population ainsi que le revenu dépasse de beaucoup celui de la Prusse, et qui pourrait sans le moindre obstacle mettre à profit les dons intellectuels et matériels dont la nature l’a si généreusement comblée, une Italie qui devrait se glorifier d’être le centre du monde catholique, et à laquelle aucune nation et aucun pays ne songerait à contester la suprématie dans les beaux-arts, ni à la surpasser dans les sciences, une Italie enfin qui, sous l’égide du concert européen et de l’équilibre politique, pourrait se faire le porte-étendard de la civilisation, de la véritable civilisation chrétienne ainsi que de tout véritable progrès.

Cela ne nous suffît pas, me répondra-£on. Nous voulons nous unir en un État qui comprenne tout le:

«bel paese.

«Ch’Apennin parte e ’l mar circonda e l’Alpe»

et toutes les îles adjacentes, et qui puisse rivaliser, aussi comme puissance, avec tout autre État de l’Europe.

Mais, en vérité, pourquoi tarder aussi longtemps à donner cours à cette pensée et à la mettre à exécution? pourquoi avoir attendu que l’Europe fût faite et, qu’ainsi que nous le verrons dans le courant de cette Étude, il faille la décomposer afin de jeter en moule cette Italie que l’on demande et à laquelle on prétend? pourquoi ne l’avoir pas fait en 1815 et en 1814, lorsque toutes les Puissances européennes coalisées contre Napoléon vous offraient leur coopération? Si l’Italie alors s’était faite, à l’aide de l’Autriche, comme à la même époque l’Espagne s’est faite, à l’aide de l’Angleterre et du Portugal, l’Europe aurait établi un équilibre politique avec d’autres éléments et d’autres combinaisons. Mais n’en avoir pas voulu alors et venir «post festum» faire la loi au monde et vouloir le bouleverser: c’est là une énormité qui tient de l’incroyable et qu’on ne sait comment qualifier ((60).

En y réunissant tous les pays italiens, le nouvel État comprendrait, en premier lieu, l’Italie, déjà à l’heure qu’il est indépendante, à savoir: le royaume des Deux-Siciles, les États pontificaux, la Toscane, les duchés de Modène et de Parme et le royaume sardo-piémontais; ce dernier toutefois sans la Savoie et sans le comté de Nice, et moins les vallées habitées par des populations françaises, bien que situées sur le versant oriental des Alpes, qui séparent le Dauphiné et la Savoie de l’Italie, à savoir: les vallées des Vaudois ou de Luserne, de Perose et Saint-Martin, et celles de Pragelas, d’Oulx, du Haut-Novalais et d’Aoste. Il y a dans ces vallées, en outre de la forteresse de Fenestrelles et du fort d’Exilles, encore les quatre principaux défilés qui, de la France, conduisent à travers les Alpes en Piémont et en Italie et qui sont: le mont-Genèvre, le mont-Cenis, le petit et le grand St-Bernard. Mais dès qu’on s’en tient au principe de nationalité, il n’y a pas moyen, il faut y renoncer. Si l’Italie se croit en droit de réclamer de l’Autriche le royaume lombardo-vénitien, comme étant pays italien, pourquoi la France n'aurait-elle pas celui de réclamer la Savoie, le comté de Nice et les vallées et les défilés ci-dessus mentionnés comme étant pays français ((61)? Les pays qui, outre ceux que nous venons de citer, seraient annexés à l’État italien, pour être également aussi italiens quoiqu’ils forment partie d’autres États, sont les suivants: a) le royaume lombardo-vénitien avec le Tyrol-italien, lequel en remontant l’Adige finit à Mezzo-Lombardo à huit lieues italiennes environ au-delà de Trente; et la partie du Frioul illyrique, située entre l’Isonzo etPalmanuova; b) le canton suisse du Tessin et la vallée de Poschiavo, qui fait partie du canton des Grisons. Le canton du Tessin formait autrefois une province milanaise jusqu’à l’époque des derniers Visconti; on y parle l’italien; il occupe quarantehuit lieues italiennes de la chaîne centrale des Alpes où il y a deux des défilés les plus fréquentés par lesquels on descend de la Suisse en Lombardie: le Saint-Gothard et le Saint-Bernardin, et il s’avance en forme de triangle à une distance de cinquante lieues du premier de ces défilés jusqu’à trois quarts d’heure de chemin de Côme. La vallée de Poschiavo, depuis le mont Bernina jusqu’à Tirano où elle débouche dans la Valteline, mesure treize lieues; elle n’occupe de la chaîne centrale des Alpes qu’un espace de quatre lieues, mais c’est le chemin le plus court qui, du Tyrol-allemand et de sa capitale, conduit à Milan; c) la Corse, qui est une île italienne, qui a été génoise depuis la fin du treizième siècle jusqu’en 1768; d) Malte, île également italienne qui, jusqu’en 1550, a apartenu à la Sicile, de laquelle Charles-Quint la détacha pour la donner à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem.

On me dira que, dans le programme de la reconstruction de l’Italie, il n’est question d’autres pays italiens à lui annexer, bien que ceux-ci fassent partie d’un autre État, si ce n’est du royaume lombardo-vénitien et du Tyrol-italien. Mais ce silence, à moins qu’il ne soit dicté par la prudence afin de ne pas devenir la risée des Suisses, des Français et des Anglais, serait la plus grande absurdité du monde. Comment faire des Alpes une barrière insurmontable en y laissant deux vides: l’un de quarante-huit lieues italiennes avec deux des portes les plus fréquentées, ainsi que je l’ai dit, par lesquelles on descend de la Suisse en Italie; l’autre, moins étendu, il est vrai, mais qui n’en est pas moins, lui aussi, de la plus haute importance, puisqu’il offre la communication la plus courte avec la vallée de l’Inn et avec le nord du Tyrol? Et si le principe de nationalité donne à l'Italie le droit d’enlever à l’Autriche, avec le royaume lombardo-vénitien, un huitième de sa population, comment ne lui donnerait-il pas également celui d’enlever à la Suisse, avec le canton du Tessin et avec la vallée de Poschiavo, un vingtième de la sienne? Comme l’Italie, afin de devenir maîtresse des Alpes, doit nécessairement s’emparer du canton du Tessin et de la vallée de Poschiavo, de même aussi les îles de Corse et de Malte (ainsi que nous allons le faire voir), lui deviennent indispensables pour se rendre maîtresse de la mer. L’importance de ces possessions maritimes pour les deux Puissances occidentales n’est, j’en conviens, nullement en proportion avec le chiffre de leur population, mais certainement l’on ne saurait la mettre en parallèle avec celle qu’a le royaume lombardo-vénitien pour l’Autriche, attendu qu’ainsi qu’il a déjà été dit plusieurs fois, cette puissance est garante principale de l’équilibre politique européen en général, et qu’en vertu du traité de Paris du 15 avril 1856, elle est, il est vrai, conjointement avec la France et l’Angleterre, mais surtout par sa position géographique, garante particulière des résultats obtenus par la guerre d’Orient.

Mais quand même l’Italie comprendrait tous les

«bei paesi la dove ‘l sì suona,»

elle ne parviendrait pas encore à pénétrer assez avant dans les Alpes pour pouvoir s’en servir comme barrière contre les États limitrophes. Avec ces pays, elle n’arriverait pas même jusqu’à la chaîne centrale. Je l’ai déjà dit et je dois le répéter ici, qu’en vertu du principe de nationalité, le mont-Genèvre, le mont-Cenis, le petit et le grand Saint-Bernard, avec la Savoie et avec le comté de Nice, seraient annexés à la France; j’ai fait en outre observer que le Tyrol-italien s’étend très peu au delà de Trente et que l’Illyrie italienne finit déjà à l’Isonzo. Je dois ajouter à cela que le reste du Tyrol-méridional, jusqu’au point culminant entre Trente et Inspruck, c’est-à-dire jusqu’au Brenner, est allemand-autrichien, et que tout le versant des Alpes juliennes est illyrique ou bien slavo-autrichien. C’est pourquoi, pour arriver jusqu’à la chaîne centrale des Alpes, ce n’est pas assez des pays italiens; il est indispensable d’y ajouter encore des pays français, des pays allemands-suisses, des pays allemands-autrichiens et des pays illyriques ou slavo-autrichiens, et par conséquent de renoncer tout à fait au principe de nationalité. Et pour faire des Alpes une barrière, telle qu’il en faudrait une, il ne suffirait pas même d’avancer la frontière italienne jusqu’à leur chaîne centrale: il faudrait la dépasser. Rien, en effet, de plus erroné que l’idée que l’on se forme ordinairement de ces montagnes. On veut y voir une espèce d’enceinte murée élevée par la nature pour la défense de l’Italie contre l’étranger. Leur structure et leur conformation topographique en fait tout autre chose: c’est une série de vastes citadelles très fortes qui dominent en tous sens les pays situés à leur pied et le nord de l’Italie, non moins que la France, la Suisse et l’Autriche; c’estun point que je traiterai plus en détail dans une Étude subséquente. Pour le moment j’affirme, et dans la suite j'en fournirai la preuve logique et historique, que, pour tirer parti des Alpes en faveur de l’Italie, il faut les occuper toutes entières et non-seulement la chaîne centrale jusqu’à la crête qui, en devenant commune aux deux pays limitrophes, ne saurait plus servir à l’usage qu’on voudrait en faire, mais qu’il faut également occuper leurs embranchements dans toute leur étendue, et que la frontière de l’Italie vers le nord-ouest est l’antique «Limes imperii» d’Auguste, c’est-à-dire vers l’Autriche le Danube et vers l’Allemagne centrale, depuis le lac de Constance jusqu’à Bâle, le Rhin. Pour faire l’Italie, il ne suffit donc ni du principe de nationalité, ni de celui des limites naturelles. Il faut à cet effet un principe d’une portée beaucoup plus grande, il faut établir qu’à une grande nation, telle que la nation italienne, il est permis de faire tout ce qu’elle peut faire, et que toutes ses volontés se justifient et deviennent légitimes par elles-mêmes; à cet effet il faut, lors de la première grande guerre européenne, franchir sans hésiter le Pô et le Tessin et ensuite les Alpes, et arborer le drapeau tricolore italien sur les tours d’Augsbourg, de Munich, de Vienne et de Bude.

Et encore l’œuvre ne serait achevée qu’à moitié. L’indépendance italienne a été perdue du moment où l’Italie perdit la domination des Alpes et celle des mers circonvoisines. L’une ne lui est pas moins nécessaire que l’autre. Elle n’eut pas moins à souffrir du côté de la mer que du côtf du continent. Après la chute de l’Empire d’Occident, Rome fut prise et mise à sac, la première fois par les Goths qui entrèrent en Italie en traversant les Alpes Juliennes, mais la seconde fois par les Vandales qui y vinrent débarquer de l’Afrique. Sans l’étranger, sans les Carlovingiens, les Othons et les Normands, l’Italie aurait subi le sort qu’éprouva la Sicile ainsi que la Péninsule

ibérique; elle serait devenue sarrasine; et sans Ferdinand le Catholique, sans Charles-Quint et sans Philipe II, c’est-à-dire sans les Espagnols, elle serait devenue turque. La nouvelle Italie se trouverait par conséquent dans la nécessité de se faire grande puissance maritime, à quoi elle réussirait avec moins de difficulté qu’à se faire grande puissance continentale. Ainsi que l’a dit Napoléon ((62), aucun pays de l’Europe n’est plus apte à devenir grand par mer que l’Italie. Abstraction faite des îles, on y compte mille cinq cents lieues italiennes (équivalant à trois cent quatre-vingt-dix grandes lieues géographiques) de côtes, le double de ce que, sans y comprendre celles de la Corse, mesurent les côtes de la France. C’est pourquoi l’Italie devrait occuper toutes les îles qui dominent la Méditerranée, la mer Ionienne et l’Adriatique, et non-seulement la Corse et Malte qui sont toutes les deux des lies italiennes; pour ne pas parler de la Sicile et de la Sardaigne qui font déjà partie des États italiens, elle devrait encore s’emparer des îles Ioniennes qui sont la clef de l'Adriatique, de même que de la Dalmatie et de l’Istrie qui ordinairement ont fourni aux flottes vénitiennes la plupart des marins dont se composaient leurs équipages. Napoléon, dans le projet de paix qu’il fit présenter au Congrès de Châtillon, renonce, pour le royaume d’Italie qui devait passer au prince Eugène Beauharnais, aux provinces vénitiennes jusqu’à l’Adige, mais il lui réserve néanmoins la possession des îles Ioniennes et ne parle pas de la Dalmatie, bien qu’il admette Raguse comme ville libre: tant il lui importait de conserver à son fils adoptif ces îles ainsi que la Dalmatie.

Telles sont les prétentions territoriales qu’il y aurait à réaliser pour faire l’Italie; il ne s’agirait de rien moins que de reconstruire ou à peu près, quant à l’étendue, le royaume de Théodoric le Grand; l’Italie devrait se faire État conquérant, c’est-à-dire «l’État malfaisant» dont il est question dans les traités de droit public européen et contre lequel l’Europe, pour pouvoir vivre en paix, serait apelée à se soulever comme un seul homme ((63).

Voyons maintenant ce qu’il faut pour faire de l’Italie une république démocratique. A partir de 1840, les partis révolutionnaires italiens, quoique d’accord relativement à la forme finale de l’Ëtat-Italie qui pour tous est la république, se divisent cependant dans leur opinion quant à la manière, aux moyens et à l’époque pour y arriver. Le parti soi-disant modéré se contenterait, pour le moment, de ce que les Principautés italiennes restassent, quant à leur territoire, comme elles sont, pourvu qu’elles adoptassent des constitutions calquées sur celle du Piémont, que les princes régnassent, mais qu’ils s’abstinssent de gouverner; que les États pontificaux fussent sécularisés; que le souverain Pontife n’eût d’autre mission que celle de chef du monde catholique, mais sans aucune ingérence dans le gouvernement séculier, et enfin ce qui va sans dire, que la presse fût partout absolument libre. Il n’y a point de doute que les princes, étant réduits à une inaction avilissante se montreraient bientôt princes fainéants et seraient réputés comme des superfluités des plus dispendieuses et qu’ils deviendraientodieux aux masses; que de cette manière la voie se trouverait aplanie et ouverte à la démocratie et que les masses seraient acquises à la cause italienne, ce.qui jusqu’à présent n’a pas été obtenu malgré tout le mal qu’on s’est donné pour en arriver là. Les États pontificaux une fois sécularisés, les scènes de 1848 ne tarderaient pas à se renouveler et à forcer le Saint Père d’abandonner la Ville Éternelle et de transporter son siège en dehors de l’Italie, ce qui constitue un des vœux les plus ardents de tous les partis révolutionnaires qui, ainsi que je l’ai déjà montré dans l’Étude précédente, voient tous dans la Papauté, non moins que dans l’Autriche, un obstacle insurmontable à l'œuvre de l’indépendance italienne ((64).

Mais le parti démocratique pur sang de Mazzini et de ses adhérents n’admet point de moyens termes ni de tergiversation, et entend soulever, à la première occasion favorable qu’offrirait l’Europe, les peuples contre leurs princes, contre le Pape et contre l’Autriche, et proclamer sans détour la république une et indivisible. La Jeune Italie a, de tout temps, reconnu que l’entreprise de révolutionner et démocratiser l’Italie n’était guère réalisable si l’on ne pouvait disposer des masses; c’est pourquoi elle n’a rien négligé afin de les allécher et de les amadouer en leur faisant entrevoir qu’il ne s’agissait pas de faire une révolution en faveur des classes privilégiées, mais simplement d’intervertir, au profit des masses, la condition sociale et civile de l’Italie et de l’Europe. Notre but, disait-elle dans ses journaux, ce n’est point la liberté au profit des grands, des riches, de la noblesse et des avocats; ce n’est pas de remplacer un roi par un autre roi, de remplacer un gouvernement de prêtres par un gouvernement de banquiers ou de riches propriétaires; ce n'est pas un simple changement politique, mais une révolution complète morale et sociale ((65).

Voilà la question italienne dans ses conséquences et dans les prétentions qui la constituent telle qu'elle se présente à tout esprit sain qui l’envisage et l’étudie avec cette attention et cette profondeur qu'exige son immense importance. Pour faire l’Italie, on devrait décomposer l’Europe ou, pour mieux dire, il faudrait qu’elle se décomposât elle-même et fournit à l’agitation italienne et au royaume sardo-piémontais l’oportunité de tirer parti d’une guerre générale européenne dans laquelle, par exemple, la France et la Russie fondraient sur l’Allemagne, sur la Prusse, sur l’Autriche et sur la Porte,tandis que l’Angleterre aurait encore à combattre la rébellion dans les Indes; il faudrait alors profiter de l’occasion pour arracher à l’Autriche non-seulement le royaume Lombardo-Vénitien, mais encore le Tyrol et même l’Illÿrie et, en général, s’emparer des Alpes 'autrichiennes et suisses dans toute leur étendue; il faudrait enfin se rendre maître de l’Istrie,de la Dalmatie, et en général donner un cours plein et entier à l’entreprise italienne. Mais est-ce qu’on peut de nos jours être assez peu versé dans les affaires du monde politique pour ne pas prévoir que, dans l’effroyable guerre qui en sortirait, la part du lion n’écherrait assurément pas en partage à la nation la moins nombreuse, la moins unie, la moins habituée à de grandes et longues guerresqui exigent non-seulement la valeur, mais encore la pratique militaire, un esprit de persévérance et de résignation; à la nation enfin, qui dès le premier échec quelle essuierait, crierait à la trahison et se débanderait? Pour ne pas parler de la circonstance bien grave qu’on n’oserait armer les populations rurales, celles qu’il serait le plus utile d’armer, sans courir le péril de leur voir faire une guerre fratricide contre la classe bourgeoise des propriétaires auxquels ils portent de tout temps une haine des. plus cruelles. La France ensuite s’emparerait, en vertu du principe de nationalité, de la Savoie et du comté de Nice, comme en 1848 elle fut sur le point de prendre l’un et l’autre. Elle occuperait, par la même raison, les défilés qui du Dauphiné et de la Savoie conduisent en Italie, et si jamais elle franchissait les Alpes, elle se rapellerait sans aucun doute que le Piémont, Gènes et Parme ont fait jadis partie intégrante de l’Empire français, et elle s’y établirait d’une manière définitive. L’Autriche ferait sans doute son devoir, et son armée donnerait, comme en 1848 et 1849, l’exemple très rare de réunir à la plus grande bravoure, la plus grande discipline, l’obéissance et l’unité de volonté ((66). Si la Providence voulait que l'Autriche se décomposât, elle se décomposerait sans aucun doute, mais qu’en résulterait-il pour l’Italie? Il en résulterait que celle-ci, au lieu de se trouver en contact, ou si l’on veut aux prises avec l’Autriche, se trouverait en contact et aux prises avec la Russie. Et notez bien, que l’Autriche, quand même elle serait tentée d’abuser d’une manière quelconque de sa prépondérance militaire, elle ne saurait ni n’oserait le faire, puis qu’assurément, ainsi que je l’ai déjà dit et que je suis forcé de le répéter, l’univers entier se soulèverait contre elle. Par conséquent, malheur à l’Italie, si l’Europe était en proie à celte conflagration si ardemment désirée et attendue avec tant d’impatience par les révolutionnaires italiens et le Piémont! L’incendie ne tarderait pas à les enveloper, et comme dans de semblables moments les hommes capables n’ont en Italie, hélas! que trop l’habitude de se tenir à l’écart et de s’éclipser, il y sévirait plus longtemps et y ferait plus de ravages en l’absence de bras assez puissants et assez énergiques, pour en arrêter les progrès.

Nous avons vu que pour créer cette Italie nouvelle, on serait entraîné dans des guerres terribles, interminables avec les États limitrophes, et, quant à la Papauté, avec le monde catholique entier qui, sous la conduite non-seulement de l’Autriche, mais encore de la France, accourrait, comme en 1848, au secours du Saint Père. Or, on se demande quelle est la nécessité, ou comme l’apellent les Français «la force des choses» qui pousse vers une entreprise si gigantesque, si désespérée, comme le serait et comme l’est en effet celle dont il est question? Il faut en outre examiner s'il y a, sinon la certitude, du moins une grande probabilité, ou enfin une probabilité quelconque que le cataclysme qu’on veut provoquer puisse aboutir à un résultat véritablement salutaire pour l’Italie? — Jusqu’à présent, quand un pays s’est insurgé contre son prince et en général contre son gouvernement, il y avait une raison claire et manifeste, un motif, une cause; et l’insurrection d’un pays voulait dire que la grande majorité de la nation, le véritable peuple, dans lequel nous ne comprenons pas les fainéants, se rendait justice par lui-même; jusqu’à présent, on s’est insurgé contre la tyrannie, contre l’opression et l’injustice, et cette insurrection devenait d’autant plus violente quand elle avait la famine pour auxiliaire. Rien de semblable n’a eu lieu en Italie dans aucune de ses insurrections, pas plus dans celle de Naples en 1820, que dans celle du Piémont en 1821, et pas plus dans celle de la Romagne en 1851 que dans celle du royaume Lombardo-Vénitien en 1848. Voici comment, dans son Histoire du royaume de Naples, le général Colletta, que certainement personne n’accusera de partialité envers les Bourbons de Naples, s’exprime dans l’introduction de son ouvrage, lorsqu’il parle de l’insurrection napolitaine de 1820:

«En 1815, lorsque Ferdinand IV était remonté sur le trône, il maintint, ou ne changea que légèrement l’ordre de choses établi pendant les dix années qu’avait duré son exil; c’est pourquoi il y eut, comme avant sa restauration, des codes uniformes, des impôts lourds, il est vrai, mais également répartis, une administration civile sévère, mais éclairée, une police sans arbitraire, un pouvoir judiciaire indépendant, des ministres, des administrateurs du revenu public responsables devant la nation; enfin les décurionats, les conseils provinciaux, les chancelleries, toutes les assemblées des citoyens et les magistrats dévoués au bien public; ces lois et ces statuts formaient en quelque sorte une constitution libre de l’État. Ceux qui gouvernaient montraient de la bienveillance, le trésor était riche; des travaux de piété et d’utilité publique étaient entrepris, l’État prospérait; le présent était heureux et l’avenir offrait une perspective encore plus heureuse. Naples était un des royaumes de l’Europe le mieux gouverné, et qui avait conservé la plus large part du patrimoine des idées nouvelles. Tant de sang avait été versé pour obtenir ce résultat!»

«Quelle était donc l’origine, continue le général Colletta, de cet esprit d’oposition, de ces tumultes et de ces rébellions? — Que manquait-il au bien-être public? — La conviction du peuple. — C’est que les atrocités de 1799, les hypocrisies du quinquennium, l’histoire du roi, les menées des ministres et l’incapacité du gouvernement l’avaient détruite. Le corps socialflorissant et (chose merveilleuse) la tête se desséchait. La croyance que la bonne législation tombait en décadence et que la monarchie modérée tournait vers l’absolutisme, inspira aux libéraux des craintes pour leur sûreté personnelle et aux propriétaires des apréhensions pour leurs nouvelles acquisitions: ce ne fut donc pas a le mal même, mais la crainte du mal qui poussa vers la révolution ((67)

Mais qu’est-ce que le soupçon? le soupçon est une idée qui peut être vraie, mais qui peut également être fausse, ainsi qu’elle l’a été sous plusieurs raports dans le cas dont il s’agit; au reste, il n’a été partagé que par un nombre très restreint de personnes. L’insurrection napolitaine de 1820, d’après l’aveu du général Colletta lui-même, a donc été entièrement dépourvue de motifs fondés, de raisons réelles. Quelque déplorable et même on ne peut plus déplorable qu’ait été le caractère de la réaction qui en 1799 s'était manifestée à Naples, le souvenir en était entièrement éteint dans les masses. Tout le monde désirait les Bourbons lorsque Ferdinand rentra à Naples.

Et de même que l'insurrection napolitaine en 1820, celle du Piémont en 1821, celle de la Romagne en 1851, et celle du royaume Lombardo-Vénitien en 1848 ont été également dénuées de tout véritable motif. Comme je me suis proposé d’examiner dans une des Études subséquentes d’une manière détaillée toutes les insurrections italiennes, dans le but de prouver que le véritable peuple n’y a pris aucune part, je me bornerai ici, pour être plus court, à démontrer combien ce que j’avance est vrai, par raport à l’insurrection du royaume Lombardo-Vénitien en 1848. Écoutons comment s’exprime la Jeune Italie sur la condition de l’Italie dans les années qui précédèrent immédiatement celle de 1848. Dans l’ouvrage que j’ai déjà cité plus haut: «L’Italia nelle sue relazioni colla moderna civiltà,» au chapitre auquel j’emprunte le passage que je vais citer et où elle encense la France, on lit ce qui suit sur le compte de l’Autriche: «Tous les progrès dans le domaine des intérêts, des idées et des institutions politiques, qu’a faits l’Italie dans les cinquante dernières années (l’ouvrage est écrit en 1847), elle les doit presque exclusivement à l’esprit et aux idées de la révolution française ainsi qu’aux invasions de Napoléon. Je vais encore plus loin: convaincu que je suis que la vérité, de quelque nature qu’elle soit, ne saurait jamais nuire à la cause de ma patrie, je soutiens que le royaume Lombardo-Vénitien, sous la domination autrichienne, n’a décliné d’aucune manière. Il a été attesté par les patriotes les plus éclairés du royaume que si leur pays, depuis qu’il est autrichien, n’a fait de grands progrès moraux ni intellectuels, il n’en est cependant pas moins vrai qu’il n'est resté en arrière d'aucun des États indigènes. Tous s’accordent, au contraire, à reconnaître que certaines influences rétrogrades qui pèsent lourdement sur la vie intellectuelle du peuple dans les États indigènes sont restées tout à fait étrangères aux États autrichiens, et quant à ce qui concerne l’ordre de choses matérielles et administratives du pays, personne certainement n’osera soutenir que, sous ce raport, le royaume Lombardo-Vénitien serait inférieur aux États du Pape, à la Toscane ou au royaume de Naples. Nonobstant cela, je dois avouer franchement que je serais plus content de voir la Lombardie malheureuse au dernier point sous un gouvernement national que de la voir assez heureuse sous le joug étranger ((68)

Combien le gouvernement autrichien a-t-il dû être excellent pour que même une association telle que celle de là Jeune Italie, n’y ait trouvé rien à blâmer, et se soit vue forcée d’en dire du bien! Quoiqu’elle n’en ait dit que le moins de bien possible, elle en disait cependant toujours beaucoup et même assez en la préférant, quant au bien qui y existait, à tout gouvernement national. Quant à ce qui concerne la question de préférer une condition très malheureuse du royaume Lombardo-Vénitien sous un gouvernement indigène à une position heureuse sous un gouvernement étranger, il faut se demander si également les populations lombardo-vénitiennes; pouvant choisir, préféreraient un très mauvais gouvernement, pourvu qu’il fût italien, à un gouvernement très doux et très paternel, mais étranger?Écoutons aussi ce que dit à ce sujet M. Cantù qui, dans son Histoire des Italiens, en parle d’une manière très détaillée. — «En Italie,» dit cet historien, «on a imputé tout le malà l'Autriche et quiconque ne veut être sifflé par le vulgaire riche et savant doit nécessairement en dire tout le mal possible en qualifiant son armée de vile, en suposant à ses chefs des tendances tyranniques, et en prêtant au gouvernement l’intention d’épuiser le pays et d’en sacrifier les intérêts à ceux des Transalpins.»

insi donc, M. Cantù blâme ces jugements qui lui paraissent injustes et il trouve que l’Autriche ne les mérite pas. Après s’être livré à quelques réflexions étrangères à notre sujet, il poursuit de la manière suivante: «Si un gouvernement, bien qu’il ne soit pas national, peut être bon, c’est là une question qui se trouve résolue par les données contenues dans les volumes précédents, d’après cela, on va aussi comprendre pourquoi Marie-Thérèse, Joseph II et Léopold II ont été tout autre chose que détestés dans la Lombardie autrichienne lorsqu’ils donnaient aux peuples non pas la liberté politique, mais qu’ils leur laissaient les libertés naturelles; c’est alors que les esprits les plus distingués offrirent leur apui au trône, dont ils se firent les apologistes et les défenseurs et qu’ils aidèrent le prince à concentrer en lui-même les pouvoirs qui jusqu’alors avaient été éparpillés entre des autorités locales. La révolution rompit cet accord.»

M. Cantù dit vrai; le gouvernement de François I dans la Lombardie et dans la Vénétie n’aurait certainement différé en rien, sous le raport de la bonté et de la sagesse, de celui de ses prédécesseurs, pour peu qu’il y eût trouvé aussi des hommes véritablement dévoués à leur pays, et qu’ils se hissent raprochés de l’autorité avec des intentions droites. Mais la journée du 20 avril 1814 avait effrayé les gens bien pensants; frapés de terreur, ils laissèrent le nouveau gouvernementaux prises avec le parti qui, un peu tard, il est vrai, aspirait à l’indépendance à l’instar de l’Espagne et de l’Allemagne, et auquel il importait que le gouvernement autrichien fût incapable de faire le bien et qu’il ne sût que faire du mal. — «Qu’est-ce que font les Italiens en général,» dit le comte Ferdinand Dal Pozzo en parlant de la Lombardie, «que font-ils afin de nationaliser le plus possible ce souverain (François I(er)), afin de le captiver, de l’attirer, de le disposer enfin à venir habiter l’Italie ou à y faire au moins sa résidence alternativement avec Vienne, de tenter le grand coup de rendre l’Allemagne jalouse et éventuellement dépendante de l’Italie comme l’Italie est actuellement dépendante de l’Allemagne? Ils font tout l’oposé de ce qu’ils devraient faire. Ils intriguent sourdement; ils insultent, ils tournent en dérision, ils irritent, ils éloignent et finiraient par rendre tyran, s’il pouvait l’être, l’empereur François, modèle de probité sur le trône (ainsi que je l’apelle franchement) (69)

Une des déceptions prédominantes dans la question italienne a été et est encore, ainsi que je l’ai déjà dit, qu'on y intervertit la corrélation des faits et qu’on envisage l’esprit révolutionnaire qui s'est manifesté dans «le vulgaire riche et savant» italien comme étant le résultat d’un mauvais gouvernement, tandis que, si mauvais gouvernement il y a, celui-ci n’est que la conséquence nécessaire, l’œuvre, l’effet de cet esprit; esprit qui crée et provoque des complications, des mesures vexatoires et de rigueur, des dépenses et un état de guerre continuel. On veut gagner les masses et il est impossible de les gagner à moins de mettre les gouvernements dans le cas de se rendre durs, odieux ou exécrables ou l’un et l’autre à la fois. C'est dans ce peu de mots que consiste tout le secret de la tactique révolutionnaire.

Je me suis un peu écarté de mon sujet, j’y rentre. — Voici quelle a été, suivant notre auteur, la condition du royaume Lombardo-Vénitien pendant les années qui ont préparé les révolutions de 1848. — «Pour représenter le pays, on constitua une assemblée apelée Congrégation centrale, élue par le peuple, nommée et salariée par le souverain, qui fut convoquée selon le bon plaisir du gouverneur pour émettre son vote consultatif sur les matières que celui-ci jugeait convenable de soumettre à son examen.»

Mais si cette représentation du pays se trouvait insuffisante pour pourvoir à ses besoins, pourquoi quelques personnes bien intentionnées n’ontelles pas rédigé, après mûre réflexion, et soumis à l’empereur François un mémoire afin de démontrer la nécessité d’une représentation dotée d’attributions plus larges et plus positives? François I(er), qui était le souverain le plus accessible et le plus disposé à écouter ses sujets avec bienveillance et avec une patience imperturbable, les aurait non-seulement écoutés, mais pour peu que leurs demandes eussent été motivées, il se serait fait leur avocat le plus zélé auprès de ses ministres, et les Italiens auraient certainement réussi, pourvu qu’ils eussent montré la persévérance qu’il importe d’employer dans de semblables occasions; la centième partie du zèle que les partis révolutionnaires ont déployé en Italie pour y empêcher le bien et faire le mal aurait suffi aux hommes de bonne volonté qui n’ont jamais manqué en Italie, pour donner aux affaires italiennes une tout autre tournure.

«On conserva intact, poursuit M. Cantù, l’admirable systéme communal dérivant des anciens municipes et qui avait survécu aux ruines révolutionnaires, et on en fil une heureuse combinaison avec le cens, de manière qu’il suffit à entretenir la vie et à favoriser la prospérité du pays extrêmement productif. L’administration réduite à une simple bureaucratie marchait d’une manière régulière et énergique, comme dans un pays avancé depuis longtemps en civilisation; la justice fut prompte et intègre, à moins que des prétentions du fisc ne vinssent s’y mêler, et elle fut administrée en conformité d’un code qui avait été compilé selon les vues modernes et qui, sur plusieurs points, remportait sur celui de Napoléon, sous le raport de la douceur des peines et d’une égalité plus étendue. Mais la procédure, qui excluait toute sorte de publicité, fit naître l’idée de l’arbitraire au lieu des garanties que la société est en droit d’exiger à l’égard des membres qu’on lui arrache (70)

«Une réunion d’esprits d'élite valut à Milan le titre d’Athènes italienne: bien que le gouvernement ne la favorisât ni ne la connût, la presse y était moins entravée qu’ailleurs, quoiqu’il fallût souvent réclamer à Vienne contre des censeurs ou ignorants ou malveillants; les décisions en arrivaient beaucoup moins pusillanimes, mais avec une lenteur telle quelles équivalaient à une prohibition. Aussi on produisit dans ce royaume et on y réimprima des ouvrages prohibés dans le reste de l’Italie; le commerce des livres étrangers était très actif; les Congrès scientifiques, cet épouvantail des autres contrées, y furent accueillis par trois fois; l’instruction était très répandue et des écoles étaient établies jusque dans les plus petits villages; si celles d’enseignement mutuel étaient proscrites pour avoir servi de voile aux Carbonari, on admit les écoles gardiennes, tandis qu’elles étaient défendues partout ailleurs, et leur introducteur, mal vu àTurin, obtenait des honneurs et des décorations en Lombardie.»

«On avait exclu cette éducation monacale qu’on disait être l’arsenic des autres pays; quand même les jésuites y prirent pied, ils furent soumis aux autorités et n’exercèrent aucune ingérence en face d’un clergé éclairé et d’évêques capables. Point de moines, ou à peu près; point d’exceptions de for, point d’intrigues de sacristie; le parti religieux était représenté, quant à l’idée, par des génies éminents et, quant àl’action, par une société qui, au milieu de la dérision, dudénigrement, exerçait une bienfaisance immensément étendue. Les premières associations pour les chemins de fer s’y formèrent dès l’année 1857. Ce ne fut pas la faute du gouvernement, s’il s’y éleva constamment des querelles et des dissensions municipales. L’état des caisses d’épargne était des plus florissants; il y avait des sociétés pour l’entreprise des diligences, pour l’assurance contre l’incendie, pour les filatures de coton et de lin. Les routes étaient nombreuses et construites d’après un bon système, et celles qui longent les bords délicieux du lac de Côme et qui traversent les sites sublimes et imposants du Stelvio et du Splugen sont mêmespoétiques; les communes faisaient des dépenses encore plus grandes pour achever un réseau de communications; on aprofondissait, dans le but de les régler, les lacs et lesfleuves que le déboisement mal entendu des forêts gonfle et rend chaque jour plus dangereux. On a dépensé à Venise, depuis 1816 jusqu’en 18-41, plus de six millions, rien qu’enconstructions de roules intérieures.»

«L’étranger qui, par hasard, serait descendu en Lombardie et qui, sur la foi des journaux et des écrits, se serait attendu à n’y voir que des bras décharnés à force de labourer le sol au profit du maître allemand, à en voir banni le rire et à y trouver le soupçon dominant tous les esprits, aurait été étonné de rencontrer sur cette terre abondante des cultivateurs aisés et ayant la conscience de leur propre dignité; la condition des manœuvres n’y était pas plus misérable qu’ailleurs, ou bien, si elle l’était, c’était l’avidité indigène qui en était la cause; Milan nageait dans l’abondance et le luxe, ses négociants ne le cédaient en habileté aux plus fameux, ni en crédit aux plus riches; parmi les plus lucratives exploitations figurait celle des comédiens et, aux représentations d’un des premiers théâtres de l’Europe, affluaient les personnages les plus distingués de la société, de même que les promenades publiques offraient une réunion d’équipages qui surpassaient en élégance ceux de Vienne et de Paris!»

«Nous sommes bien éloignés de ceux qui font dériver de la politique toute prospérité ou toute adversité; nous croyons qu’il y a des moyens de félicité plus efficaces que ceux qui émanent du gouvernement; mais certainement la Lombardie et la Vénétie auraient pu servir d’exemple d’une sage administration aux autres États de l’Italie, si l’on avait su concilier les inévitables souffrances d’une province avec la dignité de ceux qui lui sont soumis, en laissant se déveloper cette activité des corporations, des communes, des provinces, qui dispensent l’administration centrale d’une intervention inoportune et de soins minutieux et qui, tout en ne diminuant en rien le fisc du maître, laisse aux gouvernés l’agrément de se sentir citoyens.»Telle était la condition du Lombardo-Vénitien en 1848, c’est-à-dire à l’époque où l’on préparait «la guerre sainte,» ainsi que M. Cantù, au chapitre CXCII de son histoire, apelle la rébellion de Milan et la guerre de Charles-Albert. Un bien-être général régnait partout, la justice était intègre, le code civil supérieur au code Napoléon, le code criminel n’avait rien de trop sévère, et c’était bien certainement le cas de dire que le peuple était non-seulement en possession du «partis et justitia,» mais qu’il avait encore son «panent et circenses;» il y avait des écoles partout, même dans les plus petits villages, et en outre toutes les institutions scientifiques qu’on trouve dans les États les plus civilisés de l’Europe; il y avait des académies; la presse y était plus libre que dans toute autre partie de l’Italie; en même temps le clergé était éclairé et l’épiscopat intelligent. M. Cantù admet que la Lombardo-Vénétie aurait très bien pu servir de modèle d’une sage administration aux autres États de l’Italie, si l’on avait laissé se déveloper l’activité des corporations, des communes et des provinces. La vérité est que ce royaume aurait obtenu de François I tout ce que jamais il aurait pu raisonnablement demander, si la mode de conspirer ne lui était pas devenue familière, et que «quiconque ne lui disait de l’Autriche des turpitudes et ne qualifiait son armée d’infâme, etc, n’eût été sifflé par le vulgaire riche et savant.»

Je dirai de plus, et je suis sûr de pas me tromper, que même, en face de ces infamies et d’autres de cette nature, il n’y avait, dans l’administration autrichienne du Lombardo-Vénitien, aucun inconvénient, défaut ou vice que, en y mettant de l’assiduité et de la persévérance, quelques hommes de bien ne fussent parvenus à faire disparaître, s’ils s’étaient apliqués à vouloir le faire. Malheureusement les hommes de bien en Italie, qui ne manquent pas de courage militaire, en manquent pour la politique. Ce ne sont que les mauvais sujets qui en ont le monopole. Quant à M. Cantù, il ajoute, à ce que je viens d’en citer, une suite d’accusations qui, pour ne pas les qualifier plus sévèrement, sonttellement futiles et frivoles que j’ai cru devoir me borner à les reléguer dans la note ci-dessous en les accompagnant de quelques observations ((71).

Je conclus donc qu’il n’y avait en Lombardo-Vénétie et dans l’Italie en général, absolument rien qui eût pu pousser le peuple, c’est-à-dire les masses, à des actes auxquels il n’aurait pu se porter qu’à la suite d’une situation moralementet physiquement cruelle. En effet les masses, ainsi que je le prouverai en temps et lieu, ne voulurent jamais entendre parler de révolution. Elles se trouvèrent à plusieurs reprises et pendant plusieurs mois de suite, livrées à elles-mêmes et encore plus souvent sous le pouvoir absolu et non contesté des révolutionnaires, et cependant l’insigne bon sens dont la Providence les a douées, les sauva. Aussi, parmi «les riches et les savants,» le vulgaire qui sifflait se trouva constamment moins nombreux qu’on ne le supose ordinairement: preuve ultérieure que cette «force de choses» qu’on y cherche n’a jamais existé.

C’est ainsi que je me crois suffisamment autorisé à dire que la question italienne, quant à l’ordre des faits, se trouve entièrement dépourvue de tout apui et de toute raison admissible.

Voyons maintenant quel apui et quel fondement elle a dans l’ordre des idées et des principes.

Ainsi qu’il est écrit au Livre infaillible, l’homme ne vit pas seulement de pain, mais bien par l’ensemble des décrets de son Créateur, et par conséquent également par ceux qui se manifestent dans les œuvres providentielles ((72). Le principe de nationalité d’où l’on veut faire découler «le droit d’unir, en l’État-Italie, tous les pays italiens, sans aucune exception, et par conséquent aussi ceux qui font partie d’autres États, pourrait-il jamais se trouver parmi ces décrets? S’il en était ainsi, le parti à prendre ne saurait être douteux, il faudrait obéir, bouleverser l’Europe comme n’étant pas faite selon ce principe, et la refaire de nouveau. La question est donc des plus graves, et c’est afin d’y répondre le plus exactement possible que nous croyons devoir nous mettre à rechercher préalablement la solution des questions suivantes: 1“ Le principe de nationalité estil jamais entré dans la formation des États, comme élément actif nécessaire? Ce principe comme tel est-il admis dans le droit public européen? 2° Est-il réellement, ainsi qu’on le proclame, une des conditions du progrès de la civilisation et du bien-être de l’humanité? 5 Quelles seraient les conséquences de l’admission de ce principe pour la condition sociale civile et politique de l’Europe?La vérité est que les États européens comprennent tous plus ou moins des nationalités différentes qui, toutes, reconnaissent dans l’Élat auquel elles apartiennent leur patrie et ont pour celle-ci une soumission et une affection sans bornes. Cicéron a dit: «Patria omnes omnium caritates complectitur.» Les dits États, et particulièrement les plus grands, sont tous l’œuvre du temps, des siècles, d’événements compliqués, d’actions et de réactions, de guerres longues et sanglantes, et par conséquent aussi de conventions, de capitulations, et assez fréquemment de mariages entre les familles régnantes, ce qui a inspiré le vers si célèbre:

«Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube»

En somme, ces États sont l’œuvre de l’histoire, c’est-à-dire de la Providence qui y a distribué les peuples sans aucun égard à leur origine, provenance, race et idiome, sans tenir compte du principe de nationalité, et qui leur a assigné les pays sans s’arrêter devant les rivières, les montagnes ou les mers, par conséquent sans aucun égard au principe des limites naturelles. Sous ce raport, l’histoire de l’antiquité est la même que celle du moyen âge et des derniers siècles, la même que celle du Congrès de Vienne. Quiconque croit que les États sont l’œuvre des nations se trompe grossièrement. Ce sont plutôt le plus souvent les États qui ont fait les nations, c’est-à-dire qu’en vivant sous le même gouvernement, sous des lois uniformes et mettant, au moins, en commun les besoins et les moyens d’y satisfaire, les différentes nationalités, au moyen du contact du commerce et des guerres communes, se fondent les unes dans les autres et forment un seul peuple, une nation parlant, bien qu’avec des dialectes différents, la même langue. C’est Rome qui a latinisé et romanisé les peuples de la Péninsule traversée par les Apennins: les Étrusques, les Ombriens, les Grecs de la Grande-Grèce,les Lucàniens, les Bruttiens qui y étaient venusles uns du Nord, les autres de l’Est et de l’Ouest, les uns par terre et les autres par mer; et c’est elle qui plus tard a latinisé et romanisé les peuples de l’Italie du Nord, les Boïens, les Ligures, les Insubres, les Vénètes et postérieurement ceux des Gaules et de l’Espagne.

Lorsque l’empire d’Occident s’écroula sous les coups des Barbares qui l’avaient envahi, l’Italie et avec elle les Gaules, l’Espagne, l’Afrique semblèrent être perdues. Il est vrai, toutefois, comme l’observe Muratori, en parlant de cette époque, que «les Latins et les Grecs apelaient barbare quiconque n’était pas de leur nation.» «Il y a eu des barbares,» poursuit cet annaliste et écrivain célèbre «qui ont été meilleurs, plus sages et plus policés que les Latins même et les Grecs ((73)

Ces peuples avaient des chefs d’un mérite très distingué, tandis que les Romains ou les Italiens en manquaient complètement. Stilicon, bien que barbare, fut sur le point de sauver l’Empire. Odoacre, également barbare, parvint avec ses Hérules et Rugiens à réorganiser l’Italie et à en faire un État qui,pour peu que les indigènes y eussent contribué, se serait consolidé et aurait été durable. Il semble que pour se rendre plus fort à l’intérieur il se trouvait dans la nécessité de dégarnir les Alpes et d’en retirer les Rugiens qui les habitaient et les gardaient. Puis vinrent de la Pannonie les Ostrogoths, peuple guerrier, du reste, d’un très bon caractère, vigoureux de corps et d’àme, sans vices, doués de beaucoup de bonnes qualités. Ayant trouvé les Alpes Juliennes sans défense, ils descendirent en Italie; puis, sous la conduite de Théodoric, surnommé plus tard à juste titre le Grand, ils vainquirent Odoacre et conquirent de la sorte l'Italie tout entière. Ils y ajoutèrent bientôt les Alpes dans leur totalité et de plus la Dalmatie et meme une partie de la France actuelle. Théodoric comprit parfaitement que la sûreté de son Empire exigeait une marine qui le rendit maître de l’Adriatique et de la Méditerranée, et il ne tarda pas à s en créer une. L’empire de Théodoric était un assemblage de différentes nationalités qui avec le temps se seraient infailliblement italianisées tout entières. Mais cela n’était pas écrit dans les décrets de Celui qui dispose là où l’homme propose. Il y avait, aussi alors, en Italie une fraction d’hommes vicieux et pervers qui faisaient oposition et qui entravaient de toutes les manières et par tous les moyens les opérations du gouvernement comme étant étranger ((74). Remplis d’un orgueil insensé et stupide, ils méprisaient l’étranger que la Providence avait envoyé à l’Italie pour la régénérer. Comme aujourd’hui, on s’agitait, on intriguait, on conspirait, on apelait d’autres étrangers à libérer le pays ((75); on parvint ainsi à empoisonner les dernières années de ce grand et magnanime Roi qui finit par être cruel, intolérant envers les catholiques (il était arien) et même par sévir contre eux. Lorsqu’il mourut après un règne glorieux de trente-trois ans, l’Italie devint le théâtre d’une guerre sanglante entre les Grecs que les Italiens avaient apelés à leur aide et entre les Goths. Ceux-ci succombèrent après une lutte terrible de près de trente ans. L’Italie ne fut plus en état de se reconstituer. Les conquêtes de Théodoric qui en avaient fait un tout complet furent perdues pour elle. Les Italiens, quoiqu’ils formassent sous le raport de leur langue une seule nationalité, n’eurent plus le moyen de s’unir et de former un État; pour en composer un, il aurait fallu avant tout s’accorder avec ceux qui étaient maîtres des Alpes et se réunir à eux. De cette union il serait résulté un État semblable à celui de Théodoric, composé d’éléments hétérogènes, de populations italiennes, allemandes, franques, bourguignonnes, helvétiques et slaves, mais qui, ainsi que nous l’avons déjà dit, se seraient italianisées avec le temps. Les Othons, les Frédérics, hommes d’une grande énergie, auraient reconstitué l’Italie. La furieuse animosité du parti guelfe contre l’Allemand rendit impossible l’union avec l’Allemagne et empêcha la fusion avec celle-ci, fusion de laquelle dépendait la possibilité d’une Italie-État. C’est en vain que l’Alighieri et d’autres hommes illustres s’indignèrent et se courroucèrent parce qu’ils comprirent que l’ancre de salut de l’Italie était dans son union avec l’Empire germanique. L’histoire de l’Italie depuis le règne de Théodoric fournit la preuve la plus convaincante que la nationalité n’est pas l’élément constitutif des États. En parlant du temps de Rodolphe de Habsbourg, M. Cantù, dans son Histoire des Italiens, dit:

«On n’avait aucune idée d’unité, de patrie étendue, et le titre d’Italien alors équivalait à peu près à celui d’Européen de nos jours.»

L’Espagne, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, en général tout le reste de l’Europe, se trouvèrent dans des conditions beaucoup moins désavantageuses que l’Italie dès qu’il s’agit de se constituer sinon en grands États, au moins sous forme de confédérations. Ce n’est pas que la réunion n’eût partout exigé beaucoup de temps et qu’il n’y eût eu de grands obstacles à surmonter. Dans tous les pays que nous venons de nommer, il y eut des nationalités variées qui formèrent des États distincts. Mais elles sentirent le besoin de s’unir, et cette union une fois opérée, soit à la suite de guerres ou au moyen de capitulations et de conventions, elles virent dans l’État auquel elles apartenaient leur patrie, elles l’aimèrent et en firent l’objet de toute leur affection qui le plus souvent se trouva pour ainsi dire personnifiée dans leur souverain. La France, comme État, ne date que du temps des Valois ((76).

Jusqu’alors il y avait eu des Bretons, des Normands, des Picards, des Bourguignons, des Gascons, des Provençaux, tous peuples d’origine et de souche différentes. Ce fut la France qui en fit des Français. L’Espagne, dans son étendue actuelle, est d’une date encore plus récente; elle ne compte qu’à partir du temps de Ferdinand-le-Catholique et d’Isabelle de Castille. Ce sont ces princes qui par leur mariage réunirent en un État dit l’État d’Espagne les royaumes d’Aragon et de Castille, et ensuite ceux de Navarre et de Grenade qu’ils conquirent et qui par là fondirent en une nation dite espagnole toutes ces différentes nationalités. Aussi, en Espagne, les Catalans sont d’une autre origine et descendance que les Andalous et les Aragonnais, et les Galiciens d’une autre extraction que les habitants du royaume de Murcie ou de l’Estramadure. S’il est encore resté dans la Péninsule ibérique deux nationalités distinctes, l’espagnole et la portugaise, la raison en est que les deux royaumes d’Espagne et de Portugal réunis sous Philipe II se sont plus tard séparés; aussi la nationalité allemande actuelle ost-elle un résultat de l’État fédératii de l’Allemagne, et non passa cause efficiente. C’est l’État d’Allemagne qui, avec ses efforts inouïs, a conquis le pays au delà de l’Elbe et de l’Oder, habité en partie par des populations slaves païennes, et qui, après les avoir gagnées au christianisme, les germanisa ((77).

Prusse fut germanisée par l’ordre Teutonique qui, si les circonstances lui avaient été plus longtemps favorables, aurait conjointement avec l’Ordre des chevaliers Porte-Glaives, étendu l’Allemagne le long de la Baltique jusqu’à la Neva ((78). Et c’est plus ou moins encore l’histoire de la nationalité anglaise, de la nationalité danoise, suédoise, russe et polonaise; si quelque nationalité a résisté, comme par exemple la nationalité irlandaise, à l’action absorbante de l’État auquel elle apartenait et apartient encore, il faut en chercher la raison en partie dans la configuration insulaire et dans l'isolement du pays, et en partie dans le fait que, jusqu’à la fin du siècle passé, elle a eu un gouvernement distinct, quoique dépendant de l’Angleterre, et en partie encore dans d’autres circonstances. La nationalité magyare s’est conservée presque entièrement intacte, parce que le royaume de Hongrie formait un État distinct de l’Autriche, dont il était plutôt un allié qu’une des parties intégrantes.

En résumant ce qui vient d'être exposé, j’arrive à la conclusion que le principe de nationalité n’a jamais été ni dans l’antiquité, ni à aucune autre époque un élément efficace, une raison constitutive des États; ceux-ci étaient ordinairement composés de plusieurs nationalités qui, en se pénétrant, en se fondant l’une dans l’autre, ont fini par devenir une nation, en tant qu’elles parlaient la même langue, quoiqu’en se servant de différents dialectes, et que pour l’écrire elles employaient le dialecte le plus cultivé.

Quant à la question si le principe de nationalité et les droits qu’on voudrait en dériver sont admis dans le droit des gens et le droit public, je puis affirmer avec certitude que ni dans HugoGrotius, ni dans ses commentateurs, ni dans Vattel, ni dans Martens, il ne s’en trouve la moindre trace; de même il n’en a été parlé non plus dans aucun des Congrès qui se sont rassemblés en Europe pour mettre fin aux guerres qui ont eu lieu dans le courant de plus de deux siècles, depuis la paix de Westphalie (1648) jusqu’à celle de Paris de 1836. Dans aucun pays la nationalité des populations n’a jamais fourni un titre ni pour le faire valoir ni pour le nier. Au Congrès de Vienne on parlait beaucoup de la Pologne, mais la discussion roulait constamment et uniquement sur la nécessité de ne pas faire passer le duché de Varsovie tout entier à la Russie; c’était seulement dans le but d’empêcher cette Puissance de prendre envers l’Allemagne et particulièrement la Prusse, la position militaire avancée et menaçante qu’elle s'est donnée par l’annexion de ce duché à son Empire; mais il n’a jamais été question du rétablissement de la nationalité polonaise ((79).

Lors des Conférences pour la paix avec la France, après la guerre de 1815, les Puissances alliées semblaient d’abord décidées à lui enlever toute la première ligne de ses forteresses menaçantes pour la Belgique et l’Allemagne, dont la plus grande partie était déjà tombée entre leurs mains, et la Confédération germanique, l’Autriche et la Prusse réclamaient spécialement l’Alsace et la Basse-Lorraine ((80). Mais cette réclamation, à laquelle on finit par renoncer, n’était nullementmotivée sur le principe de nationalité; si l'on demandait ces deux provinces, ce n’était pas parce qu’elles étaient allemandes, mais uniquement et simplement parce qu’avec les places de Strasbourg et de Landau qu’elles renferment, elles fournissent à la France dans une guerre sur le Rhin des avantages stratégiques extraordinaires à l’égard de la Prusse et de l’Autriche.

Au reste, le conseil européen composé comme il l’est encore d’États à nationalités multiples, comment aurait-il pu au Congrès de Vienne admettre un principe qui condamne si ouvertement cette pluralité de nations? Cela eût été un suicide. Les écrivains qui avec tant de sévérité ont censuré le Congrès de Vienne pour n’avoir pas établi le principe de nationalité, s’ils avaient voulu être justes, auraient tenu un langage bien différent, pour peu qu’ils eussent fait entrer en ligne de compte celte circonstance. Pour ne pas parler des Indes orientales, du Canada, de Gibraltar, de Malte, comment l’Angleterre pouvait-elle admettre ce principe par raport à l’Irlande? Comment la France saurait-elle l’admettre pour l’Alsace, la Basse-Lorraine, la Corse et l’Algérie? La Prusse, pour la province polonaise de Posen, la Russie, pour la Finlande et les pays situés le long de la Baltique depuis la Neva jusqu’au Niémen? L’Autriche, pour la Galicie, la Hongrie, le royaume Lombardo-Vénitien? Et dans la meme position que les grandes Puissances se trouvent encore quelques États plus petits, comme par exemple la Suisse avec une population mixte, allemande, française et italienne, et le royaume Sardo-Piéinontais avec une population italienne et française; ce dernier royaume possède en outre, dans sa Sardaigne, une île à la distance de cent soixante lieues italiennes de la terre ferme qui apartint pendant plusieurs siècles à l’Espagne et où l’on parle un langage qui n’est pas plus italien que ne l’est le Catalan ou le Provençal.

En tant qu’il s’agissait de constitutions libres, l’Italie révolutionnaire en 1848 se concilia dans un degré peu commun les sympathies de la nation anglaise, habituée qu’elle est à y voir la panacée pour toutes les maladies des peuples; elle eut même les sympathies de la France; mais lorsqu’on la vit sous la conduite de Charles-Albert se rendre conquérante, mépriser les traités existants et justifier l’agression par le principe que les nationalités ont le droit de se soulever contre les gouvernements étrangers, les sympathies disparurent.

«Ce cri l’Ilalia farà da sè parut sublime, dit M. Cantù, et cependant l’erreur la plus nuisible des instigateurs fut constamment de croire qu’elle pouvait opérer sans le concert européen; car il ne suffit pas d’avoir raison, mais il faut l’avoir à propos.» — N’en déplaise à l’illustre écrivain, le mot Italia farà da sè fut une simple phrase, puisqu’on n’a pas manqué de demander et d’implorer des secours, et que l’erreur a consisté à croire que le concert européen prêterait aux révolutionnaires la main pour bouleverser ce qu’il avait ordonné et pour violer les traités existants qu’il avait établis et sanctionnés. —

«Or, il est à la fois douloureux et instructif, continue notre auteur, d’avouer comment les nations retirèrent à notre révolution leurs sympathies, qu’elles avaient généralement accordées au premier mouvement. Les Français du parti gouvernemental parlaient de s’emparer non-seulement de la Savoie, mais encore du comté de Nice et les Français ennemis du gouvernement tentèrent d’envahir et de révolutionner la Savoie; tandis qu’on nous lançait des invectives du haut de leur tribune, il ne nous arrivait que des secours exigus de la part de ceux qui voulaient flatter la populace en périphrasant la désaprobation; la Diète Germanique piquée de la tarentule de la liberté jugea cependant que c’était commettre un attentat meurtrier contre l’Allemagne que d’arracher le Vénitien à l’Autriche; le démagogue Kossuth promettait 200,000 Hongrois pour réprimer «l’Italie; des étudiants des universités autrichiennes accoururelit près de Radetzky, croisés oposés aux nôtres; de l’Angleterre nous reçûmes des marques de bienveillance, des harangues, des écrits, mais où étaient les combattants, les emprunts et les dons? Les mêmes ministres qui venaient de crier le plus haut, vive l’Italie! nous disaient à l’oreille: Résignez-vous et soumettez-vous, et aux maîtres: Tuez-les, puisque vous en avez le droit! Et à peine l’expulsion du Pape en avait-elle fourni un prétexte que tous les étrangers s’empressèrent à l’envi d’éteindre cet incendie ((81)

Le fait est que l’Europe ne pouvait sympathiser avec des actes tels que la guerre de Charles-Albert qui fut une piraterie et une instigation à la révolte, comme l’aurait été l’occupation de la Savoie de la part des Français et l’excitation au soulèvement de ses habitants, sans signer elle-même la sentence de sa propre dissolution et décomposition. C’est pourquoi en tant que Dieu ne voudra pas la perdre, et que pour la perdre il ne la frapera pas de démence, elle ne cessera de protester contre le principe de nationalité et de le repousser en toute occasion, comme elle l’a fait avant 1848 et depuis, jusqu’à nos jours. A la vérité, le secours que la Russie a prêté à l’Autriche dans cette malheureuse guerre de Hongrie, qu’a-t-il été sinon une imposante protestation, une protestation des plus solennelles contre ce droit suposé et prétendu? Et à tout prendre, si l’on considère attentivement la guerre d’Orient, et particulièrement l’occupation quasi-guerrière en 1854 de la capitale du royaume Hellénique de la part des deux grandes Puissances occidentales, occupation qui eut l’aprobation de toute l’Europe qui n’était pas Russe; toutes ces interventions n’ont été que des protestations solennelles contre le principe de nationalité, ainsi que contre le prétendu droit suposé de se détacher d’un État où l’on parle un autre langage. — C’est pourquoi nous concluons que l’Europe n’a jamais admis ni ne peut admettre le principe en question.

II. Voyons toutefois les motifs que les révolutionnaires nous donnent pour en exiger l'admission. Les révolutionnaires en général s’annoncent comme des réformateurs et des quasi-prophètes. Le monde, disent-ils, ne va pas comme il devrait aller, il ne va pas selon les dispositions de Dieu, dont il s’est par trop éloigné, et s’éloigne chaque jour davantage; il a le plus grand besoin d’une réforme radicale, qui doit s’opérer le plus tôt possible. C’est nous qui en avons la mission; c’est nous qui sommes les Élus pour la réaliser; peuples, ayez confiance en nous, laissez-nous faire, aidez-nous cordialement, suivez-nous. Ne craignez rien, vous serez contents; toutes vos attentes seront surpassées de beaucoup. Le mal consiste dans la destruction des nationalités opérée par des Congrès politiques et principalement par celui de Vienne. Le remède consiste dans leur union en État-nation. Vous comprenez déjà, votre bon sens vous le dira, qu’il faut abattre l’édifice mal fait et le reconstruire selon les instructions et les règles qui nous sont données «ab alto»; encore une fois ne craignez rien. Les États-nations devront se constituer en forme de républiques démocratiques socialistes. Le monde deviendra une table abondamment fournie à laquelle nous nous assiérons tous sans distinction, et tous également gais et joyeux pour nous rassasier. L’union en États-nations constitués en républiques démocratiques socialistes est la «conditio sine qua non» de cet incessant progrès illimité, auquel l’homme est destiné.

Sans de tels États le monde, croyez-nous en, finira par s’abrutir ((82).

A de tels et tout autres propos qui font dépendre la civilisation et le progrès de l’humanité de l’homogénéité des populations qui composent un État et de la forme républicaine démocratique socialiste de cet État-nation, le christianisme répond déjà et d’une manière très catégorique; c’est lui qui repousse et condamne comme étant païen, anti-social et subversif le principe de nationalité pris dans le sens qu’on lui donne dans la question italienne. Il nous enseigne que tout pouvoir légitime est une émanation de la divinité et veut qu’on lui obéisse sans distinguer s’il est national ou non, et que les peuples doivent se considérer comme frères et comme tels s’aimer réciproquement, s’aider et se secourir dans leurs besoins. C’est précisément cette fraternité des peuples qui constitue un des plus grands pas que l’humanité ait faits dans la voie de la véritable civilisation et du véritable progrès social et moral. Le grand Apôtre et civilisateur des peuples, saint Pau) écrit aux Colossiens:

«Dépouillez le vieil homme et revêtez-vous du nouveau, où il n’y a différence ni de barbare et de Scythe, ni d’esclave et de libre; mais où Jésus-Christ est tout en tous ((83)

Et voilà maintenant nos maîtres modernes du progrès qui voudraient nous induire à nous dépouiller de l’homme nouveau et à revêtir l’homme que nous avons porté il y a dix-neuf siècles.

Et c’est encore l’origine des États et des nations que nous avons tant bien que mal cherché à aprofondir dans cette Étude qui répond à de telles propositions; c’est le fait que, dans aucune des grandes nations existantes de race latine, l’on ne saurait trouver aucune trace d’une homogénéité réelle de souche et d’origine: ni dans la nation espagnole, ni dans la nation française, ni dans la nation italienne, pas plus que dans la nation allemande et à grand peine dans la nation slave. L’homogénéité que présentent les nations de souche latine ci-dessus énumérées n’est qu’aparente, puisqu’elle découle seulement de la communauté du langage. Or cette homogénéité qui n’a d’autre fondement que cette communauté, quelle influence particulière et sociale pourrait-elle et saurait-elle exercer sur les éléments constitutifs de la civilisation et du progrès, bien entendu de la véritable civilisation, de la civilisation chrétienne et du vrai progrès moral, religieux et intellectuel? Aucune décidément, aucune évidemment. Quels sont les moyens générateurs de civilisation, quels sont les moyens d’instruction et d’enseignement scientifique et autre qui soient nécessairement et exclusivement inhérents à un État, comme par exemple l’État d’Espagne et l’État de Naples dans lesquels on ne parle qu’une seule langue, et qui soient nécessairement exclus d’un État où l’on en parle plusieurs, comme par exemple en Autriche? Il n’y a ici aucune différence. Il est clair qu’un État tel qu’est ce dernier, composé de pays allemands et de pays italiens, devrait être au fait de tout ce qu’il y a et se fait de bon, de vrai et de beau en Italie et en Allemagne, et qu’il devrait servir à cette dernière de véhicule de toute civilisation et de tout progrès italien, ainsi qu’à l’Italie de toute civilisation et progrès allemand.

Si l’on apliquait les mêmes questions que nous avons faites à l’égard de la dépendance de la civilisation et du progrès de l’homogénéité de la nationalité à cette dépendance de la forme monarchique ou républicaine d’un État, on arriverait au même résultat; mais ce sujet n’entre pas dans la matière que nous traitons. Concluons donc que la dépendance de la civilisation et du progrès de l’homogénéité de la nationalité est une dépendance purement imaginaire et chimérique qui ne mérite pas qu’on s’y arrête.

Poursuivons nos recherches. A la tête des écrivains qui ont traité la question italienne se trouvent deux Piémontais: le comte César Balbo par son ouvrage intitulé: Le Speranze d'Italia, et l’abbé Vincent Gioberti par les différents ouvrages relatifs à cette question, plus volumineux les uns que les autres, qu’il a publiés depuis 1843 jusqu’en 1847, et par un ouvrage posthume imprimé en 1831: «Il Rinnovamento civile d’Italia,» qui est celui qui, pour nous, a le plus grand intérêt. Nous pouvons d’autant moins nous dispenser de consacrer quelques pages aux ouvrages en question que ceux-ci emploient tous les arguments possibles, sans tenir aucun compte de la vérité, pourvu qu’ils soient favorables à leur but et que par là ils fournissent une nouvelle preuve, bien qu’indirecte, que la cause dont ils ont pris la défense est mauvaise, pour ne pas dire une cause désespérée.

C’est de la manière suivante que le comte Balbo commence le premier chapitre des Speranze d’Italia, qui tend à démontrer que l’organisation politique actuelle de l’Italie n’est pas bonne, parce qu’un des pays italiens, le royaume Lombardo-Vénitien, fait partie d’un État non-italien, c’est-à-dire de l’Autriche: «Je pars du fait que l’Italie n’est pas politiquement bien arrangée puisqu’elle ne jouit pas tout entière de cet ordre politique qui est le premier et l’essentiel, de celui qui même seul procure tous les autres biens nécessaires, de celui sans lequel tous les autres biens sont nuis ou se perdent, — de l’indépendance nationale. Si parmi les lecteurs il y en avait un qu’un jugement éclairé ou tout autre motif plus ou moins sûr convainquît que l’Italie possède cette indépendance politique ou que, sans l’avoir, elle puisse être et s’apeler bien organisée, autant vaudrait ne pas continuer ce chapitre. Cet écrit s’apuie tout entier sur cette vérité incontestable et sur l’importance de ce fait; il ne s’adresse qu’à ceux qui acceptent le mot d’indépendance dans son acception commune reçue à l’intérieur et à l’étranger, et qui croient par conséquent qu’une grande partie de l’Italie ne la possède pas et qu’une nation dont une grande partie en est privée n’est et ne peut se dire politiquement bien organisée. Et en poursuivant avec ceux-ci, je ferais observer en outre et au surplus que la dépendance d’une de nos provinces de l’étranger (du royaume Lombarde-Vénitien de l’Autriche), détruit non-seulement toute bonté, toute dignité de l’organisation de cette province, mais qu’elle gâte et rend moins digne l’ordre des choses dans les autres provinces et ne laisse pas même entièrement indépendants les véritables États, les principautés italiennes. Il serait facile d’en donner la preuve par une foule d’exemples, mais qui seraient peut-être ennuyeux et odieux. Je m’en raporte à tous les Italiens et surtout aux mieux instruits, à ceux qui sont le plus au fait des secrets et des pratiques de nos gouvernements. Aucun d’entre eux ne niera que dans les desseins, dans les faits, souvent dans les plus grands et parfois dans les moindres actes gouvernementaux, l’on sent la pression grave et même très grave qu’exerce la puissance étrangère, celle qui domine une province italienne. Je ne parle pas des formes, pas même des traités qui, il est vrai, reconnaissent notre indépendance. Mais n’y a-t-il pas d’autres traités qui les infirment? et, à défaut de ceux-ci, n’y a-t-il pas le fait, l’habitude, la prépondérance inévitable dans les discussions entre le plus et moins fort?»

«Je ne veux pas entrer dans cette autre triste et longue énumération des obstacles aportés à notre commerce, à notre industrie, à nos arts, à nos sciences, à toutes les activités même privées qui ont leur source dans la dépendance directe d’une grande province et dans l’indépendance indirecte des principautés d’Italie. Il n’y a pas de plus rude besogne que de vouloir expliquer à qui ne veut pas entendre, ou à qui entend, mais ne veut pas en convenir; mais quiconque entend et est sincère, sait très bien que parmi les nations comme parmi les hommes il n’y a ordinairement pas activité complète sans complète indépendance. Je ne citerai qu’un seul exemple des effets désastreux de la dépendance. Le Pape est Pape.»

Vient ensuite l’énumération des malheurs provenant de la dépendance du souverain pontife de l’Autriche, qui l’empêchent de remplir sa mission; le reste ne nous offre aucun intérêt ((84).

Ce passage du comte Balbo est très remarquable déjà à cause de la singulière dialectique qui y est employée. L’auteur veut prouver que l’Italie n’est pas politiquement bien ordonnée. C’est là son point final «id quod est demonstrandum;» lui, aucontraire, en fait son point de départ. Le syllogisme est le suivant: Tout pays qui ne jouit pas tout entier, absolument tout entier, de son indépendance, est tout entier, sans en excepter la partie qui en est indépendante, mal ordonné et rendu incapable de jouir d’aucun bien. Or, l’Italie tout entière ne jouit pas de son indépendance parce que ie royaume Lombardo-Vénitien est autrichien, par conséquent elle est tout entière, sans en excepter la partie qui est indépendante, mal ordonnée et rendue incapable de jouir d’aucun bien. Ici l’auteur était obligé de prouver la majeure, c’est-à-dire que tout pays qui ne jouit pas tout entier, absolument tout entier, de son indépendance, est tout entier mal ordonné, sans en excepter les parties qui sont indépendantes, et rendu incapable de jouir d’aucun bien. Au lieu de cela, il n’en fait pas même mention. Un tel raisonnement est formellement vicieux; il n’est pas de jeune homme qui, pour peu qu’il ait régulièrement fait son cours de logique, en l’entendant ou en le lisant n’y opose son «nego majorem»; l’auteur s’occupe exclusivement de la mineure dans laquelle il avait déjà dit qu’une grande partie de l’Italie, c’est-à-dire le royaume Lombardo-Vénitien, n’a pas l’indépendance, et il s’efforce de démontrer que l’Autriche, par le fait qu’elle possède le Lombardo-Vénitien, est un poids immense pour l’Italie, une espèce de cauchemar qui y empêche toute activité intellectuelle et matérielle; accusation dont nous allons à l’instant démontrer la fausseté, de sorte que le syllogisme, pour me servir du terme scolastique, puisque nous sommes ici à l’a, b, c, se trouve être vicieux et faux, aussi matériellement.

D’abord, c’est une proposition erronée et c’est se mettre en contradiction avec les maximes et les doctrines fondamentales, ainsi qu’avec le langage du droit public européen, que de considérer et de désigner le royaume Lombardo-Vénitien comme étant dépendant parce qu’il fait partie d’un État dont la majorité parle une langue différente. Ici les mots: dépendance, et indépendance sont tout à fait déplacés. Le royaume Lombardo-Vénitien fait partie d’un État entièrement indépendant de tout autre État, et est par conséquent indépendant lui-même. Parmi les étrangetés nombreuses de ce passage, il y a encore celle-ci, que la dépendance du royaume Lombardo-Vénitien y détruit toute la dignité de son organisation. Si cela veut dire qu’il est honteux pour ce royaume d’apartenir à l’Autriche, je répète ce qui a déjà été dit ailleurs: que faire partie et être membre, avec des devoirs et des droits communs, d’un État qui, suivant le même auteur, est la sauvegarde et le palladium de l’Europe (ch. IX, p. 150 de la 2(e) éd. de Capolago), ne peut être considéré que comme un grand honneur; de même que apartenir à un État qui trouble sans cesse la paix, qui ne respecte pas les traités, qui voudrait voir l’Europe en flammes, et qui s’attire les imprécations de tous les honnêtes gens, ne saurait être pour un pays que le comble de la dégradation.

Si l’on prend en considération qu’à l’exception d’une fraction du Mantouan, le royaume Lombardo-Vénitien confine aux principautés italiennes par le Pô, le Tessin et le lac Majeur, qu’il a par conséquent une frontière bien définie et précisée, on comprendra que les raports de voisinage entre l’Autriche et l’Italie sont tout ce qu’on peut désirer entre des États limitrophes. C’est dans le but d’assurer autant que possible la paix de l’Europe et d'en garantir et d’en protéger les intérêts qu’en 1814 et en 1815 le concert européen assigna à l’Autriche le royaume Lombardo-Vénitien, que celle-ci avait enlevé à Napoléon, à la suite d’une guerre glorieuse qui lui avait coûté des torrents de sang; et il le lui aurait assigné, même dans le cas où les Lombardo-Vénitien n’eussent point désiré et demandé, comme ils l’ont fait, de lui être annexés. L’Autriche n’a fait aucun abus de sa mission. Elle accourut, et passa le Pô, ou le Tessin, pour venir au secours des principautés, quand celles-ci l’avaient apelée, mais jamais autrement. Parler des obstacles que la présence des Autrichiens dans le royaume Lombardo-Vénitien opose, dit-on, à l’activité intellectuelle et matérielle des Italiens, c’est débiter de pures inepties. Personne, en Allemagne, ne considère la présence de l’Autriche dans ses provinces allemandes comme une entrave à l’activité intellectuelle et matérielle des Allemands.

Quant aux relations politiques entre l’Autriche et l’Italie, le comte Balbo n’est rien moins que bien instruit. La vérité est que les cours de Naples, de Rome, de Turin, et jusqu’à celle de Florence, bien que le Grand-Duc fût frère de l’empereur François, étaient à peine restaurées, qu’elles se. livrèrent à l’idée que l’Autriche, tout en étant la puissance qui avait principalement coopéré à leur restauration, s’arrogerait sur l’Italie une espèce de suprématie, bien que par l’annexion du royaume Lombardo-Vénitien, elle se fût faite en quelque sorte État italien. C’est de là que naquit, moins chez les princes que chez leurs ministres, une jalousie qui fut poussée jusqu’à l’absurde. Tout désir, toute demande formulée par l’Autriche suscitait des soupçons et des craintes qui allaient constamment en croissant, lorsqu’ils virent que le gouvernement autrichien étranger était plus italien que le leur ((85), qu’il ne laissait rienà désirer sous le raport de la régularité de sa marche, de la douceur de ses lois, de l’intégrité de sa justice, du maintien et de la discipline de son armée. Ce ne fut que la bonté du gouvernement qui poussa les sectaires à tramer des intrigues et des conspirations et à courir à Naples afin d’exciter Joachim Murat à dépasser ses frontières. Il n’y a pas un moment à perdre, disait-on; ces barbares sont très habiles; ils gagnent chaque jour de plus en plus le peuple et les masses. — Exercer une influence quelconque sur les cours, en présence de la jalousie qui rongeait le cœur des ministres, eût été chose impossible, quand même on l’aurait voulu. L’empereur François, prince doué d’un jugement rare et ayant une grande expérience, né italien, élevé à Florence où s’écoula sa jeunesse, était italien et dévoué à l’Italie de corps et âme; il riait de la guerre sourde que lui faisaient les cours italiennes et il voulait qu’on ne fît absolument rien qui put leur donner de l’ombrage, mais il disait aux personnes de sa suite: Vous verrez qu’elles ne tarderont pas à avoir besoin de nous et qu’elles ne manqueront pas de nous apeler à leur secours.

Le comte Balbo, outre le premier chapitre, a encore consacré le septième de ses «Speranze d’Italia» ayant pour titre: «Histoire abrégée de l’entreprise d’indépendance (italienne), sans cesse poursuivie et jamais achevée, pendant treize siècles» à prouver d’une manière indirecte le droit, découlant du prétendu principe des nationalités, qu’auraient tous les pays italiens de s’unir et de s’affranchir de toute domination étrangère. Il a voulu voir dans une entreprise qui dure déjà treize siècles une protestation continuelle contre toute domination étrangère. Ainsi que l’on s’en aperçoit, le comte Balbo était assurément un «chérubin noir, mais sans être logique (86).» Une entreprise constamment poursuivie pendant le courant de treize siècles sans jamais avoir pu être achevée, qu’il a plutôt fallu recommencer sans cesse, prouve par là même quelle est dépourvue de sens commun et que Dieu ne la veut pas. Voilà la seule conséquence raisonnable et l’unique enseignement qu’on puisse en déduire. Mais il y a ici encore cette circonstance que le même auteur dans son «Sommario della storia d'Italia» nous assure que les Italiens n’ont jamais su s’élever à la hauteur d’une semblable entreprise, pas même au moyen âge dans leurs guerres contre les empereurs d’Allemagne. Pour prouver que cette histoire abrégée de l’entreprise d’indépendance italienne n’est qu’une longue fable, on n’a pas besoin de recourir à ce sommaire où le comte Balbo à plusieurs reprises, presque dans chacun des livres dans lesquels il le divise, nous révèle le triste fait que les Italiens ne sentirent jamais le besoin de s’unir et de s’affranchir; c’est en accompagnant constamment ses révélations


«Con lamenti,»

Che suonan corne guai, ma son sospiri.»


qu’il nous dit que dans les ligues et confédérations italiennes, manquèrent constamment les deux mots, et dans l’esprit «des signataires les deux idées de l’unité et de l'indépendance (livre VI, ch. II)»; dans un passage précédent (livre V, ch. 40), il avait déjà dit:

«Dans l’histoire comme dans la réalité, il n’est de douleur pire que d’avoir à louer le gouvernement des étrangers. Mais la vérité avant tout. Les cités que nous allons voir, tantôt affranchies, tantôt s’affranchissant, ne furent jamais entièrement libres, pas même de nom, pas même dans a leurs prétentions; elle reconnurent constamment la suprématie d’un empereur étranger, laquelle fut reconnue aussi par bien des papes et par la plupart des princes.»

C’est de cette manière qu’en voulant prouver la nécessité d'admettre le principe de nationalité dans le droit public européen, le comte Balbo nous fournit dans l’Italie et par l’Italie la preuve la plus incontestable qu’on puisse jamais désirer: que le principe de nationalité est une pensée nouvelle et même très nouvelle, qui a été improvisée par les agitateurs italiens comme prétexte et comme levier révolutionnaire qui figurerait bien mal dans le droit public européen.

A l’égard du sujet que nous traitons, il nous reste à entendre aussi l’avis de l’abbé Gioberti. Suivant cet écrivain, qui fut en son temps le coryphée du parti des perturbateurs italiens, on ne saurait trop s’empresser, non-seulement d’admettre le principe de nationalité, mais de démolir au plus vite l’Europe et de la reconstruire, en conformité de ce principe. Cette bonne âme de prophète-philosophe ne reculait pas devant l’idée d’une conflagration générale européenne pour réaliser ce principe. Nouvel Érostratc à mille faces, il n’hésite pas à nous aprendre: «que le renouvellement civil de l’Europe (tel qu’il voudrait y procéder), ne pourra se soustraire à la nécessité de démolir avant que d’édifier; c’est pourquoi, au lieu de montrer des réformes il présentera plutôt l’aspect d’une révolution. Il faudra cependant se garder de tout excès, parce que la destruction, dès qu’elle n’est pas nécessaire, est pleine de périls; elle fait rétrograder et offre des dommages très certains ((87)».

Il a trouvé que nation et État c’est tout à fait la même chose, que les États à plusieurs nationalités sont des États vicieux qui renferment en eux le germe de leur dissolution et de leur mort. Il avait dit en outre qu’avec de tels États l’équilibre politique est une chimère; qu’étant composés comme ils le sont de partis hétérogènes qui se paralysent et se repoussent, ils doivent nécessairement rendre le tout faible et impuissant à lutter avec un État d’une prépondérance aussi énorme et d’une vitalité aussi entière que la Russie ((88).

A ces affirmations posées comme axiomes, je réponds ce qui suit: Il est absurde de dire que les États européens ne sont pas conformes à la nature, tandis que c’est un fait, et que l’histoire est là pour le prouver, qu’aucun d’entre eux n’est l’œuvre d’un constituant quelconque, et que chacun, positivement, est l’œuvre du temps, des siècles, de la Providence ou de la nature; celle-ci, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer dans celte Étude même, a distribué les peuples sans distinction de race, d’origine et de provenance, et les pays sans se laisser arrêter par des fleuves, des mers et des montagnes. Il voudrait nous faire accroire «que déjà la constitution originaire de l’homme avait dans les fils de Noé introduit les distinctions nationales, suivant tes nations, les peuples et les langues, qui sont les trois éléments constitutifs de la nationalité, aussitôt que la race humaine fut suffisamment multipliée, et quelle le fut avec une telle justesse que l’État moderne ne saurait mieuxle faire, de sorte que cette division a été de beaucoup plus politique et plus sage que celle de Vienne ((89)».

Tout cela est déclaré faux par l’histoire. Quel est l’État qui, plus que celui de Rome, a été composé de tant de différents peuples? Malgré cela, à compter seulement depuis Jules César, qui y ajouta les Gaules, jusqu’à Odoacre qui y mit fin, il dura en Occident plus de cinq siècles et en Orient plus de quatorze. Combien de fois ne se trouva-t-il pas, déjà sous la république et ensuite sous les empereurs, engagé dans des guerres civiles, où toutes ses légions s’employaient à soutenir les prétendants à la dictature ou à l’empire sans que pour cela il se soit dissous? Et l’Autriche, quoique composée de différentes nationalités, combien de preuves de solidité n’a-t-elle pas données lors de la mort de Charles VI, lorsqu’une des plus puissantes coalitions qui s’est jamais vue, se disposait à la démembrer? La monarchie sortit de cette lutte plus glorieuse et plus consolidée que jamais; on lui arracha, il est vrai, la Silésie et le Novarais. Mais il n’y eut aucune de ces nationalités qui n’eût été disposée et prête à tout sacrifier pour la sauver. Quel Autrichien ne se rapelle le cri magnanime des Hongrois: «Moriamur pro rege nostro Maria Theresia ((90)

Il n’est ni plus raisonnable ni plus judicieux de prétendre, comme le fait notre auteur, que si parfois l’équilibre politique vient à chanceler ou qu’il se perd même, c’est à la pluralité des races dans les États européens qu’il faut l’attribuer. Quel État s’est plus prêté à l’équilibre politique contre la prépondérance française depuis 1792 jusqu’en 1814 que l’Autriche avec ses nationalités nombreuses et si différentes? et quels États s’y sont moins prêtés que l’Espagne et la Prusse qui déjà en 1793 abandonnèrent la cause de l’Europe et signèrent la paix de Bàle, bien que la première ne contienne qu’une seule, et la seconde que deux nationalités? Il est par conséquent clair et manifeste que l’abbé Gioberti n’a avancé le principe de nationalité que comme un prétexte révolutionnaire et un levier pour décomposer l’Europe.

III. Maintenant que nous avons pu nous convaincre que la prétendue dépendance de la civilisation, du progrès, de la prospérité et de la stabilité des États, découlant du principe de nationalité, n’est que suposée et mensongère, et qu’il en est de même de la dépendance de l’équilibre politique du principe en question, nous allons entamer la dernière partie de la question que nous traitons dans la présente Étude, c’est-à-dire le dévelopement et l’examen des conséquences qu’aurait le principe de nationalité pour la condition politique de l’Europe s’il venait à y être réalisé suivant le sens qu’il a dans la question italienne, à savoir que tout pays doit se détacher de l’État où l’on ne parle pas sa langue afin de s’unir à celui qui la parle. Suposons à cet effet que l’Europe se soit décomposée à la suite d’un bouleversement général et quelle soit dans l’attente d’être réorganisée selon le principe de nationalité en réunissant les peuples suivant les races, c’est-à-dire suivant les langues, en autant de Nations-États. Suposons donc qu’au cri de: peuples, levez-vous, séparez-vous des peuples d’autre race et qui ne parlent pas votre langue et unissez; vous à ceux qui la parlent! la séparation ait lieu à l’instant même et sans rencontrer aucun obstacle. Or, on se demande quels États en sortiraient, à combien s’élèverait leur population respective et quelles en seraient les limites; seraient-elles régulières ou irrégulières, susceptibles ou non de défense?Les réponses ne sont ni difficiles ni douteuses. L’Italie, ainsi que nous l’avons déjà dit aux premières pages de cette Étude, se composerait des Principautés italiennes déjà à l’heure qu’il est indépendantes, auxquelles on ajouterait: le Lombardo-Vénitien avec le Tyrol-italien; le canton du Tessinet la vallée de Poschiavo, la Corse et Malte. Sa population serait d’environ 26,000,000. Ses frontières pénétreraient plus ou moins dans les vallées subalpines, mais n’atteindraient la chaîne centrale des Alpes que sur quelques points de peu d’étendue. Les défilés qui les traversent resteraient tous sans exception à la nationalité limitrophe, de sorte que l’Italie se trouverait sans une frontière susceptible de défense, qu’elle serait ouverte à toute invasion étrangère par terre ou par mer. — La France perdrait l’Alsace et la Basse-Lorraine, mais elle acquerrait le comté de Nice, la Savoie, la Suisse française, la Belgique française et les îles anglaises situées vis-à-vis de la Normandie. Sa population dépasserait 40,000,000; ses frontières seraient pour la plus grande partie très irrégulières, mais cependant moins à son désavantage qu’à celui de l'Italie et de l’Allemagne; tous les défilés des Alpes occidentales lui apartiendraient. — La Suisse cesserait d’etre et l’Autriche de même. — L’Allemagne comprendrait la Suisse allemande, l’Autriche allemande, l’Alsace et la Basse-Lorraine, la Belgique de souche allemande, la Hollande, le Danemark, et les provinces allemandes-russes situées le long de la Baltique. Sa population élèverait pour le moins à cinquante millions; sa frontière serait de tout côté très irrégulière. — La Russie acquerrait toute la Pologne et en outre tous les pays slaves de l’Autriche et de l’Empire ottoman; elle s’étendrait de la mer Glaciale jusqu’à la mer Ionienne et depuis la Chine jusqu’à l’Isonzo; elle occuperait, avec l’Illvrie, l’Istrie et aussi la Dalmatie, y compris Raguse. Sa population dépasserait 90,000,000 et ne tarderait pas à s’élever à plus de 100,000,000, attendu qu’il y a une augmentation annuelle très considérable.—L’Angleterre serait divisée en deux États, l’un avec 19,000,000 d’Anglais, l’autre avec 10,000,000 d’Irlandais, d’Écossais et du pays de Galles; les deux États, occupant deux îles, seraient séparés du continent, mais ils n’auraient entre eux qu’une frontière tantôt saillante, tantôt rentrante et conséquemment très irrégulière. — L’Espagne réunie au Portugal aurait une population de 20,000,000 et serait le seul État européen possédant des frontières naturelles.—La Suède avec la Norvége, la Hongrie avec la Transylvanie comprenant seulement les départements Magyars; la Grèce avec l’Épire et la Thessalie seraient des États de second et de troisième ordre.

Le continent de l’Europe serait par conséquent réparti entre cinq Nations-États qui sont l’Espagne, la France, l’Italie, l’Allemagne et la Russie. L’Italie avec une population de 26,000,000 distribuée sur un continent, une longue et étroite péninsule et sur trois îles, avec des intérêts différents, se trouverait en contact avec la France, l’Allemagne et la Russie: trois États compacts auxquels elle offrirait un champ pour leurs guerres et batailles, comme elle l’offrit jadis aux Francs, aux Grecs, aux Sarrasins, aux Français, aux Espagnols et aux Allemands, sans avoir un système de défense et sans les moyens et la possibilité de s’en donner un. Et comme l’Italie, l’Europe entière se trouverait avoir des frontières embrouillées et irrégulières, et serait dans la nécessité de s’ordonner de nouveau suivant le principe des limites naturelles et d’occuper par conséquent les pays interposés sans tenir le moindre compte des races et des idiomes, et c’est ainsi qu’on en reviendrait aux États à plusieurs nationalités qui auraient été démolis avec une insouciance ou une malignité des plus condamnables. On n’ose pas même penser à la situation et à la condition où l’Europe se trouverait. C’est de cette manière que le principe de nationalité se montre dans ses conséquences. C’est pourquoi soutenir que les États à plusieurs nationalités sont des États contre nature, c’est, dans l’ordre politique, proférer un blasphème tout aussi horrible que, dans l’ordre social, d’affirmer que la propriété est le vol.

Quant à ce qui concerne le second des deux principes dont on parle dans la question italienne, celui des limites naturelles, le cas où l’on puisse le mettre d’accord avec le principe de nationalité, est extrêmement rare. En général, ce principe renferme une source de violence et de guerres; il est donc également on ne peut plus hostile à la paix du monde ((91).

Que résulte-t-il des recherches auxquelles nous nous sommes livrés dans cette Étude? Il en résulte que les prétentions de la question italienne sont injustes, incongrues et dénuées de tout fondement raisonnable, que les principes dont elles partent sont absolument inadmissibles et condamnables au dernier point; que le royaume Lombardo-vénitien est une annexe donnée à l’Autriche par les événements, par l’histoire, par la Providence;enfin, qu’en faisant partie de la Puissance européenne, qui est apelée principalement à maintenir la paix et l’équilibre politique de l’Europe, ce royaume n’a rien à envier sous le raport de sa condition économique, civile et politique ainsi que de l'honorabilité et de la dignité de sa position à tout autre pays italien et même à tout autre pays de l’Europe.


vai su


___________ NOTE _____________

(1)

Voy. au Recueil de pièces officielles, publié par Fr. Schiell, tome VI, Paris, 1815, des passages relatifs au colonel comte Catinelli, dans le Mémoire du duc de Campochiaro, présenté au prince de Metternich et au vicomte Castlereagh (p. 359-360), et (p. 440) dans la dépêche du 7 janvier 1815 de lord William Bentinck, dont il était alors chef d’état-major, et qui le chargea plusieurs fois de missions importantes, entre autres près du roi Joachim Murat.

(2)

Pour se former une idée aproximative des souffrances et de la détresse de l’Italie sous Napoléon Bonaparte, il suffit de penser aux maux immenses qu’y devaient produire ses guerres incessantes et terribles; on n’a qu’à prendre en considération l’horrible consommation d’hommes et d’argent; l’extrême misère qui régnait dans les districts maritimes, ainsi que dans les ports de mer, à cause du manque total de commerce; l’insuffisance de la main-d’œuvre dans tous les genres d’industrie et particulièrement dans l’agriculture, et cela non seulement à cause des levées continuelles de soldats, mais encore à cause du grand nombre de conscrits réfractaires qui se cachaient dans les lagunes, dans les marais, dans les forets et dans les montagnes; enfin le défaut total de sécurité des routes et des lieux écartés, exposés aux attaques de ces malheureux que la faim transformait en bêtes féroces. — Et si l’on veut se faire une idée de la trempe d’esprit du maître que les Italiens servaient, on n’a qu’à lire les extraits suivants d’une lettre confidentielle qu’il avait adressée à son frère, Joseph Bonaparte: — Je serais bien aise si la canaille napolitaine venait à s’ameuter: à tout peuple conquis il faut une insurrection. On ne me mande pas que vous ayez fait sauter la cervelle à» un seul lazzarone, bien qu’ils emploient le stylet. —... J’ai apris avec plaisir que le marquis de Rodio a été fusillé... Je suis charmé de savoir «qu’un village insurgé a été incendié; je m’imagine qu’ils l’auront laissé «piller par les soldats... Les Italiens, et les peuples en général, dès qu’ils ne sentent pas le maître, penchent à la révolte. La justice et la force sont «la bonté des rois, qu’il ne faut pas confondre avec la bonté d’un homme» privé. Je compte aprendre combien de biens vous avez confisqués en Calabre, ainsi que le nombre des insurgés justiciés. Je ne pardonne rien; faites passer par les armes au moins six cents révoltés, faites brûler les» maisons, trente des principaux de chaque village, et distribuez leurs biens à l’armée. Livrez au sac deux ou trois bourgades de plus mauvaise» conduite: cela servira d’exemple et rendra aux soldats la joie et l’envie de s’agiter. (Voy. Cesare Cantù, Storia degli Italiani, v. VI. lib. XVI.c. 180.)

(3)

Ces. Cantù; ibid. Lib. XVI. c. 1S2.

(4)

Voici ce que dit César Balbo, dans son ouvrage intitulé: «Delle speranze d’Italia au chap. VI: «Melzi proposa que l’Italie du Nord fût réunie sous une seule domination, et Napoléon ayant jusque-là consenti, Melzi poursuivit et serait à rechercher quelle maison princière l’on pourrait ape1er à gouverner un si bel État; il nomma la maison de Savoie. Alors Napoléon se mit à sourire d’un air mécontent. Et lorsque Melzi insista pour démontrer que cela conviendrait à la fois à l’équilibre de l’Italie et à celui de l’Europe: Mais qui vous parle d’équilibre! reprit vivement Napoléon. Après avoir gardé le silence pendant quelque temps, Melzi répondit: Maintenant je comprends, je me suis trompé. J’aurais dû parler de prépondérance. — C’est cela, à présent vous l’avez deviné, reprit Napoléon. Dans l’ouvrage qui a pour titre: «Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous le règne de Napoléon, écrits à Ste-Hélène sous sa dictée, on lit le passage suivant: Mais quoique le Sud de l’Italie soit par sa situation séparé du Nord, l’Italie est une seule nation; l’unité de mœurs, de langage, de littérature doit, dans un avenir plus ou moins éloigné, réunir enfin ses habitants sous un seul gouvernement. Pour exister, la première condition de cette monarchie sera d’être puissance maritime afin de maintenir la» suprématie sur ses îles, et de défendre ses côtes. (Tome I, chap. 4, § 6.) Et dans ses notes sur l’ouvrage: Les quatre concordats, Napoléon voulait recréer la patrie italienne; réunir les Vénitiens, les Milanais, les Piémontais, les Génois, les Toscans, les Parmesans, les Modénais, les Romains, les Napolitains, les Sardes (il se tait sur les Corses), en une seule nation indépendante, bornée par les Alpes, les mers Adriatique, d’Ionie et la Méditerranée; c’était le trophée immortel qu’il élevait à sa gloire... Mais Napoléon avait bien des obstacles à vaincre! Il avait dit à la consulte de Lyon: Il me faut vingt ans pour rétablir la nation italienne... L’Empereur attendait avec impatience la naissance de son second «fils, pour le mener à Rome, le couronner roi d’Italie et proclamer l’indépendance de la belle Péninsule, sous la régence du prince Eugène... (Tome IV, p. 215 et 217.)

(5)

Sénatus-consulte du 17 février 1810. — Titre 1. Delà réunion des» États de Rome à l’empire. 1° L’État de Rome est réuni à l’empire français, et en fait partie intégrante. 2° Il formera deux départements, le département de Rome et le département du Trasimène 6° La ville de Rome est la seconde ville de l'empire. 7° Le prince impérial porte le titre et reçoit les honneurs de roi de Rome... 10° Après avoir été couronnes dans l’Église de Notre-Dame à Paris, les empereurs seront couronnés dans l’Église de Saint Pierre de Rome, avant la dixième année de leur règne.» (Ibid. Tome IV, pag. 210.)

(6)

Enfin Alexandrie, base essentielle de la puissance française en Italie. (Thiers, Hist. du Cons. et de l’Emp. Tome VII, Liv. XXV, pag. 25.)

(7)

Mémoire du maréchal Marmont, duc de Raguse. T. III. Année 1809. Bataille de Wagram.

(8)

Voy. Gli ultimi rivolgimenti italiani. Memorie storiche di F. A. Gualterio, con documenti inediti. Vol. I, pag. 221.

(9)

Ses propres généraux mêmes la jugeaient telle. — Je me souviens, en effet, Sire, «(écrivit un jour le maréchal Davoust à Napoléon),» qu’en 1809, sans les miracles de Votre Majesté à Ratisbonne, notre situation en Allemagne eût été difficile. (Thiers, Cons, tome XIII, Liv. XL1II, p. 407.)

(10)

Das Heer von Inner Osterreich unter dem Erzherzog Johann im Kriege von 1809, in Italien, Tyrol und Ungarn. Chap. VI, pag. 299.

(11)

Ces. Cantù. c. lib. XVI, c. 182

(12)

Napoléon avait certainement l’esprit beaucoup trop ouvert pour ne pas discerner cet état de choses; mais loin de conclure qu’il fallait se garder de l’aggraver par une nouvelle guerre, loin de raisonner, comme il l’avait fait au retour de la campagne de Wagram, alors qu’il avait un moment» songé à calmer l’Europe en lui donnant la paix, il en conclut que la guerre» de Russie était urgente à comprimer bien vite en 1812, comme en 1809 les soulèvements prêts à éclater.» (Thiers, 1. c. Tome XIII, Liv. XLIII.)

(13)

Cés. Cantù, Liv. XVI, c. 182.

(14)

Continuation des» Annali d’Italia» de L. A. Muratori. Année 1813.

(15)

Voy. dans les Mémoires du maréchal Marmont la» Relation de la mission du prince de la Tour et Taxis, envoyé par les souverains alliés auprès du prince Eugène, en novembre 1S13, faite à Munich le 15 novembre 1836, et adressée à Son Altesse Royale Madame la Duchesse de Leuchtenberg, veuve du prince Eugène, «et la lettre du roi de Bavière Maximilien-Joseph au prince Eugène, en date de Nymphenbourg, le 8 octobre 1813. — Voir ensuite, dans l’histoire des Italiens de Cantù (lib. XVI, c.182), la lettre d’Eugène Beauharnais à sa sœur Hortense qui confirme ce fait et qui commence ainsi qu’il suit: Ma bonne sœur... Un parlementaire autrichien (ce fut, comme je l’ai dit dans le texte, le prince de la Tour et Taxis, colonel bavarois, mais portant l’uniforme autrichien) a demandé avec instance à me parler... Il était chargé de la part, du roi de Bavière de me faire les plus belles propositions pour moi et pour ma famille, et assurait d’avance que les souverains alliés aprouvaient» que je m’entendisse avec le roi pour ni assurer la couronne d'Italie » La lettre est écrite sous la date du 29 novembre 1813. Le célèbre historien ajoute: «Parmi les conditions que les Allies proposèrent à Napoléon à Châtillon, il y avait celle que l’Italie resterait indépendante et serait donnée à Eugène avec les îles ioniennes.» N’en déplaise à M. Cantù, mais la vérité est que rien de semblable ne sc trouve parmi les propositions qui, lors de ce congrès, furent faites à Napoléon. — Dans le Projet d’un traité préliminaire entre les hautes puissances alliées et la France il est dit:

Art. 2. Sa Majesté l’Empereur des Français renonce, pour lui et ses successeurs, à la totalité des acquisitions, réunions, et incorporations de territoire faites par la France depuis le commencement de la guerre de 1792...

Art. 4. Sa Majesté l’Empereur des Français reconnaît formellement la «reconstruction suivante des pays limitrophes de la France:

«1» L’Allemagne composée d’états indépendants unis par un lien fédératif;

«2» L’Italie divisée en états indépendants, placés entre les possessions autrichiennes en Italie, et la France.»

Dans le contre-projet du duc de Vicence, Caulaincourt, projet de traité définitif entre la France et les alliés» on lit ce qui suit:»

Art. 4. Sa Majesté l’Empereur des Français, comme roi d’Italie, renonce «à la couronne d’Italie en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène» Napoléon, et de ses descendants, à perpétuité.

L’Adige formera la limite entre le royaume d’Italie et l’empire d’Autriche.

«Art. 13. Les îles Ioniennes apartiendront en toute souveraineté au» royaume d’Italie. «(Manuscrit de 1815 par le baron Fain.) Ce fut donc Napoléon, et non pas les Alliés, qui assignait à Eugène le royaume d’Italie avec lis îles Ioniennes, mais sans les provinces vénitiennes qui, jusqu’à l’Adige, seraient restées à l’Autriche. Le projet des Alliés fut présenté au Congrès le 17 février 1814, le contre-projet ne le fut qu’environ un mois plus tard, c’est-à-dire le 15 mars.

(16)

En automne 1813, il y eut à Païenne, au quartier général de lord William Bentinck, un continuel va et vient d’Italiens, qui sollicitaient des débarquements de troupes et d’armes, tantôt sur tel point de la côte et tantôt sur tel autre. Ils assuraient que, dans toute la Péninsule, il n’y avait qu’une seule et unique pensée, celle de se venger de la tyrannie sous laquelle ils gémissaient et même frémissaient; qu’il y avait des milliers de conscrits réfractaires qui, s’ils avaient des armes, sortiraient de leurs cachettes et délivreraient, à eux seuls, le pays. Lord Bentinck voulant vérifier ces raports, pensa tenter un débarquement sur les côtes de la Toscane et il y consacra 800 hommes environ de la légion italienne, dont il y avait deux régiments en Espagne, où ils se conduisirent d’une manière distinguée tant sous le raport du courage que sous celui de la discipline militaire. L’expédition fut confiée à un lieutenant-colonel qui avait servi en Autriche. L’embarquement eut lieu à Melazzo. L’escadre qui la prit à son bord était composée de deux vaisseaux de ligne de 74 canons, de deux frégates et de plusieurs navires plus petits; elle était sous les ordres de sir Josias Rowley, l’un des officiers les plus distingués de la marine anglaise. L’instruction ne disait autre chose que ce qui suit: Le but vous est connu. Vérifiez les raports que nous avons sur les dispositions des populations où vous débarquerez.» Le 10 décembre, on prit terre à Viareggio, petit port lucquois. On eut deux canons, mais sans les chevaux pour les traîner. Le pays les fournit. En deux heures, l’on put se mettre en marche sur Lucques. A minuit, après avoir tiré deux ou trois coups de canons contre l’une des portes de la ville, on y pénétra. La troupe prit position sur les murs, en occupant trois bastions avec les courtines intermédiaires, et y resta réunie. Lorsque le jour fut venu, les Lucquois leur firent bon accueil, leur adressèrent des éloges, mais se bornèrent à ces compliments. Quelques heures plus tard, il y eut un grand concours de paysans; on crut que c’étaient des insurgés: ce n’étaient que des curieux. On avait plusieurs caisses avec de beaux fusils anglais qu’on leur offrit; ils remercièrent fort poliment, mais ils n’eurent garde d’y toucher. En effet, l’on dut bientôt comprendre qu’à cette foire, on ne ferait guère d’affaires.

Mais déjà la garnison de Livourne s’était mise en marche, à la recherche des brigands, — c’est ainsi qu’elle apelait ces Italiens, — afin de les exterminer. A cette nouvelle, le commandant se hâta de regagner Viareggio pour se rembarquer et faire voile sur Livourne, qui se trouva dégarnie et où il y avait plusieurs milliers de familles qui, à cause de la cessation totale du commerce, luttaient contre la plus grande misère. Pendant qu’on était occupé des préparatifs, on vit arriver l’ennemi, au nombre d’environ 1,500 hommes avec 4 canons. Mais il fut presque aussitôt mis en fuite et dispersé; on lui prit ses canons et l’on fit près de 200 prisonniers. On procéda ensuite au rembarquement, et le lendemain, ces Italiens se trouvaient déjà maîtres des faubourgs de Livourne. La garnison était absente. Mais il y était venu 200 à 300 soldats, sur deux bricks français, de Portoferrajo. On ne put trouver d’échelles. Livourne était on ne peut plus tranquille, de même que ses faubourgs. Sur ces entrefaites, la garnison rentra, après s’etre ralliée tant bien que mal et avec des renforts qui lui étaient venus de Florence et de Sienne et parmi lesquels se trouvait un escadron de hussards. Mais ils furent de nouveau mis en déroute, non sans avoir essuyé une perte considérable d’hommes tués, blessés et faits prisonniers; en cette occasion, deux compagnies de ces légionnaires, presque entièrement composées de Romagnols, se montrèrent soldats à tonte épreuve. Toutefois Livourne, ainsi que ses faubourgs, continua à rester dans la plus complète immobilité. Il se peut, sans doute, qu’on n’était préparé d’aucune manière. Le commodore anglais voulut voir dans ce fait une complète indifférence et ce ne fut pas sans un sentiment d’indignation qu’il déclara avoir ordre, en cas qu’aucune coopération n’aurait lieu, de reconduire ces braves gens à Païenne, et il les y ramena en effet. Le commandant de l’expédition raporta à lord Bentinck que les relations qu’on lui avait faites n’étaient pas vraies; que les populations qu’il avait vues semblaient en quelque sorte démoralisées; qu’il régnait à la vérité chez elles un esprit de violente irritation contre leur gouvernement, mais que la pensée de s’insurger n’y entrait nullement; que toutefois cela ne prouvait pas qu’on ne pût les exciter; mais que ceci devait être l’œuvre des seigneurs; et que les Italiens avaient prouvé, tant à Viareggio qu’à Livourne:»

Che l’antico valore»

Nell’Italici cor non è ancor morto.»

(17)

Les proclamations du comte Nugcnt, ainsi que celle de lord William Bentinck, se trouvent au 1 vol, pag. 223 et 226 de l’ouvrage de Gualterio: Dégli ultimi rivolgimenti d’Italia. Dans l’Histoire des Italiens de César Cantù, Liv. XVI, c. 182, on trouve les extraits suivants des manifestes de Joachim Murat et de ses généraux:» Tant que je croyais que Napoléon combattait pour la paix et la félicité de la France, j’ai fait de sa volonté la mienne; l’ayant vu s’engager dans une guerre perpétuelle, je m’en sépare.

Deux bannières flottent eu Europe; l’une porte pour inscription: religion, morale, justice, modération, loi, paix, félicité; sur l’autre on voit, inscrit: persécution, intrigues, violence, tyrannie, larmes, consternation dans toutes les familles. Choisissez,» Et comme le fait observer M. Cantù, son général, le marquis Carascosa de Modène, haranguait encore plus franchement les habitants de la Haute Italie.» Après des siècles de division, de faiblesse et de vertus cachées, il va poindre pour nous ce jour ardemment désiré où, combattant pour les mêmes intérêts, défendant la même patrie, nous n’avons qu’à nous rallier autour du roi magnanime, du premier capitaine du siècle, pour être sûrs d’arriver, de victoire en victoire, à la possession douce et tranquille de l’unité et de l’indépendance. Italiens, confondez-vous dans nos rangs, abandonnez ceux de vos opresseurs, et n’allez pas donner à l’Europe le déplorable spectacle d’Italiens du midi combattant ceux d’au-delà du Pô, au moment même où un apel généreux les convie tous également à l’honneur, à la gloire, à la félicité.»

On y lit aussi une partie d’une proclamation du maréchal comte de Bellegarde qui commence ainsi: Italiens, de toutes les nations que l’ambition de Napoléon a courbées sous son joug, vous êtes la dernière pour laquelle l’heure de la délivrance ait sonne »

(18)

Les deux lettres suivantes qu’on lit dans les mémoires du maréchal Marmont donneront une idée du jeu que Murat jouait comme allié de l'Autriche. — Le prince Eugène à Napoléon, 18 février 1814?. —» Le roi s’est» toujours refusé à coopérer activement au mouvement des Autrichiens...

J’ai une armée de 36,000 hommes dont 24,000 Français et 12,000 Italiens. Mais de ces 24,000 Français, plus de la moitié sont nés dans les États de Rome et de Gênes, en Toscane et dans le Piémont, et aucun d’eux,» assurément, n’aurait repassé les Alpes. Les hommes qui apartiennent aux département du Léman et du Mont-Blanc qui commencent déjà à déserter» auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens.» Lettre en chiffres de Napoléon au Prince Eugène.» Soissons, le 12 mars 1814... Mon fils, je vous envoie copie d’une lettre fort extraordinaire que je reçois du roi de Naples. Lorsqu’on m’assassine, moi et la France, de pareils sentiments sont vraiment une chose inconcevable. Je reçois également la lettre que vous m’écrivez, avec le projet de traité que le roi vous a envoyé. Vous sentez que cette idée est une folie. Cependant envoyez un agent auprès de ce traître extraordinaire et faites un traité» avec lui en mon nom. Ne touchez ni au Piémont ni à Gênes, et partagez» le reste de l’Italie en deux royaumes. Que ce traité reste secret, jusqu’à ce qu’on ait chassé les Autrichiens du pays, et que vingt-quatre heures après «sa signature, le roi se déclare et tombe sur les Autrichiens. Vous pouvez» tout faire en ce sens; rien ne doit être épargné dans la situation actuelle pour ajouter à nos efforts les efforts des Napolitains. On fera ensuite ce «qu’on voudra, car après une pareille ingratitude, et dans de telles cireonstances rien ne lie.» .

Le prince Eugène à la princesse Auguste. Mantoue, le 19 mars... «L’empereur m’envoie en chiffres l’autorisation de m’arranger avec le roi de» Naples; cela est trop tard, je crois; il y a trois mois que je la demande; mais enfin j’essaierai. Ne parlez de cela à personne, car le traité doit être secret.

(19)

«Napoléon au Prince Eugène; 17 janvier 1814... Le duc d’Otrante vous aura mandé que le roi de Naples se met avec vos ennemis; aussitôt que vous en aurez la nouvelle officielle, il me semble important que vous gagniez les Alpes, avec toute votre armée. Le cas échéant, vous laisserez les Italiens pour la garnison de Mantoue et autres places, ayant soin d’emmener l’argenterie et les effets précieux de la maison et les caisses.» Le duc de Eeltre, ministre de la guerre, au prince Eugène. Paris 9 février...

L’Empereur me prescrit par une lettre datée de Nogent-sur-Seine le 8 de ce mois, de réitérer à Votre Altesse l’ordre que Sa Majesté lui a donné de sc porter sur les Alpes, aussitôt que le roi de Naples aura déclaré la guerre à la France.»

(20)

Voy. la Bataille du Mincio» du 8 février 1814; par le chevalier Vacani; Milan, 1857.

(21)

Cantù, 1. c. lib. XVI. e. 182.

(22)

Cantù, ibidem.

(23)

L’histoire des Italiens de M. César Cantù à laquelle j’ai si souvent eu recours dans ce chapitre a tous les titres pour passer à la postérité, et certainement, elle y passera. Si, dans d’autres histoires, la malice et l’ignorance se donnent la main pour fausser l’histoire des derniers jours du royaume d’Italie, peu importe; mais certainement il importe beaucoup si, dans cette histoire, au lieu de la vérité on trouve l’erreur, ainsi que cela arrive à l’endroit suivant:» Trois députations à la fois en activité, l’une du sénat, l’autre de l’armée, et la troisième des collèges électoraux, persuadaient aux alliés qu’ils n’auraient pas à lutter contre une volonté nationale résolue; de sorte que sous prétexte de réprimer le tumulte, ils passent le Mincio, qui était la limite stipulée, et ils occupent Milan.

«Cette imputation est fausse et diffamatoire. M. Cantù savait qu’après la convention de Schiarino-Rizzino du 16 avril, il en avait été conclu une seconde, signée à Mantoue par le général-major comte de Ficquelmont et le général de division baron Zucchi, sous la date du 23, et ratifiée le lendemain par le maréchal de Bellegarde et le prince Eugène. Des copies de cette convention étant très rares, (on ne la trouve pas même dans le recueil de Martens) je la transcris ici selon toute sa teneur, d’après» l’histoire des traités de paix entre les puissances de l'Europe depuis le traité de Westphalie, par Koch, continuée par Schoell, tome X, chap. XLI. Traités de 1814 et 1815, pag. 478, parce que non-seulement elle détruit cette imputation, mais qu’elle réduit au néant d’autres faussetés débitées au sujet de. l’occupation de Milan:» Les soussignés, après avoir échangés leurs pleins pouvoirs reçus de leurs généraux en chef respectifs, considérant l’art. 1(er) du traité conclu le 11 avril entre l’Empereur Napoléon et les puissances alliées, par lequel «il a renoncé, pour lui, ses héritiers et successeurs, et tous les membres de sa famille, à tout droit de souveraineté et de propriété sur le royaume d’Italie, sont convenus, sauf la ratification des susdits généraux en chef, des articles suivants:»

«Art. 1(er). Toutes les places de guerre, forteresses et forts du royaume d’Italie qui ne sont pas encore occupés par les troupes alliées, seront remis» aux troupes autrichiennes le jour fixé par les plénipotentiaires et sous les «formes fixées par la convention du 16 avril.»

Art. 2. Son Excellence le maréchal de Bellegarde enverra un plénipotentiaire à Milan, pour prendre possession, au nom des hautes puissances alliées, du territoire non occupé du royaume d’Italie. Toutes les autorités resteront en place et continueront leurs fonctions.

Art. 3. Les troupes autrichiennes passeront le Mincio au moment où le maréchal de Bellegarde l’ordonnera; elles continueront leur marche sur Milan, en laissant un intervalle d’une journée de marche entre elles et les colonnes de l’année française rentrant en France.»

«Art. 4. Les troupes italiennes resteront dans leur organisation actuelle, jusqu’au moment où les hautes puissances alliées auront décidé de leur sort futur. En attendant, elles seront sous les ordres du feld-maréchal comte de Bellegarde, qui prend possession, au nom des hautes puissances alliées, de la part ie non envahie du royaume d’Italie.»

«Art. 5. Jusqu’à ce que le sort du pays, dont l’armée autrichienne prend possession, soit décidé, les traitements, pensions et solde des troupes italiennes, des autorités et des employés civils et militaires seront payés, sur le même pied et par les mêmes caisses, qu’elles l’ont été jusqu’au jour de la «présente convention.»

Art. 6. Il est permis à chaque officier de quitter le service; mais il devra s’adresser aux autorités compétentes pour obtenir un congé définitif.»

Art. 7. Un officier général de l’armée royale italienne sera envoyé au quartier général du maréchal de Bellegarde, pour conférer de tout ce qui «est relatif au détail du service de ces troupes.

«Art. 8. En casque la présente convention soit ratifiée, les ratifications seront, échangées dans le plus bref délai possible.

«En foi de quoi, les soussignés l’ont revêtue de leurs signatures.»

Mantoue, le 23 avril 1814.

Le général-major comte de Ficquelmont.

Le général de division baron Zucchi.

Ratifié le 24 par le maréchal de Bellegarde et par Eugène Beauharnais.

(24)

Si l’on veut se former une idée de la manière dont les Romains traitaient les peuples qui ne voulaient pas reconnaître les droits de la guerre, on n’a qu’à lire l’écrit du secrétaire florentin: Del modo di trattare i popoli della Valdichiana ribellati.

(25)

Voy. F. de Gentz: Fragmente aus der neuesten Geschichte des politischen Gleichgewichtiges in Europa; Stuttgart et Leipzig, 1838, page 39, où l’on trouve également une rectification très-lumineuse des idées erronées répandues au sujet de l’équilibre politique.

(26)

Nicolas Macchiavelli combat l’opinion des personnes qui, en parlant de la grandeur des Romains, affirmaient que ceux-ci devaient plutôt à un heureux hasard qu’à leur sagesse de n’avoir jamais été engagés dans deux guerres très-violentes à la fois, et il ajoute: «Ainsi donc, quiconque rechercherait la raison de cette fortune, la trouverait facilement; c’est qu’il est un fait incontestable que, dès qu’un prince ou un peuple acquiert une renommée» telle que tout prince ou peuple voisin craigne de soi-même de l’attaquer, et en ait peur, il arrivera toujours qu’aucun d’eux ne l’attaquera à moins d’y avoir été forcé; de manière qu’il dépendra en quelque sorte du choix de cette puissance de faire la guerre à tel de ses voisins, à sa convenance, et de chercher à calmer les autres. Ceux-ci, soit par respect pour son pouvoir, soit trompés par les manières dont elle use pour les endormir, se tranquillisent facilement; et les autres puissances qui sont éloignées et qui n’ont point de raports avec elle, envisagent la chose comme étant lointaine et ne les concernant pas. Elles persistent dans cette erreur jusqu’à ce que l’incendie aproche d’eux, après quoi ils n’ont de moyens pour l’étouffer que leurs propres forces qui dorénavant sont insuffisantes,» attendu que l’autre est devenue trop puissante. «(Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, lib. II, c. 1).

(27)

Essays, Liv. III, c. 7, de l’incommodité de la grandeur. C’est pitié, dit ce penseur profond, de pouvoir tant qu’il advienne que toutes choses» vous cèdent.

(28)

Depuis la paix de Westphalie jusqu’à nos jours, il n’y a pas eu en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Espagne, en Italie un seul homme d’État qui n’ait considéré la monarchie autrichienne comme la base et même comme l’âme de l’équilibre politique européen. Et encore en France cette idée a prévalu, seulement elle y fut transmise en d’autres paroles; c’est qu’on disait que, sans l’Autriche, il n’y avait pas contre elle de coalition possible. Or, qui croirait, que maintenant le comte César Balbo, dans son ouvrage «Belle speranze d’Italia» veuille cependant que l’Autriche se retire au-delà des Alpes et qu’elle fasse place au Piémont afin que celui-ci puisse s’étendre jusqu’au Brenner et jusqu’à la citadelle d’Adelsberg; mais il la veut agrandie.» Certainement, dit-il, il est dans l’intérêt italien, mais aussi dans l’intérêt universel de la chrétienté, que l’Autriche s’agrandisse... parce que l’Autriche, sauvegarde et palladium de l’Europe dans le présent, le sera bien «davantage encore à l’avenir. (Ch. IX, p. 120 de la 2(e) édition) Et tout récemment encore, M. Jean Interdonato, professeur à Turin, dans son ouvrage très-estimé: Sull’apertura e canalizzazione dell’Istmo di Suez n’a pas hésité à reconnaître dans l’Autriche la puissance continentale placée «au noyau de l’Europe, comme centre et pivot de l’équilibre politique. (Voy. l’Istmo di Suez e l’Italia, dans l’introduction à l’ouvrage de M. de Lesseps traduit par Hugues Calandri; Turin, 1856). Il va sans dire et je crois, au surplus, devoir ajouter ici expressément, qu’en apelant l’Autriche la base et l’âme de tout équilibre politique réel et efficace, nous n’entendons pas dire qu’elle en doive être l’unique soutien. La Prusse et l'Allemagne ne sont pas moins apelées à le protéger et à le garantir que l’Autriche. Avec leur concours, l’équilibre s’établit spontanément; sans elles, de facile qu’il était, il devient extrêmement difficile. Il faut espérer que les terribles leçons qu’elles ont reçues, l’une et l’autre, à la suite des événements désastreux auxquels a donné lieu la paix de Bâle (du 5 avril 1795), ne seront jamais oubliées. La Confédération germanique ferait bien de mettre au concours, en offrant une somme d’argent considérable, un grand tableau représentant la signature de ce traité, et de le faire ensuite suspendre à Francfort dans la salle où siègent ses représentants.

(29)

On a cru longtemps que le projet de descente de Napoléon en Angleterre ne fut qu’une simple menace. Aujourd’hui, il n’y a plus de doute que c’était un dessein bien sérieux et qui avait pour lui la plus grande probabilité de réussir. Sans doute la nation anglaise lui aurait oposé une résistance héroïque. Mais il y avait du côté de Napoléon non-seulement toutes les qualités d’un grand capitaine qui ne le cédait guère à aucun autre, pas môme à un Alexandre ou à un Jules César, mais encore 150,000 soldats, on peut le dire sans exagération, les plus aguerris et les plus confiants en eux-mêmes et en leur général que le monde ait jamais vus. Le passage du canal qui sépare l’Angleterre du continent était sujet à de grands périls. Il y eut cependant plusieurs conjonctures qu’on devait attendre, il est vrai, mais qui rendaient le passage sûr. M. Thiers, dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire, commence en ces termes son récit des préparatifs de cette entreprise: Il forma le projet de franchir le détroit de Calais avec une armée, et de terminer dans Londres même la rivalité des deux nations. On va le voir pendant trois années consécutives apliquant toutes ses facultés à cette prodigieuse entreprise, et demeurant calme, confiant, heureux même, tant il était plein d’espérance, en présence d’une tentative, qui devait le conduire, ou à être le maître absolu du monde, ou à s’engloutir lui, son armée, sa gloire au fond de l’Océan. (Tome IV, Liv. XVII, p. 308). Et il le termine par ces paroles non moins remarquables:

«L’entreprise de Napoléon n’était donc pas une chimère; elle était parfaitement réalisable, telle qu’il l’avait préparée; et peut-être, aux yeux des bons juges, cette entreprise, qui n’a pas eu de résultat, lui fera-t-elle plus d’honneur que celles qui ont été couronnées du plus éclatant succès. Elle ne fut pas non plus une feinte, comme l’ont imaginé certaines gens qui veulent chercher des profondeurs où il n’y en a pas; quelques mille lettres des ministres et de l’Empereur ne laissent à cet égard aucun doute. Ce fut une entreprise sérieuse poursuivie pendant plusieurs années avec une passion véritable.» (Tome V, Liv. XXI, p. 407). Et de même qu’il est certain que cette expédition devait être mise à exécution et que les préparatifs gigantesques pour la réaliser causaient à l’Angleterre les plus sérieuses inquiétudes, de même il est incontestable que ce fut l’Autriche qui la fit abandonner à Napoléon. Lorsque, en 1808, Napoléon, en face des préparatifs de guerre de l’Autriche, se vit forcé d’abandonner la guerre d’Espagne, parmi les torts que le comte de Champagny, son ministre des affaires étrangères, reprochait avec beaucoup d’aigreur au comte ( ensuite prince) de Metternich, alors ambassadeur d’Autriche à Paris, le premier était: que l’Autriche avait sauvé les Anglais en passant l’Inn en 1805, lorsque Napoléon s’aprêtait à franchir le détroit de Calais, et le second, qu’elle venait de les sauver encore une fois en empêchant Napoléon de les poursuivre en personne jusqu’à la Corogne; qu’elle avait ainsi à deux reprises empêché le triomphe de la France sur sa rivale.» (Thiers, Cons. Tonie X, Liv. XXXIV, p. 92).

(30)

Tout ce que nous avons avancé jusqu’ici, dans le but de démontrer que c’est l’Autriche qui a détourné Napoléon de tenter l’expédition d’Angleterre, nous le pourrions également faire valoir à l’égard de son entreprise contre l’Espagne, et contre la Péninsule ibérique en général, qu’il a, en effet, tentée mais qui échoua parce que l’Autriche non-seulement obligeait Napoléon à laisser les Anglais se rembarquer, mais encore à abandonner l’Espagne.

Je me bornerai à une seule citation, empruntée encore à M. Thiers, écrivain que certainement personne au monde n’accusera de partialité en faveur de l’Autriche... Tels étaient en tout genre les événements qui s’étaient accomplis pendant cette prompte campagne d’Autriche (1S09), et chacun devine aisément l’effet qu’ils avaient dû produire sur les esprits. L’opinion depuis un an, c’est-à-dire depuis les affaires d’Espagne n’avait cessé de s’altérer par la conviction universellement répandue, qu’après Tilsit tout aurait pu finir, et la paix régner au moins sur le continent sans l’acte imprudent qui avait renversé les Bourbons d’Espagne pour leur substituer les Bonapartes. La guerre d?Autriche, bien que la cour de Vienne eût pris l’offensive, était rat tachée par tout le monde à celle & Espagne comme à sa cause, certaine et évidente. «(Tome XI, Liv. XXXVI, p. 315). Ce qui veut dire que tout le inonde reconnut que l’Autriche avait entrepris la guerre de 1809, non pour elle, mais pour sauver l’Espagne, ce à quoi elle a en effet réussi.

(31)

En parlant de l’assassinat de Prina, M. Cantù dit: Gonfalonieri et, d’autres délivrés ensuite du martyre, comparurent certainement aux premiers rangs, et purent s’excuser, non pas se disculper. D’autres voulurent, comme à l’ordinaire, y voir l’or autrichien et prétendirent qu’un nommé comte Gambarara (homme d’aucune importance ni auparavant ni dans la suite), avait sourdement excité à cet assassinat avec les partisans de l’Autriche. Cette persistance d’y voir ordinairement l’or autrichien méritait d’être qualifiée d’infâme calomnie. — Voici comment parle M. Maroncelli de cette manière accoutumée d’entrevoir l’or autrichien dans des événements de cette espèce:

«Je crois fermement la maison d’Autriche innocente dix crime» commis sur Prina, par lequel Ghislieri, au moyen d’une de ses sectes homicides, inaugura le berceau du royaume anti-italien lombardo-vénitien.

Je la crois innocente parce que, en général, des scélératesses gratuites et individuelles sont commises par des haines et par des égoïsmes personnels et non pas par des gouvernements; et Prina n’avait pas provoqué la colère de la Maison d’Autriche et parce qu’elle ne récompensa Ghislieri ni de ce méfait ni d’un autre de cette nature.»

(32)

Gli ultimi rirolginienti italiani» de Gualterio suposent des lecteurs qui lisent et croient, pour la seule raison que c’est imprimé, sans jamais demander à l’auteur où il a puisé ce qu’il raconte et affirme. En parlant de l’armée du vice-roi en 1812 et 1814, il dit que cette armée a été anti autrichienne plutôt par l’orgueil d’avoir tant de fois frapé sur les derrières les armées fugitives autrichiennes que par un véritable sentiment national. Mais si cette armée a tant de fois frapé sur les derrières les fuyards des armées autrichiennes, comment doit-on s’expliquer le fait que la guerre, commencée au mois d’août sur la Drave, se trouva, déjà avant la minovembre, transportée sur l’Alpon et sur l’Adige? Laquelle des deux armées doit avoir le plus souvent montré le dos à l’autre, de celle qui avançait ou de celle qui se retirait? Je pourrais parler de la campagne de l’armée italienne en Istrie, où, au mois de septembre 1813, elle eut jusqu’à 16 bataillons et 800 cavaliers, et que malgré cela elle ne sut se défendre contre deux bataillons autrichiens et un escadron de hussards apuyés sur quelques milliers d’insurgés istriens et croates. Je parlerai plutôt de la bataille sur le Mincio dont il existe une relation d’un excellent officier de l’armée italienne. Le 8 février 1814, la plus grande partie de l’armée du vice-roi (voy. l’étude précédente) repasse le Mincio dans le but de repousser les Autrichiens au delà de l’Adige et de reprendre Vérone qu’elle avait abandonnée peu de jours auparavant. Elle trouve sur son chemin seulement quatre bataillons de grenadiers, dont la force dépassait à peine 2,000 hommes, et mille hommes de cavalerie ayant ensemble 3 ou 4 canons. Malgré tous les efforts tentés pour culbuter cette troupe, elle tint ferme, et ayant été renforcée par quatre bataillons, elle repoussa bientôt le vice-roi qui fut obligé de repasser le Mincio. (Vacani, bataille du Mincio.) Les Autrichiens, le plus souvent qu’ils peuvent, louent l’ennemi qu’ils ont combattu bien qu'ils aient triomphé. Les Anglais, les Français, les Russes en usent de même. Il y a en cela, sinon autre chose, au moins un esprit de justice. Les seuls Italiens, et particulièrement les Piémontais, agissent autrement.

(33)

César Cantù Storia lib. XVI. c. 182.

(34)

Joachim Murat ne fit aucun secret de sa déloyauté dans l’exécution de son traité avec l’Autriche et toute son armée la connut. Lorsque, la dernière semaine du mois de mars, lord William Bentinck repartit de Vérone où il avait eu une conférence avec le comte de Bellegarde, il reçut, chemin faisant, immédiatement de Mantoue, l’avis que Murat et le vice-roi traitaient ensemble au sujet d’un partage de l’Italie et qu’aussitôt le traité signé et ratifié, le premier s’obligeait à commencer les hostilités contre les Autrichiens en attaquant la division du comte Nugent qui était placée sous ses ordres. Sur ces entrefaites, Pie VII était arrivé sur le Taro et ensuite à Modène, où il dut s’arrêter parce que Murat s’oposait à la continuation de son voyage par Bologne et par les Légations. C’est en cette occasion qu’à Bologne, lord William Bentinck, au moyen d’une note convenable, déclara à Murat qu’au moindre obstacle que celui-ci oposerait au voyage de Sa Sainteté, et pour peu qu’il continuât à manquer au traité du 11 janvier, il rembarquerait ses troupes, qui étaient alors à Spezzia, et irait avec elles donner l’assaut à Naples. Ce fut cette franche déclaration qui fit entendre raison à ce roi. ( Voy. aussi» l’Aperçu des événements de Naples tiré des discussions de la dernière séance du Parlement, traduit de l’anglais, Londres, 1815; et l’Histoire des traités, de Schoell, tom. XI, ch. 41, p. 192. — Les affaires de Naples.)

(35)

Schœll, llixt. des Traité; Affaire de la Valteline, p. 105.

(36)

Cumque inter alia bona hominis potissimum sit, in pace vivere (ut supra dicebatur), et hoc operetur maxime atque potissime justitia, charitas maxime justitiam vigorabit, et potior potius. (Dantis Aligherii de monarchia lib. I, p. 34 de l’édition Fraticelli.) Et déjà à la page 14 il avait dit: Unde manifestum est quod pax universalis est optimum eorum quæ ad nostram beatitudinem ordinantur. Hinc est quod pastoribus de sursum sonuit, non divitiæ, non voluptates, non honores, nec longitudo vitae, non sanitas, non robur, non pulchritudo, sed pax. Inquit enim cœlestis militia: Gloria in altissimis Deo, et in terra par hominibus bonae voluntatis. Hinc et pax vobis Salus hominum salutabat. Decebat enim summum Salvatorem, summam salutationem exprimere. Quem quidem morem servare voluerunt Discipuli ejus, et Paulus in salutationibus suis, ut omnibus manifestum esse potest. (Ibidem, p. 16.)

(37)

Belle speranze d’Italia, c. IX, p. 150 de la 2(e) édition; Lugano, 1S41.

(38)

Malgré tous mes efforts pour me procurer en son entier le discours de lord Castlereagh par lequel celui-ci répondit aux interpellations qui lui furent adressées à la Chambre des communes, dans la séance du soir du 20 mars 1815, au sujet de la question italienne en général et sur la question génoise en particulier, il ne m’a pas été possible d’en trouver le texte anglais. Ce que j’en ai cité, a été emprunté,quant à l’Italie, à l’Histoire des Italiens de Cantù, vol. VI, p. 460, et quant à ce qui concerne Gênes, au «Traité de Paris du 30 mars 1856 étudié dans ses causes et ses effets par le correspondant diplomatique du Constitutionel. »

(39)

Voyez l’opuscule: «Della felicità che gli Italiani possono e debbono dal governo Austriaco procacciarsi», du comte Ferdinand Dal Pozzo, ancien référendaire au Conseil d’État de Napoléon et premier président de la Cour impériale de Gênes, ch. XXII, p. 79 et ch. XXIV, p. 117. Ce magistrat a été un personnage très respecté en général et de tous les partis. Voici en quels termes en parle le comte Santarosa, dans son Histoire de la révolution piémontaise de 1821 (à la page 74 de la traduction italienne): «Le choix du chevalier Dal Pozzo fit naître de grandes espérances dont non seulement ses vastes connaissances et son genie, mais encore la fermeté de son caractère et son amour intact pour la liberté de la patrie étaient les garants.»

Et dans une note placée au bas de la page il est dit: «Ferdinand Dal Pozzo avait rempli plusieurs charges considérables sous le gouvernement impérial, mais ce qui aux yeux des Piémontais le rendait bien plus estimable, c’est le courage avec lequel il avait élevé sa voix, dans l’intérêt de la justice et de la vérité, après le retour du Roi dans ses États. Ses opuscules sur diverses questions importantes de jurisprudence ont puissamment contribué au dévelopement de l’opinion dans les différentes classes de la société. Au reste, le chevalier Dal Pozzo n’eut aucune part à la conspiration piémontaise, mais dès que la(1) patrie réclama son action, elle le trouva aussitôt prêt. Les difficultés, les dangers, les angoisses de notre position n’altérèrent en rien sa conduite, il resta fidèle à son devoir jusqu’au dernier moment. »

J’ajoute que, lors de la révolution piémontaise de 1821, le comte Dal Pozzo accepta du prince régent le poste de ministre de l’intérieur; mais c’est un sacrifice qu’il fit de sa personne à son pays afin de le préserver de l’anarchie. Je ne partage d’ailleurs nullement l’opinion de cet illustre homme d’État qu’à l’exception du Piémont, l’Italie avait à se faire autrichienne. Qu’elle reste indépendante comme elle l'est, au royaume lombardo-vénitien près, mais qu’elle s’attache à ce que l’Autriche en écarte la guerre et les révolutions et y maintienne la paix.

(40)

Charles Vitalini, émigré de Bresse: L’ancora d’Italia, ovvero la verità a tutti. Turin, 1851, p 111.

(41)

Dal Pozzo. Della felicità, etc, ch. II, p. 11.

(42)

La guerre lie fut pas plutôt décidée qu’on forma l’armée active.

Le gouvernement voulut la faire passer pour très nombreuse pour effrayer l’ennemi et se donner des airs de confiance envers l’Italie qu'il pensa révolutionner; mais dans le fait, il la voulut petite pour laisser dans le royaume des troupes qui pussent le défendre contre les attaques que l’on, craignait de la part de l’Angleterre et de la Sicile... La véritable force de l’armée, lors de son entrée en campagne, était la suivante: total 34,290 hommes, 4980 chevaux et 56 bouches à feu. (Storia délia campagna del 1815, opéra postuma di Pietro Colletta, p. 27). Et il avait déjà dit à la page 25: C... s’est vanté d’avoir soudoyé pour la liberté italienne douze régiments et de tenir prêts douze mille fusils. C... avait promis deux régiments et C... deux autres. Enfin N.N. assura que l’ancienne armée du royaume d’Italie serait venue au devant des Napolitains dès que les hostilités auraient été commencées.

(43)

Le lecteur est prié de ne pas oublier qu’il n’a pas sous les yeux un travail fini et accompli et ce qu’on apelle un livre, mais seulement des études qui, par leur nature, doivent chacune présenter un tout complet et embrasser toutes les questions qui s’y rattachent. Il en résulte que la même question reparaît plusieurs fois. Afin de diminuer oet inconvénient, autant que faire se peut, et de le rendre moins sensible, j’ai consacré à chacune de ces questions, selon le degré plus ou moins haut de son importance, ou un paragraphe dans le texte ou un article dans les notes, et là où elle aparaît en qualité de question secondaire, je l’envisage comme étant déjà résolue.

(44)

Parmi les écrivains révolutionnaires italiens, il n’y en a, à mon avis, aucun qui mérite plus d’être étudié par quiconque veut se mettre au fait de l’agitation italienne, que le professeur Montanelli, ex-président du conseil des ministres, et ex-triumvir du gouvernement provisoire toscan. Il combattit à Curtatone et y fut blessé; c’est un ennemi acharné de l’Autriche, mais c’est un écrivain d’une rare ingénuité. Dans ses Mémoires sur l’Italie, et spécialement sur la Toscane, depuis 1814 jusqu’en 1S50, on trouve, au 7(e) chapitre du 1(er) volume ayant pour titre «Associations secrètes» le passage suivant sur le compte des tromperies réciproques qu’employèrent les agitateurs italiens afin qu’on commençât quelque part à s’insurger. — «En attendant Mazzini annonçait à l’Europe des milliers d’apôtres armés impatients de combattre; en comparant ces bravades à l’exiguïté du personnel qui leur était connu, bien des chefs locaux se consolaient en s’imaginant que l’endroit qu’ils connaissaient fesait exception et que l’affaire marchait bien autrement sur tous les autres points. Il en est toujours ainsi dans toutes les entreprises de conspiration; toujours la mème histoire des milliers de combattants imaginaires et des comptes faits par chaque pays sur ce qu’il entend dire de l’autre. Les conspirations suscitées et dirigées par les exilés ont encore cela de pis que les chefs y reviennent plus difficilement à la raison, à l’école de l’expérience, que dans les autres. Les exilés qui ont la malheureuse pensée de diriger le soulèvement de la patrie et d’en tenir «les rênes entre leurs mains, se créent un royaume fantastique et partagent les fascinations, les illusions et l’obstination incorrigible des souverains; ils envisagent, comme étant placée dans leur empire, chaque ville, chaque» province où ils ont deux ou trois correspondants; ils se vantent de forces suposées; par des bravades inconsidérées ils attirent la persécution à leurs amis de l’intérieur; ils se font un piédestal des victimes de leur inconsidération et, des pays libres où ils vivent en sûreté, ils provoquent le martyre de leurs frères en péril imminent. (page 42.)

(45)

Montanelli, Memorie, etc, vol. II, chap. XLIV, p. 424

(46)

La note adressée au comte Walewski par le comte de Rayneval, ambassadeur de Napoléon III près le Saint-Siège, est une apologie calme et circonstanciée du régime pontifical en général et une réfutation du projet de sécularisation des États pontificaux proposé à Paris spécialement par le comte de Cavour et le marquis de Villamarina. Cette note, qui a produit une sensation immense en France, en Angleterre et dans tout le monde politique, fut un coup terrible pour les auteurs du projet de sécularisation et également pour ceux qui l’adoptèrent au Congrès. — Voir aussi, sur la question romaine et sur la dépêche du comte de Rayneval, l’ouvrage: «Le vittorie della Chiesa du prêtre Margotti, chap. VII, pag. 256. La copie que je possède de la dépêche en question ne porte point de date de lieu et elle est accompagnée d’une critique anonyme dans laquelle l’auteur n’hésite point à combattre des faits que cet illustre personnage devait parfaitement connaître, sans considérer qu’un anonyme, déjà pour avoir voulu cacher son nom, ne saurait d’aucune manière contester un témoignage aussi important.

(47)

Voir: L’état de la question napolitaine, d’après les documents officiels communiqués aux deux chambres du Parlement britannique; par Jules Gondon. Paris et Londres.

(48)

Voir: Le Traité de Paris du 30 mars, etc, Question italienne, p. 281 et annexes, p 515 et 531.

(49)

Voir, relativement aux réfugiés qui se sauvèrent en Turquie, l’opuscule du comte de Ficquelmont:» Le côté religieux de la question d’Orient.» p. 111.

Sur la manière dont, sous l’impulsion de lord Redcliffe, ambassadeur d’Angleterre près la Porte, la question de la guerre a été décidée à Constantinople, malgré les conseils et contrairement aux vœux de la France, de l’Angleterre, de rAutriche et de la Prusse, on lit le passage suivant dans un écrit qui alors fixa l’attention de toute l’Europe, et qui a pour titre: La guerre d’Orient, ses causes et ses conséquences, par un habitant de l’Europe continentale, (chap. IL p. 73): Le refus de la Turquie d’accéder aux propositions de Vienne avait été assuré d’avance par les soins de lord Redcliffe. Dès le mois de juillet, l’ambassadeur anglais inspirait au ministère ottoman l’idée de convoquer un conseil extraordinaire de soixante dignitaires, pour a lui soumettre les propositions de la Russie, en lui posant la question dans ces termes: ces propositions sont-elles compatibles avec les intérêts et l’honneur de la Turquie? La réponse devait être négative sous l’influence de l’homme tout-puissant à cette époque dans l’administration de Stamboul, du fanatique Méhémet-Ali, beau-frère du Sultan, qui menaçait ouvertement de couper les tètes et faisait trembler, on le sait, le Sultan lui-même, en évoquant le fantôme de la religion et le poignard des Softas. Cette réponse négative a donc été formulée par un acte public revêtu de la signature de tous les hauts dignitaires de l’empire, en activité de service ou en retraite, de tous les premiers secrétaires des ministères et des chefs du corps des Ulémas: en un mot de tous les individus dont aurait pu se composer un ministère quelconque. L’ambassadeur anglais avait suggéré cette idée aux Turcs, en les assurant que rien ne saurait mieux relever, aux yeux des populations de l’empire, et surtout aux yeux de l’Europe, la noble et indépendante attitude de la Turquie et lui attirer sympathie et assistance dans ses démêlés avec la Russie. Cet acte a été imprimé avec les signatures des dignitaires susmentionnés et il a été distribué avec profusion dans toute l’étendue de l’empire. — Un raport tout à fait semblable sur le procédé par lequel on réussit à faire prendre à la Porte l’initiative, dans une guerre qui, sans le secours des Puissances occidentales, pouvait facilement devenir pour elle la dernière, se trouve aussi dans un ouvrage tout récemment publié sous le titre: Die Reformen des osmanischen Reiches, mit besonderer Berücksichtigung des Verhältnisses der Christen des Orients zur türkischen Herrschaft; von F. Eichmann ouvrage dont l’auteur paraît être parfaitement au fait du sujet qu’il traite. (Voir le chapitre: Die Wiener Note, p. 195.)

(50)

La modération avec laquelle le maréchal comte Radetzky profita de ses victoires en 1S48 et 1849 est unique dans son genre. Sans elle, la bataille de Novare aurait coûté au Piémont toute son armée avec tout son matériel. Elle fut livrée et l’offensive soutenue pendant cinq heures entières seulement par quinze mille Autrichiens contre cinquante mille Piémontais jusqu’à ce que, renforcés par quinze mille autres, ils mirent complètement en déroute l’ennemi qui se pressa en foule à Novare; c’est là que, tous les liens de la discipline étant rompus, l’infanterie, en maudissant les auteurs de cette guerre et refusant toute obéissance à ses officiers, se livra aux horreurs les plus atroces de la guerre. Sur ces entrefaites, après l’arrivée des deux corps qui n’avaient pas encore combattu, ainsi que des grenadiers qui se trouvaient dans le même cas, et auxquels peu de jours auparavant le maréchal avait promis de leur fournir l’occasion de faire preuve de ce qu’ils valaient, les vainqueurs se disposaient à s’élancer sur Novare. Deux cents bouches à feu, déjà mises en batterie, devaient coopérer à porter ce dernier coup. Mais la nuit étant survenue pendant ces préparatifs, le général très humain, considérant l’ardeur des troupes, comprit, qu’au lieu d’une guerre, il y aurait une boucherie, et il contremanda l'attaque. L’armée piémontaise n’avait d’autre route pour opérer sa retraite que celle qui conduit au Simplon.

La bataille de Novare est une de celles qui, pour un homme de guerre, parlent et se commentent d’elles-mêmes. Ce ne fut qu’un des quatre corps dont était composée l’armée autrichienne, le second, sous les ordres de l’excellent mais trop hardi général d’Aspre, qui la livra, comme nous l’avons déjà dit, avec quinze mille hommes; et en effet, toutes les pertes qui y furent essuyées, c’est le second corps susmentionné qui les fit, tandis que le troisième, qui se divisa et se mit en ligne sur les deux ailes et qui termina la bataille en moins d’une heure, ne perdit que quelques centaines d’hommes, et que les pertes du quatrième corps furent encore moindres et celles de la réserve tout à fait nulles. Les historiens piémontais exaltent beaucoup, et comme de raison, le courage des cinquante mille des leurs qui ne se sont pas laissé battre par quinze mille Autrichiens et qui, plus tard, ont résisté, pendant toute une heure, à trente mille de ceux-ci, et ils se taisent sur la bravoure de leur ennemi. Nous l’avons déjà dit une fois, mais nous devons le répéter ici: cette réticence sur le compte de la valeur de l’adversaire, et surtout quand on a eu le dessous, nous paraît une insigne incongruité. — J’ai été plusieurs fois témoin de faits d’armes où des Piémontais ont été engagés, et j’ai trouvé qu’à coup sûr le soldat piémontais sait être valeureux et l’officier même très valeureux. Toutefois s”il s’agit d’une entreprise telle que de chasser les Autrichiens au delà des Alpes, œuvre à laquelle l’armée piémontaise s’est déjà deux fois préparée et toujours avec le succès le plus déplorable, nous n’hésitons point à dire que l’armée piémontaise n’y suffit guère.

Pour entamer une semblable entreprise, il faut, outre le courage, encore d’autres qualités que l’armée autrichienne possède au plus haut degré et qui manquent complètement à l’armée piémontaise. Pour ne pas laisser l’œuvre imparfaite, il ne suffit pas d’avoir le courage d’affronter des dangers, il faut encore de la persévérance, de la patience dans les fatigues et les désastres; il faut que le soldat connaisse et éprouve le besoin de la discipline, de l’obéissance et de l’ordre. En tout cela, l’armée autrichienne ne le cède à aucune autre armée du monde. Le lendemain des funestes batailles qui, en 1809, se livrèrent aux environs de Katisbonne, l’armée autrichienne avait à peine franchi le Danube, qu’elle se retrouva une armée, moins nombreuse, il est vrai, mais tout aussi capable de faire la guerre qu’au jour où les hostilités avaient commencé. Une armée dans laquelle il se produit des moments de prostration telle que nous en décrit le général piémontais Bava, dans sa relation des opérations militaires qu’il avait dirigées, n’est pas faite pour une entreprise qui, pour être conduite à bonne fin, exigerait une guerre soutenue, avec ses accidents sans nombre, pendant au moins trois à quatre ans.

«Quel changement imprévu? dit le général Bava ces soldats, si courageux peu de jours auparavant, étaient devenus pusillanimes, ils craignaient jusqu’à l’ombre du péril, et ils ne se croyaient plus en sûreté que lorsqu’ils se trouvaient réunis ensemble en grandes masses. (Chap. VIII, p. 131-133.) Jamais dans ma carrière militaire je n’ai vu une pareille prostration; ils étaient tous résignés à souffrir tous les maux, et même la mort, sans se plaindre, sans mot dire, pourvu qu’il ne fût pas question de se battre. »

Mais écoutons aussi l’auteur de la Storia délia campagna di Novara nel 1849 sur le compte des scènes plus que tragiques qui eurent lieu après la bataille qui décida cette guerre dans la susdite campagne. «Pendant cette triste nuit (du 23 au 24 mars) Novare fut le théâtre des plus atroces désordres. Déjà depuis la journée du 20 et les suivantes, un nombre de soldats, furieux d'être conduits à la guerre^ s’étaient rendus coupables de graves violences contre leurs concitoyens, et, sous le prétexte qu’on les laissait manquer de vivres, ils menaçaient de pillage. Pendant la bataille, et surtout après la défaite, leur exaspération atteignit son comble et, non contents de voler, ils menaçaient de brûler les villes et de mettre tout à feu et à sang; leur ressentiment contre cette partie de la population qu’ils accusaient d’avoir voulu la guerre était si grand, qu’il n’y a pas de doute qu’ils n’auraient mis à exécution leurs sinistres projets si, au lieu d’être à Novare, ils se fussent trouvés à Milan, Il fallut les plus grands efforts pour mettre un terme à ces abominables excès; il fallut charger les pillards avec de la cavalerie qui en tua bon nombre. Les mêmes scènes se renouvelèrent pendant trois ou quatre jours sur le passage de l’armée, et surtout dans les lieux où il se trouvait quelques groupes de soldats dispersés desquels les habitants furent contraints de se faire justice à eux-mêmes.» (Page 113.)

(51)

La chute de Constantinople en 1453, par laquelle la péninsule grecque a été, pour ainsi dire, détachée de l’Europe et enchaînée à l’Asie, fut un des coups les plus terribles qui aient jamais été portés à l’humanité, tant parce qu’elle ouvrit des siècles d’incursions, de dévastations et de déprédations terribles au détriment de la chrétienté, que parce que, dans les Slaves, elle condamna à la barbarie des peuples nouveaux qui, devenus chrétiens, possédaient dans la vivacité, la fraîcheur et la fertilité de leur génie non-seulement le germe, mais aussi les éléments d’une civilisation qui aurait fait les plus rapides progrès et se serait répandue dans tout l’Orient et dans l’intérieur de l’Asie. Les populations slaves possédaient, déjà alors, une langue riche, précise, souple, modelée sur la langue grecque; et, alors déjà, une littérature et particulièrement une poésie qui semblait être l’aurore de jours très brillants. Subjugués par les Turcs, réduits à n’avoir que deux pensées — de rester chrétiens et de vivre — il leur fallait, afin de réussir dans leur dessein, pour ainsi dire s’anéantir devant leurs tyrans et se soustraire à leurs regards. Quel esprit a dû animer ces peuples pour rester chrétiens, en face d’un martyre continuel, et quoiqu’ils eussent pu, en reniant leur foi, passer sur-le-champ de la condition d’esclaves, que les Turcs n’évaluèrent pas plus haut que le bétail, à celle de maîtres! Une partie de la population slave de la Bosnie y passa en effet. Depuis 1470 jusqu’en 1500, les fils et les petits-fils de ces renégats n’envahirent pas moins de cinq fois le Frioul et le mirent chaque fois à feu et à sang; et ils y seraient retournés si les Alpes juliennes ne fussent pas devenues autrichiennes. L’Italie ne sait pas ce qu’elle doit aux chrétiens sujets de la Porte de race slave à laquelle apartiennent aussi les Croates: nom qui, dans le dictionnaire des Italianissimi est devenu, par l’effet d’une ignorance incroyable, le synonyme de la barbarie la plus brutale et la plus atroce!

On trouve dans la note sardo-piémontaise du 16 avril (voir les notes de la précédente Étude, page 103) le passage suivant: Sûrs du concours de nos alliés, il nous répugnait à croire qu’aucune des autres Puissances, après avoir témoigné un intérêt si vif et si généreux pour le sort des chrétiens d’Orient apartenant aux races slave et grecque, refuserait de s’occuper des peuples de race latine, encore plus malheureux parce que, à raison du degré de civilisation avancée qu’ils ont atteint, ils sentent plus vivement les conséquences d’un mauvais gouvernement. — Cette comparaison n’est pas le moins du monde valable; le cas ne présente aucune analogie, et toute induction qu’on en tirerait, même en ne l’intervertissant pas, serait un paralogisme. Commençons par dire que, dans la question d’Orient il s’agissait, sans compter les Roumains et les Servions, qui ne sont pas sujets immédiats de la Porte et qu’on ne doit pas confondre avec ceux-ci, de cinq millions de chrétiens très malheureux dont la vie, tant au physique qu’au moral, était un suplice continuel. Un chrétien non-seulement n’y était pas maître de sa propriété, mais pas même de ses fils et de ses filles qui lui étaient arrachés pour les faire servir assez souvent à l’usage le plus exécrable. Violenté sans cesse dans le sentiment moral et religieux, le degré de ses souffrances ne dépendait pas le moins du monde du degré de sa civilisation, il dépendait du degré de sa religiosité qui, ainsi que l’on sait, avait, comme elle l’a encore aujourd’hui, une grande portée et était très vive; il s’agissait donc, répétons le, de cinq millions de chrétiens réellement et décidément très malheureux. De quoi s’agit-il, au contraire, dans la question italienne? Il ne s’agit pas même de tant de milliers que, dans l’autre, de millions; il ne s’agit guère de malheureux mais de malcontents qui, pourvu qu’ils ne troublent pas la paix publique, pourraient faire ce qu’ils veulent; il s’agit d’une espèce

«Che mangia e beve e dorme e veste»


parmi tant qu’il lui plaît, qui a des théâtres, des cafés, et, dans ces cafés, des chambres réservées où, si elle.veut, elle peut même déclamer contre le gouvernement, quelque doux et paternel qu’il soit: qui a des universités, des lycées, des académies, des bibliothèques, des pinacothèques et que sais-je encore; qui peut faire imprimer ce qui lui passe par la tête, pourvu qu’elle ne prêche pas l’irréligion, la rébellion et l’assassinat; qui peut être chrétienne, turque même, et pis encore si cela lui plaît; —mais d’une espèce qui veut absolument un autre gouvernement. C’est pourquoi l’unique mode de formuler, à l’égard de ces deux questions, une induction qui n’insulte pas au sens commun, est le suivant: Hautes Puissances chrétiennes, si, lorsqu’il s’agissait de l’équilibre politique et de la paix de l’Europe vous n’avez éprouvé aucune répugnance, pour sauver l’Empire turc, de sacrifier cinq millions de martyrs chrétiens; comment pouvez-vous hésiter, lorsqu’il s’agit également d’une question d’équilibre politique, de la paix de l’Europe, et de l’intégrité d’un État tel que l’Autriche, qui y est bien autrement indispensable que l’Empire turc, à rendre, d’une manière ou d’autre, inoffensifs quelques milliers d’individus qui, en grande partie, agitent et conspirent pour avoir quelque chose à faire?

(52)

F. F. Martens, Précis du droit des gens; Liv. VII, ch. VI, § 274.

(53)

Der-Krieg gegen Russland, 1S53-1S5G. Militärisch Studien von S. M. R. A K. K. Officier, (La guerre contre la Russie de 1S53-1S5G. Études militaires par un officier impérial et royal.) L’auteur qui a voulu cacher son nom, bien que son travail soit très recommandable, est, que je sache, le seul écrivain qui, en traitant de la guerre d’Orient, ait parlé des mesures prises par l’Autriche à l’égard des Serviens et des Monténégrins afin de déterminer ceux-ci et, au besoin, de les contraindre à rester tranquilles. Mais cet écrivain ne s’est pas non plus occupé de la portée et de l’importance de ces mesures, ni des services que l’Autriche, en cette occasion, a rendus à la cause européenne.

(54)

La convention entre l’Autriche et la Porte, relativement aux Principautés danubiennes, en date du 14 juin 1854, se trouve dans les Verhandlungen und Beschliisse der deutschen Bundesversammlung in der orientalischen Angelegenheit, pages 91-96, en français et en allemand.

(55)

Der Krieg gegen Russland, etc. Voir la note 5.

(56)

«Ueber den Ablauf der orientalischen Angelegenheit um die Mitte des neunzehnten. Jahrhunderts». Leipzig, 1857, p. 32. Ce petit écrit offre d’intéressants matériaux sur la question d’Orient et sur sa solution. Il est anonyme.

(57)

Quant à l’engagement pris par l’empereur Napoléon III que la paix de l’Italie ne lut point troublée pendant la guerre d’Orient, on trouve aussi dans l’Histoire des Italiens de M. Cantù le passage suivant: «Comme personne ne sait à quoi aboutissent les guerres prolongées, les peuples se livrèrent de nouveau aux espérances; en attendant, ils savaient que l’alliance du Nord était rompue, elle qui avait constamment été l’épouvantail des institutions modernes; la France et l’Angleterre, pour le moment unies, ne tarderaient guère à se ruiner, comme ennemies naturelles qu’elles sont; la conflagration, devenue générale, mettrait de nouveau en question la paix du monde, et l’heure des peuples, que l’on avait en vain voulu accélérer par les conjurations et par les révolutions, viendrait à sonner.

«Voilà les illusions: les faits étaient que l’Empereur des Français cajolait l’Autriche, comme lui étant nécessaire, qu'il lui garantissait en secret l’inviolabilité de ses possessions cisalpines, et qu’il déclarait hautement que partout où on lèverait la bannière populaire, fût-ce au pied des Alpes ou du Taurus, ils iraient l’abattre; et ils 1e firent en réprimant les Grecs qui, pendant l’abaissement de la Turquie, avaient compté se lever. Les espérances languirent tout à fait lorsque, au lieu d’éclater au cœur de l’Europe, la guerre se confina dans la presqu’île de la Crimée.»

«Prévoyant une guerre longue et grave, la France et l’Angleterre cherchaient des alliés parmi les petits... Le Piémont s’associa à elles en s’engagéant à entretenir vingt mille hommes en Orient... L’expédition avait trouvé des contradicteurs au Parlement sarde.... Mais la majorité y voyait une oportunité de réparer en Crimée les échecs de Lombardie, de placer le royaume parmi les plus grandes puissances, de former sur la Tchernaïales soldats qu’on pourrait plus tard employer sur le Pô: qu’ennuyées de l’oscillation de l’Autriche, la France et l’Angleterre favoriseraient contre celle-ci leur allié, et qu’en considérant qu’il avait partagé ailleurs leurs fatigues et leurs entreprises, elles lui concéderaient, à la paix, la Lombardie si ardemment désirée.»

«Voilà les espérances flatteuses dont se berçaient les spéculatifs, lorsque, l’empereur Nicolas étant mort, son fils Alexandre II s’empressa de faire une paix où il ne perdit rien... Quant aux avantages espérés par le Piémont, il n’en fut rien: et, à moins de remanier les territoires, les traités de 1815 furent de nouveau cimentés.»

«Le mécontentement en Piémont était indicible. Les libéraux répétaient sans cesse: Ne l’avons-nous pas dit que nous nous exposions à de pures pertes, uniquement au profit d’autres puissances? Les conservateurs suputaient quatre mille hommes perdus, et de braves officiers, et soixante millions en argent, et tant d’angoisses et de souffrances, rien que pour qu'un Ministre sarde aposât sa signature à un traité européen. (Vol. VI, Liv. XVIII, ch. CXCIII).

(58)

Durant la guerre d’Orient deux mémoires anonymes, publiés sur ce sujet, attirèrent au plus haut degré l’attention du public. L’un était intitulé: «De la conduite de la guerre d’Orient. Expédition de Crimée; mémoire adressé au gouvernement de S. M. l’Empereur Napoléon III, par un officier-général, Bruxelles, février 1S55.» L’autre fut publié, au mois de mai, non plus à Bruxelles, mais à Genève. Ces mémoires sont tous les deux évidemment des inspirations piémontaises, dictées sous les impressions désolantes que produisait sur les agitateurs italiens en Piémont le triomphe de la politique autrichienne dans les affaires d’Orient. Ils sont d’accord pour démontrer que l’Autriche, dans la solution de la question et dans la guerre d’Orient n’a été, pour dire cil un seul mot ce que leur auteur dit très diffusément, qu’une, enrayure que l’Empereur Napoléon III avait dans la guerre contre la Russie inconsidérément mise à la France et aux Alliés en général. On lit dans la seconde des notes sardo-piémontaises remises par le comte Cavour et le marquis Villamarina, pendant le Congrès de Paris, au comte A. Valewski et au comte, de Clarendon, (voir page 10(i de ces Études) le passage suivant: «Et l’Autriche, après avoir obtenu, sans qu’il lui coûtât le moindre sacrifice, l’immense bienfait de la liberté de la navigation du Danube et de la neutralisation de la Mer Noire, acquerrait une influence sur l’Occident.» Et la même observation, seulement plus détaillée, se retrouve aussi dans le second des susdits mémoires: «Chose étrange! Les quatre grandes puissances belligérantes ont toutes également perdu dans la guerre d’Orient: l’Angleterre est sans soldats, la France est douloureusement éprouvée, la Russie est fortement menacée sur ses frontières méridionales, la Turquie est épuisée d’hommes et d’argent, l’Autriche seule a gagné à cette guerre: elle n’a risqué jusqu’à ce jour ni un homme ni un écu; elle n’a pas fait un sacrifice....» (IV. Triomphe de la politique autrichienne, p. 24). Au chapitre suivant il est dit: «Le sacrifice que faisait le Piémont était immense. Assurément c’était une touchante preuve de sympathie pour notre cause; c’était en même temps, un précieux renfort pour nos armes. L’Empereur ne sut point en tenir compte à cette nation si brave et si dévouée. Il prit ombrage de la nuance de prédilection au profit du gouvernement anglais.... et il témoigna au Piémont un mauvais vouloir systématique qui plaça le ministère Cavour-Rattazzi dans la plus fausse des situations. D’abord l’Empe reur refusa d’apuyer à Vienne, comme elles devaient l’être, les réclamations si légitimes du Piémont au sujet de la séquestration des biens des émigrés lombards, naturalisés sardes; c’était un des premiers avantages que le cabinet de Turin comptait obtenir en compensation de son sacrifice..

Ce fut pour le Piémontune déception d’autant plus sensible que, simultanément le conflit austro-suisse recevait une solution avantageuse Le gouvernement piémontais pouvait croire aussi qu’en prenant part à la lutte, il acquerrait le droit de débattre à Vienne l’intérêt européen pour lequel il prenait les armes. Il n’en fut pas même question. — Dans son voyage de Londres, l’Empereur s’expliquant sur le caractère du conflit, aplaudissant aux généreux efforts des puissances alliées, n’eut pas un mot d’éloge à l’adresse du Piémont. Ce silence prémédité et systématique eut quelque chose d’humiliant, non pas pour la nation sarde, mais pour les hommes qui l’avaient engagée. (VI Piémont, p. 36—39). Et au VII(e) (Récapitulation des faits). Si nous récapitulions les fautes qui ont été commises par l’Empereur, et qu’il aurait pu facilement éviter, nous serions obligés de faire une longue addition, témoignage de l’indécision et de la faiblesse de sa politique: 1 Préférence générale accordée au système des alliances absolutistes sur le système des alliances avec les nationalités. 2 Recherche de l’alliance autrichienne, qu’on pourrait intituler: poursuite d’une ombre insaisissable. 3 Consentement empressé à la conclusion du traité spécial entre l’Autriche et la Turquie. 4 Abandon du véritable théâtre de la guerre, les Principautés danubiennes, point cubninant d’où les puissances occidentaies devaient diriger la guerre et la diplomatie. 5 Idée de l’expédition de Crimée, mise en avant par l’Autriche et acceptée sans réflexion par les Alliés.. (P. 39).

La vérité, c’est que Napoléon III ne pouvait qu’à contre-cœur adhérer à l’admission dans l’alliance contre la Russie d’un État qui, en face des principes subversifs qu’il professe, ne pouvait que la discréditer. La France aurait facilement pu fournir quinze mille hommes de plus, et l’Empereur les aurait fournis bien volontiers pour ne pas se trouver avec un tel allié. Et certainement ce ne fut qu’à son corps défendant que Napoléon III a admis des représentants sardo-piémontais au Congrès de Paris; on en trouve une preuve parlante dans le fait qu’en dépit de toutes les sollicitations réitérées du ministère sardo-piémontais, le comte Valewski s’est formellement refusé à accuser réception des deux notes qui lui avaient été remises, pendant la durée du Congrès de Paris, par le comte Cavour et le marquis de Villamarina; ce qui en diplomatie équivaut à un rejet absolu du contenu de la note reçue. Voir: Le traité de Paris, du 30 mars 1856, par le correspondant diplomatique du Constitutionnel. Chap. XI, p. 298.)

Le ministère sardo-piémontais s’évertue à faire accroire à l’Italie qu’en cas d’une guerre avec l’Autriche, il peut compter sur des secours français et anglais. S’il le croit lui-même, il se trompe. Quant à la France, le cas est clair. Et quant à l’Angleterre, si le comte de Clarendon a adopté la proposition sardo-piémontaise de séculariser, sinon les États pontificaux tout entiers, du moins les Légations, ce fut une courtoisie diplomatique par laquelle l’Angleterre pavait la dette contractée par l’acceptation des quinze mille Piémontais. L’Angleterre connaissait très-bien les services que l’Autriche avait rendus à la Cause européenne, en empêchant les Serviens et les Monténégrins de s’élancer sur l’empire turc dans les premiers mois de l’année 1854; et elle n’ignorait pas que si l’Autriche s’était alors unie à la Russie dans le but d’un partage de l’empire turc, le partage aurait eu lieu. (Voir, dans le Blue -book, la correspondance entre le comte de Westmorcland et le comte de Clarendon).

Les événements de 1848 et 1819 ont prouvé que la devise: L’Italia farà da sè doit être mise hors ligne de compte. L’Europe ne saurait vouloir l'affaiblissement de l’Autriche, elle ne le voudra ni ne le tolérera jamais et, le cas échéant, l’Angleterre encore moins que toute autre Puissance européenne. Que l’Italie veuille donc ne pas prêter foi aux bravades de secours étrangers. Celui qui, un jour, s’est avisé de lui dire:

«Deh fossi tu men bella, o almen più forte»


lui dirait aujourd'hui, s’il est au fait de sa véritable situation et condition:

«Deh fossi tu men pronta a dar ascolto

«A chi ingannarti agogna.

Que l'Italie reste ce que Dieu l’a faite. Elle n’a pas besoin d’être plus forte. Aucune Puissance ne lui fera violence, et l’Autriche moins que toute autre.

L’ombre même d’un abus qu’elle se permettrait suffirait à faire donner l’alarme aux quatre coins du monde. Le cas de Ferrare, en 1847, où il y eut peut-être un excès dans les formes, mais sans qu’il y eût aucun droit de lésé, l’a suffisamment prouvé. Que l’Autriche remercie le ciel qui exauce sa prière quotidienne: Ne nous induisez point en tentation. Heureuse la grande Puissance qui n’ose avoir des tentations d’agrandissement; comme, de l’autre côté, malheur à l’État de troisième ou de second ordre qui s’y laisse entraîner et s’y livre à la suite d’illusions trop décevantes!

(59)

L’état normal du bataillon d’infanterie dans l’année russe est de 800, celui de l’escadron de 100 hommes. L’expérience nous aprend que l’effectif, c’est-à-dire les hommes présents sous les armes durant une campagne, diffère du normal pour le moins de 25 pour cent. Dans son Précis historique des opérations militaires en Orient, de mars 1854 à Octobre 1855; Paris 1857, le capitaine Du Casse, en évaluant la force de l’armée russe dans les batailles de l’Alma et d’Inkerman, met en ligne de compte les bataillons à 800 et les escadrons à 100 hommes. Moi, je l’abaisse à 600 et à hommes. Les chiffres pour le mois d’avril 1855, dans les deux armées, sont ceux qui servirent de base à l’Empereur Napoléon III dans son plan pour la campagne de 1S55 en Crimée. (Voir l’Expédition de Crimée, par le baron de Bazancourt; tome II. livre II, p. 27.)

(60)

Entre les singularités que présente la question italienne, en voici une qui n’est pas des moindres. Les auteurs et les partisans de cette question n’en ont jamais dévelopé la portée; ils se sont contentés, comme on dit, de la prendre en gros, se disant pour l’acquit de leur conscience: «Cammin facendo la somma si drizza. »

Nul de ceux qui ont touché à cette question n’a fait plus de bruit que l’abbé Gioberti. H fut un temps où l’Italie l’admirait comme le plus grand philosophe de la nation; puis comme une espèce de prophète; enfin, comme un homme d’État de premier rang. Ce publiciste écrivit le livre intitulé: le Renoucellement constitutionnel de l'Italie; mais il aurait pu tout aussi bien l’apeler le Renouvellement constitutionnel de l’Europe. Or, dans cet ouvrage, le célèbre abbé ne s’est pas seulement abstenu de tout examen régulier et méthodique de la question italienne, mais il a lancé une sorte d’anathème contre tout Italien qui oserait en faire un objet de discussion et qui n’en accepterait pas, les yeux fermés et avec une pleine foi et confiance politiques les trois termes convenus: union, liberté et indépendance. Le livre est ennuyeux au delà de toute expression; toutefois, quiconque veut étudier la question italienne à fond ne peut se dispenser, je ne dis pas de le lire en entier (ce serait une besogne par trop difficile, les deux volumes ne contenant pas moins de 1,162 pages petit caractère), mais de faire au moins quelque connaissance avec lui. Les passages que je vais citer, s’ils ne suffisent pas pour donner une connaissance complète de l’ouvrage, serviront du moins à faire aprécier l’orgueil, la présomption, l’arrogance, le jargon et le cynisme du chef de l’école piémontaise. En lisant le Rinnovamento de l’abbé Gioberti, on serait tenté de dire avec le poète:

«Non fu giammai

«Uomo si vano com’ il Piemontese:

«Certo non il Francesco si d’assai.»

Mais on aurait tort. Qui a passé en Piémont le temps nécessaire pour aprendre à connaître un pays, y a trouvé certainement une population toute différente de celle que font suposer les écrivains révolutionnaires et même, j’ai regret de le dire, les écrivains militaires de cette nation.

«La politique a ses énoncés sous forme d’axiomes comme la géométrie, la physique et l’astronomie; tels sont, par exemple, l’unité, la liberté, l’indépendance italienne. On ne pourrait discuter ces données sans encourir le crime de lèse-patrie. C’est que toute discussion présupose nécessairement qu’il y a doute, défaut d’évidence et possibilité de diversité d’avis touchant la question discutée. Or, je ne crois pas être téméraire lorsque j’avance que quiconque hésite, ne fût-ce qu’un instant, sur un seul de ces trois articles, se montre par là même indigne d’être Italien et mérite d’être relégué parmi les barbares et les traîtres à la patrie. (Tom. I, chap. XI, pag. 215, note.)

«Le point de départ de tout discours doit être que la nationalité, étant le bien suprême et la base de tous les autres, biens, doit être mise, au point de vue du temps et de l’importance, avant toute autre considération. Or, la nationalité comprend l’autonomie et l’union, parce que sans l'union vous ne seriez pas un peuple, mais plusieurs, et que sans l’autonomie vous ne seriez pas un peuple, mais un troupeau esclave et vassal de l’étranger. Dans l’ordre logique abstrait, l’autonomie précède l’union; mais dans l’ordre logique pratique, une certaine union est nécessaire pour acquérir l’indépendance, quoique l’union accomplie et l’unité aient besoin de l’autonomie et la présuposent. Balbo commit l’erreur de confondre l’union parfaite avec l’union imparfaite, et en donnant à l’autonomie le pas sur l’union même imparfaite, il fut cause que tout son système s’écroula. C’est pourquoi chaque fois que l’occasion se présentera de reprendre en main la cause de l’union, considérée dans sa généralité, et de l’indépendance, si quelqu’un alors trouble la concorde en mettant inoportunément en avant des questions de moindre importance, il montrera qu’il fait la cour à l’Autriche, ou du moins qu’il ne craint pas de préférer les intérêts de sa faction à ceux de la patrie. (Tom. II, chap. Il, conclusion, pag. 501.)

«Nationalité, démocratie, république sont donc trois termes, indiquant trois postulata successifs et distincts dans leur mode: vouloir les placer sur un même plan et les confondre ensemble, c’est nuire à tous également. Mais les puritains objectent à cette méthode que la monarchie constitutionnelle vient de se montrer impuissante pour fonder la nationalité italienne; qu’il ne faut donc plus s’adresser à elle, qu’elle ne mérite pas notre confiance; d’où ils déduisent que la république doit précéder, et qu’à défaut de tout autre moyen, elle est l’unique auxiliaire qui puisse nous aider pour obtenir la démocratie et la nationalité. Ce raisonnement renferme un grand vice: il n’envisage que la moitié de la question. Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut accorder une grande confiance à la monarchie constitutionnelle, mais si la confiance qu’on peut avoir en ce système n’est pas plus grande que celle qu’on peut placer dans la république. La position de notre patrie est telle que sa rédemption est difficile dans tous les systèmes, mais la question est de savoir si cette rédemption est plus difficile sous un roi constitutionnel que dans l’hypothèse d’un État populaire. Or, le problème posé en ces termes est difficile à résoudre, soit que l’on considère les faits récents, soit qu’on jette les yeux sur la raison intrinsèque des choses.» (Ibid. pag. 503.) — Ce passage servira en outre pour démontrer que c’est avec fondement que j’ai dit dans le texte que le dernier but, tant pour les républicains que pour les soi-disant modérés, est la republique démocratique, et que la monarchie sous la forme constitutionnelle n’est qu’un état transitoire, un pont pour arriver à la république démocratique.

«Le renouvellement (constitutionnel de l’Europe) ne pourra toutefois se soustraire à la nécessité de démolir avant d’édifier; cependant au lieu d’avoir l’air d’une réforme, il aura plutôt l’aspect d’une révolution. Néanmoins il sera tenu de se préserver de tout excès, parce que la destruction, lorsqu’elle n’est pas nécessaire, est pleine de périls: elle porte en elle le germe de réactions et de pertes certaines.» (Tom. Il, chap. 1, p. 41.) Ce peu de lignes suffiraient pour faire comprendre au lecteur intelligent que même selon l’abbé Gioberti, il faudrait abattre et démolir l’édifice millénaire de l’Europe pour constituer ce qu’ils apellent l’Italie.

«Lorsque les préparatifs militaires seront achevés, l’Italie sera sans crainte, parce que le Piémont cous les armes peut défendre ses dieux Lares contre toute l’Europe. On n’aura plus besoin de la protection incertaine de l’étranger, et les gouvernants de Turin ne devront plus frémir de terreur et d’épouvante à chaque vacillation et à chaque secousse des ministères britanniques. La monarchie sara rassurée, parce que par les réformes populaires elle se fera beaucoup plus chérir et accepter, et que grâce à ses préparatifs militaires elle se montrera prompte à répondre aux besoins de toute l’Italie. — Maintenant vient la tactique pour gagner les masses.—«La campagne de quarante-huit nous dévoila un fait douloureux, mais naturel: les populations rurales de la Lombardie et de la Vénétie préféraient le joug de l’Empire au gouvernement constitutionnel du roi de Sardaigne. J’ai apelé ce fait naturel, parce que les paysans aiment les gouvernements auxquels ils sont accoutumés, s’ils ne leur sont pas excessivement onéreux, et ils n’embrassent pas les idées de nationalité, de liberté et de patrie, aussi longtemps qu’elles restent dans l’ordre des abstractions.» (Tom. II, chap. 4; de l’hégémonie piémontaise, p. 173.)

(61)

Les Mémoires du général Bourcet furent imprimés à Berlin, en 1801, sous le titre: «Mémoires militaires sur les frontières de la France, du Piémont et de la Savoie, depuis l’embouchure du Var jusqu’au lac de Genève; par M.de Bourcet, lieutenaut-genéral, etc.» Ce fut, si je ne me trompe, M. de Bousmard, le célèbre auteur de l’Essai général de fortification, qui se chargea de cette publication. Dans ces Mémoires il y en a un, c’est le septième, qui porte pour titre: Mémoire sur l’intérêt qu’a la France de réunir à son territoire les vallées démembrées du Briançonnais, cédées au roi de Sardaigne par le traité d’Utrecht. Dans ce même mémoire on lit:» Les vallées du Briançonnais, cédées au roi de Sardaigne par le traité d’Utrecht sont d’une importance majeure pour la France. L’épuisement où elle se trouvait après 12 ans de» guerre, et le besoin pressant de la paix pouvaient seuls faire acquiescer la France à une cession aussi désavantageuse... Victor Amédée, l’un des «plus grands politiques de son siècle, sentait bien toute l’importance du pays cédé; et se faisait gloire, c’est ainsi qu’il en parlait, de pouvoir placer une sentinelle sur le Mont-Genèvre. Il n’est pas difficile de découvrir les raisons qui portaient ce prince à faire tant de cas de sa conquête II. voyait sa frontière fermée par une chaîne de montagnes dont lui seul avait, pour ainsi dire, la clef. L’ennemi parvient-il à la franchir? L’intérieur des vallées est plein de sites excellents pour la défense; on ne peut les forcer qu’avec les plus grands efforts; enfin les places d’Exilles, de Suze et de Fenestrelles devenaient pour lui d’excellents boulevards; des entrepôts assurés qui pouvaient faire échouer toutes les entreprises de la France.

«Le roi de Sardaigne régnant ne connaît pas moins que son père le prix des vallées conquises; il n’a cessé de faire travailler aux fortifications d’Exilles et de Fenestrelles; l’alliance contractée avec la France en 1733 n’a pas même causé d’interruptions à ces travaux. Mais si cette alliance est sincère, et si le roi de Sardaigne est devenu réellement l’ami de la France, il ne doit pas trouver mauvais qu’elle revendique un bien qu’elle s’était engagée à ne jamais aliéner. En effet, une des clauses de la cession du Dauphiné, faite par Humbert Dauphin à Philipe de Valois, porte que ce roi et ses successeurs ne pourront jamais démembrer aucune partie des États cédés. Le roi de Sardaigne ne peut donc retenir ce pays sans se déclarer l’ennemi de la France; alors c’est une raison pour elle d’insister dans sa demande, et de le contraindre, même par la force, à la restitution, n’ayant plus rien à ménager avec son ennemi. Mais une fois le principe de nationalité admis, la France n’aura plus besoin de recourir au traité du dauphin Humbert avec Philipe de Valois, pour réclamer un pays habité par des hommes, français d’origine et de langue.

L’article 4 du traité d’Utrecht dit: «La France cède au duc de Savoie la vallée de Pragélas avec les forts d’Exilles et de Fenestrelles et les vallées d’Oulx, de Sézane, de Bardounenche et Château-Dauphin, et généralement tout ce qui est à l’eau pendante des Alpes du côté du Piémont. Réciproquement le duc de Savoie cède à la France la vallée de Barcelonette et ses dépendances. Les sommités des Alpes serviront dorénavant de limite entre la France et le Piémont et le comté de Nice; et le plateau de ces montagnes sera partagé. La moitié qui sera du côté du Dauphiné et de la Provence, apartiendra à la France, et celle du côté dn Piémont et de Nice sera au duc de Savoie.» (Hist. abrégée des Traités de paix par Koch et Schœll. Tome II. p. 116).

(62)

«Aucune partie de l’Europe, comme s’exprime Napoléon dans sa description de l’Italie, n’est située d’une manière aussi avantageuse que cette péninsule pour devenir une grande puissance maritime; elle a, depuis les bouches du Var jusqu’au détroit de la Sicile, deux-cent trente lieues de côtes; du détroit de la Sicile au cap d’Otrante à l’embouchure de l’Isonzo sur l’Adriatique deux cents lieues; les trois îles de Sicile, de Corse et de Sardaigne ont cinq cent trente lieues de côtes; l’Italie, compris ses grandes et petites îles, a donc douze cents lieues de côtes; et ne sont pas comprises dans ce calcul celles de la Dalmatie, de l’Istrie, des bouches du Cattaro, des îles Ioniennés, qui sous l’empire dépendaient de l’Italie. La France a sur la Méditerranée cent trente lieues de côtes, sur l’Océan quatre cent soixante-dix, en tout six cents lieues; l’Espagne, compris ses îles, a sur la Méditerranée cinq cents lieues de côtes, et trois cents sur l’Océan; ainsi l’Italie a un tiers de côtes de plus que l’Espagne, et moitié de plus que la France... L’Italie a toutes les ressources en bois, chanvre, et généralement tout ce qui est nécessaire aux constructions navales; la Spezzia est le plus beau port de l’univers, sa rade est même supérieure à celle de Toulon; sa défense par terre et par mer est facile; les projets rédigés sous l’empire, dont on avait commencé l’exécution, ont prouvé qu’avec des dépenses médiocres les établissements maritimes seraient à l’abri, et renfermés dans une place susceptible de la plus grande résistance... L’Italie peut lever et avoir pour le service de la marine, même en la prenant dans une époque de décadence, 120,000 matelots; les marins génois, pisans, vénitiens ont été célèbres penliant plusieurs siècles. L’Italie pourrait entretenir trois à quatre cents bâtiments de guerre, dont 100 à 120 vaisseaux de ligne de 74; son pavillon lutterait avec avantage contre ceux de France, d’Espagne, de Constantinople et des quatre puissances barbares.» (Mémoires de Napoléon, 2(nl,)éd. Tome I. Guerre d’Italie, ch. IV. § 7, p. 160-163.)

(63)

«§ 53. Droit de tous les peuples, contre une nation malfaisante. Si donc il était quelque part une nation inquiète et malfaisante, toujours prête à nuire aux autres, à les traverser, à leur susciter des troubles domestiques; il n’est pas douteux que toutes ne fussent en droit de se joindre pour la repousser, pour la châtier, et même pour la mettre à jamais hors d’état de nuire.» — Et au § 56. C’est contre le droit des gens que d’inviter à la révolte des sujets, qui obéissent actuellement à leur souverain, quoiqu’ils se plaignent de son gouvernement. § 70. Droit de toutes les Nations contre celle qui méprise ouvertement la justice: — Apliquons encore aux. injustices ce que nous avons dit ci-dessus § 53 d’une Nation malfaisante. S’il en était une qui fît ouvertement profession de fou1er aux pieds la justice, méprisant et violant les droits d’autrui, toutes les fois qu’elle en trouverait l'occasion, l’intérêt de la société humaine autoriserait toutes les autres à s’unir pour la réprimer, et la châtier.... Si par des maximes constantes, par une conduite soutenue, une Nation se montre évidemment dans cette disposition pernicieuse, si aucun droit n’est sacré pour elle, le salut du genre humain exige qu’elle soit réprimée. Former et soutenir une prétention injuste, c’est faire tort seulement à celui que cette prétention intéresse; se moquer en général de la justice, c’est blesser toutes les nations.» Vattel, Le Droit des Gens. Tome I. Liv. II. ch. V

(64)

Si l’on veut sc faire une idée de la rage avec laquelle les révolutionnaires italiens ont attaqué, les premières années qui ont suivi 1S18, la papauté et le gouvernement pontifical, qu’on lise dans le second livre du Rinnovamento civile d’Italia, le chapitre III, intitulé: De la nouvelle Rome. — Voici quelques lignes qui serviront d’échantillon: «La domination des ecclésiastiques est un sgovemo, comme dirait Alfieri, plutôt qu’un gorerno, une bascule entre la tyrannie et la licence, un despotisme à plusieurs têtes, une anarchie en permanence, en somme une oligarchie confuse et un désordre de prêtres inhabiles et corrompus, le pire en un mot de tous les régimes. Quel est le pays où les ordres donnés sont plus cruels, les lois plus iniques, les mœurs plus dévergondées et la sûreté moindre? Les voleurs et les bandits parcourent librement les provinces ecclésiastiques et peu s’en faut qu’ils ne soient les maîtres de Pie IX. On ne trouve pas d’exemple d’un état aussi malheureux, pas même dans les régions semi-barbares et les plus séquestrées de la vie européenne. La Rome ancienne sous Symmaque et Boëce était moins malheureuse que la Rome moderne, pour laquelle le sceptre des rois Ostrogoths pourrait être un objet d’envie. Sous des titres et des noms pompeux on découvre la langueur de la vieillesse, la léthargie de la mort, un amas de corruption; tellement que pour trouver un terme de comparaison, il faut remonter le cours des âges et aller à Byzance, l’exemple le plus mémorable de l’abâtardissement et du déclin. On dirait que le bas-empire, transféré de la Rome païenne sur le Bosphore chrétien, est revenu de l’Orient mahométan à son premier siège.» (Tom II page 110.) On ne peut qu’être surpris de ce que l’auteur n’a pas vu que si la peinture qu’il fait des États pontificaux, et qui n’est qu’un tas de faussetés et d’absurdes calomnies, était vraie ou représentât la réalité, elle serait une preuve qu’en général il manque aux Italiens l’aptitude de se gouverner eux-mêmes et que le gouvernement de l’étranger est une nécessité pour eux. En effet si Rome, si une réunion d’hommes aussi choisie que le sacré collège n’a pas cette aptitude, à plus forte raison cette qualité doit-elle faire défaut à l’Italie en masse. C’est pourquoi le comte de Rayneval demande avec beaucoup de raison dans son Mémoire si sensé sur la question romaine:

«Quels reproches graves peut-on adresser à l’administration pontificale, et quelle idée se fait-on des hommes qui la composent? Seraient-ils dénués de cette intelligence si richement départie à leur nation? Auraient-ils si peu le sentiment de leur devoir et de leur intérêt, qu’ils missent volontairement obstacle à la prospérité de leur pays? Il ne serait vraiment pas juste de les condamner à l’aveugle et sans se rendre un compte exact de leur conduite.» (Note du comte de Rayneval au comte Walewski sur la question romaine. Morne 14 mai 1856.)

(65)

L’Italie dans ses raports avec la civilisation moderne par L. A. Mazzini, traduit du français, tome I, sect. Il, chap. III, pag. 307. J’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour avoir le texte original de cet ouvrage, publié d’abord en français. L’auteur ne parle pas autrement dans cette publication que s’il était Joseph Mazzini, le chef de la Jeune Italie. Le titre porte cependant L. A. Mazzini. Ce livre n’offre nulle trace du cynisme qui se rencontre dans les autres écrits révolutionnaires, par exemple dans les ouvrages de Gioberti.

(66)

Le général Pierre Colletta, dans son histoire écrite en italien du royaume de Naples de 1734 à 1835, à l’endroit où il parle de l’armée de Murat et de l’armée autrichienne se disposant à en venir aux mains près de Tolentino, fait mention de la discipline admirable de toutes ces troupes autrichiennes (commandées par Bianchi et Neiperg), de leur obéissance, de l’incertitude des chefs sur l’issue du combat, mais de l’assurance des soldats comptant sur la victoire. Ce sentiment d’assurance n’abandonna jamais le soldat autrichien, pas même dans la campagne d’Italie de 1796. A chaque reprise des opérations militaires il était animé de tant d’ardeur guerrière qu’il n’y eût obstacle qu’il ne surmontât. Aussi ses efforts ne furent-ils pas vains: si la fin des combats fut malheureuse, la cause en fut toujours accidentelle. Ni sous Wurmser, ni sous Alvinzy l’armée autrichienne ne perdit aucune bataille qu après l’avoir d’abord gagnée; il en fut de même à la bataille de Marengo sous Mêlas. Avant donc de s’engager dans une guerre avec une puissance qui a de pareils soldats, il convient d’y songer plus d’une fois.

(67)

Colletta Storia di Napoli, etc. Libre VIII. § 51.

(68)

Mazzini, l’Italia, etc. Sez. II. c. 1. pag. 113 del Tomo I.

(69)

Ferdinando Dal Pozzo. Della felicità clie gl'Italiani possono e debbono dal governo austiiaco procacciarsi. c. fi. pag. 25

(70)

Il y a dans cette exposition des omissions qui ne devraient pas y être. Les sentences, prononcées dans les procès criminels, sont publiées dans les places publiques et par la presse. Elles sont accompagnées du récit du crime. Aux interrogatoires, à la confection et à la lecture des protocoles doivent assister deux assesseurs d’une probité reconnue et apartenant à l’ordre civil. Tl s ont pour mission de s’oposer à toute procédure irrégulière et même à toute question captieuse. Plus d’une fois j’ai entendu des légistes dire que, grâce aux précautions que le code criminel autrichien renferme en faveur de l’accusé, il était impossible que l’innocence fût méconnue et demeurât oprimée.

(71)

Voici les accusations de Cantù: «Tout se concentrait à Vienne, non pas d’un coup, comme après une victoire, mais avec une lenteur préméditée. Le système italien des poids, des mesures et des monnaies, conservé chez nos voisins, fit place au système allemand, c’est-à-dire à celui de l’Autriche. Mais quel système pouvait mieux convenir à un pays qui faisait partie de la monarchie autrichienne? — «L’unité de l’empire forçait nos maîtres de nous gouverner avec les mêmes lois que les Galiciens et les Croates.» — Les légistes italiens eux-mêmes ne trouvaient pas nos lois dures; au contraire, elles leur parurent trop douces pour le royaume Lombardo-Vénitien. Heureusement les faits prouvèrent que cette objection n’était pas fondée. A peine la paix, après tant de guerres, fut-elle rétablie et consolidée en Autriche, qu’il se produisit une diminution notable dans le chiffre des délits. Ce chiffre, en 1819, était encore environ de 11,000; quatre ans plus tard, en 1823, il s’abaissa d’enyiron 18 pour 100, c’est-à-dire d’environ un cinquième et ne fut plus que de 9,000. Et qu’on veuille le noter: pendant le même espace de temps, dans les autres États de l’Europe, même dans les plus civilisés, il y avait sous le raport des infractions à la loi un accroissement épouvantable. Ce fait donna lieu à un publiciste allemand de faire naïvement la remarque que certes l’État dans lequel les masses s’amélioraient ne pouvait être le plus mauvais. (Wilhelm Gôthe, Vorschule der Politik, IV Absch. pag. 260.) — «On alla jusqu’à envoyer des règlements sur les eaux à un pays qui inventa l’irrigation artificielle «— Assurément l’irrigation des prairies existait déjà dans le Mantouan au temps de Virgile; le vers suivant en fait foi:

«Claudite jam ri vos pueri; sat prata biberunt»

«Mais la même chose existait en Orient aux temps de David et de Salomon; et déjà du temps d’Annibal, tout comme aujourd’hui, l’Espagne devait arroser ses champs, si elle voulait en tirer du grain pour la fabrication de son pain. On demande de plus aux disciples de Venturoli si leur maître, quelque fort qu’il ait été sur l’hydraulique, ne trouva rien à aprendre chez les Eytelwein et chez les Prony. — «Il y avait, continue notre auteur, des magistrats suprêmes, étrangers à notre caractère et à nos usages: on avait interdit à la nation toute investigation sur son mode de vivre; proposer et réclamer des améliorations, était chose suprimée: le silence régnait sur tous les actes. «— Oui, le silence existait; mais il était dû à la malignité ou à l’inertie. — (Voyez à ce propos ce que dit le comte de Ficquelmont dans son livre: Lord Palmerston, l’Angleterre et le continent, p. 64).» La position et la conformation rendent ce pays plus apte à faire le négoce avec l’étranger qu’avec l’Empire. Pour empêcher ce négoce il avait été organisé une armée de douaniers, harpies du trésor et corrupteurs des populations au sein desquelles ils vivaient dans l’oisiveté et trafiquaient de leur connivence. L’activité communale était arrêtée par l’intervention embarrassante des commissaires. La voix manquait à la congrégation centrale pour formuler des demandes, ou la fermeté pour vouloir une réponse. Enfin, grâce au joséphinisme, l’Église était réduite à la servitude: sur des informations de police se faisaient les nomination des curés et des évêques, et ceux-ci étaient empêchés de communiquer avec Rome et même d’écrire à leur propre troupeau, si ce n’est sur le vu de l’employé provincial.» — La vérité est que les méchants faisaient leurs délices des erreurs du gouvernement et de l’administration et que les bons voyant que le mal était seulement négatif et du genre qu’expose Cantù, ne s’en mêlaient pas et laissaient faire.

«(En 1821) François I avait dit à Laybach: Je veux des sujets soumis et je n’ai que faire de citoyens éclairés; et sur un tel programme les écoles bornaient leurs efforts à produire des médiocrités et à décourager toute supériorité. L’instruction populaire n’allait pas au delà de ce qui suffit pour changer les instincts insubordonnés en une obéissance passive. L’enseignement classique n’était pas mis en harmonie avec la position de chaque élève: grâce à une éducation dissipée, quoique littéraire, il produisait une foule de jeunes gens légers à la fois et dogmatiques, pointilleux sur les paroles et amateurs effrénés du bruit, de journalistes illettrés et d’employés sans intelligence. De Vienne on envoyait les auteurs à expliquer, quelquefois les professeurs mêmes: ceux-ci étaient choisis au concours; mais comme les meilleures têtes s’abstenaient d’y prendre part, les novices et les charlatans l’emportaient, et jamais des hommes supérieurs ne montaient en chaire.» — Rien de plus facile que la censure d’un système d’études, et rien de plus difficile que de faire mieux en cette matière. S’il y a un objet touchant lequel on peut dire: Autant de têtes, autant d’opinions, c’est bien certainement un bon système d’instruction.

«Ensuite tant de choses, continue notre auteur, excellentes en elles-mêmes, étaient gâtées par la police, qui était l’arbitre de tout et éteignait le sentiment le plus important pour les peuples, celui de la légalité, et la confiance encore plus nécessaire aux gouvernants, celle qui fait penser que dans leurs actes ils ne sauraient avoir pour guide que la justice. La police aulique, la police vice-royale, la police communale, la police du gouvernement, la police de la présidence du gouvernement s’épiaient tour à tour. Lorsque vous reveniez. d’un long exil ou des prisons inquisitoriales et que vous rentriez dans des sociétés, on vous disait: — Vous avez assez souffert; soyez maintenant riches et menez vie joyeuse. Et on cherchait à noyer les souvenirs dans les divertissements; on secondait la tendance de faire changer en graisse ce qui aurait dû servir à déveloper les muscles; puis montrant du doigt cette vie morbide, les équipages parfumés, l’agriculture prospère, on disait à l’Europe: Voyez comme la Lombardie, notre esclave, est heureuse. «— Il n’y a pas de doute que tout ce passage ne soit un chef-d’œuvre de détraction et que Cantù ne s’y montre un grand maître en l’art de médire.

Je ne veux pas cependant le cacher, je suis moi-même un ennemi déclaré de ce système de surveillance qui s’apelle police; je ne crains pas de l’apeler une chose dégoûtante et immonde. Toutefois, gardons-nous de l’erreur dans laquelle les accusations mises en avant par les révolutionnaires font tomber tant de personnes: ne confondons pas la cause avec l’effet et l’effet avec la cause. A qui la faute s’il a fallu recourir à des mesures si détestables? N’y avait-il pas des trames, des complots, des conspirations? Ont-ils jamais cessé? Voici ce qui est vrai: Napoléon traitant de la réduction des Espagnols à l’obéissance, n’eut recours ni aux espions, ni aux courtisans. Le système qu’il recommanda chaudement à son frère, le roi de Naples, était plus expéditif et très simple. Mais j’ignore s’il fut moins rude ou plus humain que celui qu’employa l’Autriche et qui était à la vérité bien différent de celui que décrit Cantù. Dans une lettre que Napoléon, en date de Valladolid, le 8 janvier 1809, écrivit à son frère Joseph résidant alors à Madrid, on lit: J’ai fait arrêter ici «douze des plus mauvais sujets, que j’ai fait pendre. Et voici un décret, daté de la même époque et de la même ville: Au quartier impérial de Valladolid, le 7 janvier 1809.»

«Napoléon, empereur des Français, roi d’Italie, et protecteur de la confédération du Rhin, etc.

«Considérant qu’un soldat de l’armée française a été assassiné dans le couvent, des dominicains de Valladolid; que l’assassin, qui était un des domestiques de ce couvent, a été recelé par les moines; nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit:

Article premier. Les moines du couvent de Saint-Paul de l’ordre des «Dominicains de Valladolid, seront arrêtés, et ils resteront en arrestation jusqu’à ce que l’individu qui a assassine un soldat français dans leur couvent ait été livré.»

Art. 2. Le dit couvent sera suprimé, et les biens seront confisqués au profit de l’armée, et pour indemniser qui de droit. Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph. Livre III. Espagne 1809. Tome V, p. 319.

Notre auteur finit ainsi la peinture qu’il a entreprise du gouvernement autrichien dans le royaume Lombardo-Vénitien: — Mais l’homme n’est pas destiné seulement à s’engraisser et à se réjouir; et ceux-là manquent à leurs devoirs qui, au lieu de le préparer à un avenir de raison et de dignité toujours plus grandes, le compriment de telle sorte qu’il ne lui reste plus que l’alternative d’un lâche silence dans la servitude ou de folles colères dans la liberté. On ne pouvait acquérir des honneurs et des emplois que par le consentement de la police: ce système avait pour conséquence, d’une part, qu’on n’estimait que ceux qui en étaient pourvus, et, d’autre part, que quiconque avait un cœur d’homme n’en voulait pas. Les prisons et les journaux étaient les instruments de persécution employés contre les plus beaux» caractères. On cherchait à les couvrir de mépris pour ne pas les craindre. C’est ainsi qu’on répudiait ce trésor de puissance morale qui résulte du concours des forces actives, intelligentes et morales. (Cantù Hist. des Ital. Liv. XVIII, ch. 189.)—Quel était et à combien montait ce trésor? 1848 l’a fait voir à tout le monde. Mais passons et remarquons que la vérité est une, et que l’erreur et le mensonge peuvent se multiplier à l’infini. Or, dans le passage de Cantù il y a un mélange de vrai et de faux; le vrai est exagéré et mis dans un faux jour, et le faux est faux d’une manière absolue. Mais à ce pêle-mêle de vrai et de faux, il y a une vérité de fait à oposer, c’est que le peuple lombardo-vénitien était heureux, qu’il ne se plaignait pas et n’avait pas de motif de se plaindre. Les malédictions partaient de la tourbe des savants et des riches siffleurs, qui, pour avoir quelque chose à faire et ne pas s’engraisser, se sentaient le besoin de mettre leur patrie à feu et à sang. Dans l’Histoire des Italiens de Cantù il y a de très belles pages, mais il y en a aussi bon nombre qui ne peuvent mériter cet éloge.

(72)

L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui «sort de la bouche de Dieu.» (Deuterononûum c. S. v. 3 )

(73)

L. A. Muratori, Annali d’Italia, anno 483.

(74)

Salvianus Episcopus Massiliensis. De gubernatione Dei. Lib. V.

(75)

Muratori Annali, sous l’année 541, où l’on lit: Tel fut le fruit que les Italiens recueillirent après tant de désirs de secouer le joug des Goths; désenchantement qui a été souvent le sort d’autres peuples, accoutumés à se flatter d’améliorer leurs propres intérêts en changeant de maîtres.

(76)

La Storia délia civiltà in Europa di F. P. G. Guizot, traduz. di Ant. Zoncada, lezione XI. p. 286.

(77)

Der Wettkampf der Deutschen und Slaven soit dem Ende des fünften Jahrhunderts nach christlicher Zeitrechnung; nach seinem Ursprünge, A erlaufe und nach seinen Folgen dargestellt von D. M. W. Heffter. Hamburg und Gotha, 181-7.

(78)

Die deutsch- russischen Ostseeprovinzen oder Natur-iuid Vôlkerlebeu in Kur-Liev-und Esthland von I. G. Kold. 2. Th. 1841.

(79)

Der Wiener Congress. Geschichtlich dargestellt von G. Hassan; aus dem Französischen von A. L. Herzmann. 2(e#) und 3‘(, b) Buch. Seite 99-156.

(80)

Sur la question de l’Alsace et de la Basse-Lorraine on trouve des éclaircissements dans l’ouvrage du baron de Gagem, intitulé: «Kritik des Vôlkerrechts mit practischer Anwendungauf unsere Zeit.» (Leipsig, 1840, II(e) partie, chap. IV, pag. 222.) Tant il est vrai que lorsqu’il s’agit, dans les Conférences de Paris du 20 novembre 1815, d’enlever à la France ces deux provinces et de faire de l’Alsace un canton suisse, la question de nationalité n’y entra pour rien.

(81)

C. Cantù, Hist. des Ital. Lib. XVIII. c. 192. p. 819.

(82)

Mazzini, L’Italia nelle sue relazioni con la civiltà moderna. — Tout l’ouvrage est écrit en ce sens.

(83)

Ep. Pauli ad Romanos. c. XIII v. 1-4. Id. ad Colossenses c. III. v. 11-13.

(84)

Le lecteur ne trouvera ici, du premier chapitre des Espérances de l’Italie, que la partie que j’ai omise dans le texte comme inutile. Ainsi donc, après les mots: E dove non sien questi, non è egli il fatto, l’abito, la prepotenza inevitabile nelle discussioni tra piii e men forti? veuillez lire ce qui suit:

«Mais je crois que ces hommes d’État (de gouvernement), loin de me contredire, souriraient et peut-être même s’indigneraient qu’on fît une question de ce qui est la difficulté. C’est leur grande et journalière excuse. On ne tient pas compte, disent-ils, de leur position; position qui implique, selon eux, excuse de tout ce qu’ils ne font pas, éloge de tout ce qu’ils réussissent à faire, injustice de la part de tous ceux qui les jugent sans tenir compte de cela. Dans tous les pays, à tous les âges du monde, nous gouvernés parlâmes, et portâmes jugement sur nos gouvernants; nous le faisons d’autant plus maintenant que nous avons devant les yeux des exemples publics en beaucoup de pays; et notre langage est surtout sévère dans les pays où il n’est pas permis déjuger publiquement l’administration.

«S’il existait une tribune publique en Italie, le premier qui y monterait y paraîtrait probablement pour accuser nos gouvernements; mais le deuxième prendrait la parole pour les excuser, en alléguant pour leur défense la dépendance au sein de laquelle ils vivent. Et j’attends du bon sens italien que, cette excuse étant admise en général, la discussion ne porterait que sur le point de savoir si cette excuse est suffisante pour chaque cas particulier. Quand il n’y a pas de discussion publique, il est naturel que plusieurs u outrepassent le but de la critique. Il est naturel, dis-je, pour la multitude de donner dans cet excès; mais il n’en est pas de même pour ceux qui sont médiocrement informés et qui veulent être justes. Rien ne peut excuser ceux-ci de ne pas admettre, de ne pas rechercher par eux-mêmes ce qui peut excuser les autres. »

«Je veux donner un exemple d’aplication de ce principe. Le pape est pape et il le sera non-seulement aussi longtemps que durera la prépondérance autrichienne actuelle, mais il le serait encore lorsque cette prépondérance prendrait de nouveaux accroissements et deviendrait une usurpation universelle, telle que fut celle de Napoléon et de quelques empereurs au moyen âge. Cependant aussi longtemps que cette prépondérance dure, aussi longtemps que le pape, prince italien, est placé plus sous la dépendance de l’Autriche que sous celle des autres grandes puissances catholiques, j’entends la France, l’Espagne, le Portugal et la Bavière, et beaucoup plus encore que sous l’influence de l’Angleterre, de la Prusse et d’autres puissances non catholiques, il n’y a pas de doute que le pape ne puisse pas s’acquitter si bien de ses fonctions de pape que s’il était de nom et de fait prince complètement indépendant; il n’y a pas de doute non plus que celui qui est en fait le chef spirituel de la catholicité et en espérance le chef de la chrétienté entière, ne puisse avoir à présent une action aussi heureuse que si tous les gouvernements, tant catholiques qu’acatholiques, étaient persuadés de la complète indépendance, de l’impartialité probable d’un tel chef. Certainement dans tous les cas, quels que soient les décrets de la Providence, tout bon catholique tient le pape pour pape; et il ne peut s’agir de mettre cela en question; mais on peut faire la demande: combien dans tel ou tel cas seront bons catholiques? Posons donc la question sur ce terrain et demandons, s’il est probable que les bons catholiques seront plus nombreux dans le cas d’un pape regardé comme indépendant, ou dans le cas d’un pape considéré comme dépendant: la réponse à donner ne me semble pas douteuse; tout le monde dira: Ils seront certes plus nombreux lorsque le pape sera indépendant. »

«Mais j’ai honte de rester dans ces généralités et d’avoir fait un chapitre, tout bref qu’il soit, sur une thèse qui saute aux yeux et sur laquelle tout le monde est d’accord. Les gouvernants des États d’Italie qui critiquent, à tort ou à raison, les autres gouvernements de la Péninsule, et surtout les Italiens qui sont sujets de princes étrangers conviennent tous de cette vérité. Us ne sont pas seuls: les étrangers mêmes qui dominent en Italie avouent cet état de choses, du moins ceux qui ont quelque bonne foi ou quelque jugement, et les plus haut placés sont les premiers à faire cet aveu.»

«Ces étrangers qui sont au sommet de l’administration, ces hommes d’État de l’Empire d’Autriche se trouvent dans la même position que les hommes d’État français et anglais qui font une profession continuelle du haut des tribunes de leurs pays, de consacrer avant tout leurs veilles aux intérêts nationaux, qui montrent en outre qu’ils sont très versés dans les affaires des autres nations et qui excusent, ou plutôt aprouvent, que chaque nation soigne ses intérêts. Les hommes d’État autrichiens professent la même doctrine, quoiqu’ils ne le fassent pas du haut d’une tribune qu’ils ne possèdent pas; mais ils le font, comme ils peuvent, dans des conversations privées. Ils voient autant que tout autre, peut-être même mieux, que la Péninsule italique n’est pas bien organisée; mais, ministres qu’ils sont de l’État autrichien, ils placent en première ligne leurs devoirs d’Autrichiens et ils travaillent à la conservation de la grandeur et de la puissance autrichiennes. Soyons justes, si nous voulons être de quelque utilité. Ces hommes d’État ont raison. On peut faire des questions sur le mode de remplir un tel devoir, mais on ne peut mettre en question ce devoir même. En somme, eux aussi, ils conviennent à leur manière que l’organisation politique de l’Italie n’est pas bonne pour l’Italie. Cette proposition n’est que trop rebattue. »

Ce que dit l’auteur des obstacles que la présence de l’Autriche dans le royaume Lombardo-Vénitien suscitait aux papes dans l’accomplissement de leurs fonctions sublimes de chefs de l’Église catholique, est, pour ne dire rien de plus, peu respectueux pour-le Saint-Siège et pour des papes, tels qu'ils furent tous depuis Pie VII jusqu’à Grégoire XVI, sous le pontificat duquel le livre des Espérances de l’Italie fut écrit. C’est chose notoire que ce furent des hommes d’un caractère très ferme, qui auraient réprimé avec indignation toute ingérence irrégulière, quelle que fût la puissance qui se la fût permise. Quant à ce que le comte Balbo nous raconte que les hommes d’État autrichiens conviennent que «l’organisation politique de l’Italie n’est pas bonne pour l’Italie», c’est une assertion tellement improbable qu’il eût convenu, même dans la suposition qu’elle fût fondée, de la passer sous silence, ou du moins d’entrer dans des particularités et de faire usage des moyens de démonstration, propres à ee genre de faits, pour mettre hors de doute l’existence d’opinions semblables.

(85)

Voyez, à la page 68 de ces Études, le jugement porté par le comte Dal Pozzo sur l’organisation gouvernementale autrichienne du royaume Lombardo-Vénitien, ainsi que la note placée à la page 69, dans laquelle cet excellent jurisconsulte et homme d’État piémontais est aprécié. Dans son livre intitulé: Sur le bonheur... tout le chap. XXXII, pag. 131, traite «des préjugés des libéraux contre l’Autriche». Dans ce chapitre, l’auteur démontre la fausseté de l’accusation qu’on lance contre cette Puissance, de s’arroger sur les États italiens une influence qui ne lui apartient pas. Comme preuve il allègue la position qu’elle prit lors de l’intervention des cinq Puissances auprès de Grégoire XVI pour l’amener à faire des concessions au libéralisme, concessions auxquelles le Saint-Père croyait en conscience devoir se refuser. A cette fin il raporte un extrait de la note que le prince de Metternich adressa, le 18 juillet 1832, à sir Frédéric Lamb, alors ambassadeur de la Grande-Bretagne à Vienne. Dans cette note il est dit que le souverain pontife avait montré la meilleure volonté possible; qu’il avait déjà organise plusieurs choses en vue d’établir un meilleur système de gouvernement, quoique les changements introduits n’eussent pas donné pleine satisfaction à ses sujets mécontents; mais que l’oposition de ceux-ci devait surtout être imputée à l’esprit révolutionnaire par lequel ils sont dominés; que pour le reste, les souverains d’Europe pouvaient bien donner au Saint-Siège des conseils amicaux, mais qu’en même temps l’indépendance du pape devait être respectée et qu’il fallait lui laisser le libre et suprême jugement de ce qu’il lui convenait de faire dans ses États. C’est ce que raporte le comte Dal Pozzo. S’il reste au lecteur encore quelque doute sur la circonspection et la délicatesse dont l’Autriche a fait usage à l’égard du Saint-Siège, qu’on lise dans les Révolutions italiennes de Gualterio le document num. XCI (vol. 1, p. 350, édit, de Florence), et tout doute ne pourra tarder de s’évanouir complètement. Le comte Dal Pozzo ne dit rien des raports politiques de l’Autriche avec le Piémont; mais il ne manque pas de documents qui établissent d’une manière irréfragable que ces raports, jusqu’aux derniers temps, n’inspiraient aucune crainte et étaient satisfaisants. Il est connu qu’un des prétextes de l’insurrection militaire piémontaise de 1821 fut, comme on disait, la sujétion dans laquelle l’Autriche tenait le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel. La proclamation que le roi donna en cette occasion démontre combien cette accusation était éloignée de la vérité. Gualterio ne peut ne pas avoir eu connaissance de cet acte de la plus haute importance; il n’a pas cru néanmoins devoir l’admettre parmi les documents de ses «Dernières révolutions italiennes.» Je crois bon de réparer cette omission; en insérant ici cette pièce telle qu’elle figure, sous le titre de document B, p. 251, dans l’Histoire de la révolution piémontaise de 1821, par le comte de Santarosa.

«Les inquiétudes qu’on a répandues ont fait prendre les armes à quelques corps de nos troupes. Nous croyons qu’il suffira de faire connaître la vérité, pour les faire rentrer dans l’ordre. La tranquillité n’a été nullement troublée dans notre capitale dans laquelle nous sommes avec notre famille et notre très cher cousin le prince de Savoie-Carignan qui nous a donné les preuves les moins douteuses de son zèle constant.

«Il est faux que l’Autriche nous ait demandé aucune forteresse et le licenciement d’une partie de nos troupes. Notre indépendance et l’intégrité de notre territoire nous sont assurées par les grandes Puissances. Tout mouvement qui ne serait pas ordonné par nous pourrait seul être cause que, malgré notre volonté inviolable, des forces étrangères entrassent dans nos États et que des maux infinis s’ensuivissent.

«Nous donnons à tous ceux qui ont pris part aux mouvements l’assurance que s’ils rentrent immédiatement dans leur domicile sous notre obéissance, ils conserveront leurs emplois, leurs honneurs et nos bonnes grâces royales.

Donné à Turin, le 10 mars 1821.

Victor-Emmanuel.»


Telles qu’étaient établies les relations politiques de l’Autriche avec le Piémont sous Victor-Emmanuel, telles elles continuèrent d’exister sous Charles Félix, son frère, et sous Charles-Albert. Le comte Solar délia Margherita qui fut ministre du roi Charles-Albert, depuis les premiers mois de l’annce 1835 jusqu’au mois d’octobre 1847, dit et répète dans son Mémorandum si plein d’intérêt que le roi son maître était aussi pleinement souverain dans son royaume que le Czar et l’Empereur d’Autriche dans leurs empires; et Cantù rapelle ces déclarations à propos de certaines menaces qui, selon lord Palmerston, auraient été faites à Charles-Albert par l’Autriche. (Histoire des Italiens, chap. 189, note 10.) Mais comme l’Autriche ne s’arrogeait aucune influence particulière sur les cours de Rome et de Turin, elle ne s’en arrogeait pas davantage sur celle de Naples, et pas même sur celle de Florence. A propos de la cour de Naples on lit dans l’Histoire des Italiens que nous venons de citer: «Ferdinand II, sans faire usage de finesses diplomatiques, se tint dans une telle indépendance à l’égard de l’Autriche qu’il ne voulut pas même faire avec elle un traité de commerce, ni un traité de propriété littéraire. A propos de la cour de Florence, il dit: L’Autriche pouvait prétendre à une sorte de suprématie de parenté; mais dans le gouvernement, elle n’en avait aucune. (Cantù, Storia. page 189.) A quoi j’ajoute, le tenant de source certaine, que l’Autriche n’exerçait non plus aucune domination sur les cours de Modène et de Parme.

Le lecteur sera probablement étonné de ce que je me suis si longtemps arrêté à réfuter cette imputation d’influence excessive, exercée par l’Autriche sur les États italiens. C’est que je crois qu’il est d’une extrême importance de démontrer que quatre cinquièmes de l’Italie ne sont pas moins indépendants de l’Autriche que la Prusse, la Bavière et le reste de l’Allemagne; et que le cinquième restant qui fait partie de la monarchie autrichienne, c’est-à-dire d’un État indépendant, est indépendant lui-même; en outre que la présence de l’Autriche dans ce dernier cinquième non-seulement ne cause aucun dommage aux quatre autres cinquièmes, mais leur sert pour ainsi dire de véhicule qui les met en communication avec tout le progrès social, civil, moral, intellectuel et matériel qui s’accomplit en Allemagne, comme d’autre part il fait participer l’Allemagne à tout le progrès dont l’Italie est le point de départ. — Que le lecteur veuille se rapeler que mon travail est un programme et un recueil de matériaux et mes notes des essais, des pensées qui pourront être utiles à un écrivain de profession. Quant à moi, il ne faut pas s’attendre à ce que je me charge jamais de donner à la question italienne une solution qui ne souffre pas de réplique.

(86)

Le comte Balbo a fait avec son livre un grand mal à l’Italie; cela me servira d’excuse, si je l’apelle un noir chérubin, un chérubin qui n’était pas logique. Sur la question de savoir si ce publiciste était ou n’était pas logique, voyez l’Alighieri Inf. c. XXVII, v. 106—123. Ce ne fut pas tant le livre que le titre, qui fit le mal. Les révolutionnaires eux-mêmes apelèrent les espérances de Balbo, les espérances d’un désespéré. (Montanelli, Mémoires, vol. 1, cap. 13.) Mazzini voyait dans ces espérances ce que les Français apellent une mystification de l’Italie. (L’Italia, vol. 1, sez. II, cap. 3.)

(87)

Rinnovamento. c. s.Tomo II. c. I.p. 91.

(88)

Rinnovamento. c. s. Tomo I. c. VI. p. 111.

(89)

Rinnovamento. c. s. Tomo II. c. I. p. 27.

(90)

L’Histoire romaine est une réfutation perpétuelle de la thèse de Gioberti, «qu’il 11’y a d’États conformes à la nature que ceux qui ont une seule nationalité». Déjà au temps de la seconde guerre punique, l’État, apelé Rome, comprenait une grande diversité de peuples et pourtant il ne périt pas dans cette longue et terrible lutte, mais il en sortit glorieux et triomphant. Vinrent ensuite les guerres civiles qui éclatèrent plus d’une fois pendant qu’on avait sur les bras de grandes guerres extérieures. Telle fut la guerre de Marius et de Sylla, contemporaine de celle qu’il fallut soutenir contre le puissant et terrible Mithridate. A peine les Gaules avaient-elles été subjuguées que la guerre entre César et Pompée commença. Les nouvelles provinces demeurèrent cependant tranquilles. Durant les guerres d’Otlion et de Vitellius et celles que se firent Vitellius et les généraux de Vespasien, une forte insurrection éclata en Batavie sur le Bas-Rhin et essaya de pénétrer dans les Gaules. Mais ces provinces, comme Tacite le raconte (Hist. lib. IV, cap. 13—38), s’abstinrent de tout mouvement, parce qu’elles firent la réflexion qu’elles avaient peu à gagner à ces troubles et couraient grand danger d’empirer leur condition en y prenant part. — Qu’on ne croie pas que les Romains employassent des armées entières pour la garde de leurs provinces. Le roi Agripa voulant dissuader le peuple juif de se révolter contre les Romains, lui disait: A quoi sert-il de mentionner les Enioques, les Colchidiens et les nations qui ont leur demeure dans les monts Taurus, sur le Bosphpre, autour du Pont-Euxin et du Palus-Méotide, qui auparavant ne connaissaient pas même des souverains nationaux? Cependant trois mille soldats ne tiennent-ils pas maintenant ces peuples dans l’obéissance et quarante vaisseaux longs ne font-ils pas régner la paix sur une mer innavigable auparavant et dont les bords n’étaient que des pays sauvages? Que de choses pourraient dire en faveur de la revendication de leur liberté, laBithynie, la Capadoce, les peuples de la Pamphylie, de la Lycie et de la Cilicie? Cependant, sans que des armées les y contraignent, ils payent le tribut. Et les Thraces? Ils sont maîtres d’une province qui a une largeur de cinq journées et une longueur de sept journées de marche, qui par ses montagnes est infiniment plus forte que celle que vous occupez et dont la position, d’un accès des plus difficiles, retarde nécessairement toutes les attaques ennemies: cependant loin de se livrer à des révoltes, ne vivent-ils pas soumis à une garnison romaine qui ne compte pas plus de deux mille hommes? Au Nord des Thraces, c’est-à-dire entre la Dalmatie et le Danube demeurent les Illyriens: or ces populations n’obéissent elles pas à deux légions romaines, et apuyées sur ces légions, ne répriment elles pas les assauts des Daces? Et les Dalmates eux-mêmes, qui firent tant pour leur liberté et qui ne furent si souvent vaincus que parce qu’ils renouvelaient leurs révoltes, dès qu’ils avaient recueilli de nouvelles forces, les Dalmates, dis-je, ne mènent-ils pas une vie paisible, quoiqu’ils ne soient contenus que par une seule légion romaine? — Mais, dira quelqu’un, la servitude est chose bien dure! Je lui répondrai: Elle doit être surtout dure pour les Grecs qui se croyaient apelés à dominer sur tous les peuples qui vivent sous le soleil; toutefois ils obéissent aux faisceaux romains. Autant font les Macédoniens qui, avec mille fois plus de raisons que vous, devraient désirer la liberté. (Voyez l’Histoire delà guerre de Judée, par Flavius-Josèphe, Liv. Il, chap. 16.)

(91)

La question de la limite des États est discutée et traitée avec étendue dans deux opuscules dont l’un porte pour titre: Les limites de la France par Al. Le Masson, Paris, 1852; l’autre: Les limites de la Belgique, réponse aux limites de la France, Bruxelles, 1853. Cette dernière brochure porte pour épigraphe:

«Celui qui se sert de l’épée périra par l’épée.» Dans le premier écrit on veut donner un démenti à la déclaration solennelle de Napoléon III: L’empire c’est la paix, déclaration qui aplanit au neveu de Napoléon premier la voie au trône impérial et lui concilia l’opinion publique dans tout l’univers civilisé. A ces paroles qui ont eu tant de retentissement, l’auteur de la brochure veut substituer ces autres: L’Empire c’est la guerre, paroles qui ne manqueraient pas de répandre l’alarme, non-seulement dans les pays limitrophes, mais encore dans toute l’Europe. L’auteur des limites de la Belgique tombe, (chose si commune quand il faut combattre des excès,) dans l’excès contraire et vérifie le proverbe sacré: «Abyssus abyssum invocat.» Comme M. Le Masson aurait voulu engager Napoléon III à violer les stipulations de la paix, à donner au monde le scandale de dédaigner les traités existants, et à agrandir le territoire de la France en le portant jusqu’aux Alpes et au Rhin, que l’auteur considère comme les limites historiques de son pays, ainsi l’anonyme belge ne s’épargne aucune peine pour démontrer à l’Europe que, pour forcer la France à laisser l’Europe en paix, il conviendrait de lui enlever non seulement sa première ligne de forteresses qui la défendent contre la Belgique et l’Allemagne, comme il en fut question en 1815, après la bataille de Waterloo, mais qu’il faudrait encore lui enlever, outre l’Alsace et la Lorraine, tous les départements du Nord, en un mot la réduire à ses frontières du temps de Louis XI. — Ici je dois encore faire mention d’un ouvrage de date moins récente, que j’ai déjà été dans le cas de citer en cette Étude, je veux dire celui du baron de Gagem, qui porte pour titre: Kritik des Vôlkerrechts mit practischer Anwendungauf unsere Zeit, 1810.

L’auteur qui, en sa qualité de représentant de la maison d’Orange, eut accès et voix au congrès de Vienne en 1814 et aux Conférences de Paris du 20 novembre 1815, fut un des plus ardents défenseurs de l’idée de réduire la France à ses limites du temps de Henri IV. Il n’y a pas de doute que cette réduction ne fut alors sur le point de devenir un fait accompli. Les forteresses dont on voulait dépouiller la France étaient toutes, à l’exception de Strasbourg et de deux ou trois autres places, au pouvoir des Alliés. Il ne manquait plus que de consigner cet état de choses dans l’un ou l’autre article du traité de paix. Le baron de Gagem supose qu’en général la nation française et ses hommes d’État sont dévorés d’une grande inquiétude et possédés de la manie des conquêtes. En preuve il cite le passage suivant extrait du tome VIII de l’Histoire de France sous Napoléon par Bignon, pag. 198: —

«Ce que nous blâmons ici dans cette idée de Napoléon, ce n’est pas de vouloir abattre la barrière des Pyrénées. En 1808, on n’est plus à la question des frontières naturelles. Dès longtemps les coalitions européennes ont obligé la France à les dépasser et à prendre pied chez ses ennemis. Du côté de l’Italie elle a gardé le Piémont. Sur le Rhin, elle est maîtresse de Kehl, de Cassel et de Wesel. Puisqu’elle a dû, pour sa sûreté, tenir dans ses mains les clefs de l’Italie et de l’Allemagne, pourquoi ne prendrait-elle pas la même précaution à l’égard du gouvernement espagnol, surtout après que ce gouvernement, qui a voulu se tourner contre elle, n’en a été empêché que par des» événements inouïs, sur le renouvellement desquels on ne peut pas toujours» compter.» — Mais l’Europe ne perd pas le jugement et les hommes d’État français ne le perdront pas non plus.

L’Europe du Congrès de Vienne possède tous les cléments nécessaires pour contenir la France dans ses limites. D’autre part la France de la paix de Paris de 1815 a conservé des frontières qui offrent un excellent système de défense et qui sont garnies de places fortes plus que suffisantes pour n’avoir à craindre aucune coalition, à moins que la France elle-même ne se laisse entraîner dans une situation semblable à celle dans laquelle elle se trouva en 1812 et 1813, après les campagnes de Russie, d’Allemagne et d’Espagne, et en 1815 après la bataille de Waterloo. Elle n’a pas le moins du monde besoin pour sa sûreté des clefs de l’Italie, ni de l’Allemagne, ni de l’Espagne. La France dans son état actuel est elle-même une nécessité pour l’Europe. Mais tout agrandissement l’amènerait à la tentation d’en abuser et forcerait les Puissances européennes à se coaliser contre elle. Une lecture attentive des trois écrits que je viens de citer convaincra tout lecteur impartial que c’est d’une importance capitale pour l’Europe de s’attacher fermement aux traités de 1811 et 1815, si l’on veut éviter un bouleversement universel.















Nicola Zitara mi chiese diverse volte di cercare un testo di Samir Amin in cui is parlava di lui - l'ho sempre cercato ma non non sono mai riuscito a trovarlo in rete. Poi un giorno, per caso, mi imbattei in questo documento della https://www.persee.fr/ e mi resi conto che era sicuramente quello che mi era stato chiesto. Peccato, Nicola ne sarebbe stato molto felice. Lo passai ad alcuni amici, ora metto il link permanente sulle pagine del sito eleaml.org - Buona lettura!

Le dévelopement inégal et la question nationale (Samir Amin)










vai su





Ai sensi della legge n.62 del 7 marzo 2001 il presente sito non costituisce testata giornalistica.
Eleaml viene aggiornato secondo la disponibilità  del materiale e del Webm@ster.