Eleaml - Nuovi Eleatici


Guerra ad oriente dalla guerra di Crimea alla guerra d’Ucraina di Zenone di Elea

L. THOUVENEL

NICOLAS I(er) ET NAPOLÉON III

LES PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE DE CRIMÉE

1852-1854

D’APRÈS LES PAPIERS INÉDITS

DE

M. THOUVENEL

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3 , RUE AUBER , 3

1891

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LA GUERRA DI CRIMEA (1853-1856) - ELENCO DEI TESTI PUBBLICATI SUL NOSTRO SITO
AVANT-PROPOS II - LA MISSION DU PRINCE MENCHIKOFF A CONSTANTINOPLE
NOTE HISTORIQUE III - LES NEUF DERNIERS MOIS DE LA MISSION DU GÉNÉRAL MARQUIS DE CASTELBAJAC A Saint-PÉTERSBOURG
NICOLAS Ier ET NAPOLÉON III - I - LA MISSION DU MARQUIS DE LA VALETTE A CONSTANTINOPLE IV - LES TROIS DERNIERS MOIS DE LA MISSION DU GÉNÉRAL BARAGUEY D’HILLIERS A CONSTANTINOPLE

AVANT-PROPOS

Le public politique a ses engouements comme le public artistique ou mondain. Ses préférences s’affirment, on ne sait trop pourquoi, selon les impressions du moment, tantôt pour une époque, tantôt pour un personnage, tantôt pour un ordre de faits. De nos jours, la Russie est à la mode; on lit ses livres, on écoute sa musique; on fait grand accueil à ses enfants; on cultive soigneusement le terrain sur lequel l’heureuse rencontre a eu lieu. Tout cela est de bon augure pour l’avenir, mais l’avenir ne peut effacer le passé, et le passé mérite qu’on l’étudie, ne fût-ce qu’à titre d’enseignement. C’est donc des rapports de la Russie et de la France à la veille de la guerre de Crimée qu’il va être question dans ce livre, et l’histoire de ces rapports va être retracée à l’aide d’une série de documents entièrement nouveaux et inédits. Mais nous n’hésitons pas à reconnaître qu’en touchant à ce grave sujet, nous allons nous heurter à un obstacle redoutable, c’est-à-dire aux sympathies qui semblent unir aujourd’hui les deux nations ennemies il y a quarante ans! Et pourtant, nous nous sentons presque à l’aise pour parler des origines du conflit franco-russe, puisqu’il est avéré maintenant que la guerre de 1834, déclarée par nous sans amertume, se poursuivit sans haine de race, et se termina à la satisfaction non dissimulée des deux adversaires. Toutefois, cette incontestable vérité une fois établie, il est de première nécessité, pour comprendre les événements relatés dans le présent volume, de ne pas perdre de vue que nous sommes en 1852. Quatorze ans nous séparent de Sadowa! Dix-huit ans, de Sedan! Si l’on néglige un seul instant, dans l’étude des événements d’alors, les inflexibles lois de la chronologie; si, surtout, l’on veut juger les hommes et les choses d’il y a quarante ans, avec les passions et les idées en faveur de nos jours, tout devient bizarre et incompréhensible. Il est donc indispensable que le lecteur, comme le critique, s’isole, pour ainsi dire, du milieu dans lequel vit le Français et surtout, disons-le, le Parisien de l’année 1891, et nous les engageons à fermer brusquement ce livre s’ils ne se sentent pas la liberté d’esprit nécessaire pour suivre notre conseil. D’ailleurs, en matière d'amitié internationale, le raisonnement ne doit jamais perdre tout à fait ses droits, et, en admettant, ce qu’à Dieu plaise, que l’alliance de la France et de la Russie devienne une réalité indiscutable, il ne faut pas se dissimuler que cette alliance renfermerait dans ses flancs un certain nombre de points douteux que la lecture attentive de ce travail nous dispensera de signaler plus spécialement, et dont notre diplomatie serait obligée de tenir un grand compte, à moins cependant que l’irrésistible élan de nos sympathies actuelles ne nous décidât à sacrifier, d’un trait, à l’amitié de la Russie, une bonne partie du patrimoine historique de la France. Or, il est bien rare que l’on ne se repente pas, à un moment donné, du trop grand sacrifice que l’on a pu faire à une passion. D’ailleurs, quelque pratiques, pour nous servir ici d’un mot en vogue, que nous soyons devenus dans les questions extérieures, quelque mépris que l’on affiche pour la politique dédaigneusement appelée des idées, il faut pourtant reconnaître qu’il est difficile, même en diplomatie, de faire quelque chose sans idées, et que l’idée de conserver à la France le bénéfice de huit siècles de sacrifices continus en Orient valait, et vaudra toujours la peine qu’un véritable homme d’État s’y arrête quelques instants. Nous en appelons, sur ce point, à tout Français impartial et patriote, qui, une fois seulement dans sa vie, a-doublé le cap Matapan. Or, parmi les points douteux— nous ne voulons pas aller jusqu’à dire les points noirs — qui peuvent jalonner la route si séduisante de l’alliance franco-russe, il est impossible de ne pas citer, en première ligne, les Lieux Saint-s de Palestine. C’est de cet œuf couvé par la discorde, qu’est sorti le grand conflit de 1854.

La question des Lieux Saint-s ennuie les uns, irrite les autres et est inconnue de presque tous. Sans vouloir lui faire trop de réclame, nous pouvons assurer au lecteur timoré qu’elle est beaucoup moins ennuyeuse qu’elle n’en a l’air, et que, si on en parle si peu, c’est bien plus parce qu’elle fait peur à tout le monde que parce qu’elle n’est plus à la mode. Or, la mode est changeante, et ses manifestations diverses, souvent inattendues, nous prouvent que le vieux a de grandes chances de redevenir quelquefois du neuf. La question des Lieux Saint-s échappera, moins qu’une autre peut-être, à cette loi de l’éternel renouvellement. Il y a plusieurs raisons pour cela. Chez les croyants, et ils sont encore nombreux, elle a d’indestructibles racines dans les immortelles traditions de la religion même; pour les diplomates, elle touche de près, de trop près, à des intérêts politiques dont le temps n’a pas affaibli la valeur; pour le grand public, elle a presque l’attrait de l’inconnu, car, si on en a beaucoup parlé, bien rares sont ceux qui en ont parlé sciemment I Enfin, pour tous les bons Français, à quelque parti qu’ils appartiennent, elle incarne en elle huit cents ans de traditions historiques ininterrompues; elle fait partie des parchemins de la France comme ces vieilles chartes dont s’enorgueillissent, à bon droit, les descendants des Croisés. La question des Lieux Saint-s apparaît donc avec la triple noblesse de l’antiquité, de la religion et du patriotisme.

Ajoutons, pour ceux qui veulent simplement rester dans leur temps, que, vers le milieu du siècle qui va finir, elle fut le prétexte, sinon la cause déterminante, d’une lutte de géants, au cours de laquelle le plus pur sang français teignit glorieusement une terre lointaine. Voilà, on nous l’accordera, bien des raisons pour ne pas être oubliée et même pour exciter un peu de curiosité. N’hésitons pas à le dire, la question des Lieux Saint-s, quelle que soit la profondeur de l’ombre où elle semble reléguée de nos jours, constitue l’un des points douteux dont nous parlions tout à l’heure, et, dussions-nous passer pour un trouble-fête, nous ajouterons que, sur le terrain de Jérusalem, il n’y a guère d’entente possible entre les deux pays, à moins que l’un ne veuille céder à l’autre sur toute la ligne. Il faudrait, pour que la Russie modérât son ardeur en Palestine, que l’ère de l’indifférence religieuse ou politique fût inaugurée pour elle. Or, tout nous prouve le contraire. D’autre part, en Orient, qui dit religion dit politique, et les intérêts soi-disant religieux de la France dans le Levant ne sont, au fond, on ne saurait le dire assez haut, que des intérêts d’ordre très temporels. Tout nous porte donc à croire que c’est intentionnellement qu'on laisse sommeiller la question des Lieux Saint-s. Ne haussons pas trop la voix, de peur de la réveiller en sursaut, ce qui, vu son âge, pourrait la mener à mal; mais ne craignons pas de l’aborder, surtout dans un passé de quarante ans, et rajeunie, espérons-le du moins, par des aperçus, des anecdotes, des documents absoluments inédits. Au reste, plus l’on creuse cet éternel débat, plus on forme sincèrement le vœu, étrange peut-être dans la bouche d’un Latin, nous le reconnaissons, de voir la Turquie conserver longtemps la plénitude de son rôle à Jérusalem. Si cette partie de l’héritage des sultans, en admettant que cet héritage soit jamais ouvert, devait tomber un jour entre nos mains comme un fruit mûr, nous nous garderions bien d’émettre un vœu aussi hérétique. Mais, si le territoire sacré, objet de tant de convoitises depuis Constantin le Grand, se séparait enfin du reste de l’empire turc, tout porte à croire que nous serions devancés en Palestine par les Russes, qui ne cessent d’y gagner du terrain et qui font, dans ce but, des sacrifices. considérables. Aujourd’hui que les circonstances semblent nous rapprocher du grand empire du Nord, il vaut mieux ne pas trop insister sur une semblable hypothèse, quelque grave qu’elle soit!

Par une singulière coïncidence, qui contribuera peut-être à nous attirer également la mauvaise humeur d’une autre catégorie de lecteurs, l’alliance de la France et de l’Angleterre, qui fut la base de la politique de 1834, n’apparaît pas non plus, d’après les documents que nous mettons au jour, comme le dernier mot de la félicité politique pour notre pays. Le prince de Talleyrand, devenu, vers la fin de sa longue carrière, grand partisan de l’alliance britannique, la définissait ainsi: «l’alliance de l’homme et du cheval,» mais, ajoutait-il, «il ne faut pas être le cheval». Cette restriction devrait s’appliquer à toute alliance, quelle qu’elle fût, et le rôle de «cheval», qui pourtant doit être rempli par l’un de deux amis, ne tente plus personne. Là est la difficulté. Reconnaissons-le, du reste, la grande puissance qui, sur la face du globe, renferme la somme d’intérêts la plus opposée aux intérêts français, c’est l’Angleterre. Il y avait donc bien dessous-entendus dans l’accord anglo-français de 1854. C’est ce qui explique la réserve avec laquelle nous verrons certains diplomates de cette époque s’exprimer sur le compte de l’alliance anglaise. Il perce çà et là, au milieu des colères officielles de la France de 1853 contre l’empereur Nicolas, comme un sentiment à peine dissimulé du regret de n’avoir pu amener le czar sur un terrain d’entente réciproque. Ce but n’ayant pu être atteint, malgré nos efforts, force était bien de se retourner vers l’Angleterre. Toutefois, l’alliance franco-anglaise de 1854, contractée sans conviction, poursuivie par patience, semble avoir été rompue avec soulagement les deux parties. Cette constatation va sans doute nous faire trouver grâce devant les partisans à outrance de l'alliance russe 1 Nos prétentions, au reste, ne s’élèvent pas si haut. Ce n’est pas une œuvre de parti que nous faisons, en livrant aux amis de l’histoire les documents inédits que nous possédons. Notre seul but, aujourd’hui comme hier, comme demain peut-être, est d’éclairer d’une lumière nouvelle, si faire se peut, quelques-uns des grands événements contemporains. Il nous semble, d’ailleurs, que le plein jour ne sera pas une épreuve désobligeante pour la diplomatie française de la période qui nous occupe. Elle se montra, en effet, constamment à la hauteur de sa lourde tâche, et, si l’opinion publique, si mobile dans ses jugements, a pu se montrer sévère pour nos hommes d’État dans la suite, sans toujours cependant tenir un compte assez exact des énormes difficultés auxquelles ils se heurtèrent plus tard en Europe, difficultés que n’avaient connues ni Talleyrand ni Metternich, pour ne citer que les illustres, il serait d’une injustice suprême de ne pas rendre hommage à la correction patriotique du rôle que jouèrent, dans la crise de 1853, les personnages chargés du périlleux honneur de sauvegarder la dignité de la France devant le monde. Ces hommes, disons-le hautement, ont droit à leur place au soleil de l’histoire. Ils s’appellent, chez nous, Drouyn de Lhuys, Walewski, Thouvenel, La Valette, Bourqueney, Castelbajac, Moustier. Tous, avec les nuances différentes de leur caractère, de leur éducation, de leurs sympathies, de leurs antécédents, de leur talent, tous eurent, au plus haut degré, le sentiment net et profond de la solennité de l’heure qui sonnait à l’horloge des temps. Leurs efforts, leurs idées, les illusions de quelques-uns d’entre eux, avaient leurs racines dans les entrailles mêmes de l’honneur de la France! Quand on aborde un semblable terrain, il n’y a plus de partis politiques, il n’y a plus de divisions intestines, il n’y a plus que la patrie. Ils ne connurent qu’elle, et ce sera là leur éternel honneur aux yeux de tous les juges impartiaux. Nous verrons successivement chacun de ces personnages prendre la parole dans le grand débat alors ouvert, exposer et défendre leurs idées, souvent avec chaleur, et cela, non pas dans les dépêches officielles qui restent soigneusement en dehors de cette publication, mais dans des lettres intimes, plus favorables, par conséquent, aux confidences et aux épanchements.

Les détails piquants, les anecdotes sur les hommes du jour, viennent souvent animer la série de ces documents entièrement inédits, si l’on en excepte trois ou quatre passages saillants des lettres du général marquis de Castelbajac, ministre de France à Saint-Pétersbourg, et du marquis de Moustier, ministre de France à Berlin, que nous nous sommes décidé à communiquer à M Rothan, sur sa demande expresse, et peu de temps avant la mort du regretté diplomate. Quant aux lettres confidentielles de M. Thouvenel, si importantes dans leur concision, par suite du rôle joué à cette époque par ce diplomate, soit comme directeur des affaires politiques, soit comme ministre intérimaire des affaires étrangères, pendant le séjour de M. Drouyn de Lhuys aux conférences de Vienne, elles n’ont jamais été connues de personne, et nous en devons la communication à la courtoisie du marquis de Castelbajac, fils de notre ancien ministre auprès du czar Nicolas, de ce militaire diplomate que nous verrons si souvent prendre la plume dans le courant de cet ouvrage, pour notre plus grand intérêt comme pour notre plus grand charme.

Ce qui constitue à nos yeux le prix des lettres particulières est précisément, nous le savons, ce qui en diminue la valeur aux yeux des puritains de la carrière diplomatique, des amis exclusifs de la forme, dont nous avons déjà eu à subir les dures récriminations, et qui se voilent volontiers la face, en présence de ce qu’ils appellent une indiscrétion. Fort heureusement pour les hommes politiques dont nous nous sommes permis de nous occuper dans nos travaux, ici et ailleurs, nous estimons que le déshabillé ne leur sied pas plus mal que l’uniforme chamarré de cordons qu’ils surent aussi dignement porter. Et d’ailleurs, peut-on bien être indiscret, après les publications du prince de Bismarck, du général Le Flô, du duc de Gramont, de M. d’Arnim, du général Govone, du général de la Marmora, du comte de Beust, et de tant d’autres personnages qui, au lendemain des plus graves événements, et non quarante ans après, n’hésitèrent pas à entr’ouvrir leurs portefeuilles, d’où s’envolèrent aux quatre coins du inonde les affirmations les plus importantes? Avouons donc plutôt que certaines publications, par leur caractère irréfutable d’authenticité, gênent quelquefois des acteurs plus roués qu’habiles, qui avaient sans doute déjà, dans le silence du cabinet, arrangé leur rôle pour la postérité. C’est là le secret de bien des mauvaises humeurs qui ne doivent, au demeurant, décourager ni les travailleurs, ni même les curieux.

Commençant avec le mois de janvier 1852, nous avons terminé le volume qu’on va lire au mois de juin 1854, c’est-à-dire trois mois avant la victoire de l’Alma. A cette date, les diplomates s’effacent devant les généraux alliés. Nous ne désespérons pas de pouvoir compléter notre travail en retraçant, grâce à des documents absolument nouveaux, la période qui suivit de près la guerre de Crimée, lorsque les généraux, à leur tour, rendirent la parole aux diplomates. Sur ce majestueux fond de scène qu’on appelle le Bosphore, sillonné alors en tous sens par les navires aux pavillons alliés, qui portaient en Crimée leurs héroïques contingents, ou en revenaient avec leur cargaison de gloire, nous verrons se jouer une pièce patriotique dont les péripéties diverses ne peuvent que flatter tous les cœurs français.


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NOTE HISTORIQUE

Quelque aride que puisse paraître un aperçu général sur la question des Lieux Saint-s, dont traite une partie de ce volume, il nous semble indispensable, pour l’intelligence des événements relatés dans cette étude, de rappeler en quelques lignes les antécédents historiques du débat rouvert en 1850. Notre seul but est d’initier le lecteur, peu familiarisé avec cette confuse discussion, aux grands faits qui en constituent l’enchaînement à travers les âges, et aux dates servant de point de repère dans le dédale séculaire des prétentions et des droits rivaux à Jérusalem (1).

C'est vers l’an 44 après Jésus-Christ, à Antioche, que l’on signale les premiers vestiges du christianisme, dans les régions de Syrie et de Palestine. Pendant les deux siècles suivants, Jérusalem et le pays environnant sont le théâtre de persécutions de tous genres. L’an 130 de l'ère chrétienne, l’empereur romain Adrien bâtit, à Jérusalem, un temple dédié à Jupiter Capitolin. L’an 326, l’impératrice Hélène, depuis Saint-e Hélène, femme de l’empereur Constance Chlore, visite la Terre Saint-e et y érige plusieurs sanctuaires, notamment celui du Saint- Sépulcre, dans les fondations duquel fut découverte la vraie croix. L’impératrice Hélène, à qui revient, sans contestation, l'honneur du premier établissement chrétien à Jérusalem, professait la religion romaine. Cette princesse mourut en 328, et légua l’ensemble de ses fondations à l’Église romaine, autrement dit latine. Malgré les prétentions postérieurement élevées par l’Église grecque ou orthodoxe, sur l’héritage religieux de l’impératrice Hélène, celle princesse n’a pas pu disposer des sanctuaires établis par elle, en faveur de l’Église grecque, par la raison que cette Église n’existait pas encore. En effet, les premiers dissentiments entre le clergé d’Occident et le clergé d’Orient ont pris naissance seulement au VI(e) siècle, c’est-à-dire deux cents ans après la mort de l’impératrice Hélène. Quant au schisme de Pholius, à partir duquel le divorce fut consommé entre les deux Églises, il n’eut lieu qu’en 862, c’est-à-dire plus de cinq cents ans après la mort de Saint-e Hélène. Le point de départ de l’obscure question des Lieux Saint-s se trouve donc ainsi absolument fixé, par un simple rapprochement de dates( )en faveur des latins.

L’empereur Constantin le Grand, fils de l’impératrice Hélène, maintint en Terre Saint-e les pieuses fondations de sa mère; mais l’invasion des Persans en 614, celle des Arabes avec Omar en 636, jetèrent le trouble le plus profond dans les établissements chrétiens à Jérusalem. Il importe cependant de remarquer que le calife Omar, entré dans Jérusalem par une capitulation de la ville et non de vive force, laissa, selon la loi de Mahomet, aux habitants, leurs anciennes églises, avec la permission de les entretenir, d’y célébrer leur culte, mais non de bâtir de nouveaux sanctuaires. De plus, l’Église grecque orthodoxe prétendit, bien des années plus tard, avoir reçu du calife Omar un firman qu’elle désignait sous le nom de firman d'Omar, et qui l’investissait de privilèges étendus en Terre Saint-e. Or, il fut reconnu, ainsi qu’on le verra plus loin, que cette pièce était apocryphe et n’avait, par conséquent, aucune valeur.

En l’an 800 de l’ère chrétienne, le calife Haroun al Raschid envoya à Charlemagne les clefs du Saint- Sépulcre, comme gage solennel d’alliance et d’amitié.

En 957, se produisit un fait dont les conséquences devaient être incalculables. La grande-princesse de Russie, Olga, embrassa la religion chrétienne. En 958, Wladimir le Grand, grand-prince de Russie, reçut le baptême et établit à Kiew le siège delà nous elle Église qui relevait nominalement du patriarche grec de Constantinople. En 1099, les Croisés entrent à Jérusalem et y fondent un royaume qui dure jusqu'en 1187, époque où le sultan d'Égypte, Saladin, s’empare de Jérusalem. En 1212, un acte reconnaît les droits des latins en Terre Saint-e. En 4217, les Turcs s’emparent, à leur tour, de Jérusalem. En 1229, cette ville est cédée à l’empereur d’Allemagne Frédéric II. Les Turcs la reprennent en 1241, et, en 1277, le sultan Akmet Acheref reconnaît les droits des religieux latins. En 1312, ces mêmes droits sont encore une fois reconnus. Les Mameluks s’emparent de Jérusalem en 1382. Peu après, en 1439, l'Église greco-russe, dont nous avons parlé plus haut, se réunit à l’Église latine ou romaine, après le concile de Florence. En 1453, l’empire byzantin, qui avait duré onze cents ans, tombe sous les coups victorieux portés par Mahomet II à l’héroïque Constantin Dracosès, le dernier empereur de Constantinople, qui fut tué sur les remparts de sa capitale. En 1514, l’Église greco-russe, qui s'était, on l’a vu, rattachée un instant à l'Église romaine, se sépare et se rattache de nouveau à l'Église d’Orient. Enfin, en 4517, les Turcs reprennent une dernière fois Jérusalem, et la possèdent encore aujourd’hui.

L’année 1525 voit se nouer, entre le roi François 1(er) et Soliman le Grand, les premières relations officielles de la France et de la Turquie. Depuis l’entrée des Turcs à Constantinople, jusqu’à la date à laquelle nous sommes arrivés, les Vénitiens, à peu près seuls, de tous les peuples d’Occident, avaient entretenu des rapports avec les sultans, et encore ces rapports étaient-ils exclusivement commerciaux. Par les actes connus sous le nom de Capitulations, les sultans consentent à octroyer à diverses nationalités européennes, mais particulièrement aux Français, un certain nombre de privilèges leur permettant d'entrer librement dans les pays mahométans et de s’y livrer paisiblement à leurs affaires. Mais ces capitulations n’ont pas le caractère de traits, et sont essentiellement révocables. En 1364, les clefs de la grande église de Bethléem, située au-dessus de la grotte de la nativité du Christ, sont officiellement reconnues comme appartenant aux latins. En 1395, l’Église greco-russe se détache de nouveau de l'Église d’Orient, pour se rattacher encore une fois à l’Église romaine. En l’année 1600, le patriarche greco-russe de Kiew est déclaré indépendant par le czar Boris Godunoff, et l’Église greco-russe ne relève plus que d’elle-même. En 1604, les sultans reconnaissent que la possession du Saint- Sépulcre appartient aux latins. En 1620, un hatti-chérif du sultan Osman II reconnaît aux latins la possession exclusive de la grande église de Bethléem et du tombeau de la Vierge à Gethsémani. Cet acte, d’une haute portée, reconnaît également que les religieux latins ont accordé de leur plein gré, aux autres communions chrétiennes, certains emplacements dans la grande église de Bethléem ou église supérieure. Et il est bon de faire observer ici que les déplorables empiétements de l’Église grecque, qui aboutiront, en 1852, à la dépossession à peu près complète de l’Église latine, ont eu précisément pour origine la tolérance et la générosité de celte même Église latine qui n’eut, à aucune époque, la pensée d’interdire aux autres confessions l’accès des sanctuaires qui lui étaient reconnus en propre. De là des abus qui amenèrent peu à peu la ruine des droits séculaires des latins. En 1623, est publié un nouveau firman en faveur des latins. En 1632, l’Église grecque, profitant de la vénalité des dignitaires ottomans, paya vingt mille écus un firman qui lui reconnaissait la grande église de Bethléem, la grotte de la nativité du Christ située au-dessous, et la pierre de fonction à Jérusalem. Ce firman fut d’ailleurs révoqué peu après, et, en 1635, l’ambassadeur français de Harlay-Césy obtint un nouveau firman réintégrant les latins dans tous leurs droits. En 1637, toujours par corruption, l’Église grecque obtient un firman en sa faveur. En 1639, encore par les mêmes moyens, les usurpations du clergé grec s’accentuent. Il met alors la main sur la grande église de Bethléem, la grotte de la nativité du Christ, et, à Jérusalem, il s’approprie la grande et la petite coupole du Saint- Sépulcre, la pierre de l’Onction et les sept arceaux de la Vierge. En 1666, l’ambassadeur français, de la Haye, obtient, en revanche, un firman favorable à l’Église latine. Enfin, en 1673 et en 1675, l’ambassadeur de France, marquis de Nointel, obtient du sultan un firman de la plus haute importance, qui assure aux religieux latins «la libre possession des lieux qui sont entre leurs mains, en dedans et en dehors de Jérusalem». Et pourtant, en 1676, la vénalité des pachas turcs accorde à l’Église grecque un bérat favorable à leurs prétentions! En 1690, un jugement du Divan rend aux religieux latins «tout ce qui leur a été pris depuis 1635». Ce même jugement du Divan qualifie de «dénué de fondement, faux et controuvé» le prétendu firman d’Omar, que les Grecs invoquaient sans cesse à l’appui de leurs revendications sur les sanctuaires de Terre Saint-e. D'ailleurs, ici encore, un simple rapprochement de dates suffisait pour infirmer le dire du clergé grec. Le calife Omar mourut en 641, et le schisme consommé par Photius n’eut son effet qu’en 862, c’est-à-dire plus de deux cents ans après la mort d’Omar III est vrai, ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, que des querelles s’élevèrent, dès le vi(e) siècle, entre les Églises d'Occident et d'Orient; mais la séparation n’avait pas encore eu lieu du vivant d’Omar.

En 1701, Pierre le Grand rattache purement et simplement à la couronne des czars de Russie la souveraineté spirituelle exercée jusqu’alors par les patriarches grecs, et il ne consent qu’à l’adjonction d’un synode consultatif, dont le chef fut le métropolitain de Novogorod. Dorénavant, les prétentions de l’Église grecque auront le czar pour défenseur direct. L’année 1739 marque une date importante pour les droits des latins. Le marquis de Villeneuve, ambassadeur du roi Louis XV à Constantinople, ayant fait coordonner les capitulations octroyées par les sultans, à diverses époques, notamment en 1535, en 1601 et en 1673, forma le recueil des célèbres «Capitulations de 1740», dont l’article premier est ainsi rédigé:

«L’on n’inquiétera pas les Français qui iront et viendront pour visiter Jérusalem, de même que les religieux qui sont dans l’église du Saint-Sépulcre, dite Kamama» (Ce mot, injurieux pour les chrétiens, signifie ordure,)»

L’article 33 dit que les religieux latins établis à Jérusalem, au dehors et dans le Saint- Sépulcre, ne seront pas inquiétés, et qu’ils garderont les lieux de visitation qu’ils habitent.

L’article 82 permet aux religieux latins de réparer les sanctuaires dont ils ont la possession et la jouissance. Enfin l'article 83 établit bien nettement l’antériorité de l’amitié qui unit la France à la Turquie.

Comme complément explicatif du recueil des Capitulations de 1740, le comte de Vergennes, ambassadeur du roi Louis XV à Constantinople, obtint du sultan, en 1757, un firman qui énumérait les sanctuaires des Lieux Saint-s exclusivement réservés aux latins.

Nous croyons intéressant d'en reproduire ici la liste:

A Jérusalem:

Le Saint- Sépulcre;

Les deux coupoles, la grande et la petite;

La pierre de l’Onction;

Les sept arceaux de la Vierge;

La prison de Jésus-Christ;

Les tombeaux de Godefroy et de Baudouin, ou rois latins;

La chapelle de l’apparition de Jésus à Madeleine;

La chapelle de l’apparition de Jésus à la Vierge;

La chapelle de la Vierge in Golgotha;

La chapelle du Stabat Mater;

L’arceau Impérial;

La moitié du Calvaire;

L’église de la Flagellation.

A Gethsémani ou Jardin des Oliviers:

La chapelle souterraine du tombeau de la Vierge;

La grotte de l’Agonie.

A Bethléem:

La grande église de Bethléem ou église Supérieure;

La grotte de la Nativité de Jésus-Christ, située au-dessous de la grande église;

L’étoile d’argent indiquant dans la grotte le lieu de la Nativité;

Les trois clefs, une de la grande porte de la grande église de Bethléem; deux des portes menant à la grotte de la Nativité.

A Nazareth:

L’église et la grotte de l’Annonciation.

A Tiberiade:

L’église de Saint-Pierre.

A Béthanie:

Le tombeau de Lazare.

Au mont Thabor:

L’église de la Transfiguration.

Dans les montagnes de Judée:

L’église de Saint-Jean-Baptiste.

Enfin, les divers couvents de religieux latins établis çà et là en Terre Saint-e.

Voici maintenant, en regard de cette imposante nomenclature des sanctuaires réservés aux latins, quels étaient les sanctuaires réservés aux grecs, d’après ce même firman de 1757.

A Jérusalem:

La jouissance du chœur et du sanctuaire dans l’église du Saint-Sépulcre;

La chapelle d’Adam;

La moitié de la chapelle de l’invention de la Croix;

La moitié du Calvaire.

A Bethléem:

Une chapelle située en dehors de l’église;

Un autel dans la grande nef de l’église Supérieure;

Une table de marbre servant d’autel dans l’église Inférieure ou grotte de la Nativité de Jésus-Christ, mais en commun avec les arméniens.

A Gethsémani:

Un autel dans le transept oriental de l’église du Tombeau de la Vierge.

A Cana:

L’église du Premier Miracle.

Notons, en outre, comme complément, les sanctuaires reconnus aux autres confessions:

Les arméniens, dont l’Église est née vers le milieu du v(c) siècle du schisme d’Eutichès, mais dont la religion n’a jamais été reconnue religion d’État, possédaient:

La chapelle de la Division des vêtements dans l’église du Saint-Sépulcre;

La chapelle de Saint-e-Hélène;

Le lieu où se tenaient les amis du Christ pendant le crucifiement;

Un autel à Gethsémani.

Aux abyssins, chrétiens de la secte d’Eutichès, il était réservé:

La chapelle de Saint-Longin dans l’église du Saint-Sépulcre;

La chapelle de l’Impropere;

Le lieu où se tenaient les Saint-es femmes pendant l’ensevelissement du Christ.

Aux syriens:

La chapelle du Sépulcre de Joseph d’Arimathie;

Une chapelle de l’abside occidentale de l'église du Saint-Sépulcre;

Un autel à Gethsémani.

Aux coptes, chrétiens de la secte d’Eutichès:

Un autel adossé à l’église du Saint-Sépulcre.

Enfin il faut signaler encore, pour mémoire, un certain nombre de sanctuaires en ruines, et plusieurs autres occupés par les Turcs, comme l’église de la Présentation, à Jérusalem, bâtie par Justinien dans l’enceinte même de l’ancien Temple de Jérusalem.

Toute modification apportée aux dispositions que nous venons de faire connaître constituait donc une dérogation formelle aux droits établis de l’Église latine. Malheureusement, la vénalité des dignitaires ottomans avait permis, ainsi qu’on l’a vu plus haut, à l’Église grecque, d’obtenir des firmans impériaux qui se trouvaient en contradiction avec les privilèges reconnus aux latins, et, dans le courant de cette même année 1757, où le comte de Vergennes avait obtenu du sultan l’énumération des sanctuaires de Terre Saint-e reconnus aux latins, de graves scènes de désordre et de pillage, provoquées par le mécontentement des grecs contre les latins qui avaient obtenu le droit de réparer l’église du Tombeau de la Vierge, eurent lieu à Gethsémani. L’attentat resta impuni, malgré les protestations présentées par M. de Vergennes aux ministres ottomans, et le prestige de l’Église latine, à Jérusalem et dans les environs, subit une grave atteinte.

En 1774, le traité de Kainardji, imposé à la Turquie par les Russes victorieux, autorise les ministres du czar à Constantinople à faire des observations relatives «à la religion chrétienne dans l’Empire turc» (art. 7), et l’article 8 permet aux sujets russes de visiter librement Jérusalem. Un autre article du même traité autorise la Russie à édifier une église greco-russe à Galata, l’un des quartiers de Constantinople.

La Révolution française agit, dans la question des Lieux Saint-s, comme avait agi la monarchie, comprenant l’intérêt politique majeur qui se cachait derrière ces querelles de moines, dans un pays où, de tout temps, et alors comme aujourd'hui, la politique et ses passions ambitieuses se dissimulent mal derrière un masque religieux. Par malheur, le déplorable système de bascule et de contradictions adopté par les Turcs dans les affaires relatives aux Lieux Saint-s, l’avidité des hauts fonctionnaires musulmans, la fréquence de nos bouleversements intérieurs, si nuisible à l’action continue de notre politique traditionnelle dans le Levant, favorisèrent merveilleusement les prétentions rivales qui ne désarmèrent pas un instant. Enregistrons toutefois quelques succès partiels, comme celui que remporta, en 1804, le maréchal Brune pendant sa mission extraordinaire à Constantinople, lorsqu’il obtint du sultan un firman réintégrant les latins dans la possession de la grotte de Gethsémani.

L’année 1808 inaugure, pour les latins et par conséquent pour la France, une ère désastreuse en Terre Saint-e. Par suite de l’incendie qui, dans la nuit du 11 au 12 octobre, détruisit l’église du Saint-Sépulcre, dont la grande coupole s’effondra, incendie dont les premiers vestiges furent constatés dans la chapelle occupée par les arméniens, mais qui fut ensuite attribué à la malveillance des grecs, ces derniers obtinrent de la Sublime Porte la permission de réparer la grande coupole, qui avait été construite, en 1558, aux frais de Charles-Quint et de Philippe II, puis restaurée, en 1669 et 1719,'par les subsides de la France. De plus, profitant du désordre jeté par le sinistre, les religieux grecs avaient pénétré dans le tombeau des rois latins, et avaient jeté au vent les restes des rois de Jérusalem Godefroy et Baudouin, ainsi que le cœur de Philippe de Bourgogne et les cendres de Philippe I(er) d’Espagne. Par suite des empiétements de l’Église grecque, l’Église latine perdit, à celte époque:

La possession du Saint-Sépulcre;

La grande coupole;

La pierre de l’Onction;

Les sept arceaux de la Vierge;

Les tombes des rois latins.

Précédemment, par suite des usurpations non interrompues du clergé grec, et malgré les protestations de nos ambassadeurs et les firmans de la Porte, l’Église latine avait déjà perdu:

La petite coupole du Saint- Sépulcre;

La grande église de Bethléem ou église Supérieure;

Le droit de passer par la grande porte de ladite église Supérieure, pour descendre dans la grotte de la Nativité du Christ, située au-dessous; .

La chapelle souterraine et le tombeau de la Vierge à Gethsémani.

Pour combattre ces usurpations, la Porte rendit, il est vrai, le firman de 1811, déclarant que les droits de l’Église grecque ne sauraient infirmer en rien les droits antérieurs de l’Église latine. Mais ce firman ne reçut aucune application, et, en 1812, un autre firman arraché à la Porte à prix d’or confirma l’Église grecque dans la possession des sanctuaires usurpés. En 1816, les grecs obtiennent un nouveau firman en leur faveur. En 1829, le clergé arménien paye quinze cent mille piastres un firman avantageux pour ses prétentions. Le 23 juillet 1833, le royaume de Grèce étant constitué, le roi du nouvel État est placé à la tête de l’Église du royaume, avec l’assistance d’un synode. Cette scission dans l’Église grecque fut regardée d’un mauvais œil par la Russie qui ne put cependant qu’enregistrer le fait accompli. Vers 1835, l’amiral baron Roussin, ambassadeur du roi Louis-Philippe à Constantinople, obtint, en faveur des latins, le droit de célébrer le culte dans l’ancienne église de l’Ascension, usurpée par les Turcs, mais l’Église grecque, grâce à sa patiente habileté, n’en continue pas moins sa marche envahissante. En 1847, l’étoile placée dans la grotte de Bethléem est enlevée. Cette étoile se composait d’une plaque de marbre blanc au centre de laquelle se trouvait une feuille de jaspe entourée d’un cercle d’argent en forme de soleil, avec cette inscription latine: Hic de Virgine Maria Jésus Chris tus natus est. Les grecs furent accusés de cette disparition (2).

Ainsi qu’on a pu le voir par ce rapide exposé, malgré la solennité des promesses et des actes diplomatiques, les grecs et les arméniens, grâce au constant appui de la Russie, avaient procédé à des usurpations successives dans les principaux sanctuaires, et le gouvernement ottoman, par faiblesse ou par machiavélisme, avait consenti à sanctionner ces empiétements par des firmans contradictoires. A chaque atteinte portée à ses droits, la France avait protesté, il est vrai; mais la multiplicité de ses bouleversements intérieurs, l’indécision du gouvernement du roi Louis-Philippe dans les questions orientales, enfin les déplorables, effets du traité de Londres conclu contre nous, et sans nous, en 1840, avaient encouragé toutes les prétentions de la Russie si constamment hostile à la monarchie de Juillet.

La révolution de 1848 détourna la France du soin de ses intérêts en Orient, par la gravité du mouvement qu’elle provoqua à l’intérieur; l’avènement, à la présidence de la République française, du prince Louis Napoléon, inaugura une phase nouvelle pour les intérêts des latins en Orient. Nous arrêtons ici ce court résumé, notre étude et les documents inédits qui s’y trouvent réunis commençant avec l’année 1852.

L. T.


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NICOLAS I(er) ET NAPOLÉON III

I
LA MISSION DU MARQUIS DE LA VALETTE
A CONSTANTINOPLE

Mai 1851-février 1853.

Le 9 décembre 1831, au lendemain du coup d’État qui venait de remettre les destinées de la France entre les mains du prince Louis Napoléon, M. Thouvenel, alors ministre de France à Munich, écrivait à M. Cintrât, directeur des archivesau Département des affaires étrangères, les lignes suivantes:

«Que signifie donc celte querelle que nous avons élevée à Constantinople au sujet des Lieux Saint-s? J’espère qu’elle est moins grave que les journaux allemands ne la représentent! Je connais l’Orient et je puis vous affirmer que la Russie ne cédera pas. C’est, pour elle, une question de vie ou de mort, et il est à désirer qu’on le sache bien à Paris si l’on veut pousser l’affaire jusqu’au bout.»

Au milieu des graves événements qui s’étaient déroulés en France depuis l’année 1848, l’attention publique s’attachait presque exclusivement aux affaires intérieures, et, de toutes les questions extérieures demeurées en suspens, celle des Lieux Saint-s était alors considérée comme la moins importante. C’était, du reste, la moins connue du public, et l’obscurité qui l'environnait, semblait devoir la reléguer dans l’enceinte discrète des chancelleries, ou même, avec plus de raison, dans le silence des cloîtres de Jérusalem. Seuls, quelques diplomates, appelés par les hasards de leur carrière dans les pays du Levant, se trouvaient en mesure de donner les

éclaircissements nécessaires sur la plus épineuse de ces questions orientales, alors, comme aujourd’hui, si généralement ignorées de quiconque ne les a pas étudiées sur place. D’ailleurs, au lendemain de l’entreprise hardiment menée qui venait de placer dans la main du prince président de la République française un pouvoir sans contrôle, entre les regrets des vaincus, la joie des vainqueurs, les espérances du plus grand nombre, il était difficile d’envisager comme gros d’orages un débat qui paraissait ne mettre en cause que la jouissance restreinte de quelques sanctuaires délabrés. Et pourtant, un avenir prochain allait donner raison aux plus pessimistes. On se trouvait, presque sans s’en douter, en face de l’un des plus sérieux problèmes qu’il ait été donné à la diplomatie de résoudre. Toutefois, les raisons qui déterminèrent l’attitude adoptée par le gouvernement de la République française, semblent, il faut bien le reconnaître, avoir été inspirées plutôt par des considérations de politique intérieure et parlementaire, que par le souci jaloux du maintien de nos traditions séculaires en Orient.

Lorsque, en 1850, le prince Louis Napoléon, président de la République française, prescrivit au général Aupick, ministre de France à Constantinople, de rappeler énergiquement au sultan Abdul Medjid l’imprescriptibilité des privilèges antiques des Latins à Jérusalem, il ne soupçonnait nullement les conséquences qu’une semblable revendication pouvait entraîner. L’éventualité d’un conflit avec la Russie, surtout, ne s’était présentée ni à l’esprit du prince président, ni à celui d’aucun de ses conseillers habituels, tous peu familiarisés par leurs antécédents avec cette obscure question. La vérité est, que l’appui du parti dit clérical était nécessaire à la politique intérieure du prince Louis Napoléon, et que ce fut, en grande partie, dans l’espoir de s’attirer définitivement les sympathies du groupe à la tête duquel se distinguaient MM. de Montalembert et de Falloux, que le chef de l’État résolut de faire revivre l’exercice sensiblement ralenti de nos droits en Terre Saint-e, après avoir, dès 1849, fait à l’opinion religieuse une concession solennelle, en protégeant par des troupes françaises la rentrée et la présence du pape Pie IX dans Rome.

Il nous sera donc permis de dire que ce furent des considérations parlementaires, habilement combinées avec le souci de la protection de nos intérêts traditionnels en Orient, qui dictèrent au prince président sa conduite dans les débuts de l’affaire des Lieux Saint-s. Or, par une de ces contradictions comme en renferme si souvent l’histoire, dans les deux grandes questions à l’aide desquelles l’héritier de Napoléon espérait se concilier la bienveillance du parti clérical, son attente fut cruellement déçue. Les affaires de Rome, malgré ses bonnes intentions, malgré les sacrifices consentis, devaient le brouiller irrévocablement avec les catholiques. La question des Lieux Saint-s, sans lui ramener les sympathies qu’il cherchait à rallier, fit naître l’une des grandes guerres du siècle. D’autre part, après les événements de 4848, l’empereur Nicolas, confiant dans la suprême influence dont il jouissait en Europe, crut le moment favorable pour franchir, d’un seul bond, sur le terrain de l’Église grecque orthodoxe, la distance qui le séparait du but. Au lendemain d’une révolution, avec un pouvoir mal affermi, de quel poids semblait peser la France, en face d’une puissante monarchie traditionnelle, dont le chef, autocrate, autant de caractère que de pouvoir, était considéré comme le représentant le plus auguste du parti monarchique dans le monde? Et pourtant, malgré l’état précaire de sa situation intérieure, la France devait, dès le début même du litige, prendre l’attitude qui, seule, convenait à une grande puissance sûre de son bon droit.

Mis par le général Aupick, un peu trop catégoriquement, il est vrai, en demeure de se prononcer, le gouvernement ottoman, fidèle au système de tergiversations qu’il avait adopté, de tout temps, dans les questions relatives aux Lieux Saint-s, répondit qu’il ne contestait pas la valeur des capitulations de 1740, base même des droits de l’Église latine dans les temps modernes, mais qu’il entendait faire respecter également ses décisions postérieures. Sanctionner une semblable jurisprudence, c’était méconnaître le fondement sur lequel était bâti tout l’édifice latin en Orient, car ces décisions postérieures dont parlait la Turquie, avaient eu pour conséquence la ruine de notre influence. Aussi le gouvernement de la République française refusa-t-il péremptoirement de s’associer à cette manière de voir.

Grâce à la pression exercée par le général Aupick, la Sublime Porte se décida, malgré les efforts contraires de la Russie, à nommer une commission chargée d’examiner l’état des choses à Jérusalem. C’était, pour gagner du temps, selon l’habitude séculaire des Turcs, inaugurer l’ère des comités d’enquête, des commissions mixtes, des tribunaux exceptionnels, des inquisitions russes et musulmanes, qui contribuèrent à exaspérer les vieilles haines entre Latins et Orthodoxes. Rappelé en 1851, le général Aupick fut remplacé par le marquis de La Valette qui se rendit à Constantinople avec le titre de ministre. Homme d’esprit brillant, très répandu dans tous les mondes, fort appuyé auprès du prince président, tout en ayant gardé ses relations avec de nombreux membres du parti orléaniste, ami personnel, d’ailleurs, de M. Armand Bertin, dont il avait été le collaborateur au Journal des Débats, le marquis de La Valette préluda au rôle important qu’il devait jouer sous le second empire, en donnant un nouvel essor à la discussion entamée. Sans se douter peut-être, du point où pouvait le conduire un zèle patriotique, louable d’ailleurs, le marquis de La Valette transporta hardiment sur le terrain diplomatique un différend qu’il eût sans doute été préférable de circonscrire soigneusement, à Jérusalem, entre religieux latins et orthodoxes. Muni d’ailleurs d’instructions énergiques, qu’il était de son devoir d’exécuter, ce diplomate soutint, pendant l’année 1851, une lutte des plus vives contre les ministres turcs, effrayés des menaces de la Russie dans la question des Lieux Saint-s.

Dès le 18 mai de cette année 1851, peu de jours après son arrivée à Constantinople, le marquis de La Valette, dans l'audience que lui accorda le sultan, remit à Abdul Medjid une lettre autographe du prince Louis Napoléon, conçue dans des termes énergiques et où le président de la République française parlait de la revendication des droits de la chrétienté catholique sur le Saint- Sépulcre, contre la chrétienté grecque». Cette pièce était accompagnée d’une lettre du pape Pie IX réclamant l’exercice de ces mêmes droits pour les Latins, et cette double démarche, d’un caractère solennel, avait été conseillée et dirigée par le marquis de La Valette qui, avant de partir pour le Levant, s’était arrêté quelques jours à Rome afin de conférer avec le Saint-Père.

Instruit des négociations entamées par le ministre de France, M. de Titoff, ministre de Russie à Constantinople, s’empressa de remettre à la Sublime Porte un mémorandum qui avait tous les caractères d’une protestation. Le diplomate russe rappelait, qu’à un demi-siècle de date, à propos d’une querelle qui avait éclaté, à Jérusalem entre les Grecs et les Arméniens, une commission composée de trois ulémas, de deux évêques grecs et de deux évêques arméniens, avait clos le différend, en déclarant que le Saint- Sépulcre appartenait aux Grecs, et que cette décision, au dire de M. de Titoff, n’avait alors soulevé aucune protestation, ni de la part de l’ambassadeur de France, ni de celle des évêques catholiques d’Orient, ni même du légat du pape à Constantinople. Le ministre de Russie ajoutait, qu’après l’incendie qui avait détruit la plus grande partie de l’église du Saint-Sépulcre, en 1808, de nombreuses collectes ayant été faites parmi les Grecs et les Russes, le Temple avait été reconstruit avec cet argent, et qu’aucune puissance catholique, toujours selon la version de M. de Titoff, n’avait protesté, ou prétendu que les Orthodoxes eussent alors bâti sur un terrain qui ne leur appartenait pas. Enfin, le représentant du czar terminait en disant que, si le Saint- Sépulcre était, pour les Latins, une conquête des Croisés sur les infidèles, incorporée par des traités à la chrétienté catholique, le Saint- Sépulcre avait appartenu aux Grecs orthodoxes bien avant la conquête de Jérusalem par les Musulmans.

La lecture de la note historique, placée en tête de cette étude, répond, croyons-nous, aux arguments ainsi résumés du mémorandum de M. de Titoff. Si toutefois le lecteur veut bien considérer que, par le mot de Grecs, la Russie entendait désigner toute la collectivité d'êtres humains, à quelque nationalité qu'ils appartinssent, professant la religion orthodoxe, il sera facile de se rendre compte de la portée des réclamations émises. Les ministres du sultan, avec leur clairvoyance habituelle, sentirent parfaitement le péril, et se montrèrent d’abord favorables aux prétentions, beaucoup moins dangereuses pour eux, de la France. Le 5 juillet 1851, dans une note adressée au marquis de La Valette, le Divan se montrait disposé à prendre pour base de négociation, dans l’affaire des Lieux Saint-s, les traités passés, à diverses époques, entre la Turquie et la France. C’était là un excellent terrain, sur lequel le marquis de La Valette se plaça sans hésitation, invoquant, avant tous autres, les traités de 1640 et de 1740, qui établissaient si clairement les droits des Latins. Mais la constatation officielle et légale de la situation de l’Église latine en Terre Saint-e était précisément l’obstacle que la Russie voulait tourner à notre détriment. Aussi, M. de Titoff, désireux de s’appuyer, à son tour, sur un texte de traité, invoqua-t-il, pour justifier ses prétentions, le traité de Kainardji, signé en 1774 entre les Russes et les Turcs.

M. de La Valette, voulant donner une preuve de modération, consentit, tout en se maintenant avec autant d’adresse que de fermeté sur le terrain des traités, à admettre l’interprétation de gré à gré des clauses du traité de 1740 qui pourraient présenter quelque obscurité. C’était une porte largement ouverte à la conciliation, et la Turquie se hâta de nommer une commission chargée d’examiner de près les articles sujets à ambiguïté. Le marquis de La Valette allait réussir; l’accord entre le réis effendi (ministre des affaires étrangères) et lui était complet, lorsque, le 25 octobre 1851, arriva soudainement à Constantinople le prince Gagarine, porteur d’une lettre autographe du czar au sultan, dans laquelle l’empereur Nicolas, «au nom de sa famille et de sa religion», demandait à Abdul Medjid de ne pas aller plus loin, et de s’opposer aux réclamations de la France en faveur de l’Église latine. La gravité inusitée de cette démarche suspendit brusquement les négociations, malgré les vives remontrances du marquis de La Valette qui s’était cru sûr du succès. D’un autre côté, en France, le prince président de la République avait, dans son message du 3 novembre 1851, prononcé ces paroles caractéristiques: «A Constantinople, il a fallu s’occuper d’une transaction qui mette un terme aux déplorables querelles, nées, trop souvent, de la possession des Lieux Saint-s.»

Enfin, le 29 novembre, toujours à l’instigation de la Russie, les primats de la nation grecque, sous la présidence du patriarche œcuménique, rédigèrent une note par laquelle ils réclamaient une solution, favorable à la religion orthodoxe, de la question des Lieux Saint-s. Cette note ou lettre, appuyée et même annotée par le ministre de Russie à Constantinople, fut remise par M. de Titoff à la Sublime Porte, et le Divan, sous le coup des démarches répétées de la Russie, se montra, cette fois, par une de ces contradictions qui ont fait longtemps sa force, disposé à adopter une solution favorable aux prétentions des Grecs orthodoxes, que nous pouvons, dorénavant, appeler les prétentions russes dans la question des Lieux Saint-s. Quoi qu’il en fût, le marquis de La Valette n’était pas homme à se résigner facilement à une défaite, surtout après avoir touché d’aussi près au triomphe, et, grâce à une action constante qui mériterait d’être plus connue, et à une dextérité peu commune, il arracha, de haute lutte, aux ministres du sultan, absolument désorientés par ces compétitions rivales, le firman connu sous le nom de firman du 8 février 1852.

Ce sont les péripéties, jusqu’alors soigneusement tenues dans l’ombre, qui signalèrent la dernière phase de cette curieuse négociation, que nous allons retracer au début de ce travail. Les hésitations et, disons-le, la mauvaise foi du gouvernement ottoman, pris, c’est là son excuse, entre les justes revendications de la France combattant pour les Latins, et les brutales exigences de la Russie soutenant les Orthodoxes, vont être éclairées, nous l’espérons du moins, d’un jour peut-être un peu cru, mais certainement nouveau. Le rôle joué à Constantinople par la France et par ses représentants se trouve mis, pour la première fois, croyons-nous, en pleine lumière, grâce aux documents inédits qui sont en notre possession. Si l’on veut se faire une idée de l’ardeur apportée par le marquis de La Valette à la lutte patriotique qui devait avoir pour résultat le firman du 8 février 1852, que nous analyserons plus loin, il est nécessaire de lire la lettre suivante, la première en date de celles qui sont entre nos mains. Elle est adressée, par notre ministre à Constantinople, à M. Armand Lefebvre, prédécesseur de M. Thouvenel à la direction politique du Département des affaires étrangères.

Cette lettre donne, mieux que tout autre commentaire, une idée exacte de l’atmosphère politique dans laquelle vivait le marquis de La Valette, et des difficultés, sans cesse renaissantes, en face desquelles notre représentant se trouva, au cours de cette laborieuse négociation. La diplomatie a aussi ses champs de bataille. On n’en a pas assez relevé les plans.

«Péra, le 5 janvier 1852.

«Mon cher ami, je viens de passer une dure semaine! Quand je me suis vu battu par la décision du Grand Conseil, rendue contre moi à la majorité de quinze contre quatre (cela a dû coûter cher aux Grecs et à M. de Titoff), je me suis rendu chez le grand vizir Rechid Pacha, où j’ai fait appeler Ali Pacha, ministre des affaires étrangères. Je leur ai déclaré nettement qu’il m’était impossible de supporter de sang-froid un pareil déni de justice; que c’était pousser trop loin la légèreté vis-à-vis de la France; que le temps était passé où l’on pouvait faire étrangler les gens par des muets entre deux portes, et que je priais officiellement le grand vizir de demander à Sa Majesté une audience, dans laquelle je lui exposerais respectueusement, mais avec la dernière énergie, les griefs de son plus ancien allié. Rechid Pacha, frappé de la véhémence de mon langage, car, jusqu’à ce jour, j’avais été tout sucre et tout miel, m’a fait observer que, peut-être, à Paris, on n’approuverait ni ma démarche ni mon langage. «En ce cas, lui ai-je répondu, si» Sa Majesté le sultan est mécontente de l’une» ou de l’autre, Elle a, à Paris, M. Callirnaki (les ministre de Turquie) pour s’en plaindre.» Je sentais que je brûlais mes vaisseaux; mais, croyez-moi, l’affront était trop vif! Il se peut qu’à Paris, étourdis par les grands et mémorables événements((3)) qui s’accomplissent autour de vous, vous puissiez vous faire illusion sur les déplorables conséquences de notre défaite absolue, mais il était de mon devoir, à moi qui en voyais les suites fatales, de ne rien négliger pour les prévenir, en m’exposant moi-même. Mon espoir était que le sultan et ses ministres reculeraient devant une entrevue qui n’avait guère de précédent, et que, cependant, ils ne pouvaient décemment éviter qu’en cédant. C’est ce qui est arrivé. Je n’ai pas bougé depuis mercredi dernier, et, ce matin seulement, jour du départ du paquebot, je me suis rendu, à huit heures, chez Ali Pacha — avec lequel, par, parenthèse, je suis toujours resté dans les termes les plus affectueux — à qui j’ai toujours témoigné une confiance absolue, en apparence du moins, et que j’ai toujours affecté de séparer de nos adversaires. Je crois que, de tous, il est le mieux disposé pour nous, mais c’est aussi celui qui connaît le mieux l’affaire. Il a commencé par me donner lecture d'une excellente dépêche qu’il a rédigée lui-même, et qu’il adresse à Callimaki, sur les derniers événements. Vous y verrez que le sultan y parle de son «admiration» pour le prince président. Puis il m’a dit: «Vous désirez savoir des nouvelles de votre audience. J’ai l’espoir, presque la certitude, qu’elle ne sera pas nécessaire, et que, lorsque la nouvelle officielle du vote((4)) de la nation française vous sera parvenue, vous aurez à voir Sa Majesté dans un but plus agréable. J’attends le grand vizir qui est au Palais.» Dans la journée, j’appris que le sultan avait renvoyé l’affaire en demandant qu’elle fût revisée par le conseil, dans le sens indiqué par Ali Pacha. C’est ainsi que les choses se passent ici. Ce n’est donc plus qu’une affaire de forme.

«Maintenant, au prochain courrier d’autres détails. Je suis tellement malade, que c’est à grand peine que je pouvais me hisser sur mon cheval pour me rendre à la Porte, mais j’étais bien décidé à me battre à mort. A propos, ne vous imaginez pas que j’aie des fonds secrets à vous réclamer pour cette négociation. J’ai fait allusion seulement à certaines croix que je serai obligé de vous demander, pas à autre chose.»

Quelques jours après, le 23 janvier 1852, le marquis de La Valette adressait sa première lettre privée à M. Thouvenel qui venait de remplacer M. Armand Lefebvre à la direction politique:

«Mon cher Thouvenel, je suis heureux que ma première lettre particulière vous porte de bonnes nouvelles. Ma dernière conversation avec Ali Pacha ne me laisse aucun doute sur la conclusion de l’affaire (le firman dont on lira le résumé plus loin), et, à moins que le ciel ne tombe, le courrier prochain vous portera la lettre officielle de la Porte et la protestation, conçue en termes fermes, mais mesurés, par laquelle je dois clore la négociation pour reserver tous nos droits. Il est convenu qu’Ali Pacha m’accusera réception de celte pièce et n’y répondra pas. Je crois avoir fait tout ce qu’il est humainement possible de faire, pour sortir honorablement de cette périlleuse et délicate négociation; ma grande difficulté a été le bruit méchamment répandu et que j’ai dû relever énergiquement, que l’affaire était arrangée, à Paris, entre Kisseleff (le ministre de Russie à Paris) et vous autres.»

A peine cette lettre optimiste était-elle partie, qu’une complication imprévue venait tout remettre en suspens. Le firman qui devait régler la question des sanctuaires de Jérusalem allait paraître. Le parti russe fit en sorte de retarder la solution, et, grâce à une intrigue de palais, le grand vizir Rechid Pacha fut renversé le 26 janvier, et remplacé par Reouf Pacha, vieillard de quatre-vingt-quatorze ans qui avait déjà rempli plusieurs fois les suprêmes fonctions de premier conseiller du sultan.

Voici en quels termes le marquis de La Valette fait part, dans la journée du 26 janvier 1852, de ses impressions à M. Thouvenel. Le contraste avec le billet de la veille est complet:

«Mon cher Thouvenel, je n’ai que quelques minutes avant le départ de la Vedette, pour vous donner avis de la chute de Rechid Pacha. Vous avouerez que nous jouons de malheur. Dans la journée même, Ali Pacha m’avait autorisé à écrire officiellement à Paris que l’affaire était complètement terminée, et nous avions échangé des félicitations sur l’heureuse fin de nos ennuis communs. Dans la nuit, le grand vizir a été destitué! Il me revient, de tous les côtés, que le ministère tombe devant une intrigue de palais sur l’affaire de Jérusalem. Il m’est impossible de vous dire aujourd’hui avec quelque certitude, quelle valeur et quel fondement ces bruits peuvent avoir. Il me paraîtrait cependant de la dernière gravité que les arrangements convenus par les ministres qui succombent, ne fussent pas tenus par leurs successeurs. D’autant plus qu’Ali Pacha m’avait annoncé que le Grand Conseil avait ratifié la note amendée.

«M. Cor (premier drogman de l’ambassade de France) arrive de la Porte. Il reste, il me semble, peu de doutes sur le motif de la chute du ministère! Veuillez, je vous prié, me donner, sans perdre de temps, des instructions par retour du courrier. D’ici là, si, comme je le crains, notre tapisserie de Pénélope est de nouveau défilée, je chercherai à gagner du temps, ce qui, cependant, me sera bien difficile, car, si dès les premiers mots du nouveau réis effendi je trouve un parti pris de ne pas reconnaître les engagements de son prédécesseur, il me paraît absolument contraire à la dignité de la France de continuer les négociations désormais inutiles. Je vous disais hier que tout était fini, à moins que le ciel ne tombât. Le ciel est tombé. Je n’ai pas besoin de vous demander, si vous approuvez ma conduite, de me soutenir énergiquement dans les circonstances difficiles où je suis placé. Je crois avoir fait mon devoir en honnête homme. J’ai besoin, pour plus d’une raison, que vous me le disiez tout haut. Il me reste encore l’espoir que les nouveaux ministres ratifieront l’engagement pris, en laissant, vis-à-vis de la Russie, la responsabilité à ceux qu’ils viennent de renverser. Mais je n’ai pas le temps de vous dire tout ce qui me passe par la tête dans le premier moment.»

La chute du grand vizir Rechid Pacha, déterminée par les menées russes, devait retarder, mais non pas cependant empêcher, le demi-succès que la France allait obtenir par le firman impérial du 8 février 1852. La meilleure preuve que la chute de Rechid Pacha n’était due qu’à une intrigue, c’est que trois jours après sa prétendue disgrâce, le sultan l’appelait de nouveau au gouvernement, en lui confiant la présidence du conseil d’État. Aimant d’un amour effréné ce pouvoir qu’il avait déjà, et devait encore exercer plusieurs fois, Rechid Pacha n’était pas facile à remplacer. Imbu, dans la mesure où un homme d’État turc de cette époque pouvait l’être, de la nécessité des concessions à faire aux idées européennes, doué d’ailleurs d’une intelligence rare, Rechid Pacha, entièrement acquis à l’Angleterre, ne fut jamais un ami de l’influence française; mais son esprit naturel et la longue pratique qu’il avait des affaires, donnait à sa présence dans le Conseil une signification plutôt favorable aux intérêts que défendait avec tant d’ardeur le marquis de La Valette.

Le 8 février 1852, le firman fut enfin communiqué à l’ambassade de France. Il y était dit, en substance, que la grande coupole de l’église du

Saint-Sépulcre appartenant au Temple tout entier, les réclamations exclusives des Latins, tant pour la grande coupole que pour la petite, le lieu de la descente de croix du Golgotha, les arcades de la Vierge, la grande église de Bethléem et la grotte de la naissance du Christ, n étaient pas justes. Le sultan décidait que pour tous les Saint-s lieux qui viennent d’être énumérés, les choses resteraient «dans leur état actuel». D’autre part, le firman disait que, «comme une des clefs des portes du nord et du midi de la grande église de Bethléem et des portes de la grotte de la Nativité du Christ, située au-dessous, avait été donnée antérieurement aux Grecs, ainsi qu’aux Latins et aux Arméniens, et que cette concession avait été confirmée par un haut firman publié en l’an 1160 de l’Hégire (année 1744), les Grecs devaient se contenter de cet avantage et laisser aux Latins les clefs dont ils jouissaient. Le statu quo était également décrété pour les deux jardins de Bethléem. Quant au tombeau de la Vierge, le firman spécifiait que les réclamations exclusives des Latins sur ce sanctuaire n’étaient pas justes, mais qu’il n’y avait pas lieu, non plus, de les en exclure, puisque les Grecs, les Arméniens, les Syriens et les Coptes y accomplissaient leurs cérémonies religieuses. En conséquence, les Latins étaient admis au tombeau de la Vierge, concurremment avec tous les autres rites. Relativement à l’église de l’Ascension, située sur le mont des Oliviers, le sultan ordonnait, que puisque les Latins y exerçaient leur culte le jour de la fête de l’Ascension, le même avantage serait reconnu aux Grecs. Il restait convenu que l’église de l’Ascension continuerait, comme par le passé, a être gardée par un portier musulman.

Certes, si l’on compare ce firman aux actes solennels et tant de fois consacrés, qui donnaient aux Latins et, par conséquent, à la France, la possession exclusive de la presque totalité des sanctuaires de Palestine, il faut se voiler la face! Mais, d’usurpation en usurpation, le magnifique et traditionnel ensemble des privilèges latins à Jérusalem étant tombé en ruine, il fallait, hélas! être plus modeste. La difficulté qu’il y avait, et qu’il y a encore aujourd’hui, à faire comprendre à la masse même intelligente du public, le grand intérêt politique dissimulé derrières ces querelles pour une clef, pour une lampe, pour un passage, pour une fenêtre; le désir qu’avait le nouveau gouvernement, en France, de ne pas compliquer une affaire sur les difficultés de laquelle on commençait à trop épiloguer, décidèrent le marquis de La Valette à se contenter d’une satisfaction restreinte qui, après tout, bien présentée, pouvait avoir les apparences d’un succès, surtout en raison de l’ignorance du véritable état des choses où l’on se maintient si volontiers en France relativement aux affaires de Jérusalem. Aussi, à la date du 15 février 1852, le marquis de La Valette pouvait-il écrire à M. Thouvenel:

«Grâce à Dieu, nous sortons honorablement de la question délicate et si menaçante des Lieux Saint-s! Pour vous, mon cher Thouvenel, qui connaissez l’Orient, vous avez depuis longtemps compris ce que les autres affectent de traiter légèrement. Il s’agissait bien plus d’une question politique que d’une affaire de moines. Ou il ne fallait pas l’engager, ou il fallait la soutenir. Certes, nous n’avons pas tout ce que le droit strict nous adjugeait, mais nous avons sauvé la question de droit et gagné, en fait, un avantage considérable (l’accès au tombeau de la Vierge). Un petit mot que je reçois à l’instant d’Ali Pacha vous fera juger de l’importance du succès par les terreurs de ces malheureux ministres turcs ' Voici, je crois, ce qui s’est passé: Ali Pacha avait communiqué fort étourdiment, à M. de Titoff, la note contenant les dispositions du firman qu’il devait me remettre. Titoff avait exigé des changements qui la dénaturaient complètement. Il s’en est suivi une scène entre Ali Pacha et moi, quoique je ne susse pas alors d’une manière certaine que M. de Titoff eût été pour quelque chose dans ce manque de foi. Le stationnaire russe était même parti pour porter à Odessa là note amendée, mais l’énergie extrême que j’ai mise à ramener le cabinet ottoman à ses engagements, le terme du 9 février que j’avais fixé pour tout délai, ont contraint le cabinet à me remettre la note dont je vous envoie copie. Titoff crie à la trahison, et Ali Pacha, alarmé, me demande de tenir la note secrète encore pour quelque temps, sans me contester, en aucune façon, le droit de dire que l’affaire est terminée, précaution qui serait bien inutile, car rien ne reste secret ici vingt-quatre heures, et tout le monde sait que l’affaire est faite. Mais on ignore les détails. Je n’ai pas besoin de vous dire que je fais le modeste et que je me garde bien de tapisser sur la rue! Je me plains, au contraire, que l’action russe ait empêché le cabinet de nous rendre pleine et entière justice. Mais les cris de nos adversaires font croire à un succès beaucoup plus complet qu’il ne l’est en réalité.»

Ces confidences du négociateur de l’arrangement intervenu restreignent à leur vraie proportion le succès diplomatique de la France dans l’affaire des Lieux Saint-s en 1852. Après une aussi chaude campagne, le marquis de La Valette avait besoin d’un repos qu’il avait bien gagné. Il quitta Constantinople, le 15 mars, en vertu d’un congé.

Dès que le firman fut rendu, le sultan rappela Rechid Pacha au poste de grand vizir, qu’il reprit le 6 mars. A Paris, l’on ne se faisait pas d’illusion sur la portée des arrangements conclus par M. de La Valette. M. Thouvenel pouvait donc écrire avec raison au général de Castelbajac, ministre de France à Saint-Pétersbourg, sous la date du 15 mars:

«Je désire vivement que la question des Lieux Saint-s ne soit pas trop pénible à l’empereur Nicolas. Nous avons peut-être entamé cette affaire un peu à la légère, mais il nous était impossible de la laisser tomber. C’est l’attitude, à mon avis, imprudente, de M. de Titoff, et l’éclat qu’il a donné à la lettre de l’empereur Nicolas au sultan, qui ont grossi notre succès dont la valeur intrinsèque est assez mince. La protestation de M. de La Valette contre l’arrangement offert par la Porte n’existe que pro forma, et nous n’avons aucune idée d’en faire un argument pour l’avenir.»

Le marquis de La Valette avait, en effet, pris le soin de réserver, en présence du firman du 8 février 1852, tous les droits historiques de la France résultant des arrangements antérieurs. Cette sage précaution laissait le fonds même de la question ouverte, pour le jour où les circonstances permettraient de la traiter plus avantageusement. Ces graves intérêts une fois réglés, et avant de quitter provisoirement Constantinople, notre représentant avait accrédité auprès de la Sublime Porte, en qualité de chargé d’affaires, le premier secrétaire de sa mission, M. Sabatier. Ancien capitaine d’état-major, entré dans la carrière diplomatique vers la fin du règne du roi Louis-Philippe, et ayant longtemps séjourné à Athènes en qualité de secrétaire de légation, M. Sabatier connaissait l’Orient. Homme d’esprit, très énergique, peu endurant de sa nature, il écrivait en toute liberté à M. Thouvenel, qu’il avait intimement connu en Grèce. M. Sabatier, ainsi qu’on en pourra juger par les extraits que nous allons donner de ses lettres particulières, voyait juste et ne se faisait aucune illusion. S’il n’éprouvait pas une grande sympathie pour le marquis de La Valette, du moins ses sentiments personnels n’influaient-ils pas d’une façon trop partiale sur l’appréciation équitable des événements. Il écrivait, le 26 mars 1852, à M. Thouvenel:

«Mon cher ami, je vois, par vos dernières dépêches et par une lettre de M. de Rayneval (ambassadeur de France près le Saint-Siège), qu’on est enchanté, à Paris comme à Rome, de la solution de notre affaire des Lieux Saint-s. On a raison de l’être. Ce que nous avons obtenu n’est pas énorme, mais, ce qui prouve que les concessions qu’on nous a faites ont bien leur importance, c’est que, à Athènes comme ici, les Grecs, et notamment les amis de la Russie, jettent feu et flammes. Au surplus, ce que, pour ma part, je trouve de mieux dans la solution, c’est que c’est une solution. Il fallait à tout prix sortir de l’impasse où nous étions, et nous en sommes sortis plus convenablement qu’il n’était possible de l’espérer. Reste maintenant la queue de l’affaire, c’est-à-dire l’exécution. Soyez sûr que je m’emploierai de mon mieux à ce qu’il ne survienne pas de complications nouvelles. Si nous passons les fêtes de Pâques sans encombre à Jérusalem, tout est sauvé! Le marquis de La Valette est parti la tête un peu montée de son succès, et il a peut-être raison, car vous ne pouvez pas vous faire une idée de tout ce qu’il a mis d’esprit, de savoir faire, d’activité, dans ces longues négociations.»

M. Sabatier avait bien raison d’écrire «qu’il restait la queue de l’affaire, c’est-à-dire l’exécution.» Le doute discret qui se cachait derrière ce membre de phrase prouvait qu’il voyait clair. On était fort mécontent, à Saint-Pétersbourg, du succès de la France. Le général marquis de Castelbajac, dont les sympathies pour la Russie, ou plutôt pour l’empereur Nicolas, étaient fort vives, répondait à M. Thouvenel, le 31 mars:

«J’avais toujours pensé comme vous, mon cher collègue, que, dans notre position politique, et particulièrement vis-à-vis de la Russie, nous aurions agi plus prudemment, en ne soulevant pas encore l’affaire des Lieux Saint-s, quelque importante qu’elle soit pour nos sentiments religieux et pour notre influence en Orient. Une fois entamée, il fallait la pousser jusqu’au bout, le mieux possible, et c’est, je crois, ce qui a été fait, en conciliant le droit avec la modération et la tolérance nécessaires. On a appris ici avec plaisir que nous nous en tiendrions à ce qui a été fait, et que notre protestation n’était que pro forma, mais, toute cette affaire a fort déplu, et a causé un grand émoi dans l’opinion publique russe qui, ordinairement, ne se mêle pas de grand chose. M. de Nesselrode, qui, pour son compte, n’y attache pas un grand intérêt, ne m’en a jamais parlé cependant qu’avec contrainte et embarras, et, dans mes dernières communications à ce sujet, qui avaient un côté qui lui a été agréable, il m’a dit que l’empereur avait été blessé de ce qu’on n’avait pas tenu la promesse qu’on avait faite, dans le temps, à M. de Brunnow, à Londres, de retarder les négociations à Constantinople jusqu’à un temps politique plus opportun. Il s’est plaint de l’éclat donné par le Journal des Débats, dès le principe, et des menaces faites, dit-il, à la Porte par notre ambassadeur. Enfin, celte affaire est, je l’espère, terminée, quoique quelques phrases peu claires de M. de Nesselrode, puissent faire penser qu’il ne la croit pas telle.»

Pour tout observateur attentif, il était manifeste que la Russie, battue jusqu’à un certain point sur la question du firman, allait tout faire pour contre-balancer le succès obtenu par M. de La Valette. Pourtant, le 7 avril, le sultan désignait Emin Effendi, premier drogman de la Porte, comme président de la commission chargée de mettre à exécution les prescriptions du firman du 8 février. M. Sabatier écrivait le 15 avril 1852 à M. Thouvenel:

«Quant aux Lieux Saint-s, M. Botta (le consul de France à Jérusalem) élève une foule de difficultés. Les lettres vizirielles lui paraissent obscures, et il a raison; mais il demande des modifications qui amèneraient inévitablement une nouvelle campagne plus difficile peut-être que la première, et je ne crois pas que vous y soyez disposé. Au reste, j’ai écrit à Botta pour le calmer. Il retournera prochainement à Jérusalem, mais seul, et non pas en compagnie du consul de Russie comme il semblait le désirer. Le commissaire de la Porte, Emin Effendi, ancien membre de la commission des documents, va aussi recevoir l’ordre de se rendre sur les lieux.»

Tout, en effet, était hérissé de difficultés dans cette épineuse question des Lieux Saint-s. Le mauvais vouloir de la Russie, surtout, était évident. M. Thouvenel écrivait, à ce sujet, le 15 avril 1852, ces lignes fort nettes au général de Castelbajac:

«Je pensais bien, général, que notre demi-succès dans l’affaire des Lieux Saint-s exciterait la mauvaise humeur de l’empereur Nicolas, mais nous étions engagés d’honneur à ne pas reculer! Si le cabinet de Saint-Pétersbourg ne le comprenait pas et voulait réagir, à Constantinople, contre les effets plus apparents que réels de la campagne de M. de La Valette, il nous forcerait à donner suite à notre protestation et à réveiller une question qu’il est plus sage de laisser dormir. C’est la lettre de l’empereur Nicolas au sultan qui a piqué au jeu notre représentant et changé la nature du débat. De religieux qu’il était, il est devenu politique, et une défaite eût entraîné la ruine de notre influence.»

Dans cette même lettre du 15 avril, M. Thouvenel, abandonnant pour quelques instants la question des Lieux Saint-s, entretient le général de Castelbajac d’un événement imprévu qui émut vivement le monde politique européen. Le prince de Schwarzenberg, premier ministre de l’empereur d’Autriche, venait de mourir subitement, et la tin prématurée d’un homme d’État aux vues larges et généreuses, qui avait rendu d’ailleurs à l’Autriche des services inappréciables, fut vivement ressentie à Paris, où l’éventualité du rétablissement de la forme impériale, à laquelle le prince de Schwarzenberg avait préparé l’empereur François-Joseph, prenait chaque jour plus de consistance.

«La mort du prince de Schwarzenberg, écrit M. Thouvenel, est un gros événement, dont on aura pris son parti à Saint-Pétersbourg, et qui, à notre point de vue, me semble extrêmement regrettable. Le prince de Schwarzenberg était, à tout prendre, le seul homme d’État européen qui nous touchât autrement qu’avec des pincettes! Il défendait les intérêts autrichiens, mais il n’avait aucun des préjugés des cours absolutistes, et, courrier par courrier, il eût reconnu l'Empire. Ma conviction profonde, général, c’est que nous approchons de cette dernière transformation, et c’est l’attitude de l’Europe qui déterminera le sens pacifique ou guerrier de ce grand acte. Pour nous, il sera purement conservateur. Quand la chose se fera-t-elle? Je l’ignore. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle aura lieu sans l’ombre d’un coup d’État ou d’une violence. Je fais donc des vœux ardents pour que la république ne trouve pas à Saint-Pétersbourg ses derniers défenseurs. On ne veut, au fond, là où vous êtes, considérer le prince Louis Napoléon que comme un en-cas providentiel; ici, on tient à le rendre définitif comme peut l’être un pouvoir humain! On le regarde à Saint-Pétersbourg, ou je me trompe fort, comme un chapeau gardant la place de la couronne légitime, et je verrai la preuve de ces dispositions dans le titre que le grand-duc Constantin a donné, assure-t-on, au comte de Chambord. Appeler roi un prince qui n’a pas porté le sceptre, c’est faire plus qu’un acte de courtoisie, c’est proclamer un principe contraire à celui de notre gouvernement, c’est montrer le bout de l’oreille. L’esprit élevé de l’empereur Nicolas devrait, ce me semble, être mieux éclairé -sur notre situation. N’est-ce pas une merveilleuse chance, dans un pays tourmenté comme le nôtre, que d’avoir rencontré un homme sympathique aux masses, et capable de rendre à l’autorité le prestige qu’à tort où à raison elle avait perdu sous les deux branches de la maison de Bourbon? N’est-il pas de l’intérêt de tous les souverains de l’Europe d’encourager une œuvre dont ils seront les premiers à recueillir les fruits?»

Après cette courte digression, que nous nous sommes permise en raison de son intérêt, revenons à la question spéciale des rapports de la France et de la Russie dans l’affaire des Lieux Saint-s.

Pendant que M. Thouvenel traçait à Paris les lignes qu’on vient de lire, le général de Castelbajac, confiant dans les intentions pacifiques du chancelier de Nesselrode, beaucoup plus pénétré que son auguste maître des nécessités diplomatiques du moment, écrivait à M. Thouvenel sous cette même date du 15 avril 1852:

«Je ne crois pas, aux convoitises de la Russie sur la Turquie. Depuis mon séjour à Saint-Pétersbourg, je suis revenu des idées de l’occident sur l’ambition de la Russie. La politique de Catherine n’est plus celle de l’empereur Nicolas. Depuis 1848, plus particulièrement, ses préoccupations presque exclusives sont le rétablissement de l’ordre matériel et moral en Europe, et le développement agricole, industriel et commercial de son vaste empire, de même que son développement moral et administratif. Il trouve que ce sont là les bases de sa vraie puissance et de la prospérité de la Russie, et que la tâche est assez grande pour l’emploi de son temps pendant toute sa vie. Le grand-duc héritier a les mêmes idées, et le comte de Nesselrode, fatigué des affaires, et déjà, quoique valide et actif, âgé de soixante et onze ans, ne désire que le repos et l’aplanissement des difficultés. L’empereur Nicolas ne consentira jamais à ce qu’on lui ferme les portes du Bosphore et de la mer Baltique, et que, par conséquent, une grande puissance s’empare de Constantinople, et l’Allemagne du Sûnd, mais il n’a aucune envie de s’en emparer lui-même, persuadé que la possession de Constantinople entraînerait la dissolution de l’unité de l’empire moscovite et serait le signal d’une guerre générale. Tenez pour certain ce que je vous dis, et croyez qu’avant tout la Russie veut la paix, l’assimilation pacifique de la Pologne et la liberté de son action intérieure. Ces dispositions doivent finir par en faire l’alliée intéressée de la France contre les éventualités qui peuvent s’élever du côté dé l’Angleterre, et c’est une alliance utile, à laquelle il faut tendre.»

Ces sages réflexions semblent écrites d’hier. Malheureusement, elles étaient le reflet des entretiens du général de Castelbajac avec le chancelier de Nesselrode, bien plus que l’écho de la pensée du czar Nicolas! Le célèbre diplomate russe, vieilli dans la longue pratique des grandes affaires du monde, ne demandait qu’à assoupir les questions irritantes, et à finir ses jours dans la douce quiétude d’un pouvoir exercé sans secousses. L’empereur de Russie, moins philosophe, malgré l’exercice prolongé de sa toute-puissance, devait être moins accommodant.

Le chargé d’affaires de France à Constantinople, M. Sabatier, on l’a vu, tout en applaudissant au résultat acquis, conservait des doutes sur l’avenir. L’événement n’allait pas tarder à justifier ses craintes. Vers la fin d’avril il apprit, à son grand étonnement, que les ministres turcs, fidèles à leur politique ambiguë, avaient cherché à contrebalancer le mauvais effet produit sur la Russie par le firman octroyé aux Latins, en accordant en secret un autre firman aux Grecs! Cet acte contradictoire réduisait à néant les modestes avantages attribués aux Latins le 8 février. Mais laissons la parole à M. Sabatier, mieux en mesure que personne de nous renseigner.

Notre chargé d’affaires à Constantinople écrit à M. Thouvenel, le 25 avril 1852:

«Vous voyez ce que je dis officiellement du firman donné aux Grecs! J’espère que vous ne trouverez pas que j’aie mal fait de vouloir éclaircir la chose. Il est certain que le firman existe; qu’on en a fait mystère à M. de La Valette, et qu’il contient des restrictions assez étendues! Si, comme Ali Pacha le prétend, M. de La Valette, en recevant les clefs de l’église de Bethléem, a promis qu'on n'en ferait aucun usage, je ne vois pas alors ce que nous avons obtenu, et la victoire se réduit à des proportions ridicules! Vous connaissez depuis longtemps mon opinion sur cette affaire. On a eu tort de l’entamer; ce qu’on a obtenu est dérisoire. Il est absurde aujourd’hui de vouloir faire passer cela pour un triomphe. Les Grecs, eux, s’en frottent les mains et les Russes de même.»

Nous voilà bien loin du ton de soulagement, puis de triomphe qui avait salué l’apparition du firman du 8 février! Au dur contact de la réalité, les illusions s’évanouissaient. Mais, que restait-il alors des avantages soi-disant concédés à la France? Bien peu de chose assurément! En présence de tant de mauvaise foi, de dessous ténébreux, l’humeur militante de M. Sabatier s’exaspérait. La curieuse lettre qu’il adresse à M. Thouvenel, le 5 mai 1852, vaut mieux que n’importe quel commentaire.

«Mon cher ami. Jusqu’à présent, je ne vous ai écrit que fort à la hâte. Aujourd’hui, j’ai un peu plus de temps à ma disposition. Permettez-moi de vous parler à cœur ouvert et de vous dire toute ma pensée, sans passion, mais aussi sans ménagement de personnes et sans réticences. Pour les affaires, comme pour moi-même, il importe que vous sachiez combien le fardeau est lourd à porter. Dans votre dernière lettre, vous me dites, à propos de la question des Lieux Saint-s: N'y rentrez pas sans absolue nécessité. Soyez sans inquiétude. Mais je vous dirai la vérité tout entière, et la vérité la voici: depuis deux mois il n’est question, dans les journaux et partout, que de la belle victoire obtenue par nous dans l’affaire des Lieux Saint-s. A Paris comme à Rome, on est, ou du moins, on se dit, enchanté, et l’on va, sans doute, couvrir M. de La Valette de grands cordons! A cela, je n’ai rien à dire. Il est certain que M. de La Valette a mis, au service du Saint- Sépulcre, je crois vous l’avoir déjà écrit, une activité prodigieuse et un esprit toujours plein de ressources et d’expédients. Qu’on ait dit, d’un autre côté, que précisément à cause de ces expédients toujours nouveaux, la négociation s’était trouvée réduite aux proportions d’une intrigue, je ne m’en préoccuperais pas, si la solution était réellement un succès; mais ce succès n’a jamais existé. La victoire est pour la Russie et non pas pour nous. Les agents russes le disent partout, avec beaucoup plus de raison que les nôtres.

«La simple lecture du firman doit, ce me semble, faire disparaître toute incertitude à cet égard, et ce que publient nos journaux, ce que disent nos amis, nous couvre de ridicule. J’ai défendu M. de La Valette pendant les premiers jours, sans beaucoup de succès, je dois l’avouer! Maintenant, je ne puis plus que me tenir à l’écart, mais je vous avoue que je suis assez embarrassé quand on m’arrête pour me demander «s'il est vrai que M. de La Valette a -été nommé grand-officier de la Légion d'honneur, et ambassadeur, pour la belle négociation des Lieux Saint-s?» Je souligne ces derniers mots parce qu’ils sont réellement soulignés par une certaine intonation railleuse qui plairait médiocrement à M. de La Valette, s’il pouvait les entendre. Personne, au surplus, n’ose défendre sa conduite, et, parmi ceux qui s’amusent le plus à ses dépens, je mets en première ligne Sir Stratford Canning (ambassadeur d’Angleterre) et son acolyte, M. Vogoridès (prince de Samos). Ils en font, l’un et l'autre, dans la mesure de leurs caractères et de leurs positions, bien entendu, toutes sortes de gorges chaudes en toute occasion! Au fait, nous avons obtenu uniquement la participation au tombeau de la Vierge et la clef de Bethléem. La première concession est illusoire; la seconde ridicule! Voyez la dépêche de Botta. Le tombeau de la Vierge étant à cinq minutes hors des remparts, nos religieux seront exposés à mille avanies quand ils voudront s’y rendre, et les Grecs ne se feront pas faute de leur jouer de mauvais tours. A Bethléem, nous aurons la clef, mais la porte restera fermée. D’un côté comme de l’autre, rien ne doit être changé aux dispositions précédemment existantes. De l’étoile de la grotte de la nativité du Christ, il n’est pas question, pas plus que de nos droits et de nos traités avec la Porte! Quant aux Russes et aux Grecs, ce qui est tout un, ils obtiennent la participation à l’église de l’Ascension au mont des Oliviers, où ils seront désormais sur le même pied que nous, et, de plus, ceci est capital, le firman déclare nos prétentions non fondées en droit et consacre à jamais tout ce qui leur avait été accordé par le firman de 4 757 I En un mot, pour eux seuls, on améliore le présent et on assure l’avenir. Aussi, les Russes, plus que nous, poussent à l’exécution, et M. Ozéroff (chargé d’affaires de Russie) me disait encore, il y a deux jours, qu’il avait donné l’ordre à M. Basili (le consul de Russie à Jérusalem), de s’y prêter par tous les moyens en son pouvoir, mais sans permettre qu’il soit rien changé à ce qui a été convenu. Quant à ce qui est d’une maison à Gethsémani, soyez certain que vous n’obtiendrez rien, pas même une armoire dans la chapelle! rien ne doit être changé aux dispositions intérieures. Nous avons été enchantés de cette décision. Il faudra bien que nous en passions par là, d’autant que M. Basili sera à Jérusalem pour veiller, et vous savez ce que nous sommes, sur les lieux, à côté des Russes! Maintenant, que faire? C’est vous qui me le direz. Moi, depuis le jour où Ali Pacha m’a refusé communication du firman grec, je ne lui ai plus dit un mot de cette affaire. Je vous informe et j’attends.

«Le retour de Emin Effendi me permettra d’attendre les réponses de Paris. Mais, dans ma conviction intime, nous sommes battus et contents; c’est trop de moitié. Ali Pacha s’est moqué de nous, et a été, dans toute la négociation, d’une déloyauté parfaite. Je reviens à M. de La Valette: il est évident que la chose, en elle-même, le préoccupait fort peu, et qu’il n’a tenu compte que de sa situation personnelle. Sortir de là convenablement pour ses intérêts, c’est tout ce qu’il voulait. En secret, il a fait à Ali Pacha la concession de la clef de Bethléem. Il a été bien entendu qu'on ne s'en servirait pas! De tout cela, je ne le blâme pas. A Paris, on ne voulait pas de complications graves. L’affaire était, d’ailleurs, une mauvaise affaire, et, qui ne pouvait avoir de solution convenable pour nous. Ce que je n’admets pas seulement, c’est qu’on chante victoire sur tous les tons. Ce que je ne voudrais pas surtout, c’est qu’on pût dire, que, si, dans l’exécution, cela tourne mal, la responsabilité doit en retomber sur moi seul. Tout ce que je viens de vous dire ne change rien à mon opinion, que vous connaissez depuis longtemps. Nous ne pouvions pas ne pas être battus. Nous le serons, quoi que nous fassions! Je suis fâché qu’on envoie les décorations demandées pour les Turcs. L’un des élus est mort: c’est M. Séraphin, chef de la correspondance au ministère des affaires étrangères ottoman. On le remplace par M. Jean Aristarchi, frère du logothète Nicolas Aristarchi. J’aimerais autant un attaché de la légation de Russie I Ces décorations feront très mauvais effet. Si elles arrivent prochainement, je les retiendrai jusqu’à ce qu’il m’arrive une réponse à ma dépêche d’aujourd’hui. J’en aurais encore fort long à vous dire sur ce chapitre.»

Que pourrait-on ajouter à un tel tableau? S’il est sévère, il est impossible de ne pas le trouver juste, en faisant simplement abstraction de la petite dose d’irritation personnelle qui pouvait entrer dans les appréciations de M. Sabatier. Il est difficile de ne pas reconnaître, dans cette vive peinture, une parfaite connaissance du terrain sur lequel ce diplomate avait à évoluer et un réel sens politique. Mais à quoi tout cela devait-il servir? à rien, sinon donner à deux ou trois initiés, la véritable mesure du succès obtenu, et à leur faire connaître l’état exact de la question. Après trente-neuf ans écoulés, la vérité peut sortir de son puits. Puisse-t-elle contribuer à éclairer et surtout servir à prévoir.

Le 15 mai 1852, M. Sabatier, toujours plein de son sujet, écrivait à M. Thouvenel:

«Le firman est toujours la grande affaire du moment. Je ne dis rien et j’attends. Mais tout le monde, les catholiques s’entend, crie à la mystification. On va même jusqu’à dire, à présent, que M. de La Valette savait tout avant de quitter Constantinople et que c’est uniquement pour cette raison qu’il tenait tant à partir avec une apparence de succès, laissant à son successeur le soin de se débrouiller comme il le pourrait. Le procédé n’était pas maladroit, mais il est au moins singulier. En attendant mieux, la tabatière et les châles pour la marquise partent aujourd’hui.»

En échangeant des présents et des décorations comme pour fêter l’issue d’une négociation heureuse, la France et la Turquie, à notre avis, agissaient politiquement. Il y avait même habileté, de la part de la France, à vouloir absolument considérer le firman du 8 février comme un succès.

Grâce aux confidences de M. Sabatier, nous savons maintenant à quoi nous en tenir; mais le marquis de La Valette n’en garde pas moins le mérite, fort grand à nos yeux, d’avoir, par son adresse personnelle, terminé une mauvaise affaire. Si la question se compliqua peu après, au lieu de se simplifier, ce n’est certainement pas à lui qu’on le dut. M. Sabatier, qui, pour sa part, ne sentait que les épines de la rose de Jérusalem, continuait à faire ses confidences attristées à M. Thouvenel. Ainsi, il écrivait, le 25 mai 1852:

«Quant au firman, l’impression devient tous les jours plus mauvaise. Je sais qu’Ali Pacha est très inquiet de mon attitude. C’est son affaire. Comme je ne suis pas payé pour lui être agréable, je ne changerai de conduite qu’à bon escient. Sir Stratford Canning est venu me faire une grande tartine sur ses sympathies pour la France et sur la nécessité d’une entente. J’ai abondé dans son sens, tout naturellement, et j’ai adoré les Anglais pendant une grande heure, mais je ne crois pas le premier mot de tout ce qu’il m’a dit. Son départ n’est pas encore fixé. Il est bien capable de rester tout l’été pour faire pièce au colonel Rose. Vous savez qu’ils sont comme chien et chat.»

Une question tenait surtout au cœur de M. Sabatier. Il ne pouvait se résigner à faire passer aux Turcs les décorations françaises qu’on avait cru bon de distribuer à la suite de la négociation du firman! Sans doute, en sa qualité d’ancien officier, sachant ce qu’une croix militaire suppose de services, il ne pouvait admettre la prodigalité un peu futile, il est vrai, qui préside, sur le terrain diplomatique, à cet inoffensif échange d’insignes. Sous la même date, il disait à M. Thouvenel:

«Les lettres d’avis sont arrivées pour les décorations que nous donnons, mais je n’ai remis que celles du marquis de Souza (ministre d’Espagne à Constantinople) et d’Alléon (notable banquier de Constantinople). Les autres sont dans mon secrétaire, et elles y resteront jusqu’à ce que la position s’éclaircisse. Décorer les Turcs parce qu’ils se sont moqués de nous, c’est un peu fort, vous en conviendrez! Aussi, j’espère que vous ne me saurez pas mauvais gré de ce petit coup d’État. Il m’est impossible d’avoir, pour messieurs de la Sublime Porte, une autre opinion que celle que j’ai exprimée. Us sont tombés au dernier degré de la déconsidération, et, les embarras financiers aidant, je prévois des événements graves dans un prochain avenir, s’il n’y a pas un changement radical. La plainte s’adresse même au sultan, et il m’est revenu qu’on ne le traitait pas mieux, en paroles, que ses ministres! Je ne sais pas pourquoi on s’obstine à croire que Rechid Pacha est de nos amis! Il ne l’a jamais été et ne le sera jamais, parce qu’il ne peut pas être à la fois l’homme de sir Stratford Canning et le nôtre. J’aimerais cent fois mieux Riza Pacha. On aurait au moins un gouvernement, et je ne vois pas ce que nous perdrions à son avènement.»

La juste mauvaise humeur de M. Sabatier et la perception très nette de l’exiguïté du succès obtenu, avaient leur contre-coup à Paris. Des instructions énergiques étaient expédiées à Constantinople. Il fallait prouver aux Turcs, que, s’ils avaient trompé la France sur le fond des choses, du moins la France s’en apercevait. Cette attitude mettait un peu de baume sur les plaies d’amour propre de M. Sabatier, qui écrivait à M. Thouvenel, le 5 juin 1852:

«Que je vous remercie d’abord, mon cher ami, de votre lettre et de vos deux dépêches!

Elles ont fait merveille. Ali Pacha savait tout, mais il était, je crois, loin de s’attendre à une correction aussi nette! Quand j’ai terminé la lecture du numéro 14, le malheureux ministre était atterré! Il n’a pu que balbutier quelques paroles incompréhensibles; promesses et protestations m’ont trouvé également dur, et je lui ai débité mon chapelet jusqu’au dernier grain, sans lui faire grâce d’un seul. Jusqu’à présent tout va bien. On parle bien encore des engagements secrets contractés par M. de La Valette, et peut-être vous le fera-t-on dire par M. Callimaki, mais, je déclare ici que cela n’est pas, que cela ne peut pas être. Je ne connais que ce qui a été stipulé et promis au grand jour.»

Cependant la Russie ne désarmait pas. Fidèles à leurs contradictions et à leur duplicité, les ministres turcs avaient donné au gouvernement russe connaissance des dispositions du firman, et l’empereur Nicolas, qui faisait de la question des Lieux Saint-s une affaire personnelle, dans laquelle il agissait seul, sans même y mêler le chancelier de Nesselrode, ne dédaigna pas de renvoyer à Constantinople le firman amendé, dans un sens naturellement très défavorable aux Latins. Les modifications dont on parlait, bien qu’on ne les connût pas, la question étant directement traitée par le czar, ne pouvaient que jeter de nouveau le trouble sur un terrain que l’on croyait déblayé. A Paris, on était très perplexe. M. Thouvenel écrivait, le 15 juin 1852, au général de Castelbajac:

«L’affaire des Lieux Saint-s préoccupe assez vivement. Nous taire, c’est accepter un notable amoindrissement d’influence. Nous fâcher, c’est tout ébranler. La Russie s’est bien et trop vengée de notre mesquin succès. Je présume que c’est à l’irritation assez naturelle que le firman accordé aux Grecs, au mépris des promesses que nous avions reçues à Constantinople, a causée au prince Louis Napoléon, qu’il faut attribuer la vivacité avec laquelle il a pris le refus d’un firman de passage à travers les Dardanelles pour le vaisseau de guerre français le Charlemagne. La Porte, sans songer au traité de 1841, nous avait, en quelque sorte invités, pendant la présence de l'amiral Romain-Desfossés à Constantinople, à lui demander ce firman, et il n’est pas douteux pour moi, que, sans l’intervention active de sir Stratford Canning et de M. d’Ozéroff, elle ne serait pas revenue, par écrit, sur ses avances verbales. Cette impertinence de commande, bien que justifiée au point de vue du droit, par le texte même de la convention du 13 juillet, a extrêmement blessé le prince Louis Napoléon, et notre chargé d’affaires à Constantinople a dû annoncer au Divan, que, si le Charlemagne ne passait pas les Dardanelles, notre représentant serait officiellement rappelé. On aurait tort de nous accuser de violer lés traités. Notre signature au bas du protocole relatif à Neuchâtel nous met, pour les gens de bonne foi, à l’abri d’un pareil reproche. Il ne s’agit absolument que d’une question de dignité, et c’est ainsi qu’il sera bon de la défendre, si l’empereur Nicolas ou ses ministres vous en parlent. Le cabinet de Londres est beaucoup moins vif que son agent à Constantinople, et j’ai lieu de croire qu’il a suggéré au Divan l’idée de nous accorder le firman de passage, pour le moment où notre ambassadeur retournera à son poste. Cette affaire est encore, comme vous le voyez, à l’état de germe, et nous ne pouvions vous en entretenir en dépêche, mais j’ai pensé qu’il était bon que vous la connussiez.»

Ce langage tenu à notre représentant auprès du czar était fort net. Celui que M. Thouvenel tenait à notre représentant à Constantinople devait être bien plus net encore, car les lettres de M. Sabatier relatives à la question du Charlemagne respirent une véritable allégresse. Ce diplomate avait enfin une occasion de parler haut et ferme aux ministres turcs, et il cherchait, dans le firman du Charlemagne, à prendre une revanche sur le firman du 8 février. A la duplicité des Turcs, à l’hostilité patente des Russes, venaient encore se joindre, sur ce terrain de Constantinople, semé de fondrières, les intrigues perpétuelles de sir Stratford Canning, qui donnait le singulier spectacle d’un ambassadeur d’un grand pays, n’agissant qu’à sa guise, et ne tenant compte des instructions du cabinet britannique, que dans la mesure où ces instructions cadraient avec ses plans personnels, ses rancunes, ou ses ambitions. Les ministres anglais tenaient en haute estime l’expérience, le patriotisme et la grande situation acquise de sir Stratford Canning, qui devint, vers cette époque, pair d’Angleterre et vicomte de Redcliffe. Mais, s’il leur était facile, connaissant les défauts comme les qualités de ce diplomate, de séparer, dans ses rapports, l’ivraie du bon grain, les représentants des grandes puissances à Constantinople, et notamment les représentants de la France de 1850 à 1858, eurent à subir, de la part du noble lord, des assauts répétés, que l’alliance anglo-française n’empêcha pas, et sur lesquels nous reviendrons plus tard. M. Sabatier, qui avait eu sa part des boutades de sir Stratford Canning, ne perdait pas une occasion de s’épancher avec M. Thouvenel. Il lui écrivait, à la date du 25 juin 1852:

«Sir Stratford Canning, cet homme loyal et désintéressé, n’a rien voulu accepter pour luimême, mais la sultane Validé, qui a rencontré lady Canning aux Eaux-Douces, lui a donné un bijou de cent mille piastres, et on prépare en ce moment, à la Monnaie, une rivière et des boucles d’oreilles qui vaudront plus de cent cinquante mille francs! Il est impossible réellement de pousser la réclame plus loin que ne l’a fait sir Stratford Canning dans ces derniers temps.»

Tout le côté brillamment vaniteux et pompeusement honorifique de la mise en scène diplomatique encore usitée à cette époque, surtout en Orient, portait visiblement sur les nerfs de M. Sabatier. Les tabatières et les châles offerts à là marquise de La Valette, les décorations données aux ministres turcs, les boucles d’oreilles envoyées par le sultan à lady Canning, et tout cela, à propos d’une négociation terminée par un échec qu’on s’obstinait à considérer comme un succès, il y avait certainement là de quoi exciter la bile d’un ancien capitaine d’état-major, apportant dans la gestion des intérêts français en Orient, à côté d’un esprit très délié,, une certaine rondeur militaire qui ne pouvait que s’étonner de tant de bruit pour rien.

Ce n’était pas seulement à Constantinople et à Paris que les choses tournaient à l’aigre. Notre ministre à Saint-Pétersbourg, ancien soldat comme M. Sabatier, mais d’un grade supérieur, ne pouvait se dissimuler le malaise que causait autour de lui cette question des Lieux Saint-s. On a vu la lettre que M. Thouvenel lui avait adressée le 15 juin, à propos du firman du Charlemagne. Voici la réponse du général de Castelbajac qui porte la date du 2 juillet:

«Mon cher collègue, il y a deux chapitres sur lesquels l’empereur Nicolas ne transigera jamais: les révoltés polonais et les affaires de la religion grecque. Sur tous les autres sujets, il cède et cédera avec plus ou moins de facilité ou de bonne grâce, aux nécessités politiques et à la raison, avec esprit de justice et une grande élévation de pensée. Il est juste aussi de reconnaître que, quoique exerçant un pouvoir despotique, souvent avec rigueur, il a soin de traiter avec beaucoup de ménagements tout ce qui tient à l’esprit religieux et national de son peuple, car il comprend très bien que c’est de là que vient sa force, par l’influence que ce sentiment, national et religieux à la fois, lui donne sur le peuple et sur l’armée. En Russie, l’empereur Nicolas est du parti du peuple qui l’appelle son père, et qui compte toujours, très souvent avec raison, sur l’appui du souverain contre le despotisme des seigneurs. Ce sentiment religieux, très peu éclairé du reste, fort large pour la moralité, est très fort dans le peuple, l’armée et les marchands. L’empereur, tout despote qu’il est, doit compter avec lui, surtout pour les choses extérieures et dont la connaissance est très répandue. Voilà pourquoi j’étais fâché, surtout au milieu des complications politiques du moment, qu’on eût soulevé l’affaire des Lieux Saint-s, et, une fois entamée, qu’on ne l’ait pas traitée en silence, au. lieu de l’éclat que lui ont donné les journaux, surtout le Journal des Débats, dès le départ de M. de La Valette, et dès son passage à Rome. Enfin c’est fait, et il faut s’en tirer le plus honorablement possible. L’empereur Nicolas ne m’a jamais parlé directement de cette question et ne m’a pas ouvert la bouche, non plus, de l’affaire du Charlemagne, qu’il sait cependant, car M. de Seniavine (l’un des hauts fonctionnaires du ministère des affaires étrangères de Russie) m’en avait parlé, en me demandant si j’avais quelques explications à lui donner pour l’éclairer sur une affaire qu’il ne connaissait qu’imparfaitement. Votre lettre est donc venue très à propos, et votre prévoyance m’a été fort utile, mais je me suis contenté de lui donner verbalement les explications que vous m’avez vous-même données. Il a très bien compris que c’était en 'quelque sorte un événement fortuit qui était devenu pour nous, quoique malgré nous, une affaire de dignité. Mais il ne devait voir l’empereur Nicolas que dans quelques jours, après les grandes manœuvres de trois jours auxquelles je viens d’assister, et, moins encore que le chancelier de Nesselrode, M. de Seniavine n’émet une opinion, avant d’avoir recueilli celle du Maître».

Comme le fait remarquer le général de Castelbajac, l’empereur Nicolas ne parlait pas avec le ministre de France à Saint-Pétersbourg de l’affaire des Lieux Saint-s. Chose étrange, il n’en parlait guère non plus avec son chancelier, M. de Nesselrode. Ce grand personnage, luthérien et allemand de race, n’était pas assez orthodoxe, pour comprendre à cet égard toute la pensée de l’empereur Nicolas, qui considérait la question des Lieux Saint-s comme faisant partie, pour ainsi dire, de sa conscience religieuse de czar. C’était précisément dans ce silence auguste que résidait tout le danger.

Les petits faits d’ailleurs, comme les grands, par une inexplicable fatalité, contribuaient à envenimer la blessure faite à l’orgueil de l’empereur de Russie. A une revue que le prince Louis Napoléon venait de passer à Paris, le 10 mai, on avait vu, dans l’état-major cosmopolite qui accompagnait le président, des uniformes d’officiers polonais; la France exigeait de la Turquie un firman de passage pour le bâtiment de guerre le Charlemagne, à travers les Dardanelles; enfin, le marquis de La Valette, l’auteur de la campagne active menée contre les Grecs orthodoxes, recevait l’ordre de retourner à Constantinople, avec celte fois, le titre d’ambassadeur. Tout cet ensemble de faits prouvait, de la part de la France, une grande indépendance d’allures et un souci fort jaloux de sa dignité politique. Or, le czar Nicolas n’aimait l’indépendance chez personne, surtout chez une nation qu’il considérait comme en proie à la révolution, et, gâté par de longs succès, il comprenait sa dignité politique de telle manière, qu’il n’en restait plus pour les autres! La France pourtant, s’attachait à apporter, dans l’exercice de ses droits, une grande modération. Voici ce que M. Thouvenel écrivait, le 1(er) août 4852, au général de Castelbajac:

«Les fanfares dont certains journaux accompagnent le retour de M. de La Valette à Constantinople, ont dû retentir désagréablement autour de vous. Pour ma part, je les trouve fort ridicules. Nous n’avons nullement l’intention de conquérir Jérusalem, et nous ne voulons pas davantage nous faire une querelle avec la Russie; mais, ce que nous voulons, c’est l’exécution complète et loyale des promesses que la Porte nous a faites. Pour ceux qui connaissent la question, nos exigences comme notre succès se réduisent à bien peu de chose. On le sait assurément à Saint-Pétersbourg, et j’espère qu’on ne s’y méprendra pas plus sur nos intentions que sur la valeur des articles publiées par nos journaux catholiques.»

Ce langage plein de sagesse, et qui résumait en quelques mots la situation, aurait dû être dans toutes les bouches. Il n’en fut malheureusement pas ainsi. On a vu la preuve de la rancune particulière que l’empereur Nicolas gardait contre les articles du Journal des Débats sur l’affaire des Lieux Saint-s. Or, les relations qui existaient entre M. Armand Bertin, directeur de cette feuille importante, et le marquis de La Valette, donnaient une importance toute particulière à ces articles, et l’empereur Nicolas ne s’y trompa pas un instant. Si l'on peut adresser un reproche au marquis de La Valette, dans cette partie de sa carrière diplomatique, ce n’est certainement pas celui d’avoir compliqué la question des Lieux Saint-s, qu’il s’était au contraire appliqué à simplifier grâce aux concessions les plus larges, mais bien celui d’avoir peut-être trop autorisé les nombreux amis qu’il avait dans la presse et dans le monde, à célébrer le succès de sa négociation.

Réduit, on l’a vu, à fort peu de chose dans le domaine pratique des faits, ce succès en était un en tant que solution. Il aurait fallu en rester là. On agit malheureusement dans un sens tout opposé, et le ministre de Russie à Paris, M. de Kisseleff, connaissait trop bien son terrain pour ne pas renseigner le czar sur les moindres détails.

Le retour à Constantinople du marquis de La Valette fut salué par une nouvelle crise ministérielle. Le grand vizir Rechid Pacha, encore une fois renversé, fut remplacé dans ses hautes fonctions par Ali Pacha qui eut lui-même pour successeur aux affaires étrangères, Fuad Effendi. Rechid, Ali, Fuad! Ces trois noms sont ceux de trois hommes d’État illustres qui méritent, ce n’est que justice de le reconnaître, de survivre à l’oubli, en raison de leur haute intelligence et de la grande place qu’ils ont occupée dans l’histoire contemporaine de la Turquie. Leurs noms reviendront souvent dans nos études.

A peine eut-il repris la direction de l’ambassade de France que le marquis de La Valette s’attacha à hâter l’application, sur les lieux, des prescriptions du firman du 8 février. Le commissaire turc, Afif Bey, nommé depuis longtemps, n’était pas encore parti pour Jérusalem.

Le marquis écrit à M. Thouvenel, le 17 août:

«Je ne puis accepter telles quelles les instructions données à Afif Bey. Elles ont été évidemment rédigées par des Grecs! J’ai un rendez-vous pour dimanche matin avec Fuad Effendi chez Ali Pacha. Je n’ai qu’une préoccupation, c’est de faire à la question un enterrement de première classe, et j’espère que j’y arriverai.»

Le marquis de La Valette avait trop d’esprit pour ne pas voir clair, et trop d’habileté pour ne pas mettre à profit les rivalités personnelles des ministres turcs entre eux. Rechid Pacha n’était plus grand vizir et regrettait fort de ne plus l’être. De plus, le sultan l’avait remplacé par Ali.Pacha qui avait été ministre des affaires étrangères sous Rechid, et Rechid Pacha, mécontent, n’observait pas son langage. L’ambassadeur de France eut, par ce personnage disgracié, la confirmation de la duplicité d’Ali Pacha dans la négociation du firman. Assez habitué au succès, et, d’ailleurs, trop élégamment sceptique sur les hommes et les choses, pour s’arrêter à la petite mortification que devait subir, au fond, son amour-propre, le marquis de La Valette écrit à M. Thouvenel, le 25 août 1852:

«Ali Pacha, j’en ai aujourd’hui la preuve par des aveux de Rechid Pacha, avait préparé le firman grec en même temps que la note du 8 février. De son propre aveu, il a communiqué la note aux Russes et nous a caché le firman grec! Si je puis obtenir la note que j’ai demandée aux ministres turcs, notre position sera meilleure que si le firman grec n’avait pas été remis, et, dans le cas contraire, nous devons, selon moi, protester avec énergie, et leur déclarer, selon les termes des dépêches du Département des 18 et 28 novembre, qu’ils sont, envers la France, en état d’infraction formelle à un traité, et que nos relations avec eux doivent nécessairement s’en ressentir. La conduite d’Ali Pacha doit être flétrie dans la note. Je n’y manquerai pas. Vous serez frappé, dans ma dépêche, comme je l’ai été, de cette phrase de Fuad Effendi: J’aurais compris que vous eussiez fait pour les Lieux Saint-s ce que je ne puis comprendre que vous ayez fait pour Tripoli. (On venait d’envoyer une flotte française à Tripoli pour délivrer plusieurs de nos natio-, naux maltraités par le pacha). Cet aveu d’un tort grave et ce ton de provocation, m’ont vivement blessé, et j’ai dû me contraindre pour répondre avec la modération convenable.»

Les choses, on le voit, recommençaient à se gâter. Le marquis de La Valette, convaincu maintenant du double jeu d’Âli Pacha dans l'affaire des Lieux Saint-s, ne pouvait plus traiter avec ce personnage que sous le coup de la défiance et de la mauvaise humeur. C’était une difficulté de plus, et on n’en avait pas besoin. Notre ambassadeur, toutefois, n’abandonnait pas la partie; rien ne le décourageait. L’affaire des Lieux Saint-s que l’on avait considérée comme close par le firman du 8 février, revivait pour ainsi dire dans ses détails, semblable à ces reptiles dont chaque tronçon forme un animal nouveau. Les Latins avaient bien un firman, mais les Grecs en avaient un autre, qui anéantissait les maigres avantages arrachés à la Porte par l’énergie du marquis de La Valette. Et puis, comme l’avait si bien compris M. Sabatier, restait l’exécution sur place des prescriptions du firman. M. de La Valette, à la date du lo septembre 1852, croyait, de nouveau, toucher au but. Il écrit à M. Thouvenel cette lettre triomphante, qui devait être, hélas! promptement contredite par de nouveaux déboires:

«Mon cher ami, je crois avoir tenu la parole que je vous ai donnée, de faire à la question des Lieux Saint-s un enterrement de première classe. Nous sommes en règle pour le présent et surtout pour l’avenir, et je suis sincère en disant que, loin de regretter le firman donné aux Grecs, nous avons tout lieu de nous en féliciter. Le droit est aujourd’hui établi de si bonne façon, que, si jamais la France, en face d’usurpations nouvelles, se voyait contrainte de recommencer une autre négociation, le terrain serait déblayé, non seulement du dernier firman, mais de tous ceux postérieurs au traité de 1740. Cette dernière négociation a été conduite avec tant de secret et de rapidité, que je ne puis vous donner que mon impression personnelle. La vôtre sera, je l’espère, conforme à la mienne; vous êtes plus que personne en mesure d’apprécier les difficultés que j’avais à vaincre. J’ai fait et osé, dans la limite de vos instructions, tout ce que la prudence m’a permis de faire. Il me fallait, avant tout, dérober mes mouvements à un adversaire jaloux et inquiet. J’ai voulu, par la scène très vive que j’ai faite aux deux ministres ottomans, prévenir des demi-confidences à M. d’Ozéroff qui serait arrivé bien vite au fond du sac. D’un autre côté, en ayant l’air de m’ouvrir sans réserve au colonel Rose (premier secrétaire de l’Ambassade d’Angleterre) dont je connais l’étroite liaison avec M. d’Ozéroff, en lui laissant voir combien j’étais personnellement blessé du firman grec, je lui ai dit que je ne pensais pas prudent d’en demander une réparation quelconque, avant l’entière exécution de toutes les promesses qui venaient de nous être faites au sujet de Tripoli et autres lieux. J’ai en main la preuve que mes paroles au colonel Rose ont été fidèlement rapportées à M. d’Ozéroff. Les deux longues conférences que j’ai eues avec le grand vizir et Fuad Effendi ont été mises sur le compte des événements récents. C’est à l’abri de ces manœuvres, que j’ai pu traverser le moment difficile qui s’est écoulé entre la première note, que j’ai dû rejeter, et la remise du document qui, dans mon humble opinion, doit clore cette longue et pénible discussion, à moins que vous ne jugiez convenable de renouveler la protestation du mois de mars. Pour moi, je n’en vois pas la nécessité. Fuad Effendi a été mis en demeure de s’expliquer officiellement sur les instructions remises au commissaire à Jérusalem, Afif Bey. Nous avons ainsi une rédaction complète et explicite, puisque nous l’avons faite. Je l’ai immédiatement expédiée à M. Botta. Après l’exécution des mesures concédées par la note du 8 février, je le laisserais en Terre Saint-e avec son titre de consul général. Il me paraît de bonne politique de donner au monde catholique un gage, qui ne nous coûte rien, de notre résolution de maintenir intacts lés privilèges dont nous venons d’être les vigoureux protecteurs. Mes vives récriminations contre Mazloun Bey, ministre de la justice, ardent protecteur d’Emin Effendi (commissaire envoyé à Jérusalem lors de la première enquête) ont porté leurs fruits. Il vient d’être destitué, apparemment pour d’autres motifs, mais je me flatte de n’y avoir pas nui.»

Le marquis de La Valette avait bien obtenu du ministre des affaires étrangères, Fuad Effendi, qu’il donnât au commissaire ottoman à Jérusalem, des instructions explicites et complètes. C’était certainement quelque chose, mais comment ces ordres seraient-ils exécutés? A la date du 23 septembre, M. de La Valette écrivait à M. Thouvenel:

«Rien de nouveau pour Jérusalem. Nous attendons maintenant l’exécution sur place. La seule opposition vive que je redoute de la part de la Russie, est sur la clef de Bethléem. C’est un point sur lequel nous ne pouvons ni ne devons céder.

Il faut attendre les faits, après avoir fait tout ce que la prudence pouvait nous suggérer pour les faire tourner à notre avantage.»

M. de La Valette, au fond, était trop clairvoyant pour ne pas être inquiet. Il avait tout fait pour sauvegarder la situation. Malheureusement, la faiblesse craintive des Turcs, en présence de l’attitude chaque jour plus menaçante de la Russie, ne laissait guère de place à la conciliation. Que se passait-il, en effet, à Jérusalem? Le commissaire ottoman, Afif Bey, était arrivé dans cette ville, et, le 16 octobre, il avait convoqué, dans l’église du Tombeau de la Vierge, les patriarches latin, grec et arménien, ainsi que le consul de France, M. Botta, pour donner lecture du firman impérial.

On se rappelle que le firman en question donnait aux Latins le droit de célébrer le service divin dans cette église; mais, interprétant dans son sens le plus restrictif la clause qui ordonnait de ne rien changer à l’état des lieux, Afif Bey s’opposa à toute modification dans le sanctuaire, de sorte que les religieux catholiques se virent dans la nécessité, ou d’officier sur un autel schismatique, ou de renoncer au bénéfice que le sultan leur avait reconnu! On voit que l’application du firman, sur les lieux, était hérissée de difficultés. Malgré toute sa prévoyance, M. de La Valette n’avait pu entrer dans tous ces détails de sacristie.

Le 18 octobre, une autre réunion eut lieu à l’église de Bethléem, pour régler la question de la clef accordée, on l’a vu, aux Latins, toujours par le même firman. Là encore, la chicane locale intervint. On ne voulut reconnaître aux Latins que le droit de s’en servir quatre fois par an! Cette mauvaise foi prouvait la terreur que les menaces de l’empereur Nicolas inspiraient aux Turcs. En tout cas, l’on pouvait dire que les prescriptions du firman du 8 février n'étaient pas observées. A quoi alors se réduisait notre succès? En France, la proclamation de l’Empire, coïncidant avec ces complications, fit qu'elles passèrent à peu près inaperçues du public.

La vérité tout entière était cependant beaucoup plus grave encore que ce que l’on soupçonnait. M. de La Valette, en effet, se rendant compte de l’impression déplorable que devait produire, sur le terrain de Jérusalem, la promulgation solennelle et publique du firman contradictoire accordé aux Grecs, en présence de ces mêmes Latins qui avaient eu dans la ville Saint-e une situation si prépondérante, avait demandé et obtenu que le firman grec ne fût pas lu publiquement. Immédiatement instruits du fait, les Grecs, appuyés par la Russie, agirent en sens contraire, et, au mépris des promesses énoncées, le firman fut lu en grande pompe, selon l’usage usité en Orient. De plus, cédant à la pression des Russes, le cabinet ottoman avait donné connaissance au czar du résultat des délibérations de la commission ottomane charmée d’examiner la question des Lieux Saint-s. Outre qu’il y avait là une faute impardonnable, ce zèle était inutile, puisque, en vertu des traités existants, invoqués par la France et reconnus par la Turquie, la Russie n’avait aucun contrôle à exercer sur les questions soulevées par les Latins en Terre Saint-e. Ce zèle intempestif devait coûter cher aux Turcs. En effet, du jour où le sultan communiqua au czar le résultat de l’enquête faite à Jérusalem, la Russie se crut des droits, et sa diplomatie était trop habile pour ne pas exploiter largement cette lourde faute du cabinet ottoman. Ne sachant plus où donner de la tête, les ministres turcs aux abois, imaginèrent de prescrire, en secret, à Afif Bey de ne pas mettre à exécution les clauses qui pourraient froisser les Latins, tout en procédant à la lecture solennelle et publique du firman grec. Mais la Russie veillait, et toute combinaison aboutissant à un autre résultat qu’à l’humiliation, sur le terrain de Jérusalem, du clergé latin, devait rencontrer son hostilité. L’empereur Nicolas ne cachait plus qu’il voulait le maintien du statu quj dans les Lieux Saint-s; en attendant mieux, et, dans ce but, deux courriers spéciaux furent expédiés au patriarche grec de Jérusalem, lui prescrivant de quitter la ville si AfifBey se conformait aux dispositions du firman du 8 février. M. Basili, consul de Russie à Jérusalem, avait ordre de s’opposer absolument à la mise en vigueur de cet acte.

La situation, en s'aggravant, s’éclaircissait. Il n’y avait plus de doutes à conserver. Le marquis de La Valette constatait les faits, et cherchait à se consoler, en espérant que la récente proclamation de l’Empire en France, allait lui fournir de nouvelles armes pour le combat. Récrivait à M. Thouvenel, le 15 décembre 1852:

«Mon cher ami, l’affaire de Jérusalem fait ici une très vive sensation. Les uns ne veulent pas croire que la note du 8 février soit exécutée; d’autres s’en irritent; d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, viennent à nous comme à un pouvoir nouveau sur lequel il leur sera permis de s’appuyer. Notre position grandit envers et contre tous, malgré la mauvaise volonté et les tracasseries qui nous sont suscitées, et qui, jusqu’à ce jour, n’ont tourné qu’à la confusion de nos adversaires. Que va faire l’empereur de Russie devant l’éclat que M. Basili a provoqué, en poussant les choses à l’extrême, et en s’opposant péremptoirement aux faibles concessions qui nous étaient faites, et qui, seules, nous permettaient de sortir honorablement d’affaire? En tout cas, nous sommes désormais sur la défensive, et, dans notre position nouvelle, c’est un rôle infiniment préférable à tout autre, pour le moment du moins. Le ministère actuel pourrait bien être la victime expiatoire abandonnée à la colère de la Russie. Je suis réservé, très réservé, avec le grand vizir Ali Pacha; car, bien qu’il dise exécuter l’engagement pris au mois de février, je me garde bien de quitter certains airs de victime, et je ne laisse pas oublier que c’est une mesure contre laquelle nous avons protesté. On commence à compter avec nous, mais il ne me paraîtrait pas prudent de faire qu’on comptât trop sur nous. La Turquie est une fille à laquelle on peut faire la cour, mais qu’il faut bien se garder d’épouser 1 La famille est trop pauvre et trop compromise.»

Avec un diplomate comme le marquis de La Valette, l’esprit, du moins, ne perdait jamais ses droits. Ce dernier trait est plaisant: ce qui l’était moins, c’était la façon dont Ali Pacha exécutait «l’engagement pris au mois de février», ainsi que l’écrivait notre ambassadeur. Pour un galant homme tel que M. de La Valette, il ne pouvait y avoir qu’une parole. L’exemple d’Ali Pacha nous prouve qu’on peut être un grand ministre et en avoir au moins deux! Notre ambassadeur auprès du sultan, qui ne connaissait pas encore, vers le milieu de décembre, le menu détail des intrigues russes à Jérusalem, et même à Constantinople, où elles s’ourdissaient très secrètement, était quelque fois en proie au doute et tenait à être armé en guerre: «Je ne vous demande quelque chose de dur pour Jérusalem, écrivait-il à M. Thouvenel, le 25 décembre 4852, que pour le cas où les ordres si positifs envoyés ne seraient pas exécutés, car il faut tout prévoir ici, même l’impossible.»

Le marquis de La Valette ne se trompait pas: c’était l'impossible qui allait devenir la réalité, mais le vaillant diplomate ne devait assister que de loin aux événements qui allaient s’accomplir. Nous touchons, avec la fin de cette année 1852, au terme de sa mission à Constantinople. Étudions-en les trois derniers mois. La Russie triomphait bruyamment du succès qu’elle avait remporté sur la France en obtenant la lecture solennelle du firman à Jérusalem. M. de La Valette écrit, à ce propos, philosophiquement à M. Thouvenel, le 6 janvier 1853:

«La lecture publique du firman à Jérusalem a valu à d’Ozéroff et au premier drogman de la légation de Russie des témoignages de haute satisfaction. Le premier a été nommé conseiller privé et Excellence. Le second a eu la croix de de Saint-e-Anne au col et six mille francs d’augmentation! On s’est un peu pressé, mais enfin, j’ai écrit à Ozéroff pour le féliciter. Il m’a répondu de la manière la plus aimable. Je me suis bien gardé de paraître mécontent! Si on exécute les promesses, comme je le crois, nous aurons notre tour. Vous voyez que, malgré mes ennuis et mes luttes, je suis bien avec tout le monde, et que nous gagnons du terrain.»

En beau joueur, M. de La Valette ne boudait pas un adversaire heureux. Quant à la défaite finale, notre ambassadeur ne voulait pas l’admettre. Son amour-propre ne pouvait s’y résoudre, et la somme de talent dépensé par lui dans la lutte ne pouvait pas, dans son esprit, demeurer stérile. Mais M. de La Valette, et c’est là, tout à la fois, son excuse et son côté faible, ne voyait pas qu’il luttait contre l’empereur Nicolas personnellement. Au lieu de la Russie et des Grecs orthodoxes qu’il croyait rencontrer à chaque pas sur son chemin, c’était le czar et non sa diplomatie qui lui barrait la route. L’attitude énigmatique et embarrassée de M. de Nesselrode, organe officiel de la politique russe, le prouve bien. C’est contre l’orgueil mystique de l’empereur Nicolas que devait se briser M. de La Valette.

M. Drouyn de Lhuys, qui avait remplacé au ministère des affaires étrangères le marquis Turgot, en juillet 1852, fort préoccupé de la tournure que prenait l’affaire des Lieux Saint-s, dont il fut un des premiers à reconnaître toute la gravité cachée, décida, dans un but de conciliation suprême, de remplacer à Constantinople le marquis de La Valette.

Après une campagne aussi ardente, notre ambassadeur s’était, disons le mot, quelque peu usé sur ce terrain mouvant de Constantinople, où les diplomates, du moins ceux qui agissent, s’usent plus vite que partout ailleurs, dans le corps à corps perpétuel des questions multiples qui intéressent la France. M. Thouvenel écrivait, à ce propos, au général de Castelbajac:

«Il est bon que vous sachiez, pour le glisser négligemment dans la conversation, que M. de La Valette revient en congé, et que M. Brenier, s’échappant des ruines du secrétariat général, à l’heure qu’il est, bien et dûment enterré, doit partir pour Constantinople, en qualité de ministre, vers le milieu de février. L’absence de notre ambassadeur sera une cause d’irritation de moins. Les articles de journaux publiés à la louange du marquis de La Valette, nous ont autant vexés, passez-moi l’expression, que M. de Nesselrode lui même. C’est de bien bonne foi que nous vous le disons: nous n’avons pas l’idée d’une lutte. Si nous n’étions pas engagés, nous ne commencerions pas l’affaire. Mais, au point où elle en est, il nous faut une retraite honorable, et, ce que nous demandons est bien innocent. Voilà le vrai, général, sur la question des Lieux Saint-s, et c’est de Saint-Pétersbourg même, que peut partir le mot qui apaisera celte tempête factice, ou la rendra sérieuse, car nous ne pouvons reculer davantage.»

Les amis que M. de La Valette comptait dans la presse parisienne lui avaient donc, par un zèle malentendu, causé plus de mal que de bien. Le sacrifice que l’on faisait, toutefois, en se privant momentanément des services d’un diplomate distingué, aurait dû, aux yeux de la Russie, passer pour une concession suffisante. Rien, hélas.! ne pouvait plus arrêter l’empereur Nicolas, qui avait déjà décidé de lui-même l’envoi, à Constantinople, du prince Menchikoff, l’un de ses conseillers favoris. Tenu au courant de tout ce qui se passait à Paris, le marquis de La Valette n’ignorait pas que son rappel était décidé. Sans en parler à M. Thouvenel, on sent, au ton de sa lettre du 25 janvier 1853, qu’il est nerveux et triste:

«Mon cher ami. Cet animal de colonel Rose (chargé d’affaires d’Angleterre) est toujours contre nous! Il a exagéré d’une manière abominable toutes les affaires des Lieux Saint-s, et vous m’avez mis dans une bien triste position! mais enfin, l’enfer est pavé de regrets! Je ne cherche pas moins à atténuer la victoire à Jérusalem! Vous donne-t-on quelque chose pour l’énorme concession que vous faites en consentant à traiter cette affaire avec le czar? Vous êtes-vous assuré du consentement de Rome? J’ai le cœur bien gros, je ne vous le cache pas, et je ne veux pas vous attrister en vous disant tout ce que j’attends.»

Il était bien naturel que le marquis de La Valette, au feu, depuis un an et demi, fût attristé par la pensée d’une retraite. Pour un homme d'action, renoncer à la lutte est toujours dur, surtout quand on a eu ses heures de succès. Mais la partie était bien grosse à risquer, et la France hésitait. Si, finalement, elle la joua, ce ne fut qu’après avoir reculé jusqu’aux extrêmes limites son honneur de grande puissance offensée 1 A Saint-Pétersbourg, le général de Castelbajac, voyant grossir l’orage, demandait des moyens d’action nouveaux. Il écrivait à M. Thouvenel, le 1(er) février 1833:

«J’espère que, malgré l’entêtement russo-grec de M. de Seniavine, basé sur une foi réelle, et de M. Labenski (haut fonctionnaire du département des affaires étrangères de Russie), qui s’efforce de paraître plus Grec que les Grecs mêmes, la loyauté de l’empereur Nicolas et la froide raison de M. de Nesselrode nous feront triompher des difficultés de la question des Lieux Saint-s. Mais il faut frapper le fer pendant qu’il est chaud, et je suis un forgeron qui ai le cœur à l’œuvre, mais qui manque d’instruments. Je vous prie donc de me les envoyer sans retard. Je sais un peu tout en gros, mais rien en détail, surtout pour ce qui concerne les négociations de M. de La Valette, dont j’ai glissé le retour en congé, ce qui a produit un bon effet. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, l’empereur Nicolas tient à l’affaire des Lieux Saint-s par sentiment religieux personnel, et, bien plus encore, par le sentiment religieux et fanatique de ses peuples. C’est la seule question qui ait des racines dans le sentiment national, bien plus développé en Russie qu’on ne le croit généralement. Mais croyez aussi qu’il y a, dans ce vaste empire, avant qu’il puisse étendre ses limites, du travail pour trois souverains. La chute de l’Empire ottoman pourrait seule forcer la Russie à s’emparer de Constantinople. L’empereur Nicolas m’a dit: «Je ne veux pas de Constantinople,» mais si une autre puissance voulait s'en emparer,» j’y serais avant elle.» Il faut donc faire tout ce que nous pourrons, avec dignité politique et religieuse, pour apaiser l’affaire des Lieux Saint-s, et, par là, éviter toute complication en Orient, à moins que nous n’ayons besoin de ce dérivatif, ce que rien ne me fait croire nécessaire jusqu’à présent.»

De son côté, sous cette même date du 1(er) février 1853, M. Thouvenel, revenant sur la retraite du marquis de La Valette, écrivait, de Paris, au général de Castelbajac:

«Le débat avec la Russie profitera de l’absence de M. de La Valette. C’est lui, du reste, qui a demandé un congé, et c’est encore, d’accord avec lui, que M. Brenier, son ami, doit le remplacer provisoirement. Il n’y a donc ni désaveu ni concession, mais seulement une heureuse coïncidence.»

Malgré les euphémismes dont la diplomatie française entourait le départ de Constantinople, du marquis de La Valette, il était impossible de ne pas considérer le retour de ce diplomate en France, comme une concession faite aux exigences de la Russie. Seul, l’empereur Nicolas feignit de ne pas s’apercevoir de cette nouvelle preuve de modération du gouvernement impérial.

A Constantinople, un événement imprévu venait encore compliquer la situation. L’empereur d’Autriche avait subitement envoyé en mission extraordinaire auprès du sultan, le comte de Leiningen, avec l’ordre d’obtenir de la Turquie, sous la menace d’un ultimatum, le rappel des troupes ottomanes qui bloquaient le Monténégro. Devant le langage véhément du comte de Leiningen, le sultan céda et rappela le corps d’armée qui menaçait déjà Cettigné. A propos de ce nouvel incident, dans lequel il était difficile de ne pas voir un ballon d’essai lancé par l’Autriche contre la Turquie, à l’instigation de la Russie, le général de Castelbajac écrivait, de Saint-Pétersbourg, à M. Thouvenel:

«J’entends donner à l’affaire des Monténégrins des explications bien diverses. Voici ce que je crois relativement à la Russie: Cette puissance a consenti, vis-à-vis des Monténégrins, à une reconnaissance tacite, comme coreligionnaires, en approuvant que le Vladika ne soit plus évêque, mais uniquement prince temporel héréditaire, et qu’il eût à côté de lui un évêque. La Russie fait sans doute des vœux pour que les Monténégrins puissent résister aux Turcs et conserver l’indépendance dont ils ont joui, de fait, jusqu’à présent. Mais elle ne peut pas les aider dans leur agression, et exiger des Turcs qu’ils ne répondent pas à celte agression! Elle leur a fait dire de se soumettre. Mais, en même temps, elle a envoyé un homme plus important que son agent intermédiaire ordinaire, le consul russe à Raguse, pour veiller à ce que la Porte ne les écrase pas tout à fait. Cet homme important est le chef d’état-major de la flotte russe de la mer Noire, vice-amiral et aide de camp général de l’empereur. Comment s’est-il rendu à Raguse? C’est ce que je ne sais pas positivement. Dans tous les cas, ce serait avec un seul petit vaisseau à vapeur, si ce n’est tout seul, en simple voyageur.»

Malgré ces explications rassurantes, tout contribuait, il faut le reconnaître, à bouleverser l’esprit naturellement timoré d’Abdul Medjid, et les trois années qui précédèrent la guerre de Crimée peuvent compter au nombre des plus mauvaises qu’ait eu à subir l’empire ottoman. La mission inopinée du comte de Leiningen avait empêché le marquis de La Valette de profiter de suite de son congé, mais ce retard lui avait permis de remettre au sultan, le 6 février, en audience solennelle, les nouvelles lettres de <> créance qui l’accréditaient auprès d’Abdul Medjid, en qualité d’ambassadeur de l’empereur Napoléon III. Faisant allusion à la mission, heureuse pour l’Autriche, du comte de Leiningen, le marquis de La Valette écrivait à M. Thouvenel, le 15 février 1853:

«Mon cher ami, l’orage a passé, non sans que les malheureux Turcs laissassent quelques-unes de leurs plumes aux buissons. Je leur ai donné tout l’appui moral qui m’a paru compatible avec mon vif désir de conserver la paix. Vous verrez, par la lettre que Fuad Effendi vient de m’adresser, qu’un des deux côtés, au moins, a été satisfait de nous! Quant aux Autrichiens, alarmés d’abord de mon attitude et de celle du colonel Rose, ils ont, je le sais pertinemment, reconnu que mes conseils avaient puissamment contribué à amener une solution pacifique. Maintenant, notre ami Brenier peut arriver. Je le recevrai avec grand plaisir, et je lui remettrai une position nette de tout embarras direct. Ceci est donc la dernière épître que je vous adresse, mon cher et excellent ami. Je veux vous remercier du fond du cœur pour l’appui chaleureux, intelligent, sympathique, que vous m’avez sans cesse accordé. Soyez sûr que je ne l’oublierai jamais. Je pars en laissant, au moins, toutes les apparences de la paix derrière moi.»

Le marquis de La Valette quitta Constantinople sans avoir remis entre les mains de M. Brenier les intérêts de la France, la nomination de ce diplomate n’ayant pas été confirmée.

Le 2a février, le public apprit par les journaux le départ, pour Constantinople, du prince Menchikoff, dont la mission était soupçonnée depuis quelques jours par les grandes chancelleries. Le voyage précipité de ce personnage considérable, et le mystère qui entourait ses instructions, jetèrent l’émoi dans tout le monde politique. Pourtant, à Saint-Pétersbourg, la surface des choses était toujours brillante avec une nuance marquée de politesse à l’égard de la France. Le général de Castelbajac écrivait à M. Thouvenel, le 45 février:

«J’ai donné une grande fête, bal et souper, à l’occasion du mariage de notre Empereur. Le chancelier de Nesselrode, tous les ministres, toute la cour, tout le corps diplomatique, y sont venus avec empressement, et le grand-duc héritier particulièrement, ainsi que ses trois frères, de la façon la plus aimable. Cela a produit un effet d’autant meilleur, que ces princes n’avaient jamais mis les pieds à la légation de France, ni sous le roi Louis-Philippe, ni sous la République, et qu’ils n’avaient été, depuis longtemps, à aucune réception des légations étrangères, pour lesquelles, en général, on fait très peu de frais à la cour de Russie. Quant à l’empereur et à l’impératrice, depuis leurs malheurs de famille et la perte de leur jeunesse, ils ne vont, plus nulle part, et je n’ai pas voulu m’exposer à un refus qu’ils font à tout le monde, mais qui, dans les circonstances actuelles, aurait pu être mal interprété du public. Je vous prie, autant que possible, de me préciser la mesure dans laquelle je dois intervenir dans la question des Lieux Saint-s, qu’il faut terminer.»

L’honorable général avait bien raison de dire qu'il «fallait terminer» l’affaire des Lieux Saint-s. Le difficile était de le pouvoir, et la présence même des grands-ducs de Russie et du chancelier de Nesselrode dans les salons du ministre de France, pendant une nuit de fête, quelque exceptionnelle que fût cette faveur, ne devait pas amener de solution. M. Thouvenel répond, le 1(er) mars 1853:

«Général, j’ai pâli depuis trois semaines sur le volumineux dossier de la question des Lieux Saint-s, et je vous envoie toute ma science dans notre volumineuse expédition. La dépêche du 15 janvier, et celle d’aujourd’hui, ne sauraient, à mon sens, laisser aucun doute à un esprit impartial sur notre extrême modération. J’ajouterai que le remplacement de M. de La Valette est une bien large compensation aux désagréments que le Journal des Débats a pu causer à l’empereur Nicolas, et, qu’à moins de vouloir notre humiliation, on ne saurait demander davantage. L’Empereur m’a dit, en propres termes, il y a trois jours: «Je ne connais pas» les détails de l’affaire des Lieux Saint-s; je regrette le bruit qu’on en a fait, et, plus encore, l’importance exagérée qu’elle a prise, mais nous ne pouvons rien rendre du peu que nous avons» obtenu.»

Si la première partie des paroles dites par Napoléon III à M. Thouvenel peut paraître étrange, car l’affaire méritait cependant que le chef de l’État «en connût les détails», la seconde est irréprochable, et trouvait bien sa place dans la bouche du souverain de la France. M. Thouvenel terminait sa lettre du 1(er) mars à notre ministre en Russie, par ces mots:

«Je vous dirai que les Russes sont parfaitement traités à notre cour, et que le salon de la princesse de Liéven est, de nouveau, fréquenté par nos hommes d’État. On commence à parler, trop vite peut-être, des avantages d’une alliance avec la Russie. Si, dans les futurs contingents, à Saint-Pétersbourg, on croyait, en effet, cette alliance possible, le moment serait mal choisi pour se brouiller avec nous au sujet d’une clef! La présence des grands-ducs de Russie à votre bal a produit ici le meilleur effet, et tout le monde vous reporte le mérite de cette amélioration sensible dans les rapports.»

Malheureusement, les discussions courtoises et académiques dont le salon célèbre de la princesse de Liéven était redevenu le théâtre élégant, pas plus que les égards personnels qui entouraient les grands personnages russes au palais des Tuileries, ne pouvaient rien contre la marche pour ainsi dire fatale des événements. On s’avançait, avec grâce et politesse il est vrai, vers la rupture, mais on y tendait comme poussé par une volonté supérieure. Ce n’est pas la moins curieuse des remarques que suggère l’étude attentive des événements d'alors.

Nous voici arrivés, avec le mois de mars 1853, à l’une des époques les plus critiques de l’histoire contemporaine. Jamais la diplomatie française ne fut plus active. Jamais, n’hésitons pas à le dire, la diplomatie française ne se conduisit avec plus de modération, d’habileté et de clairvoyance. Les négociations qui ont précédé la guerre de Crimée peuvent certainement compter au nombre des plus belles de l’histoire, et par la forme et par le fond. Si nos idées à l’égard de la Russie ont changé du tout au tout, par suite d’événements plus récents, cette heureuse modification, imposée par les circonstances, ne doit pas nous rendre injuste pour un passé glorieux!


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II
LA MISSION DU PRINCE MENCHIKOFF
A CONSTANTINOPLE

Février-mai 1853.

La mission que remplit le prince Menchikoff à Constantinople, au commencement de l’année 1853, a eu un tel retentissement, ses conséquences furent si graves, qu’il nous paraît intéressant d’entrer ici dans le détail des phases diverses qui la signalèrent.

Il est certain que les concessions arrachées, peu auparavant, à la Turquie, par le comte de Leiningen, ambassadeur extraordinaire d’Autriche, qui, grâce à un ultimatum menaçant, avait obtenu du sultan Abdul Medjid le rappel. des troupes bloquant le Monténégro, encouragea la Russie à élever la voix à son tour. Pourquoi, en effet, le représentant et l’ami personnel de l’empereur Nicolas, c’est-à-dire du souverain le plus puissant de l’Europe, n’obtiendrait-il pas du sultan, par l’intimidation, un résultat profitable à l’Église grecque, et, par suite, à l’influence russe dans tout l’empire ottoman, quand l’empereur d’Autriche venait précisément, par une démarche inusitée, et avec des moyens d’action bien inférieurs, de remporter une victoire diplomatique très appréciable? D’ailleurs l’histoire n’était-elle pas là pour prouver que la Turquie n’avait jamais cédé qu’à la force? Et, d’autre part, qui donc, en Europe, en cette année 1853, pourrait utilement s’opposer aux prétentions de la Russie? La France, à peine remise des plus graves bouleversements intérieurs, ne paraissait occupée qu’à réédifier le trône impérial. L’Angleterre n’entrerait certainement pas dans la lice au nom d’un intérêt qui ne lui apparaissait en* core que comme purement catholique, un «intérêt de sacristie», comme

disaient alors, même en France, les sceptiques ou les ignorants. La Prusse, qui ne soupçonnait même pas sa grandeur future, gravitait modestement dans l’orbite de la Russie. L’Autriche, qui devait son repos, et peut-être son existence, à l’intervention du czar dans la révolution de Hongrie, n’était pas encore résignée à cette ingratitude qui devait un jour étonner le monde. La Turquie, réduite à ellemême, ne pouvait rien. Jamais, il faut le reconnaître, l’état politique de l’Europe n’avait paru plus propice au développement des projets ambitieux de la Russie; aussi n’hésita-t-elle pas à jouer sa partie. La désillusion devait être rapide et cruelle. Établissons tout d’abord que la mission du prince Menchikoff, si bruyamment commencée et si pompeusement conduite à la surface, ne constitua, en somme, qu’un grave échec pour la diplomatie russe. Un diplomate homme d’esprit, qui avait représenté le czar Nicolas auprès du sultan, laissa échapper un jour, dans une conversation familière, le véritable secret de l’attitude de son gouvernement dans la question orientale depuis deux siècles:

«Le rôle de la Russie à Constantinople, disait M. de Routenieff, est beaucoup plus simple qu’on ne le croit généralement. Il consiste à être toujours le plus grand ami ou le plus grand ennemi de la Turquie.» Le prince Menchikoff était chargé de remplir, selon les circonstances l’un ou l’autre de ces personnages. Il devait échouer dans sa double tentative, et l’irritation causée à Saint-Pétersbourg par son insuccès devenait d’autant plus mortifiante, que l’éclat donné à sa mission avait été plus grand. Après une pareille défaite d’amour-propre, l’Europe s’en aperçut bientôt, tout essai de conciliation équitable, basé sur des concessions réciproques de la Russie et de la Turquie, était voué d’avance à un échec certain. Mais n’anticipons pas sur la marche des événements.

Le 28 février 1853, le prince Menchikoff débarquait à Constantinople, après avoir, détail caractéristique, passé bruyamment en revue les forces navales de la Russie dans la mer Noire. Amiral, ministre de la marine, aide de camp de l’empereur Nicolas, et, par lui-même, ainsi que par la faveur dont il jouissait auprès de son maître, l’un des personnages les plus considérables de l’empire russe, le prince était accompagné, dans sa mission extraordinaire auprès du sultan Abdul Medjid, par le prince Galitzin et le vice-amiral Khornilofif, aides de camp du czar; par le général Nikapotchinski et le comte Dimitri de Nesselrode, fils du chancelier. Le prince Menchikoff, grand seigneur naturellement fastueux, avait ordre de frapper les imaginations orientales par l’éclat de son établissement, pour l’entretien duquel cinquante mille francs par mois de frais de représentation extraordinaire lui étaient alloués. L’impression première produite sur les habitants de Constantinople fut en effet considérable. L’allégresse des Grecs débordait. Ils assiégeaient tout le jour le palais de l’ambassade de Russie, à Péra, où était descendu l’envoyé du «protecteur de l’Église d’Orient». Dès que le prince paraissait en public, des cris d’enthousiasme s’élevaient dans les airs, et tous les Grecs se découvraient, manifestation réservée, d’ordinaire, aux seules fêtes religieuses. Les Turcs paraissaient étonnés. La diplomatie s’inquiétait. Tout cet appareil semblait révéler, chez l’empereur Nicolas, la volonté bien arrêtée de frapper un grand coup. Le prince Menchikoff, d’ailleurs, accentuait encore le caractère de sa mission par des démarches significatives. C’est ainsi que, peu de jours après son arrivée à Constantinople, il envoyait dans tout l’empire ottoman des émissaires russes chargés de s’enquérir des besoins des sujets du sultan professant la religion grecque; c’est ainsi qu’il faisait partir ostensiblement pour Athènes, l’amiral Khorniloff, attaché à sa mission, l’un des héros de Navarin, pour conférer avec le roi de Grèce, Olhon I(er), prince absolument gagné à la cause russe, et entretenu dans ses rêves de grandeur chimérique, par sa femme, la reine Amélie, qui voyait déjà le diadème des impératrices d’Orient remplacer sur son front allier la moderne couronne qu’y avaient posée les trois puissances garantes. Déjà des courtisans, plus zélés que politiques, saluaient le Bavarois Othon du titre byzantin de Sebastocrator, et la reine Amélie laissait volontiers entendre à son entourage qu’elle fixerait avant peu sa résidence au palais de Bechik-Tasch, récemment construit par le sultan sur les rives enchantées du Bosphore, lorsque Constantinople serait enfin devenu le siège du nouvel empire grec.

Pour extravagants qu’ils pussent paraître aux esprits plus rassis, ces grands projets, hautement avoués, ne pouvaient laisser aucun doute sur l’activité du travail qui se faisait dans les imaginations. On sentait que de graves événements étaient proches, et, partout en Europe, le sentiment, encore vague cependant, d’un péril menaçant, faisait éclore les idées de conciliation. Seule, sur cet horizon politique assombri, la Russie se redressait, armée de toutes pièces, dans une attitude à la fois mystique et hautaine.

Toutefois, ces allures victorieuses étaient plus apparentes que réelles. Le fond de la conduite du prince Menchikoff, dès le début et surtout au cours des négociations, devait donner plus d’un démenti à la solennité des menaces émises. En effet, soit par légèreté ou incertitude naturelle de caractère, soit par crainte des hasards d’une grande guerre, le prince eut le tort grave de laisser percer aux yeux des principaux ministres turcs, qui ne s’y trompèrent pas, le secret désir d’arriver, coûte que coûte, à un arrangement. De son côté, la diplomatie française avait compris très rapidement que, derrière la question des Lieux Saint-s, dont la Russie se servait comme d’un paravent, se dressaient des prétentions purement politiques, ne tendant pas à moins qu’à une véritable mainmise de la Russie sur l’empire ottoman. M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères, doué d’une perception très nette des événements, et M. Thouvenel, alors directeur des affaires politiques, qu’un long séjour dans le Levant avait amplement renseigné sur les menées politico-religieuses de la Russie en Orient, parvinrent assez rapidement à faire comprendre la vérité aux ministres anglais, qui, du jour où la question fut nettement placée sur un terrain politique, se montrèrent aussi ardents à protéger la Turquie, qu’ils s’étaient montrés froids tant qu’il ne s’agissait que du Saint- Sépulcre. Il résulta de cet état de choses que, tout en conservant une attitude de commande, le prince Menchikoff, plus effrayé qu’il ne voulait le paraître du rapprochement qu’il voyait s’opérer, sous ses yeux, entre la France et l’Angleterre, transformait ses prétentions, passait rapidement d’une idée à une autre, cherchait à étourdir les Turcs pair la multiplicité de ses projets, de ses notes, de ses démarches. Les ministres du sultan, de leur côté, avec le grand sens politique qui les distinguait, avaient senti, dès l’abord, le parti qu’il y avait à tirer de la communauté, de vues qui unissait la France et l’Angleterre dans la question d’Orient, et, justement convaincus que ces deux grandes puissances n’assisteraient jamais, l’arme au bras, à l’anéantissement moral ou matériel de la Turquie, ils adoptèrent un système de résistance qui ne se démentit pas un instant. D’ailleurs, en Europe, l’opinion publique, il ne faut pas l’oublier, se prononçait partout contre la Russie. La presse française, presque unanimement, prêchait la «croisade contre le czar. Quant à la presse anglaise, sa campagne, pour avoir commencé plus tard que la nôtre, la dépassait de beaucoup en violence. L’un des organes les plus importants de l’opinion publique en France, le Journal des Débats, par la plume de M. Saint-Marc-Girardin, pouvait donc s’exprimer ainsi:

«Si l’on veut détruire la prépondérance de la Russie à Constantinople, ce n’est pas l’empire ottoman qu’il faut essayer de restaurer, c’est l’empire russe qu’il faut affaiblir. Tant qu’il y aura au fond de la mer Noire un puissant empire qui s’étend de la mer d’Azoff à la Baltique, tant que cet empire aura, à Sébastopol, une flotte toujours équipée, Constantinople sera faible, d’une part, à cause de sa faiblesse, et, d’autre part surtout, à cause de la force de Saint-Pétersbourg. Le comte de Leiningen avait grondé. Le prince Menchikoff a tonné. Il est évident que si la Russie et l’Autriche, mais surtout la Russie, obtiennent d’exercer officiellement le protectorat religieux, et l’on peut dire politique, car la religion est toujours politique en Orient, sur les populations de la Bulgarie, de la Serbie, de la Macédoine, de la Bosnie, etc., c’est-à-dire sur onze millions d’habitants chrétiens grecs, alors qu’il n’y a guère, en Europe, que trois millions de Turcs, les conséquences se développent d’elles-mêmes.»

Quittons maintenant le domaine des considérations générales, pour revenir au détail de la mission du prince Menchikoff: l’ambassadeur extraordinaire du czar, arrivé à Constantinople le 28 février 1833, séjourna dans cette capitale jusqu’au 22 mai. Pendant ces trois mois, la multiplicité et l’importance des faits nous obligent à tenir un grand compte des dates. Nous allons donc nous efforcer de suivre, pour ainsi dire jour par jour, le prince dans ses négociations, et, à côté des détails déjà connus, nous placerons ceux que nous avons été assez heureux pour recueillir dans des documents absolument inédits, qui se trouvent dans nos archives de famille.

Le 10 mars, le prince Menchikoff fut reçu par le sultan Abdul Medjid. C’est à cette date qu’il faut placer un incident d’étiquette qui eut alors un grand retentissement, et que l’on a, plus d’une fois, commis l’erreur de reporter à la fin de la mission du prince. Par une dérogation toute volontaire aux usages, l’ambassadeur extraordinaire du czar affecta de se rendre chez le sultan en costume de ville. La substitution de la redingote à l’uniforme était déjà significative. Dans une audience d’arrivée, celte négligence de tenue constituait tout un enseignement. Le scandale fut énorme à la cour du sultan et chez les grands dignitaires ottomans. Du sérail, l’émotion gagna le monde diplomatique, et l’incident fut commenté par toute la presse européenne. Le ministre Roland se présentant chez le roi Louis XVI en souliers à cordons, alors que l’étiquette exigeait des souliers à boucles, avait soulevé moins de tempêtes! Mais, les cordons de souliers de M. Roland, comme la redingote du prince Menchikoff, étaient des accessoires qui faisaient partie intégrante de la défroque politique de ces personnages. Des yeux avisés ne devaient pas s’y tromper. En sortant du palais du sultan, l’ambassadeur extraordinaire du czar se rendit chez le grand vizir Méhémet Ali Pacha, qui venait de remplacer Ali Pacha, pour lui faire les politesses d’usage.

Après cette visite, eut lieu un second incident, aussi contraire, d’ailleurs, aux lois de la courtoisie qu’aux usages diplomatiques, et qui contribua à maintenir les esprits dans un état d’inquiétude légitime. Fuad Effendi, ministre des affaires étrangères, l’un des hommes d’Etat les plus distingués de la Turquie contemporaine, et devenu célèbre depuis, sous le nom de Fuad Pacha, attendait le prince Menchikoff sur le seuil d’un salon magnifiquement décoré pour la circonstance. Le prince passa fièrement, sans s’arrêter, devant l’appartement du ministre turc stupéfait. Le lendemain, le prince faisait savoir, il est vrai, au grand vizir, qu’en n’entrant pas chez Fuad Effendi, il n’avait pas eu l’intention d’offenser publiquement le gouvernement ottoman dans l’un de ses principaux membres, mais qu’il lui était impossible de traiter avec un «ministre fallacieux». L’épithète méprisante accolée au nom du ministre des affaires étrangères, porta à son comble l’agitation des Turcs. Or, le seul tort de Fuad Effendi, aux yeux du czar et de son ambassadeur, était de n’avoir pas obéi d’une façon assez aveugle, dans la dernière négociation relative aux Lieux Saint-s, conduite, on l’a vu, par le marquis de La Valette, aux ordres péremptoires venus de Saint-Pétersbourg, et de n’avoir pas voulu consentir à manquer, sur tous les points, aux engagements formels pris avec la France. A la suite de cet esclandre, Rifaat Pacha, recommandé au sultan par l’empereur Nicolas, fut appelé à remplacer Fuad Effendi au ministère des affaires étrangères.

Déjà le grand vizir, contrairement aux usages en vigueur, était allé, en personne, complimenter l’ambassadeur extraordinaire du czar. Enfin, quelques jours plus tard, le 15 mars, le prince Menchikoff, revêtu cette fois de son grand uniforme qu’il n’avait pas cru devoir endosser pour l’audience du sultan, alla rendre visite à Khosrew Pacha, négociateur, en 1833, du traité d’UnkiarSkelessi, partisan déclaré de l’alliance russe, et qui, depuis la mort du sultan Mahmoud, vivait éloigné des affaires publiques dans une complète disgrâce. Tant d’impérieuse hauteur et d'allures inusitées jetèrent l’alarme dans le monde politique européen sur la véritable nature de la mission confiée au prince Menchikoff. La France, qui fut la première à voir le danger, ne s’arrêta pas dans la voie des concessions qu’elle avait, on l’a vu, si largement ouverte, et, non contente d’avoir accordé un congé au marquis de La Valette, dont la personnali;é portait ombrage à la Russie, M. Drouyn de Lhuys confia, le 11 mars, l’ambassade de Constantinople à M. de Lacour, diplomate de carrière, qui n’avait pas encore abordé le problème oriental.

A la date du 15 mars 1853, M. Thouvenel, fort préoccupé, écrivait au général de Castelbajac, à Saint-Pétersbourg:

«Général, le temps me manque pour parler d’affaires: je ne puis cependant vous cacher les inquiétudes très vives que me cause la mission du prince Menchikoff. Je crains que M. le comte de Nesselrode ne vous ait pas dit toute la vérité, et j’attends, avec une grande impatience, les nouvelles de Constantinople. M. de La Valette vient d’arriver, et le tableau qu’il fait de la Turquie est effrayant. Le moindre choc peut entraîner la chute de l’édifice. Nous allons presser le départ de M. de Lacour, mais il lui sera difficile d’être à son poste avant les premiers jours d’avril, et, d’ici là, que se passera-t-il?»

On voit qu’à Paris, ou, pour mieux dire, au Département des affaires étrangères, on ne se faisait pas d’illusion sur ce qui se préparait en Orient. Le marquis de La Valette, au surplus, qui n'avait plus aucune raison pour garder le silence, et qui connaissait à fond les hommes et les choses de Constantinople, était fort interrogé, fort écouté. De son côté, il ne pouvait présenter les questions pendantes qu’en noir. De Londres, notre ambassadeur, le comte Walewski, mieux en situation que qui que ce fût d’être bien renseigné, par les relations personnelles, qu’en dehors de sa qualité de diplomate il avait, depuis longtemps, avec la haute société politique d’Angleterre, écrivait à M. Thouvenel, le 24 mars 1853:

«L’Angleterre, mon cher directeur, est de glace et sera de glace sur la question des Lieux Saint-s. Elle est de feu et sera de feu si l’empire ottoman est menacé! Quant aux articles du Times, distinguons: il y en a eu deux ou trois, dans ces derniers jours, qui expriment, à peu près, la pensée de lord Aberdeen et même celle de lord Clarendon. Les autres articles, qui pouvaient laisser percer de l’indifférence pour le cas où il serait question du partage de la Turquie, sont hautement désapprouvés par lord Aberdeen et par lord Clarendon, quoi qu'en dise M. Guizot. Si l’éventualité de la chute de l’empire ottoman devenait prochaine, je vous réponds, moi, que nous aurions l’Angleterre avec nous comme nous l'entendrions. S’il est un point sur lequel je n’ai jamais cessé d’être d’accord avec Brunnow (l’ambassadeur de Russie à Londres), c’est sur celui qui est relatif aux Lieux Saint-s. Au surplus, il m’a toujours assuré, veuillez le dire, que la mission du prince Menchikoff, qui n’avait absolument rapport qu’aux Lieux Saint-s, devait avoir pour résultat une transaction; qu’on voulait, avant tout, ménager nos susceptibilités, et qu’on était résigné à voir les Latins jouir de quelques-uns des avantages que la note ou firman du 8 février 1852 leur reconnaissait.»

Ces déclarations du comte Walewski sont fort importantes. Elles confirment ce que nous disions plus haut, c’est-à-dire la différence qui existait entre les allures tranchantes qu’affectait, à la surface, le prince Menchikoff, et le fond réel de sa mission, qui était d’obtenir un arrangement. En second lieu, elles établissent, de l’aveu même du baron de Brunnow, que la Russie ne consentait à nous laisser bénéficier que de quelques-uns des avantages du firman du 8 février. Or, la totalité de ces avantages étant déjà, on a pu s’en convaincre, très maigre, que signifiaient ces mots: quelques-uns? Pour M. Drouyn de Lhuys et pour M. Thouvenel, qui centralisaient sur leurs bureaux les rapports différents que nous essayons d’analyser, l’impression ne pouvait être que mauvaise. Partout, ils rencontraient obscurité, contradiction et mauvaise foi! Mais retournons à Constantinople:

Le 16 mars, le prince Menschikoff fit parvenir à la Sublime Porte sa première note verbale. Il y rappelait que, le 40 février 1852, c’est-à-dire à plus d’un an de date, le sultan avait annoncé au czar la solution définitive de la question des Lieux Saint-s, et que l’empereur Nicolas avait répondu en formulant ses réserves sur la solution intervenue. Depuis lors, la Turquie n’avait donné, ajoutait ce prince, aucune satisfaction aux revendications élevées par la Russie contre le firman du 8 février 4852 et les avantages qu’il conférait aux Latins. Le22 mars, le prince Menchikoff, dans une seconde note verbale beaucoup plus explicite, développait de nouvelles prétentions. Ce n’était plus d’un simple firman rectificatif de celui du 8 février 1852 qu’il s’agissait cette fois, mais d’une convention diplomatique en vertu de laquelle la Russie se trouverait traitée, à Jérusalem, sur le pied de l’égalité avec la France. Spécifiant certains points qui tenaient au cœur de l’empereur Nicolas, l’ambassadeur exigeait que la clef de l’église de Bethléem, objet de tant de négociations, fût retirée aux Latins, qui devraient se voir exclus, de nouveau, du tombeau de la Vierge. De plus, les Grecs seraient autorisés à procéder, seuls, et à leurs frais, à la reconstruction de la grande coupole de l’église du Saint-Sépulcre. Enfin, la Turquie prendrait l’engagement solennel de ne plus faire aucun changement à Jérusalem, sans s’être, au préalable, entendue avec la Russie.

Admettre ce programme, c’était, pour la Turquie, retirer à la France les modestes avantages si péniblement arrachés, un an auparavant, par le marquis de La Valette. Pour n’avoir pas voulu manquer complètement à la parole donnée en cette matière, Fuad Effendi, on l’a vu, avait été traité de «ministre fallacieux» et s’était vu contraint de quitter les affaires. Rifaat Pacha, son successeur au ministère des affaires étrangères, malgré les sympathies qu’on lui prêtait pour la Russie, et surtout le grand vizir Méhémet Ali Pacha, sentirent la gravité de la situation, et, fidèles aux ambiguïtés qui forment l’une des forces de la diplomatie turque, ils communiquèrent, en secret, à l’ambassade française à Constantinople, la note du prince Menchikoff. La France éleva, de suite, les plus vives protestations. C’était elle que la Russie visait directement; il n’y avait pas à s’y méprendre. De son côté, le prince Menchikoff, qui, dans un pays où tout secret est difficilement gardé, avait eu bientôt connaissance de l’indiscrétion des ministres ottomans, se montrait nerveux, irritable, mais moins absolu cependant dans ses discours que dans ses écrits. Très mécontent de savoir l’ambassade de France au courant de ses prétentions, qu’il n’avait d’espoir d’imposer aux Turcs que dans les angoisses du tête-à-tête, il réclama le secret absolu pour ses notes. Non content d’avoir obtenu cette garantie, et afin de pouvoir plus aisément peser de tout son poids sur l’esprit indécis et timoré du sultan Abdul Medjid, il demanda et obtint l’autorisation de pouvoir être admis auprès du souverain sans être obligé de solliciter préalablement une audience. Enfin, cherchant à se créer des partisans chez les hommes d’État turcs, il comblait de prévenance Rechid Pacha et Riza Pacha, qu’il qualifiait publiquement, dans ses conversations, «d’adversaires honnêtes. On verra plus loin ce que l’honnêteté» de Rechid coûta à l’amour-propre du prince Menchikoff.

Peu de jours après, passant sans transition à un tout autre ordre d’idées, le prince demandait au sultan de reconnaître l’indépendance du Monténégro. Cette revendication, à brûle-pourpoint, avait sans doute pour but de combattre, dans l’esprit des habitants de la belliqueuse petite principauté, la bonne impression qu’ils avaient pu garder de l’intervention de l’Autriche qui, on le sait, les avait sauvés, quelques mois auparavant, des mains de la Turquie, grâce à la mission à Constantinople du comte de Leiningen. De plus, l’envoyé extraordinaire du czar Nicolas, abordant le plus délicat des sujets, réclamait la destitution du patriarche grec de Constantinople, et, dans l’avenir, la nomination de ce dignitaire par le czar, afin d’empêcher, disait-il, la scandaleuse vénalité qui présidait trop souvent, il est vrai, à sa désignation ou à sa révocation. Enfin, continuant ses attaques contre les personnes, le prince exigeait la destitution du ministre serbe, Garachanine, qui ne se montrait pas assez docile aux volontés de la Russie. L’énormité toujours croissante de ces prétentions, leur variété, qui les faisait se rattacher à tous les points sensibles du gouvernement turc, la rapidité insolite qui présidait à leur apparition, étourdissaient les ministres ottomans habitués à une lenteur séculaire, et les jetaient dans les plus douloureuses perplexités. Selon l’habitude usitée, ils cherchaient à gagner du temps et évitaient de se prononcer jusqu’à ce qu'ils pussent connaître officiellement l’opinion des puissances. La France, pour parer à toute éventualité, en présence de l’inconnu que renfermait dans ses flancs la mission du prince Menchikofî, donna ordre à sa flotte de paraître dans les eaux du Levant, tout en ne se rapprochant pas trop sensiblement de Constantinople. M. Thouvenel écrivait, à ce propos, le 1(er) avril 1853, au général de Castelbajac:

«Général, vous aurez eu, sans aucun doute, une bourrasque à braver au sujet de notre flotte, mais je pense que vous vous serez tiré heureusement de ce mauvais pas! II résulte d’ailleurs, de l’aveu même du prince Menchikoff, que, si les affaires du Monténégro ne s’étaient pas arrangées, (elles l’avaient été par les concessions arrachées au sultan par le comte de Leiningen), l’armée russe rassemblée à Bessarabie aurait reçu l’ordre d’agir! Nous avons donc bien fait de prendre aussi nos mesures. Il n’est pas mal non plus que l’on sache partout que nous ne resterions pas spectateurs indifférents d’une débâcle en Orient. Le résultat le plus clair de la démonstration de la Russie, c’est d’avoir disposé les esprits à spéculer sur la chute de la Turquie. C’est un germe qui se développera tôt ou tard, et, je crains bien que le vieux thème de l’intégrité de l’empire ottoman ne soit complètement usé. Nous avons été très contents de la Prusse. Vous savez qu’à Berlin on ne songe qu’à s’agrandir, et on n’admettrait jamais que l’Autriche pût s’adjoindre une province, sans prétendre à un équivalent. On a été d’autant plus touché de nos communications à Berlin, qu’on avait été tenu à l’écart par les deux cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg! M. de Wildenbrück, ministre de Prusse à Constantinople, a marché constamment avec nous. Je suis très curieux, général, de connaître enfin les compensations que réclame la Russie dans l’affaire des Lieux Saint-s. Si je ne me trompe, on demandera le droit de réparer la coupole du Saint-Sépulcre (5). Voici, en deux mots, l’histoire de ce sanctuaire: jusqu’en 1808, il a été la propriété des Latins, qui l’avaient restauré dans le siècle dernier. Le feu y prit, Dieu sait comment; les Latins disent que les Grecs l’y ont mis. Le fait est que l’incendie a profité à ces derniers, et que la Porte, mécontente, à bon droit, de l’entrevue de Tilsitt, livrée qu’elle était par nous à la Russie, et voulant, soit calmer la colère de son ennemi, soit faire aux Grecs un avantage qui les retînt dans le devoir, leur accorda un firman qui fit passer l’église du Saint-Sépulcre entre leurs mains. Les Grecs le rebâtirent donc, en ayant soin de l’orner d'images et d’inscriptions conformes à leur rite. En 1812, M. de La Tour Maubourg protesta, et obtint, comme c’est l’usage, à ce qu’il paraît, un firman contradictoire, qui ne fut pas exécuté, mais qui reconnaissait nos droits. Les choses marchèrent cabin caha jusqu’en 1843. La coupole menaçait ruine, au dire des Grecs, et la Russie demandait pour eux un nouveau firman. M. de Bourqueney s’y opposa, et il fut convenu que la coupole, moins malade qu’on ne le prétendait, ne serait pas réparée avant trente ans. Sur de nouvelles instances, il fut décidé, en 1852, que le sultan, pour couper court aux prétentions rivales, reconstruirait lui-même le Saint-Sépulcre, et cette résolution fut acceptée par les légations de France et de Russie. Un architecte a été envoyé sur les lieux pour dresser des plans. L’affaire en est là. Mais, pendant que les Grecs veulent que le nouveau monument soit, en tout, semblable à l’ancien, c’est-à-dire soit orné des mêmes images et des mêmes inscriptions, les Latins demandent que ces vestiges de l'usurpation, dont ils se plaignent, disparaissent. Nous avons émis l’idée que les inscriptions fussent dans les trois langues: latine, grecque et arménienne. On a également pensé à ne mettre qu’une inscription en turc, pour perpétuer le souvenir de la générosité du sultan. Nous prêterions les mains à l’une ou à l’autre de ces combinaisons, mais nous nous ferions une grosse querelle avec Rome, si le Saint- Sépulcre était reconstruit par les Grecs, et devait encore porter leur empreinte exclusive, leur cachet de propriété. Ainsi donc, ou le statu quo, si on peut le faire durer encore, ou la réparation, soit par le sultan, soit aux frais communs des diverses communions, mais avec des inscriptions qui satisfassent tout le monde. J’ai pensé qu’il était bon que vous connussiez ces détails pour soutenir la discussion avec M. de Nesselrode, si elle s’engage entre vous et lui sur ce point spécial.»

Ce rapide cours de l’histoire du Saint- Sépulcre, à l’usage du général de Castelbajac, nous paraît résumer fort utilement les phases principales de la question. M. Thouvenel nous familiarise, en quelques mots, avec l’inextricable faisceau de difficultés locales qui encombre la question des Lieux Saint-s. On nous permettra d’ajouter, sans nous accuser de trop de partialité, qu’il devait y avoir plaisir, pour un agent diplomatique, à recevoir du directeur des affaires politiques au Département des affaires étrangères, des comptes rendus aussi concis et aussi nets.

Le général de Castelbajac avait été pressé, on l’a vu, par M. Thouvenel, d’après les instructions de M. Drouyn de Lhuys, de recueillir tous les éclaircissements possibles sur la mission du prince Menchikoff et sur le véritable sentiment de la diplomatie russe. Mais le général de Castelbajac se heurtait là à une difficulté considérable. M. de Nesselrode, diplomate consommé d’ailleurs, n’était pas, on le sait, associé par l’empereur Nicolas à tous les dessous de la question des Lieux Saint-s. Le czar gardait cette affaire pour lui, et n’y associait que l’élément ultra-orthodoxe, si nous pouvons nous exprimer ainsi, auquel n’appartenait pas le chancelier, mais auquel appartenaient MM. de Seniavine et Labenski, ses seconds. De plus, le général de Castelbajac, fort choyé par l’empereur de Russie pour ses qualités personnelles, pour la distinction de sa naissance, pour son grade même dans l’armée, qui lui donnait facilement accès, avantage inappréciable, à toutes les parades et les manœuvres, subissait le prestige que le czar Nicolas semble avoir exercé sur toutes les personnes qui avaient le privilège rare de l’approcher fréquemment. L’honorable ministre de France à Saint-Pétersbourg, très franc t très loyal de sa nature, ne pouvait comprendre, en raison de ses qualités mêmes, ce que renfermait de tortueux, de mystique, presque d’oriental, un caractère comme celui de l’empereur Nicolas. De ce que ce prince ne lui parlait pas de l’affaire des Lieux Saint-s, alors qu’il lui parlait à peu près de tout, le général de Castelbajac en concluait que l’affaire n’avait pas une importance capitale. De plus, M. de Nesselrode n’aimait pas non plus a traiter ce sujet avec notre représentant, par la raison que l’empereur Nicolas ne s’ouvrant pas entièrement à lui, le chancelier, quelque peu blessé de cette méfiance, n’avait pas grand chose à en dire. Ces raisons multiples maintenaient le général de Castelbajac dans une obscurité relative. Il écrit à M. Thouvenel, le 1(er) avril 1853:

«Mon cher collègue, vous verrez, par mes deux très volumineuses dépêches, que j’ai essayé de vous donner tous les éclaircissements possibles sur une situation qui a son obscurité de près, et qui, de loin, parait tout à fait noire! Ce que je crains, c’est de fournir matière à un nouveau débat,'tant les récriminations sont du goût de M. Labenski. Il ne manquerait pas de nous dire que M. de La Valette a agi dans le secret et commencé intimidation; que l’intimidation sur une plus grande échelle, et le mystère aussi, viennent bien d’être employés sans récrimination de notre part, sur le terrain de Constantinople, par le comte de Leiningen, et qu’il ne comprendrait pas pourquoi nous viendrions nous plaindre du secret et de l’intimidation de la Russie, qui n’a pas été encore aussi loin, et qui ne s’est pas formulée par un ultimatum. Nous aurions certainement bien des choses à répondre à cette doctrine, mais cela envenimerait le débat et rendrait la négociation plus difficile à Constantinople. J’espère qu’elle sera terminée par M. de Lacour, et je regretterais bien qu’il ne fût pas arrivé à temps pour la commencer. Je l’espère cependant, car c’est là un point capital dans l’état des choses. Je l’ai bien fait sentir à M. de Nesselrode, un peu confus, et qui n’a pas toujours été maître de diriger, à son gré, toute cette affaire. Tout s’arrangera bien, j’en ai la conviction, mais, je le répète, il est urgent que cette question des Lieux Saint-s finisse, car, réellement, en elle-même, elle n’est rien 1 La différence, entre les concessions turques à la France et à la Russie, n’est réellement appréciable que pour les moines latins et grecs! Mais voilà que je ne puis sortir moi-même de cette interminable question. Je me hâte donc d’y couper court, en vous souhaitant d’en faire autant.»

Le 15 avril 1853, toujours pressé par son gouvernement, le général de Castelbajac, en accusant à M. Thouvenel réception de sa lettre, renfermant l’historique de la question du Saint- Sépulcre, s’exprime ainsi:

«Mon cher collègue, vos lettres particulières ont un grand intérêt pour moi, et me sont, en outre, bien utiles! Maintenant que le prince Menchikoff a reçu de nouvelles instructions de son gouvernement, je commence à être tranquille et je vais laisser respirer M. de Nesselrode I J’espère que le ministre approuvera ma note verbale. Il me paraissait important d’ôter aux Russes la faculté d’agir par intimidation sur la Turquie, et en dehors de nous, à l’occasion de l’affaire des Lieux Saint-s, c’est-à-dire de notre affaire personnelle. Il faut que M. de Lacour soit muni de tout ce qui est nécessaire pour terminer promptement avec le prince Menchikoff.»

Comme tout le monde, le général de Castelbajac était assiégé par l’idée de terminer «promptement» l’affaire des Lieux Saint-s. Or, cette affaire dure toujours, et l’on semble réduit à souhaiter qu’une solution radicale n’intervienne jamais! En sa qualité d’observateur attentif., et de diplomate doublé d’un homme du monde accompli, le général de Castelbajac ne négligeait pas les petits faits.

Les lignes suivantes, que nous empruntons toujours à sa lettre du 15 avril 1853 à M. Thouvenel, prouvent que, non content d’être général et ministre, il savait, quand il lui en prenait fantaisie, tracer de main de maître un portrait d’homme de cour, et conter une anecdote de palais comme un gentilhomme gascon, tel que lui, a toujours su le faire dans notre belle langue française:

«Je n’ai pu causer avec le prince Menchikoff de l’affaire des Lieux Saint-s, car il est parti sans dire gare. La veille, il devait venir à la fêle que j’ai donnée pour le mariage de notre Empereur, et il m’écrivit un billet d’excuses, sous prétexte d’indisposition. Le prince Menchikoff est un homme d’esprit, ayant, avec des manières simples et polies, toutes les allures d'un de nos grands seigneurs de la cour de Louis XV. Il aime les femmes, le jeu, les chevaux, la bonne et la mauvaise compagnie. Mais, s’il en a les défauts, il en a aussi les qualités, contrairement à ses compatriotes, qui, en général, n’ont que les premiers. Il a de la probité et de l’indépendance de caractère, ne ménageant personne dans ses réparties spirituelles et caustiques. Le jour même de son départ, il rencontre dans l’escalier du palais la comtesse Baranoff, dame d’honneur de l’impératrice, qui lui demande s’il est vrai qu’il part, et où il va.

«Comment! vous ne savez pas? Eh bien, chère comtesse, je vais vous confier ce secret. Vous savez les faveurs dont l’empereur vient d’accabler Tchernicheff, à l’occasion de sa retraite, Sa Majesté, dans son inépuisable bonté, trouve que ce n’est pas assez pour son mérite, et il veut faire épouser au fils de Tchernicheff une des filles du sultan! C’est pour cela que Sa Majesté m’envoie à Constantinople, et c’est pour cela qu’on m’a adjoint Dimitri Nesselrode (le fils du chancelier) qui, comme vous le savez, s’entend très bien en mariage.»

La comtesse Baranoff, esprit simple et naïf, n’a rien de plus pressé que d’aller annoncer cette grande nouvelle à l’impératrice, qui aime à savoir ce qui se passe, parce qu’on ne le lui dit pas toujours! L’empereur Nicolas a eu le bon esprit de rire de la plaisanterie du prince Menchikoff, qu’il estime et qu’il aime. Mais on dit, et c’est facile à croire, que M. de Nesselrode et le prince Tchernicheff n’ont ri que du bout des lèvres! Cette anecdote me confirme dans la pensée que j’ai toujours eue, et qui m’explique en partie les embarras de M. de Nesselrode, qu’il n’a pas eu l’entière direction de toute cette affaire d’Orient. Mais, comme toujours, le chancelier reprendra le dessus, par son calme, sa patience, et parce qu’il a les antécédents de la politique. Alors, tout s’arrangera à l’amiable. L’essentiel, c’est que le prince Menchikoff a reçu maintenant ses dernières instructions, et il faut que M. de Lacour reçoive les siennes, de façon à être bien en mesure de terminer l’affaire sans retard, car, si on a encore besoin d’explications, à ces énormes distances, et qu’on laisse de nouveau la chancellerie de Saint-Pétersbourg, les Seniavine et les Labenski, mettre le nez dans l’affaire, elle ne finira pas, ou plutôt, elle finira par une rupture.»

Notre représentant à Saint-Pétersbourg n’était pas au bout de ses peines. La question des Lieux Saint-s, après lui avoir causé tant d’irritation, devait, en fin de compte, le faire tomber à Paris dans une demi-disgrâce qui mit fin, on le verra, à sa carrière diplomatique.

Nous avons vu, par la lettre du comte Walewski, datée du 24 mars 1853, quelles étaient les véritables dispositions de l’Angleterre dans la question des Lieux Saint-s, ou, pour mieux dire, dans la question d’Orient, car, à partir de ce moment c’est bien la question d’Orient elle-même, avec toutes ses conséquences, qui est sur le tapis. L’Angleterre donc, qui commençait à sentir le danger, renvoya, en toute hâte, à Constantinople, son représentant, lord Stratford de Redcliffe, qui arriva à Péra le 4 avril.

Le retour de l’ambassadeur britannique sur le terrain oriental, théâtre habituel de ses exploits diplomatiques, devait puissamment contribuer à envenimer la question pendante. Vindicatif à l’excès, habitué à régner sans partage sur les rives du Bosphore, où il séjournait depuis douze ans, faisant et défaisant à son gré grands vizirs et ministres, lord Stratford de RedclifTe avait conçu contre l’empereur Nicolas, qui avait refusé, en 1833, de le voir accréditer auprès de sa personne, en qualité de ministre d’Angleterre, une rancune personnelle, dont les manifestations haineuses contribuèrent pour une notable part à la rupture de 1854. Le nuage orageux dans lequel s’enveloppait le prince Menchikoff, voilait le soleil de lord Stratford de Redcliffe. Aussi, les relations de ces deux personnages devinrent-elles rapidement très tendues. Le 5 avril, M. de Lacour, successeur du marquis de La Valette dans le poste épineux d’ambassadeur de France, débarquait également à Constantinople. Les instructions de ce diplomate étaient des plus conciliantes, et sa personnalité correcte, quoiqu’un peu terne, paraissait devoir convenir à sa mission, qui, d’ailleurs, ne dura que sept mois à peine, et dans laquelle il eut pour successeur, comme on le verra plus loin, et pour sept mois également, le général, depuis maréchal Baraguey d’Hilliers. Mais, en face des prétentions de la Russie, la modestie conciliante de M. de Lacour ne devait pas avoir plus de succès que n’en avaient eu les allures légèrement impétueuses du marquis de La Valette et que ne devaient en rencontrer les coups de boutoir intempestifs du général Baraguey d’Hilliers.

Le 19 avril, en présence du mutisme des ministres turcs qui, prudemment, s’étaient abstenus de répondre officiellement à ses communications, le prince Menchikoff adressa à la Sublime Porte une nouvelle note conçue dans le sens des précédentes. Il y était dit, en substance, que la Turquie avait manqué aux promesses faites à la Russie, mais que le czar consentirait cependant à oublier le passé, si des garanties formelles, rédigées sous la forme d’un traité, lui étaient données pour l’avenir. L’ambassadeur extraordinaire réclamait, au nom de son maître, un firman explicatif et dont la rédaction serait convenue, concernant les clefs de l’église de Bethléem et l’étoile d’argent placée sur le lieu même de la naissance du Christ, dans la grotte de la Nativité, située au-dessous de ladite église. De plus, la possession de la grotte de Gethsémani serait reconnue aux Grecs, qui admettraient les Latins à y exercer leur culte, à la condition que ces derniers reconnussent aux Grecs le droit de priorité dans l’ordre de la célébration du service divin. Les jardins de Bethléem deviendraient une possession commune des Grecs et des Latins. De plus, un ordre suprême du sultan assurerait la réparation immédiate de la grande coupole de l’église du Saint-Sépulcre, par le gouvernement turc, mais avec le concours du patriarche grec qui veillerait à ce que le style byzantin remplaçât l’ancienne architecture, et sans ingérence d’un délégué d’un autre culte. Il serait, en outre, procédé à la destruction de diverses «lucarnes» (sic) ayant vue sur le sanctuaire, et à la démolition d’un «harem» (sic) voisin de la grande coupole, bâtisses à demi ruinées, que l’incurie locale, chose inexplicable partout ailleurs qu’en Orient, avait laissé élever contre les murs mêmes du sanctuaire. Enfin, une convention, ou sened, interviendrait entre la Turquie et la Russie, afin de régler une fois pour toutes les réclamations de la France et des Latins, pour garantir le statu quo strict des privilèges de l’Église grecque en Orient, et, en particulier, le stato quo des sanctuaires possédés, à Jérusalem, par le culte grec exclusivement, ou en participation avec les autres rites représentés en Terre Saint-e. L’empereur Nicolas tenait essentiellement à la convention, à cause des réserves gênantes pour le cabinet de Saint-Pétersbourg, que le marquis de La Valette, en 1852, avait très habilement affirmées en faveur des droits historiques de la France, quant à la lettre des anciens traités, quels que fussent les arrangements intervenus récemment entre la Turquie et le gouvernement français. En cas de refus de la part du gouvernement ottoman, le prince Menchikoff déclarait, à la fin de sa note, que sa «conduite serait alors conforme au maintien de la dignité de son gouvernement et de la religion de son souverain».

Malgré ses apparences comminatoires, cette note masquait mal un mouvement de retraite qui n’échappa pas à la clairvoyance intéressée des Turcs. Qu’entendait, en effet, le prince Menchikoff par le mot statu quo à Jérusalem? Les prétentions qu’il avait affichées dans ses notes, relativement aux sanctuaires de Palestine, avaient précisément pour but de modifier un statu quo que la Russie considérait comme trop favorable aux Latins, et voilà que, dans une note, résumé des exigences de son gouvernement, le prince réclamait ce même statu quo dont les Grecs se prétendaient les victimes! Il y avait donc contradiction, ou, tout au moins, ambiguïté dans les revendications de l’envoyé du czar. Or, en raison du caractère impérieux qu’il avait dès le début donné à sa mission, et qu’il avait encore accentué par ses démarches insolites, il était évident que la moindre dérogation au système de violence adopté serait considéré par les Turcs comme un symptôme de faiblesse. Le prince Menchikoff ne vit pas cet écueil sur lequel devait sombrer sa mission. La France et l’Angleterre se déclarant de plus en plus en faveur de la Turquie, à mesure que le danger se dessinait, Rifaat Pacha répondit au prince, qu’avant toute autre, la clause qui attribuait l’élection du patriarche grec de Constantinople au czar était inadmissible. Le ministre protégé de la Russie, le successeur imposé au sultan du «fallacieux» Fuad Effendi, ne se montrait donc pas plus docile que son prédécesseur, même en présence des menaces de rupture du prince Menchikoff. Toute l’orgueilleuse hauteur déployée par l’ambassadeur extraordinaire du czar menaçait de tourner à sa confusion.;

Chacune des lettres de M. Thouvenel, à cette époque, dénote un pas de plus dans la voie des perplexités et des craintes pour un avenir prochain; c’est ainsi qu’il écrit au général Castelbajac, le 30 avril 1853:

«Général, je suis bien heureux que ma correspondance privée vous serve à quelque chose. C’est une preuve de votre indulgence, car, lorsque je commence mes lettres particulières, j’ai déjà l’esprit et la main fatigués par mes dépêches officielles. Je crains, je vous l’avoue, que nous ne puissions pas bien sortir de l’affaire des Lieux Saint-s. Il est évident qu’on ne veut pas nous aider, à Saint-Pétersbourg, à faire une retraite honorable, et qu’il faut au prince Menchikoff un succès à tout prix! Force nous sera donc, à toute extrémité, de laisser faire et de protester, de faire valoir à Londres, à Berlin et à Vienne, le sacrifice auquel nous aurons souscrit par amour de la paix, et, une fois ce prétexte ôté à la Russie, d’engager les autres puissances à se joindre à nous pour refréner son ambition! A cet égard, le terrain est déjà bien préparé, et le cabinet de Saint-Pétersbourg calcule peut-être mal ses intérêt d’avenir, en ne prêtant pas les mains à une combinaison, décente pour nous, du débat actuel. Il en résultera, quoi qu’on fasse, de la froideur dans les relations, et il sera démontré que la France, constitutionnelle ou régie par un pouvoir unique, n’a rien à attendre de la Russie.»

A l’époque où nous sommes arrivés, bien que l’opinion publique, en Angleterre, commençât à s’aigrir contre la Russie, le cabinet britannique n’avait pas encore adopté une attitude officielle aussi nette que celle du gouvernement français. C’est ainsi que la flotte anglaise était, jusqu’à ce jour, restée immobile, alors que la nôtre, on l’a vu, avait déjà pris la mer pour parer à tout événement. Cette divergence entre la France et l’Angleterre, qui ne devait pas durer longtemps d’ailleurs, encourageait l’empereur Nicolas à ne céder sur aucun point. Le général de Castelbajac n’envisageait pas sans inquiétude les nuances qui séparaient l’attitude de la France de celle de l’Angleterre. Un événement sans grande portée apparente, puisqu’il ne s’agissait que d’un dîner, auquel le czar, contrairement à l’étiquette usitée alors à la cour de Russie, avait convié le ministre de la reine à Saint-Pétersbourg, sir Hamilton Seymour, et lady Seymour, lui laissait surtout quelques soupçons. Dans un gouvernement absolu, où la volonté du maître pouvait tout, aucun détail, dût-il même sembler puéril, n’était à dédaigner. Notre ministre à Saint-Pétersbourg écrit donc à M. Thouvenel, le 30 avril 1853:

«Mon cher collègue, j’ai adressé au ministre, le 19 de ce mois, une dépêche chiffrée pour lui faire connaître un fait inusité dans l’étiquette et les usages de la cour de Russie, parce que ce fait, joint au bruit public et à quelques autres circonstances, me semblait de nature à faire croire à une entente secrète entre la Russie et l’Angleterre. Ces soupçons se sont évanouis dans mon esprit, et les avances gracieuses faites par l’empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour n’étaient qu’un remerciement à l’Angleterre pour l'immobilité de sa flotte et pour les conseils qui nous avaient été donnés au sujet de la nôtre. Lord Clarendon a voulu se faire valoir à ce sujet, et il y a réussi. J’ai su, par une des personnes qui ont assisté au dîner donné par l’empereur Nicolas à sir Hamilton et à lady Seymour, que l’impératrice avait bu à la santé de la reine Victoria, et que l’empereur avait dit:

«Les Anglais ont des moyens d’influence à Constantinople qui leur sont particuliers. Moi, je n’ai malheureusement vis-à-vis des Turcs que les menaces de la force matérielle, et j’ai dû les employer. Mais, je me suis expliqué franchement à ce sujet; je suis un homme loyal. Le ministère anglais a cru, sans hésiter, à ma loyauté. Je suis très sensible à cette preuve de confiance, et je l’en remercie cordialement.»

L’empereur n’a rien ajouté en blâme ou en éloge sur la France, ni sur aucune autre des grandes puissances. Le lendemain de ce jour, Sa Majesté m’avait engagé à une parade extraordinaire. La grippe, qui me fait souffrir depuis une quinzaine de jours, pour la première fois depuis mon séjour ici, me força de m’excuser. Quelques jours après, nouvelle invitation, et même refus pour la même cause. L’empereur a envoyé savoir de mes nouvelles et m'a fait exprimer ses regrets. Il n’est pas mal que les circonstances m’aient donné l’occasion de me faire désirer. Je n’ai, du reste, rien témoigné, au sujet du dîner donné au ministre d’Angleterre, et je me suis contenté de répondre au général Kisseleff qui m’en parlait avec intérêt pour moi:

«Je trouve tout naturel que les frères et les sœurs (allusion aux qualifications entre souverains et souveraines) soient mieux traités que les amis (qualification inusitée qu’avait donnée l’empereur Nicolas à l’empereur Napoléon III). C’était, du reste, le seul moyen qu’avait l’empereur Nicolas de compenser, à l’égard de sir Hamilton Seymour, les bontés que ma qualité d'officier général lui permet d’avoir tous les jours pour moi, et je suis charmé de cette bonne fortune pour un collègue que j'aime et que j’estime.»

Sir Hamilton, très sensible à mon procédé, qui n’a pas été imité par d’autres collègues, est redevenu confiant, et m’a bien assuré que l’Angleterre marcherait toujours d’accord avec la France, si la Russie voulait empiéter sur l’intégrité de l’empire ottoman. Il croit, du reste, comme moi, que ces menaces armées n’ont pas d’autre but qu’une intimidation que la Russie a cru maladroitement nécessaire. Il m’assure aussi que M. de Nesselrode lui a exprimé les intentions les plus conciliantes au sujet de la question des Lieux Saint-s, et le désir de la voir terminée par le prince Menchikoff et M. de Lacour. Je crois que le moment est favorable, car les armements de la Russie commencent à lui peser, et elle a été effrayée des conséquences fâcheuses qu’ils peuvent amener, malgré elle, d’autant plus que la partie raisonnable et politique peut se trouver entraînée en sens contraire par l’esprit religieux des populations et par l’ambition des jeunes officiers et du vieil esprit russe. Au sujet de la destitution de M. Garachanine, premier ministre du prince de Servie, M. de Nesselrode, avec une animation qui ne lui est pas ordinaire, m’a dit «que c’était un mauvais homme, ingrat vis-à-vis de la Russie, et animé d’un esprit politique dangereux, malheureusement trop répandu en Servie et dans les provinces danubiennes. La Servie, a-t-il ajouté, nous doit son existence; et, dans notre position, vous ne souffririez certainement pas qu’elle se fît votre ennemie et l’ennemie des principes conservateurs. C’est ce dernier motif surtout, qui a indisposé l’empereur Nicolas, et qui le guide en ce moment dans ses relations avec la Turquie et les provinces qui sont sous sa souveraineté.»

Les diplomates français contemporains du général de Castelbajac ont été sévères pour sa mission. à Saint-Pétersbourg. On a accusé le général de partialité en faveur de l’empereur Nicolas. On a été jusqu’à dire qu’il avait compromis les intérêts du gouvernement français à la veille de la guerre de Crimée. Ce reproche, disons-le hautement, nous paraît absolument injuste. Que le général de Castelbajac eût mieux réussi dans sa mission, s’il avait eu l’honneur de représenter en Russie la France de 1891, qu’il ne réussit en ayant l'honneur de représenter la France de 1853, cela n’est pas douteux! Qu’il fût un peu sous le charme de l’empereur Nicolas, nous l’accordons volontiers. Que la question des Lieux Saint-s l’agaçât par sa longueur et par son obscurité, comment eût-il pu en être autrement? Mais il ne sacrifia aucun intérêt essentiel; il fit les plus louables efforts pour maintenir la paix, et il regretta hautement la rupture de 1854. Voilà la stricte vérité. Ajoutons que ce vaillant soldat de 1812 n’avait pas la prétention d’être un Talleyrand; mais les extraits que nous avons déjà cités de sa correspondance privée, qui est entre nos mains, dénotent, on nous l’accordera, des qualités qui ne sont pas l’apanage du premier venu, et que complétaient une éducation mondaine accomplie et un esprit naturel du meilleur aloi. Revenons maintenant à Constantinople.

A la date du 5 mai, le gouvernement ottoman se décida à formuler une réponse officielle aux demandes de la Russie, et le ministre des affaires étrangères transmit au prince Menschikoff deux firmans adressés à Hafiz Pacha, gouverneur du sandjak de Jérusalem, dans lesquels le sultan faisait connaître ses résolutions. Dans le premier firman, relatif à la grande coupole de l’église du Saint-Sépulcre, Abdul Medjid spécifiait que cet édifice serait restauré «dans sa forme actuelle, telle quelle», et que, s’il était apporté quelque altération à cette forme, le patriarche grec de Jérusalem serait autorisé à présenter ses observations. Il était décidé, en outre, que les maisons attenantes à l’église du Saint-Sépulcre, se trouvant être «des lieux de retraite et de prière pour les musulmans», ces locaux ne pouvaient être démolis, mais le sultan ordonnait le murage des fenêtres qui donnaient directement sur le Saint- Sépulcre. Or on a vu que le prince Menchikoff avait qualifié de «harem une construction que le firman appelle un lieu de prière». Il était dit que, même dans l’appréciation des faits matériels, car enfin il est difficile de confondre un harem avec un lieu de prières, les obscurités de la question, ou le manque de foi, ne perdraient jamais leurs droits! Dans le second firman, également adressé au gouverneur de Jérusalem, et relatif aux «privilèges des Grecs dans l’usage des Lieux Saint-s», le sultan décrétait que les Latins conserveraient une clef de l’une des portes de la grande église de Bethléem, afin de pouvoir ainsi traverser l’église supérieure pour se rendre dans la grotte de la Nativité, située au-dessous. De plus, l’étoile d’argent indiquant le lieu même de la naissance du Christ, qui avait été dérobée en 1847, serait rétablie aux frais du sultan, «comme un souvenir solennel à la nation chrétienne, disait Abdul Medjid, de notre part impériale». Quant au tombeau de la Vierge, il était décidé que les Grecs auraient le droit d’y officier les premiers, en commençant au lever du soleil; qu’après eux viendraient les Arméniens, puis, en dernier lieu, les Latins, et tous durant une heure et demie. Les deux jardins de Bethléem, contigus au monastère franc, devaient être, comme par le passé, administrés par les Grecs et les Latins, sans droit de «prééminence» des uns sur les autres. Le sultan terminait en confirmant à tout jamais, à chaque rite, la possession des sanctuaires qui se trouvaient entre leurs mains, «soit en commun, soit d’une manière exclusive».

Dès que l’on connut à Paris le détail des exigences du prince Menchikoff relativement à la question des Lieux Saint-s, M. Thouvenel écrivit, à la date du 14 mai 1853, au général Castelbajac:

«Général, les affaires de Constantinople ne marchent pas au gré de nos désirs. Les renseignements fournis par M. de Lacour sont un peu confus, mais il en résulte que la Russie tient plus à un succès particulier qu’à un accord avec nous. Ainsi, on rejette, dans le tombeau de la Vierge, le système de rotation par jour, qui coupait court à toute difficulté, et on tient à la rotation par heure, pour attester un droit de préséance en faveur des Grecs I On veut faire constater de nouveau, par un firman, la limite de nos concessions, et spécifier encore une fois que les Latins, pour avoir une clé, n’ont pas le droit d’exercer leur culte dans l’église de Bethléem! Le sommet de la coupole sera réparé aux frais du sultan, mais le patriarche grec seul sera reçu à présenter des observations! Je ne veux pas dire que tout cela soit bien grave. Nous voulons sincèrement en finir, mais le débat, au lieu de se terminer par une entente, sera clos par des paroles amères. Nous laisserons faire, mais en grondant, tandis qu’en acceptant nos propositions, nous étions engagés à nous taire, ou même, et c’eût été mon avis, à nous déclarer satisfaits. Pour le reste, en outre, nous aurions pu nous montrer plus coulants. Nous aurons double motif, au contraire, pour encourager la Porte à résister aux autres demandes du prince Menchikoff, et, sur ce terrain-là, nous sommes sûrs d’avoir les Anglais avec nous. En résumé donc, l’ambassadeur de Russie, le Jupiter tonnant, n’aura remporté, sur la question des Lieux Saint-s, qu’un triomphe mesquin et discuté. Il se sera attiré, de la part du sénat de Servie, une démonstration fort désagréable, et n’aura rien gagné au sujet de la protection de l’Église grecque et des chrétiens rayas de la Porte, à moins que son cabinet ne soit prêt à entrer dans la carrière des aventures. Toute cette campagne n’est pas heureuse, et c’est ce qui m’effraye, car il me semble difficile qu’après avoir débuté si bruyamment, l’empereur de Russie reste longtemps sous le coup d’un si mince résultat. Nous verrons donc bientôt, je le crois, la question d’Orient se rouvrir plus complètement, et il faudra aviser à de grandes résolutions. On paraît s’y attendre à Londres, et je remarque que le langage de lord Clarendon devient de plus en plus net. Si un fait venait démontrer à l’Angleterre qu’elle a été mystifiée, elle se réveillerait de son apathie, et ce serait peut-être à nous à la retenir.»

Du haut de leur observatoire du quai d’Orsay, M. Drouyn de Lhuys et M. Thouvenel voyaient donc très clairement s’amonceler l’orage vers l’Orient. Retournons maintenant sur les rives du Bosphore. Le prince Menchikoff accusa réception, dans la journée même du 5 mai, au ministre des affaires étrangères, Rifaat Pacha, des deux firmans que nous venons d’analyser, et il informait le ministre turc qu’il placerait ces pièces sous les yeux de son gouvernement. Mais le prince ajoutait que, comme, jusqu’à ce jour, aucune réponse ne lui avait encore été faite sur le point le plus important de ses communications, c’est-à-dire le projet de convention destinée à garantir les intérêts de l’Église orthodoxe d’Orient, il se voyait contraint par ses instructions de fixer la date du 10 mai comme terme extrême à une communication des ministres du sultan. L’ambassadeur terminait sa note en déclarant» qu’il ne pourrait considérer un plus long délai que comme un manque de procédés envers son gouvernement, ce qui lui imposerait les plus pénibles obligations». A cette note, qui avait tous les caractères d’un ultimatum, se trouvait joint le projet de convention qui résumait définitivement les revendications de la Russie. Cette pièce, en raison de son importance, mérite d’être analysée de près. Pour tout lecteur attentif, elle marque, dans les prétentions russes, un mouvement de retraite mal dissimulé sous les formes dont continuait, par habitude et peut-être aussi par embarras, à s’envelopper le prince Menchikoff. Comme l’empereur son maître, ce diplomate avait échafaudé tout le succès de ses démarches sur l'intimidation. L’habileté, mêlée d’apathie, que les Turcs, sûrs de l’appui de la France et de l’Angleterre, avaient opposée au système compressif de l’ambassadeur extraordinaire du czar, allait consommer l’échec de la diplomatie russe jusqu’à le rendre humiliant. Que contenait, en effet, cette fameuse convention qui devait assurer à jamais le bonheur de l’Église orthodoxe d’Orient? Le prince Menchikoff y réclamait, dans l’article premier, le maintien des privilèges et immunités dont jouissait ab antiquo le clergé orthodoxe de l’empire ottoman, mais, les avantages qu’une interprétation arbitraire ou machiavélique pouvait faire découler de ce membre de phrase, subissaient, à la fin du même paragraphe, une mutilation décisive, quand l’envoyé russe ajoutait, que ces privilèges et immunités antiques seraient assurés, dans les États de la Sublime Porte ottomane, «sur la base du statu quo strict existant». Ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, il était impossible, dans un document qui devait être aussi sérieux, d’afficher une contradiction plus fragrante. Le prince Menchikoff montrait, dans cette occasion solennelle, une ignorance en matière d’orthodoxie orientale qui confond le spectateur attentif de ces événements. Il ne se rappelait sans doute pas la définition que le prince de Talleyrand, grand seigneur comme lui, mais, de plus, grand esprit, donnait de la diplomatie, quand il l’appelait «la théologie de la politique». Il est vrai que le prince Menchikoff n’avait jamais été archimandrite comme le prince de Talleyrand avait été évêque! mais il aurait pu suppléer aux lacunes canoniques que renfermait son esprit, brillant d’ailleurs, en faisant adjoindre à son ambassade un théologien grec de moyenne force. Dans l’article II, il était spécifié que les droits et avantages concédés, à l’avenir, par le gouvernement ottoman aux autres cultes chrétiens, seraient considérés comme appartenant au culte orthodoxe. Les articles III et IV revenaient sur la protection des «droits et immunités» et sur la réparation de la grande coupole du Saint- Sépulcre, avec un luxe de phraséologie destiné sans doute à voiler l’inanité du fond. L’article V réclamait la construction, à Jérusalem, par le gouvernement russe, d’une église et d'un hôpital pour les pèlerins. L’article VI confirmait toutes les stipulations antérieurement intervenues entre la Russie et la Turquie. Réduites même, ainsi qu’on en peut juger, à des proportions assez modestes, les réclamations d’abord si bruyantes du prince Menchikoff, ne furent pas admises dans leur intégralité par les ministres turcs. Ce fut seulement alors, et en présence de l’obstination de la Sublime Porte, que l’ambassadeur du czar, blessé dans son orgueil et mécontent de voir des concessions, que l’empereur Nicolas n’approuvait peut-être pas, rendues inutiles par l’inertie du Divan, recourut de nouveau aux allures cavalières, et, en dernier terme, à la rupture, suprême moyen d’action en Turquie. Mais cette rupture même, on le verra, le prince Menchikoff ne s’y décida qu’à regret et en désespoir de cause. Elle fut, pour ainsi dire, le dernier échec de sa mission, qui n’en était plus à les compter! Rifaat Pacha s’empressa de répondre, le 12 mai, que l’érection, à Jérusalem, d’une église et d’un hôpital russes serait autorisée par le sultan, et qu’il n’était jamais entré dans l’esprit d’Abdul Medjid d’apporter un changement quelconque aux privilèges religieux accordés aux communautés chrétiennes. Quant à conclure avec la Russie un traité spécial sur ce sujet, Rifaat Pacha déclarait qu’agir de la sorte serait pour la Turquie «compromettre les principes fondamentaux de son indépendance et de sa souveraineté; qu’en conséquence, il ne pouvait consentir à négocier sur de pareilles bases, et que son gouvernement en appelait, sur ce point, à l’opinion publique du monde entier et à la loyauté de l’empereur de Russie». Dans la même journée, le grand vizir, Méhémet Ali Pacha, qui n’avait jamais cessé d’être activement mêlé aux négociations, dépêcha au prince Menchikoff le premier drogman du Divan impérial, Noureddin Dey, afin d’inviter l’ambassadeur russe à une conférence fixée au lendemain, 13 mai, à une heure. Cette réunion devait avoir lieu dans le palais que possédait le grand vizir à Kourou-Tchesmé, lieu de plaisance sur le bord de la mer et peu éloigné de Constantinople.

Le prince Menchikoff, fidèle à son système d’intimidation, et voulant ainsi témoigner du mécontentement que lui causait la lenteur des négociations, avait quitté Péra depuis le 4 mai, et s’était retiré à bord de la frégate russe la Bessarabie, qui mouillait en face de Bujukdéré, point situé dans le haut Bosphore, à proximité immédiate de la mer Noire, et où se trouve établie la résidence d'été des ambassadeurs du czar à Constantinople. Ce fut là que vint le chercher l’invitation de Méhémet Ali Pacha. Le prince l’accepta.

Le lendemain, à l’heure indiquée, le grand vizir attendait l’envoyé de Russie, lorsque, à son vif étonnement, il aperçut, des fenêtres de son palais, la frégate russe, battant pavillon d’ambassadeur, redescendre majestueusement le Bosphore sans s’arrêter au débarcadère convenu. L’étonnement de Méhémet Ali Pacha se changea bientôt en stupeur, quand il apprit, qu’au lieu de se rendre à Kourou-Tchesmé, ainsi qu’il l’avait promis, le prince Menchikoff s’était fait conduire directement à l’Échelle de Bechik Tasch, la plus voisine du palais du sultan, et qu’il s’était présenté inopinément chez Abdul Medjid, bien qu’il eût appris la veille, que ce prince, fort affecté de la mort de la princesse sa mère, était enfermé dans le harem, et n’était visible pour personne. Mais il semblait que l’ambassadeur extraordinaire du czar prît plaisir à fouler aux pieds toutes les lois de l’étiquette et même des simples convenances. Malgré les sévérités de la consigne, le drogman de l'ambassade russe insista de telle manière, que le prince Menchikoff fut introduit auprès du sultan qui fit trêve à sa douleur pour le recevoir. L’entretien fut d’ailleurs très court, et l’envoyé de Russie le termina en disant à Abdul Medjid: «Je supplie Votre Majesté de peser mûrement les conséquences que peut avoir une résistance prolongée, de sa part, aux désirs de l’empereur Nicolas.» Regagnant ensuite sa frégate, le prince, placé en évidence sur le pont, attendit quelques instants, sous les fenêtres mêmes du sultan, comme s’il comptait sur une communication suprême. Puis, ne voyant rien venir, il donna l’ordre de reprendre le chemin de Buyukdéré.

Les conséquences de la visite inopinée du prince Menchikoff au sultan ne se firent pas attendre. Le soir même, le grand vizir Méhémet Ali Pacha, et le ministre des affaires étrangères, Rifaat Pacha, un protégé de la Russie pourtant, étaient destitués. Ces personnages eurent pour successeurs, au grand vizirat, Mustapha Pacha, et, au ministère des affaires étrangères, Rechid Pacha, le célèbre homme d’État ottoman dont l’ambition jalouse et l’avidité financière sans frein supportaient impatiemment une retraite, même momentanée. Abdul Medjid, prince doux et faible, plus que jamais livré, en présence d’un ennemi d’apparence formidable, aux hésitations de son esprit timoré, espérait, par un changement de personnes opéré dans ses conseils, gagner du temps, et même, peut-être, adoucir le courroux déchaîné de l’empereur Nicolas. Mais, à côté des hautes considérations politiques qui avaient pu influer, dans cette crise, sur l’esprit du sultan, viennent se ranger de moindres causes trop souvent inconnues, par suite de leur petitesse même, et qui n’en sont pas moins quelquefois, surtout en Orient, des causes déterminantes.

On a pu dire avec justesse, qu’en France, et même de notre temps, tout finissait par des chansons. Mais combien n’est-il pas plus juste de dire, qu’en Turquie, tout commence et tout finit par une intrigue de palais 1 Nous trouvons une nouvelle preuve de cette vérité dans le curieux récit que l’on va lire, et qui relate des faits restés, jusqu’à ce jour, absolument ignorés, même du grand public politique.

Peu de jours après avoir pris possession de l’ambassade de France à Constantinople, vers le milieu de l'année 1855, M. Thouvenel, encore sous le coup des graves événements qui avaient précédé et amené la guerre de Crimée, événements auxquels il avait été activement mêlé, on l’a vu, en sa qualité de directeur des affaires politiques au Département des affaires étrangères, eut l’occasion d’avoir, avec l’ancien grand vizir, Méhémet Ali Pacha, dont le nom est souvent revenu dans notre récit, une conversation tout intime et dont l’objet lui parut, fort heureusement pour notre curiosité, assez important, pour qu’aussitôt rentré chez lui il prît le soin d’en noter les traits principaux. La pièce que nous allons citer est en entier écrite de la main de M. Thouvenel. Nous avons été assez heureux pour la retrouver dans ceux de ses papiers qui sont en notre possession. Le récit est piquant, et, toute personne ayant habité Constantinople ne pourra manquer d’en reconnaître la saveur vraiment orientale. Mais laissons la parole à M. Thouvenel (6):

«Par suite de la mention qui fut faite du retour, à Constantinople, du logothète Nicolas Aristarchi, j’adressai à Méhémet Ali Pacha la question, si ce personnage s’était présenté chez lui? Méhémet Ali Pacha répliqua, qu'en effet Nicolas Aristarchi s’était présenté chez lui et s'était jeté à ses pieds en fondant en larmes et en implorant sa clémence. Cet incident fit tomber la conversation sur la mission du prince Menchikoff, pendant laquelle Méhémet Ali Pacha était grand vizir, et sur le rôle qu’avait joué, à cette époque, Je personnage qui venait de rentrer à Constantinople. J’avais particulièrement pour but, en entamant cette revue rétrospective, de dissiper les doutes qui me restaient sur le retour au pouvoir de Rechid Pacha, retour d’autant plus inexplicable qu’il avait été amené par les démarches directes du prince Menchikoff près du sultan. C’est maintenant Méhémet Ali Pacha qui parle:

«La cause primitive de la mission du prince Menchikoff a été une prière ou supplique que des notables grecs ont fait parvenir à l’empereur Nicolas. Dans cette pièce, on appuyait sur la position peu digne à laquelle la Russie se trouvait réduite, à Constantinople, en comparaison de la position de la France et de l’Angleterre. On désignait les moyens favorables» pour en sortir. On indiquait comme moyen d’atteindre ce but, une mission extraordinaire dont le chef, en tenant un langage ferme et menaçant au Divan, ne manquerait pas de faire obtenir à l’empereur Nicolas une autorité absolue sur l’Église grecque dans les domaines du sultan, donc, en même temps, une autorité absolue sur la nation grecque, terme qui, d’après l’usage» oriental, implique La totalité des membres de l’Église grecque, de quelque nationalité qu’ils soient. Cette pièce ou supplique a été signée par le patriarche grec de Jérusalem, par le logothète Nicolas Aristarchi, par l’ex-prince de Samos Vogoridès, par le banquier Misse Yani, par M. Lazaraki et d’autres, tous, et tant» qu’ils sont, et, encore à l’heure qu’il est, partisans zélés et acolytes de Rechid Pacha. M. Ozéroff l’a transmise à Saint-Pétersbourg, et l’a chaudement appuyée.

«Le prince Menchikoff, dans les premières conférences qu’il eut avec moi, usa d’un langage menaçant envers la Turquie, et parla de la France et de l’Angleterre avec haine et mépris. C’est de cette manière qu’il essaya de m’imposer le Sened (traité). Rencontrant, de ma part, une résistance opiniâtre, il laissa tomber le projet de Sened et proposa une alliance offensive et défensive. Comme ce projet, cependant, livrait la Turquie, pieds et poings liés, à la Russie, et, en même temps, amenait inévitablement une rupture avec la France et l’Angleterre, j’essayai de revenir à la première proposition du prince, le Sened. J’avais bien remarqué, en effet, que le prince Menchikoff n’avait point l’intention de chercher une rupture, mais bien celle de l’éviter, si cela était possible. J’avoue que, dans la recherche d’une solution pacifique de la question, je fus secondé: 1° par le prince Menchikoff; 2° par le premier drogman de la mission russe, Argyropoulo. Je fus contrarié: 1° par Rechid Pacha; 2° par le logothète Nicolas Aristarchi; 3° par MM. Ozéroff et Balabine. Le premier voulait se ressaisir du pouvoir. Le second avait des vues personnelles. Les deux autres craignaient d’être compromis vis-à-vis du gouvernement qu’ils servaient. Il s’agissait, en premier lieu, de détacher le prince Menchikoff du premier drogman russe Argyropoulo, favorable aux idées conciliantes, pour le livrer entre les mains du logothète Nicolas Aristarchi, et, par là, de Rechid Pacha. Voici comment l’on y parvint: on fit connaître au sultan que M. Argyropoulo désirait posséder une maison de campagne, et qu’il était trop pauvre pour en acheter une. Le sultan lui fit cadeau d’une maison à Buyukdéré. Toute cette transaction, et le don impérial lui-même, eut lieu sans que M. Argyropoulo s’en doutât. Je l’appris, et je tâchai de déjouer l’intrigue que j’entrevoyais, en demandant que l’on fit surseoir au cadeau de la maison. Mais le logothète Nicolas Aristarchi me prévint. Il remit à M. Argyropoulo, qui était tout ébahi de la bonne fortune qui lui arrivait, les clefs de la maison, signe de possession, usité en Orient, et alla, de suite, le dénoncer près de son chef. Le prince Menchikoff interpella son premier interprète, et, n’ayant point ajouté foi aux assurances de ce dernier, comme quoi toute cette transaction lui était restée étrangère, le suspendit de ses fonctions. En effet, M. Argyropoulo, dans sa première surprise, avait été assez sot pour garder les clefs au lieu de les refuser. Elles se trouvaient donc entre ses mains, quoique depuis peu d’heures. Depuis ce moment, le prince Menchikoff se trouva entre les mains du logothète Nicolas Aristarchi ou plutôt de Rechid Pacha, qui, de son côté, avait pris certains engagements vis-à-vis du logothète, pour le cas qu’il l’aidât à se ressaisir du pouvoir. Tous les autres employés du drogmanat russe étaient incapables de figurer dans une négociation politique.

«Cependant les négociations entre l’ambassadeur russe et moi avaient avancé. Je puis hardiment assurer que ces négociations étaient quasi terminées et que, conjointement avec le séraskier (ministre de la guerre), j’avais trouvé le» moyen d’écarter la dernière difficulté qui restait à vaincre. Il s’agissait de la manière dont serait mentionné le traité de Kainardji, dans la note que nous remettrions au gouvernement russe, car c’était à une note que le Sened se trouvait réduit! J’avoue que le prince Menchikoff m’avait aidé de bon cœur à écarter le reste des difficultés. J’avais agi vis-à-vis de lui avec la plus entière franchise. Je lui avais surtout prouvé que la Russie, par ses exigences, nous poussait» à nous jeter, corps et âme, dans les bras des puissances maritimes, et que le moment arriverait, comme en vérité il est arrivé, où nous ne serions plus que des instruments entre leurs mains, et qu’il ne nous manquerait pas la volonté, mais bien la faculté d’agir à notre gré. Je voyais depuis longtemps que le prince Menchikoff voulait sortir de l’impasse dans laquelle il s’était fourvoyé, en suivant les conseils que la vanité et le désir de ne point gâter leur carrière dictaient à MM. Ozéroff et Balabine. Je voyais que la Russie ne désirait point une ruptare. C’était le 13 mai que la dernière main» devait être apposée à l’œuvre de paix. J’attendais, à ce propos, le prince Menchikoff chez moi. J’étais parfaitement sûr de réussir. Cependant, Rechid Pacha, par l’entremise du logothète Nicolas Aristarchi, était informé de la situation. La paix allait être assurée sans lui.

«Il résolut de frapper un grand coup. Le logothète se rendit chez le prince Menchikoff, dans» la journée du 2 mai, et lui apporta l’assurance que Rechid Pacha, une fois rentré au pouvoir, signerait le Sened tel qu’il avait été présenté en premier lieu, en faisant abstraction des concessions auxquelles le prince Menchikoff s’était déjà prêté vis-à-vis de moi. Le prince Menchikoff donna dans le panneau. Au lieu de venir chez moi, il passa chez le sultan, et demanda et obtint la nomination de Rechid Pacha aux affaires étrangères. Quand il demanda ensuite à Rechid l’accomplissement de sa promesse, celui-ci nia effrontément, et en assurant qu’il se ferait plutôt couper les mains que de signer le Sened, avoir pris à cet égard le moindre engagement. Un diplomate très puissant (l’ambassadeur d’Angleterre, lord Stratford de Redcliffe) aurait-il eu sa main dans cette transaction? Aurait-il trouvé, qu’en agissant en bon patriote et en serviteur dévoué de mon maître, j’avais fait trop de concessions à la Russie? Avait-il craint de voir s’évanouir le prestige qui l’environnait, et de voir réduite la prépondérance de l’influence anglaise à une parité? L’avait-il craint à plus forte raison, peut-être, que le prince Menchikoff avait refusé d'avoir recours à son intervention, intervention que cependant il lui avait offerte? Ce sont là des questions que je ne» puis que soulever. La suite est connue. Le logothète Nicolas Aristarchi fut éconduit par le prince Menchikoff (7). Le grand menteur, cependant, Rechid, était rentré au pouvoir. Toute fois, l’affaire pouvait être redressée. Je proposai au sultan de m’envoyer à Saint-Pétersbourg. Je connaissais l’empereur Nicolas. Je lui au rais parlé, pièces en main, avec franchise et vérité, et j’aurais fait appel à sa magnanimité. Je suis encore persuadé que j’aurais réussi!» Rechid cependant, s’il ne put faire rejeter tout» d’abord mon projet, put en faire suspendre l’exécution. Le passage malheureux du Pruth, la déclaration de guerre intempestive de la part de la Porte, le firent abandonner. J’aurais voulu que vous fussiez présent à l’entrevue que j’ai eue avec le logothète, il y a trois jours! Vous auriez entendu que, point par point, je lui rappelai ces circonstances; que je le sommai de me dire s’il ne croyait pas qu’un arrangement honorable pour nous, acceptable pour la Russie, avait été imminent, pourvu que le prince Menchikoff, comme il me l'avait promis, se fût rendu chez moi dans la matinée du 13 mai, et vous auriez vu et entendu que celui auquel j’adressais ces questions ne pouvait que me répondre affirmativement en se frappant la poitrine et en versant des pleurs!»

Voilà certainement une page curieuse de l’histoire secrète de la diplomatie contemporaine! Par l’organe de personnages parfaitement en situation de tout savoir, et de première main, ce récit pittoresque éclaire d’un jour nouveau les diverses phases de la célèbre mission du prince Menchikoff en 1853. Chaque acteur y joue son rôle d’une façon caractéristique, et le point d’interrogation que, par politesse sans doute, Méhémet Ali Pacha, dévoué pourtant à l’Angleterre, semble mettre devant la conduite, dans toute celte négociation, de lord Stratford de Redcliffe, équivaut à un acte d’accusation en règle contre ce diplomate. Non seulement en effet l’ambassadeur britannique à Constantinople, par rancune personnelle et par ambition déçue, compliquait à plaisir, dans l’affaire des Lieux Saint-s, les questions qui auraient pu se résoudre grâce à des concessions réciproques, non seulement il faisait peser sur le sultan et sur ses ministres un joug que les avantages de l’alliance anglaise ne les empêchaient pas de trouver humiliant, mais encore il devait donner au monde politique ce spectacle unique, de voir l’alliance de l’Angleterre et de la France, si intime sur les champs de bataille de Crimée, se changer en une hostilité ouverte sur le terrain de Constantinople.

Cette lutte diplomatique entre la France et l’Angleterre, en pleine alliance, est un chapitre curieux de l’histoire contemporaine, sur lequel les documents que nous avons en main nous permettront de revenir utilement. Mais arrivons aux derniers jours de la mission du prince Menchikoff.

Le 15 mai, le nouveau ministre des affaires étrangères, Rechid Pacha, arrivé au pouvoir à la suite de l’intrigue dont on a lu plus haut le détail, fit connaître à l’envoyé du czar que les modifications ministérielles qui venaient d’avoir lieu ne lui permettaient pas de répondre immédiatement à la dernière note russe. Rechid demandait un délai de cinq jours. Dans la journée du 17, tous les anciens grands vizirs, les pachas, les ulémas, furent convoqués en réunion plénière. L’avis unanime fut que l’on ne pouvait acquiescer aux exigences de la Russie. Le 18 mai, dans une note datée de Buyukdéré, le prince Menchikoff accusa réception à Rechid Pacha de la note turque qui lui avait été adressée par son prédécesseur Rifaat Pacha et dont on a lu l’analyse plus haut. L’ambassadeur extraordinaire de l’empereur Nicolas se plaignait de ce que la réponse du gouvernement ottoman «fût loin de répondre aux espérances que lui avaient fait concevoir la gracieuse réception et le langage de Sa Majesté le sultan». Les assurances de la Sublime Porte étaient qualifiées «d’évasives et d’illusoires». Les deux firmans «ne pouvaient pas, en présence des anciens, offrir les garanties désirées par l’empereur de Russie». Le sultan, en rejetant avec suspicion les vœux de l’empereur en faveur de la foi greco-russe orthodoxe, «avait manqué de considération vis-à-vis d’un auguste et ancien allié». Le gouvernement russe, en conséquence, manifestait «les plus sérieuses appréhensions pour la sûreté et le maintien des anciens droits de l’Église d’Orient». Le prince gémissait sur le «déplorable égarement des pensées du gouvernement ottoman», cause permanente, selon lui, «d’une attitude insultante pour la Russie». Toute la phraséologie théâtrale qui avait présidé à la rédaction des notes russes depuis deux mois, toute la vaine rhétorique des collaborateurs du prince Menchikoff, se déployait à loisir dans ce document, parfaitement vide d’ailleurs.

Rechid Pacha ayant donné à entendre qu’une note responsive devait encore être discutée en conseil, le prince Menchikoff traita cette offre «de nouveau moyen dilatoire ne pouvant, en aucune manière, modifier sa détermination». Il terminait ce long réquisitoire en déclarant à Rechid Pacha que «la cour impériale de Russie ne pourrait pas, sans déroger, s’exposer à de nouvelles insultes en continuant à conserver une légation à Constantinople»; que «le refus de garantie pour le culte greco-russe imposait au gouvernement impérial la nécessité de chercher cette garantie dans son propre pouvoir, et que «toute tentative contre le statu quo de l’Église d’Orient imposerait au czar l’obligation d’avoir recours à des exigences que l’empereur avait toujours eu à cœur d’éviter».

Le 20 mai, dans un but de conciliation suprême, le ministre d’Autriche à Constantinople fut chargé par ses collègues d’Angleterre, de France et de Prusse, lord Stratford de Redcliffe, M. de Lacour et M. de Wildenbrück, de faire une démarche pacifique auprès du prince Menchikoff. L’ambassadeur extraordinaire répondit au ministre que, «par égard pour l’Europe», il consentirait à remplacer dans ses réclamations le mot traité par les mots «note diplomatique ayant un caractère obligatoire». Mais il exigeait une réponse dans la journée. Le ministre d'Autriche courut chez Rechid Pacha, qu’il trouva peu disposé à accepter la subtile modification proposée par le prince Menchikoff. Toutefois, le ministre des affaires étrangères du sultan dépêcha son propre fils au prince, pour lui déclarer que le patriarche grec allait recevoir un firman du sultan, maintenant à jamais aux Orthodoxes tous leurs privilèges; déclarant le statu quo, à Jérusalem, impossible à changer sans l’assentiment de la France et de la Russie; accordant à l’Église grecque tous les avantages qui pourraient être ultérieurement accordés à d’autres confessions, et décrétant la construction, à Jérusalem, d’une église et d’un couvent russes. Dans cette même journée du 20 mai, M. de Lacour alla à Buyukdéré rendre visite au prince Menchikoff, qui abandonna pour quelques instants le navire de guerre russe, le Foudroyant, sur lequel il s’était établi, afin de recevoir l’ambassadeur de France au palais de Russie. L’entrevue fut courtoise, mais ne produisit aucun résultat. Toutefois, le prince Menchikoff reconduisit M. de Lacour jusqu’à l’embarcadère même de Buyukdéré, petit fait, qui, dans un pays où les moindres gestes des grands personnages sont commentés et épiés, marqua publiquement la différence des relations qui existaient entre le prince Menchikoff et M. de Lacour, et le prince Menchikoff et lord Stratford de Redcliffe. L’impérieux ambassadeur d’Angleterre, en effet, qui, depuis son retour à Constantinople, n’avait jamais entretenu que de froides relations avec l’ambassadeur du czar, avait même eu, quelques jours auparavant, avec le prince Menchikoff une violente altercation.

Les relations personnelles entre les deux diplomates étaient rompues, et l’on en eut publiquement la preuve, en constatant que lord Stratford de Redcliffe était le seul, parmi les représentants des grandes puissances, qui n’eût pas pris congé du prince Menchikoff. Si le but de l’Angleterre et de la France, dans la question d’Orient, était devenu identique, les procédés des représentants de ces deux grandes nations étaient loin d’être les mêmes, tant vis-à-vis de leur allié commun la Turquie, que vis-à-vis de leur ennemi commun la Russie. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que les allures conciliantes de M. de Lacour étaient plus de mise, dans les délicates circonstances où l’on se trouvait, que le caractère ombrageux et violent jusqu’à l’excès de lord Stratford de Redcliffe.

Le lendemain, 21 mai, dans une dernière note, le prince Menchikoff faisait savoir à Rechid Pacha qu’il avait bien appris le projet de la Sublime Porte de proclamer une garantie pour l’exercice des droits spirituels du clergé de l’Église d’Orient, mais que cette conduite semblait dénoter chez les ministres turcs un oubli «des autres privilèges, droits et immunités, dont jouissait le clergé grec depuis les temps les plus anciens». Une semblable restriction, ajoutait le prince, ne pourrait manquer d’être considérée par le gouvernement russe, «comme un acte hostile à la Russie et à sa religion».

L’envoyé extraordinaire du czar, ne pouvant plus se faire d’illusion sur le résultat de sa mission, renonçait enfin aux ambiguïtés et aux discussions byzantines relatives aux Lieux Saint-s. Il jetait le masque, et, certain d’un échec, dévoilait, in extremis, le véritable, le seul desideratum de l’empereur Nicolas, c’est-à-dire la protection officielle de la Russie sur tous les Grecs de l’empire ottoman, avec toutes ses conséquences de juridiction civile et administrative, qui, selon l’interprétation russe des anciennes concessions des sultans, formaient l’apanage du pouvoir exercé par les patriarches grecs sur les fidèles de leur communion. La Russie voulait bien reconnaître, il est vrai, que les concessions arrachées aux sultans, à diverses reprises, étaient tombées en désuétude par suite des réformes du sultan Mahmoud; mais la mission du prince Menchikoff avait eu précisément pour but de les faire revivre. Là était sa seule raison d’être; là était le seul but que poursuivait le czar. Tout porte à croire que de semblables exigences n’auraient jamais eu chance d’être admises par la Turquie, à aucune époque. Le groupement diplomatique qui se dessina dès qu’on entrevit la vérité, encouragea la Turquie dans sa juste résistance et ruina, dès le début, les projets ambitieux de l’empereur Nicolas. Ajoutons que le choix du prince Menchikoff pour une mission aussi grave ne fut pas heureux. On a vu ses hauteurs, ses contradictions, son ignorance en matière d’orthodoxie, ses hésitations. En somme, la Turquie l’avait embarrassé par la largeur de ses concessions. Sur le terrain spécial des Lieux Saint-s, toute satisfaction avait été donnée par la Turquie à la Russie.

Quand le prince Menchikoff se vit trop écouté, il imagina de protester d’une autre manière. Combattu entre le désir d’obéir à la lettre aux volontés intimes de l’empereur Nicolas, qu’il connaissait mieux que personne, et les inquiétudes que lui causaient les conséquences imprévues d’une aventure dont trois mois de négociations lui avaient fait entrevoir les dangers, le prince Menchikoff se trouva amené à faire des concessions que son maître blâmait, à imposer à la Turquie des conditions qu’il réprouvait dans son for intérieur, bref, à mêler la faiblesse et l’incohérence aux apparences de la brutalité, ce qui, en diplomatie, constitue une double faute. Dans la nuit du 21 au 22 mai, le prince Menchikoff quittait Buyukdéré, sur sa frégate de guerre, et rentrait dans la mer Noire.


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III
LES NEUF DERNIERS MOIS DE LA MISSION DU GÉNÉRAL MARQUIS DE CASTELBAJAC A SAINT-PÉTERSBOURG

Mai 1853-février 1854.

Pendant que le confident malheureux du czar Nicolas regagne Saint-Pétersbourg, où il arriva aigri, mécontent, et peu disposé, en conséquence, à donner à son auguste maître des conseils de modération qui, pourtant, auraient été fort utiles, et auraient épargné à la Russie bien des déboires, tournons nos regards vers l’Angleterre, notre alliée de demain. Que se passe-t-il au cabinet de Saint-James? Notre ambassadeur à Londres, le comte Walewski va nous l’apprendre. Le 28 mai 1853, il écrit à M. Thouvenel:

«Mon cher directeur, ces jours derniers, j’ai fait feu de toutes mes batteries et tout semble très bien marcher. J’espère que nous allons aborder la nouvelle phase dans laquelle paraissent devoir entrer les affaires d’Orient, carrément, bien unis avec l’Angleterre, et du même pas. Le conseil délibère sur l’envoi de la flotte. Il y aura du tirage, et je m’attends un peu à un ajournement. Toutefois, tenez pour certain qu’il ne sera pas long. Les dépêches anglaises de Saint-Pétersbourg du 19, que j’ai lues ce matin, me font penser que personne n’y a envisagé le traité Menchikoff sous son véritable jour. Il semble que les ministres d’Angleterre et de France à Saint-Pétersbourg, aussi bien que M. de Nesselrode, considéraient la convention proposée par la note du 5 mai comme la chose la plus simple du monde! Ceci me prouve, une fois de plus, que, dans notre carrière, rien n’est plus difficile que de ne pas se laisser influencer par les impressions dont on est entouré, et que tous les efforts d’un agent doivent tendre à conserver un point de vue général des choses, sans se laisser

illusionner par les jeux d’optique qui produisent un mirage sous ses yeux. Je suis préoccupé d’une crainte, c’est que si le cabinet de Saint-Pétersbourg se décidait à renoncer à l’article premier de la convention de Menchikoff, ou même à en insérer le sens dans le préambule, l’opinion de l’Angleterre ne fût qu’une convention ainsi modifiée pourrait être acceptable. Je crois savoir que c’est là l’opinion de Brunnow (le ministre de Russie à Londres). Je crois savoir qu’il écrit dans ce sens à Saint-Pétersbourg. Enfin, je crois savoir qu’un des principaux motifs qui font pencher lord Aberdeen vers la temporisation, et qui lui font désirer gagner du temps, c’est l’espoir que les représentations de Brunnow pourraient bien amener le cabinet russe à se contenter d’une convention que l’Angleterre conseillerait à la Turquie d’accepter. Toutefois, d’un autre côté, lord. Stratford de Redcliffe n’encourage pas ces idées-là, et, en principe, il est contraire à tout ce qui aurait la forme d’une convention séparée entre la Russie et la Turquie.»

Le danger que signalait le comte Walewski était très grand en effet, et l’immobilité de la flotte anglaise, alors que la flotte française était déjà en mouvement, pouvait, à vrai dire, faire croire à un pas en arrière de nos futurs alliés. Lord Aberdeen, premier ministre, était d’ailleurs hostile en principe à une lutte avec l’empereur Nicolas. Qu’aurait fait la France, engagée seule dans un conflit avec la Russie? Si l’événement a prouvé qu’elle était de force à lutter avantageusement contre le grand empire du Nord, et cela dans les conditions les plus désavantageuses pour elle, cet isolement, à la veille d’une lutte, eût été plein de danger! Fort heureusement pour nous, outre l’opinion publique anglaise qui ne se taisait plus, il y avait à Constantinople, comme le fait remarquer le comte Walewski, lord Stratford de Redcliffe dont l’exaspération anti-russe devait précipiter l’Angleterre dans nos bras. Le 31 mai, dans une dépêche adressée à Rechid Pacha, le comte de Nesselrode déclarait à la Turquie que l’empereur Nicolas avait appris «avec peine» la détermination du prince Menchikoff, mais que «Sa Majesté n’avait pu que l’approuver pleinement». Le chancelier faisait une dernière tentative pour que le sultan signât «sans variation» la note du prince Menchikoff, engageant Abdul Medjid à hâter sa détermination de manière à la faire connaître «au plus tôt à l’ambassadeur extraordinaire du czar, qui se trouvait encore à Odessa». A Paris, la pensée de l’isolement possible, en face de la Russie, excitait des appréhensions dont nous trouvons la trace dans la lettre que M. Thouvenel adresse, le 1(er) juin 1853, au général de Castelbajac:

«Général, écrit le directeur des affaires politiques, je suis chargé par le ministre (M. Drouyn de Lhuys) de vous dire qu’il vous autorise à lire notre dépêche à M. de Nesselrode et à l‘empereur Nicolas lui-même, mais qu’il tient à ce que vous ne vous en dessaisissiez pas, et à ce qu’on n’en prenne pas copie. Cette dépêche, en effet, n’est qu’une expression très affaiblie de nos sentiments, et, d’autre part, elle pousse, au sujet des Lieux Saint-s, l’esprit de conciliation à un degré qui ameuterait contre nous tous les catholiques. Nous avons pensé qu’il serait de bon goût, et également d’une bonne politique, de ne pas crier aussi fort que les autres, et voici la raison de notre modération: nous ne pouvons douter que l’Angleterre, et même la Prusse et l’Autriche, achèteraient volontiers, à nos dépens, une transaction, en conseillant à la Russie de borner la convention qu’elle désire aux Lieux Saint-s. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette pilule nous serait fort amère, et, peut-être est-ce à tort, mais nous avons espéré que l’on nous saurait gré à Saint-Pétersbourg de notre politesse, et que, par réciprocité, on éviterait de tout finir par un camouflet à notre adresse particulière. Voilà, général, en termes vulgaires, l’explication de notre dépêche d’aujourd’hui. Au point où en sont les choses, nous aimerions mieux que tout se gâtât, que de payer seuls les frais d’une réconciliation. Je dois dire, il est vrai, que les apparences sont plutôt pour la première hypothèse que pour la seconde, et, alors, nous ne serions pas isolés. L’Angleterre agirait avec d’autant plus de force qu’elle se sent mystifiée, et la Prusse et l’Autriche nous en ont dit assez pour ne pas prendre parti contre nous. Si l’Autriche doit ménager la Russie à cause de la Hongrie, elle doit également compter avec nous, en raison de la Lombardie et de la Servie. Si la situation générale est grave, notre rôle, toutefois, est, jusqu’à présent, assez bon, et les cartes sont bien préparées. Je vous envoie, pour votre information personnelle, copie d’une dépêche que nous avons écrite à Londres, et qui a déterminé l’opinion du -cabinet britannique sur l’énormité des demandes du prince Menchikoff! A partir de ce moment, nous avons trouvé lord Clarendon beaucoup plus vif. La presse et le Parlement ont fait le reste. Une partie du conseil, lord Palmerston en tête, voulait que la flotte anglaise allât immédiatement rejoindre la nôtre. Lord Aberdeen a fait suspendre l’exécution de cet ordre; mais, à la moindre manifestation de la Russie, tenez pour certain que toute hésitation cessera, et que nous serons d’accord sur les moyens d’action. II est positif que les répugnances de l’Église grecque à se laisser protéger ont été pour beaucoup dans l’échec du prince Menchikoff. Cet échec est immense, et, comme je vous le disais dernièrement, voilà ce qui m’effraye 1 Une reculade est bien difficile. Le ministre de Russie à Berlin (M. de Budberg) dit tout haut qu’elle n’aura pas lieu; mais son assurance n’a pas troublé M. de Manteuffel (premier ministre prussien), qui lui a vertement répondu: «Je ne suis pas ministre de votre» maître, et j’ai le droit de vous dire que, s’il ne» désavoue pas le prince Menchikoff, il aura tout» le monde contre lui.»

Comment ne pas reconnaître, après tant de témoignages divers, que la guerre de 1854 fut l’œuvre personnelle de l’empereur Nicolas 1 Pendant un mois et demi, la gravité et la multiplicité des événements interrompent la correspondance privée établie entre M. Thouvenel et le général de Castelbajac. Résumons en quelques lignes celte période de quarante jours. Le 30 mai (de notre style), le comte de Nesselrode adressa aux représentants de la Russie à l’étranger une première circulaire, d’une longueur inusitée, qui eut un grand retentissement. Le chancelier y rappelait les négociations qui avaient précédé la mission du prince Menchikoff, et s’efforçait de prouver la longanimité et la modération de son souverain. Cet important document, auquel nous renvoyons le lecteur curieux, était l’œuvre de M. Labenski, orthodoxe fervent et rédacteur habituel, au ministère des affaires étrangères de Russie, des pièces ayant spécialement trait à la question des Lieux Sainls. M. de Nesselrode s’était contenté de le signer, et M. Drouyn de Lhuys, absorbé, à Paris, par la direction supérieure des affaires si graves qu’il avait à traiter, se bornait, selon l’usage presque constamment suivi au quai d’Orsay, à apposer son nom au bas des circulaires dont M. Thouvenel fut le seul rédacteur, pendant toute la période diplomatique qui s’étend de 1832 à 1855.

Le 8 juin, un diplomate russe, M. Balabine, fut chargé d’insister auprès de la Sublime Porte sur l’acceptation des propositions contenues dans le Sened, du prince Menchikoff, propositions sur lesquelles M. de Nesselrode était encore une fois revenu dans sa circulaire. M. Balabine, moins conciliant encore dans la forme que ne l’avait été autrefois M. de Titoff, ministre ordinaire de Russie à Constantinople, donna huit jours aux ministres turcs pour réfléchir. Le 47 juin, le sultan n’ayant pas cru devoir modifier ses intentions, M. Balabine quittait Constantinople à son tour, avec tout le personnel de la mission de Russie, cette fois, emportant avec lui les archives de la légation. Il n’y avait plus aucun doute à conserver: c’était le premier acte de la rupture! Le 26 juin, dans un manifeste solennel adressé à ses sujets, l’empereur Nicolas déclarait que, s’appuyant sur le «glorieux traité de Kainardji», il réclamait de la Sublime Porte ottomane l’engagement «d’observer religieusement l’intégrité des privilèges de l’Église orthodoxe», et que, si «l’obstination et l’aveuglement» voulaient le contraire, il appellerait «Dieu à son aide» et marcherait «à la défense de la foi orthodoxe». Cette proclamation essentiellement mystique s’adressait au sentiment si profondément religieux des masses russes. L’empereur Nicolas connaissait son peuple et appuyait là où il fallait appuyer.

Le 2 juillet, une seconde circulaire du comte de Nesselrode, adressée aux représentants de la Russie à l’étranger, annonçait que la Turquie, persistant dans son attitude de résistance, et la France et l’Angleterre ayant envoyé leurs flottes «dans les parages de Constantinople», le czar venait de donner, aux corps de troupes russes stationnant en Bessarabie, l’ordre de passer la frontière pour occuper les principautés, non pas, disait le chancelier «pour faire une guerre offensive à la Turquie», mais pour détenir ainsi une «garantie matérielle» en présence de l’alliance franco-anglaise. Le 14 juillet, le gouvernement ottoman, qui venait d’apprendre le passage du Pruth par les troupes russes, adressa à l'Europe une protestation dans laquelle il retraçait longuement les antécédents de la situation actuelle, les concessions faites au czar, et où il affirmait son désir de conciliation, en présence de l’attitude belliqueuse de la Russie.

Le 15 juillet 1853, la correspondance privée entre M. Thouvenel et le général de Castelbajac se rétablit. M. Thouvenel lui écrit:

«Général, vous aurez compris sans peine que l’interruption de ma correspondance privée, pendant plus d’un mois, ne devait pas m’être imputée à faute. J’ai à peine le temps de suffire à mes écritures officielles et à la besogne que me taille M. Labenski. La dépêche farouche que nous vous envoyons est expédiée aujourd’hui, sous forme de circulaire, à tous nos agents, et le Moniteur de dimanche prochain la reproduira. L’empereur Nicolas vous parlait l’autre jour de «l'âpreté des chancelleries». C’est la sienne qui a piqué la nôtre au jeu, et notre honneur nous commandait de répondre. Cette passe d’armes, dont nous n’avons pas pris l’initiative, est fâcheuse, mais elle ne change pas le fonds des sentiments, et nous désirons toujours la paix. L’empereur, toutefois, ne peut entendre parler que de conditions honorables, et je doute qu’on trouve un meilleur expédient que notre projet de note. La Russie a là une belle occasion de se rapprocher de la France, de passer l’éponge sur certaines choses, et peut-être de jeter les bases d’une alliance effective! Nous comprendra-t-on, là où vous êtes? Quoi qu’il arrive, général, nous n’avons à nous repentir de rien. Nous recueillons partout le bénéfice moral de la position que nous avons prise. Il nous revient des compliments de tous côtés et «nous gagnons tout ce que perd la Russie». Le mot a été dit à Vienne, où, grâce à nous, on a recouvré une certaine liberté d’action.»

La note dont parle ici M. Thouvenel, et à laquelle il formulait vaguement l’espérance de voir la Russie se rallier, avait été adoptée, à Vienne, où l’on faisait de grands efforts pour empêcher la guerre, par les représentants de l’Angleterre et de la Prusse, qui, unis au premier ministre d’Autriche et au ministre de France, s’étaient réunis en conférence, pour exercer, au nom de leurs gouvernements, une action pacifique commune. Cette note, qui prit le nom de note de Vienne, et qui était destinée à concilier le différend turco-russe, ne fut pas acceptée dans l’intégralité de ses termes par la Turquie.

Ici commence une discussion diplomatique où les mots tiennent plus de place que les faits, et dans laquelle la Turquie, sûre maintenant de l’alliance anglo-française, déploya une argutie subtile, qui rappelait trop que Constantinople avait été la capitale de l’empire byzantin. La note de Vienne disait, par exemple, dans son premier paragraphe: «Si, à toute époque, les empereurs de Russie ont témoigné de leur active sollicitude pour le maintien des immunités et privilèges de l’Église orthodoxe grecque dans l’empire ottoman, les sultans ne se sont jamais refusés à les consacrer de nouveau par des actes solennels qui attestent de leur ancienne et constante bienveillance à l’égard de leurs sujets chrétiens.»

A cette rédaction, la Sublime Porte faisait l’objection suivante: «Que les empereurs de Russie témoignent leur sollicitude pour la prospérité de l’Église et de la religion qu’ils professent, cela est naturel et il n’y a rien à dire. Mais, d’après le paragraphe ci-dessus cité, on comprendrait que les privilèges de l’Église grecque, dans les États de la Sublime Porte, n’ont été maintenus que par la sollicitude active des empereurs de Russie.»

Dans le deuxième paragraphe, la note de Vienne continuait ainsi: «Le gouvernement de Sa Majesté le sultan restera fidèle à la lettre et à l’esprit des stipulations des traités de Kutschuk Kainardji et d’AndrinopIe, relatives à la protection du culte chrétien, et, en outre, s’engage à permettre que le culte grec participe, dans la mesure la plus équitable, à tous les avantages accordés aux autres chrétiens, soit en vertu des traités, soit en vertu de stipulations spéciales.»

Les ministres turcs objectaient:

«Le traité de Kainardji, confirmé par celui d’Andrinople, existant, il est donc évident que les dispositions précises en seront fidèlement observées. Mais, en fortifiant par de nouveaux liens l’identité religieuse déjà existante entre une grande communauté des sujets de la Sublime Porte et une puissance étrangère, donner au gouvernement russe des motifs d’exercer un droit de surveillance dans de pareilles matières, ce serait partager, en quelque sorte, les droits souverains, et mettre en danger l’indépendance de l’empire.»

Rechid Pacha, après avoir encore, dans la note critiquant les propositions de Vienne, élevé d’autres objections de détail, terminait en disant que la Turquie, par déférence pour les puissances signataires du traité de 4841, accepterait la note de Vienne, si toutefois les modifications signalées par lui y étaient introduites. Cette discussion, passablement obscure, et intéressante dans son détail, pour les seuls diplomates de profession, n’avait qu’un avantage, celui de laisser encore ouvert le champ des négociations. Mais c’était là son seul mérite, et, de part et d’autre, on ne se faisait plus guère d’illusion. Le général de Castelbajac écrivait, de Saint-Pétersbourg, à M. Thouvenel, le 15 juillet 1853:

«Il y a longtemps, mon cher collègue, que je n’ai eu de vos nouvelles. Votre silence s’explique, malheureusement pour moi, par vos nombreuses occupations. Je profite aujourd’hui du courrier anglais pour tâcher de vous mettre au courant de la vraie situation des choses à Saint-Pétersbourg. Cette situation, la deuxième circulaire russe, et le désaccord des paroles et des actes du cabinet russe, l’ont rendue difficile à apprécier. La Russie, j’en ai toujours la conviction, désire éviter la guerre, mais elle voudrait que la paix lui assurât les mêmes résultats, et, après s’être imprudemment avancée, elle a l’orgueil de ne pas reculer. Elle a eu, et elle a encore, le tort de manquer de franchise et de mettre la finesse, une finesse orientale, à la place d’une habile loyauté. Elle a la simplicité un peu sauvage, ou l’effronterie du roué le plus 12 civilisé, de soutenir que c’est nous et non elle qui avons avancé le premier pion sur l’échiquier politique. De sorte que, selon elle, la partie n’aurait commencé que lorsque nous avons avancé le second, c’est-à-dire lorsque les flottes ont été à Bésika! Maintenant, il ne faut plus jouer sur les mots et sur les phrases, et il est temps que la Russie s’explique promptement et catégoriquement, car c’est le temps qui nous manque, et c’est du temps qu’elle veut gagner! N’importe, nous sortirons toujours de cette complication à notre avantage, car, désormais, dans la paix ou dans la guerre, nous ne serons pas isolés, à moins que nous ne fassions la faute, ce que je ne pense pas, d’entrer seuls dans les Dardanelles. Les judicieuses paroles que vous m’avez dites au commencement de ce débat oriental m’ont été bien utiles pour ma gouverne, et je vous en remercie pour la chose publique et pour moi-même. Malgré son effrontée ou naïve confiance dans l’éloquence et la logique de ses circulaires, le cabinet russe sent le besoin de combattre les presses anglaise, française et allemande, qui l’ont écrasé de leur réprobation unanime! Elle a, en conséquence, acheté un journal de Berlin, un journal de Francfort, et elle a envoyé à Paris M. Toutcheff, porteur de la première circulaire à M. de Kisseleff, pour tripatouiller dans la presse française! C’est un pauvre diplomate, quoique attaché à la chancellerie russe, et un littérateur pédant et romantique, qui a fait paraître, il y a quatre an*, un article contre la papauté dans la Revue des Deux Mondes, et qui est en relations avec quelques littérateurs et journalistes que l’esprit de parti rend honteusement favorables à l’étranger et hostiles au gouvernement de notre patrie. Faites donc surveiller M. Toutcheff, quelque peu dangereux qu’il puisse être dans ses rêves creux. M. Drouyn de Lhuys m’a écrit par la poste russe, pour laquelle il n’y a pas de secrets! Je lui ai répondu par la même voie, et je n’ai pas été fâché de trouver cette occasion pour faire connaître au comte Orloff, et, par conséquent, à l’empereur Nicolas, ce je que pensais du rédacteur Labenski, contre lequel j’ai une grosse dent, et de M. de Séniavine, dont l’exagération et le fanatisme sont déplorables! D’autant plus que le chancelier de Nesselrode, allemand et luthérien, et, en tout, fort peu orthodoxe, n’ose pas trop se prononcer contre son adjoint, en ces matières ardentes qui pourraient bien lui brûler les doigts, quelque souple et adroit qu’il soit.»

Pendant ce temps, à la date du 27 juillet, le sultan lançait de Constantinople un manifeste, rappelant, dans un langage fort digne, les derniers événements, leurs causes et engageant tous ses sujets musulmans à ne témoigner que de la bienveillance à tout membre des communions «arménienne, catholique, protestante ou juive», ainsi qu’aux membres «de la nation grecque». Mais cet appel à la modération, de quelque haut qu’il partît, ne devait pas avoir, pour l’instant du moins, de portée pratique..

Le 1(er) août 1833, M. Thouvenel répondait au général de Castelbajac:

«Général, je m’ennuyais après votre écriture et j’ai été charmé de la revoir. J’ai pris bonne note de M. Toutcheff, que M. de Moustier me signalait également de Berlin, et, demain, je le recommanderai à la police. Je n’ai pas grand-chose à ajouter à la dépêche. A Constantinople, après avoir dormi trop longtemps, on s’est réveillé mal à propos. Le plan de Vienne est de beaucoup préférable à celui qu’on nous suggérait de Stamboul, et il est assez remarquable que ce soit M. de Buol (premier ministre autrichien) qui ait été le premier à rejeter l’œuvre de M. de Brück (ministre d’Autriche à Constantinople, inspirateur des propositions turques). Voilà la Russie mise en demeure de s’expliquer, et, bien certainement, nous passerons les Dardanelles et, peut-être, le Bosphore, si tout n’est pas fini à la fin du mois. Notre escadre serait trop mal à Bésika, une fois l’automne arrivé, et elle ne saurait rentrer à Toulon sans s’exposer à une bordée de pommes cuites! Tout le monde, en France, désire la paix; mais, l’enceinte de la Bourse exceptée, on veut partout que notre politique soit digne et forte. La mauvaise conclusion des affaires du Levant serait très nuisible à la considération du gouvernement, et l’empereur le sent très bien.»

La diplomatie cependant ne perdait pas encore courage, et, en tout cas, témoignait d’une activité presque sans précédent. Le général de Castelbajac, à Saint-Pétersbourg, ne pouvait se faire à l’idée que la guerre sortirait de la question des Lieux Saint-s. Dans son désir de voir la paix maintenue, il en arrivait à s’illusionner lui-même sur les dispositions de l'empereur Nicolas. C’est ainsi qu’il écrit à M. Thouvenel, à la date du 2 août 1853:

«Je suis quelquefois tenté de croire, en présence de la marche tortueuse de la Russie, que l'empereur Nicolas se prépare à jouer, sur le théâtre de Constantinople, et aux yeux étonnés de l’Europe, un acte d’un mélodrame chevaleresque et sentimental! Connaissant son caractère noble et bizarre, je n’en serais pas surpris. Il veut dominer l’empire turc, mais il ne veut pas sa chute. II s’est fourvoyé; il en est honteux et mécontent. Il est surtout profondément blessé de voir que la confiance européenne en sa modération et en sa parole est fortement ébranlée. Et, tout en ne voulant ni céder ni avouer sa faute, il voudrait pouvoir se réhabiliter par une action d’éclat héroïque, qui consisterait à laisser la Turquie s’affaiblir, se dissoudre par ses querelles intestines, par les révoltes des vieux Turcs d’un côté, et des chrétiens de l’autre, et à venir au secours du sultan prêt à tomber, et à le replacer sur son trône sans lui prendre un pouce de terre, mais en emportant à Saint-Pétersbourg sa puissance morale! Un beau manifeste dirait à l’Europe: «Voyez ma magnanimité, revenez de votre injuste erreur, et jugez-moi mieux désormais.» Voilà le tour qu’on pourrait bien préparer aux Turcs, pour peu qu’ils s’y prêtassent par leurs lambineries et leurs tergiversations, et, à nous-mêmes, si nous ne faisons pas finir la paralysie politique de Bésika, le plus promptement possible.»

Bien que le général fût gascon, et, comme tel, d’imagination prompte, nous nous refusons cependant à croire que le rêve raconté là fût né de pied en cap dans son cerveau. La bienveillance que lui témoignait l’empereur Nicolas, les longs et fréquents entretiens que ce souverain se plaisait à avoir avec le ministre de France, favorisaient bien des confidences, peut-être même bien des rêveries, comme il pouvait en germer dans cette tête d’autocrate, gâté par tant d’années de succès, environné de courtisans sans indépendance et blasé par le long exercice d’un pouvoir sans contrôle! Trouvant dans le général de Castelbajac un interlocuteur spirituel, un militaire aimant à rappeler les souvenirs du premier Empire, et un diplomate qui, tout en subissant le charme personnel d’un prince aimable, gardait dans son langage le franc parler du représentant d’un grand pays, le czar Nicolas, nous inclinons à le penser, dut faire part au ministre de France, au camp ou à la parade, de bien des projets qui pouvaient, il est vrai, n’être que chimères d’empereur!

A notre avis, c’est un de ces rêves-là que vient de nous raconter le général de Castelbajac. Peut-être l’empereur Nicolas est-il mort du chagrin de n’avoir pu le réaliser, quand il se vit successivement attaqué et battu dans les derniers retranchements de son orgueil de grand souverain! Notre ministre à Saint-Pétersbourg était plus dans la réalité des choses, quand il continuait sa lettre du 2 août en écrivant à M. Thouvenel:

«Je n’ai pas perdu de temps pour mettre sous les yeux de M. de Nesselrode la réponse à sa deuxième circulaire. Cette réponse a eu beaucoup de succès auprès des diplomates de tous les pays, et le chancelier n’a rien eu de bien bon à me répondre. Son maître et lui, mais son maître surtout, sont des enfants gâtés, qui n’aiment pas la contradiction, même la plus amicale! Aussi commencent-ils à être mécontents de l’Autriche et à câliner la Prusse qu’ils avaient d’abord un peu laissée de côté. L’empereur Nicolas s’est plaint ces jours-ci, au chargé d’affaires de Prusse, de ce qu’il n’avait pas, à ses manœuvres, un seul officier prussien. — «Mais, sire, a-t-il répondu, aucun n’a été invité. — Vos officiers sont de la famille, a répondu l’empereur; ils n’ont pas besoin d’invitation; j’espère qu’il en viendra plusieurs, et j’espère surtout mon beau-frère, le prince de Prusse (depuis Guillaume I(er. — Sire, Son Altesse est souffrante et prend les eaux. — Nous le soignerons, repartit l’empereur, et j’espère bien qu’il viendra pour les grandes manœuvres. Le fait est que, cette année, il n’y avait eu d’invités que les officiers autrichiens.»

Un homme d’esprit et de bonne compagnie, accrédité à la cour de Russie, qu’il s’appelle Ligne, Ségur ou Castelbajac, a toujours de jolies anecdotes à raconter.

Cependant les idées contenues dans la Note de Vienne faisaient leur chemin en Europe. L’Angleterre, la France, l'Autriche et la Prusse y voyaient un dernier moyen de concilier l’indépendance de la Turquie avec le protectorat que le czar entendait exercer sur les Grecs orthodoxes de l’empire ottoman. Vers le 10 août, le bruit se répandit, qu’en présence de l’unanimité des grandes puissances, la Russie consentait à accepter les propositions dites de Vienne; mais à la condition que la Turquie n’y apporterait aucune modification. Cette décision de la Russie qui ne devait pas changer la situation puisque la Turquie réclamait au contraire, on l’a vu, des amendements au projet de Vienne, rendait courage cependant au général de Castelbajac, qui écrit de Saint-Pétersbourg, à M. Thouvenel, à la date du 10 août 1853:

«Mon cher collègue, l’empereur Nicolas, comme vous pouvez le voir dans ma dépêche officielle, est très sensible à la confiance et très blessé de la méfiance. Il est très sensible aussi, non pas précisément à l’éloge, mais à l’approbation de ses actes, et c’est toujours entre ces deux écueils qu’il faut marcher vis-à-vis de lui. C’est une position difficile pour un ministre étranger, qui a non seulement sa propre dignité à garder, mais encore celle de son propre souverain, ce qui est plus important! J’ai fait connaître au ministre, par la dépêche que M. de Reiset a emportée, la réponse de l’empereur Nicolas à la note envoyée de Vienne. D’après mes conversations avec l’empereur et les paroles de M. de Nesselrode, j’ai la conviction qu’on ne peut pas conserver le moindre doute sur leur intention de faire évacuer les principautés, d’est la conséquence essentielle, inévitable, du rétablissement des relations diplomatiques de la Russie avec la Turquie, mais c’est encore, et c’est, ce qui importe le plus à l’empereur Nicolas, le gage du rétablissement de ses bonnes relations avec l’Europe entière, dont la méfiance le blesse profondément. C’est un grand enfant gâté, mais il a de nobles, d’aimables qualités, et un jugement droit et juste, que l’adulation de ses courtisans, et même des rois ses alliés, a pu quelquefois obscurcir, mais non altérer profondément, et il faut lui savoir gré d’avoir su conserver sa raison, au milieu de ses succès et de cette adulation générale. Mais, pour revenir à la question, il faut savoir: 1° si la Russie accepte comme suffisante la note venue de Vienne? Ma dépêche a répondu affirmativement à cette première question; 2° si la Russie est disposée à reprendre les relations avec la Turquie?

«Cette question est complexe. Je ne fais aucun «loute de l’intention de l’empereur Nicolas d’évacuer les principautés. C’est, à ses yeux, comme à ceux de tout le monde, la conséquence du rétablissement de ses relations diplomatiques avec la Turquie. Mais ce rétablissement n’aura lieu qu’après qu’auront été remplies, à Saint-Pétersbourg comme à Constantinople, toutes les formalités résultant de la présentation de la note de Vienne. Il serait imprudent, pour nos bonnes relations à venir, de témoigner de la méfiance, et nous ne pouvons pas demander comme une faveur l’évacuation des principautés. Or, cette évacuation ne peut être obligatoire, de la part de la Russie, qu’après la signature de la note. Si toutes les formalités nécessaires pour le rétablissement des relations diplomatiques pouvaient être remplies avant la mauvaise saison, c’est-à-dire avant que nos flottes soient forcées de quitter la baie de Bésika, il vaudrait mieux ne pas soulever la question de l’évacuation des principautés. Dans le cas contraire, il faut, je crois, l’aborder franchement. Je prendrai donc le parti qui me paraîtra le plus sage, après en avoir parlé avec sir Hamilton Seymour.»

L’évacuation des principautés danubiennes par l’armée russe était, en effet, le seul gage que la Russie pût donner à l’Europe de son désir de conciliation. Qu’elle subordonnât cette mesure à l’acceptation de la note de Vienne par les Turcs, c’était son droit; mais, la fatalité qui semble s’être attachée, depuis le début de l’affaire des Lieux Saint-s transformée en question d’Orient, à toutes ces négociations diplomatiques, voulait que la Turquie et la Russie tournassent là dans un cercle vicieux. Ce que le général de Castelbajac nous a fait connaître du caractère de l’empereur Nicolas compliquait encore, dans un pays où le maître était tout, les difficultés du moment. C’était beaucoup demander à l’Europe de 1853, et surtout à la France, que de témoigner une entière confiance à l’empereur Nicolas! Et, d’un autre côté, blesser définitivement l’orgueil d’un grand souverain qui, d’un signe, pouvait précipiter des milliers d’hommes sur la Turquie, faible et ruinée, quelle grave résolution! Habitués que nous sommes maintenant au régime parlementaire adopté à peu près par toute l’Europe, à ses discussions publiques, à cette espèce d’anonymat politique qui rend les blessures d’amour-propre moins dangereuses, par la collectivité même des personnes qui sont en jeu, nous avons peine à nous rappeler que la situation était bien différente en 1853, surtout en ce qui regardait la France et la Russie, personnifiées toutes deux par leurs souverains, incarnant, par une fiction historique, la dignité de leurs pays, mais l’incarnant à eux seuls, puisque, en France, les Chambres étaient muettes, et que, en Russie, elles n’existaient pas! Or, il est bien plus difficile d’arranger une querelle à deux que d’apaiser un conflit général, dans lequel on a toujours la chance de pouvoir profiter de la diversité des intérêts en présence. Telle était exactement la situation de l’empereur Napoléon III vis-à-vis de l’empereur Nicolas, ou, si l’on préfère, de la France visà-vis de la Russie, au point de ce conflit diplomatique où nous sommes arrivés. De là à une lutte armée, il n’y avait plus que l’épaisseur d’une dépêche ou d’un protocole.

A la date du 13 août 1853, le général de Castelbajac écrit à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, l’évacuation des principautés danubiennes est maintenant l’affaire importante pour mon collègue d’Angleterre et pour moi, et, ni l’un ni l’autre nous ne la perdons de vue. Nous sommes aidés tous, dans cette importante question du moment, par les communications que le baron de Lebzeltern (ministre d’Autriche à Saint-Pétersbourg) a faites de la part du comte de Buol. Le cabinet de Vienne s’est inspiré des idées de M. Drouyn de Lhuys, et, en outre, il a un intérêt particulier à la question. Il désire plus que personne l’arrangement de la question d’Orient, et il sent bien que l’incident de l’évacuation des principautés et du retrait des flottes pourrait amener des complications qui retarderaient la solution. M. de Lebzeltern, qui a peu d’initiative et de chaleur, et sir Hamilton Seymour, qui est plus ardent, ont donc déjà fait nos affaires en même temps que les leurs, et j’ai hésité quelques jours à m’en mêler, car je voyais combien M. de Nesselrode et surtout l’empereur Nicolas étaient disposés à être blessés de tout ce qui sent la défiance! De plus, je sais à n’en pouvoir douter, tant par mes informations que par celles de sir Hamilton, que M. de Nesselrode, qui a toujours été partisan de l’aplanissement des difficultés, est, en ce moment, dans l’incident actuel, notre auxiliaire auprès de l’empereur. Je n’ai donc parlé qu’incidemment, et en quelque sorte amicalement, au chancelier, pour ménager nos relations futures, et j’ai compris les motifs qui l’ont empêché de répondre catégoriquement à M. de Lebzeltern et à sir Hamilton. Il n’a pu lui-même amener son souverain à une résolution positive autre que celle-ci: «l’ordre d’évacuation des principautés sera donné franchement et sans arrière-pensée, aussitôt que la note de conciliation aura été apportée à Saint-Pétersbourg, et remise par l’envoyé extraordinaire du sultan.»

«lIl sera difficile, je crois, de décider l’empereur Nicolas à devancer cette époque. Cette réserve, et beaucoup de motifs apparents ayant pu et pouvant encore exciter le doute de notre part, s’explique, à mes yeux, par les idées de l’empereur Nicolas sur la Turquie. Ce prince n’a plus aucune confiance dans l’autorité du sultan. Il doute, pour ce motif, de l’acceptation, à Constantinople, de la note de Vienne, et il est persuadé que l’empire ottoman est prêt à crouler. Dans cette persuasion, il ne veut pas aller au delà de ses obligations actuelles vis-à-vis des quatre grandes puissances, et retirer ses troupes qui, à ses yeux, pourraient être indispensables dans le cas où une anarchie sanglante viendrait bouleverser la Turquie et anéantir la puissance du sultan, avant que la note de conciliation soit arrivée à Saint-Pétersbourg, et que la répression qui pourrait être nécessaire en Turquie puisse être exercée par toutes les puissance, et lui, dans l’intérêt de tous! Je suis persuadé que l’empereur Nicolas désire vivement la fin du débat avec la France et l’Angleterre, surtout depuis qu’il a vu l’Autriche y prendre une part active, et toute l’Europe en émoi. Je suis convaincu que, plus que personne, comme il le dit lui-même, il désire la conservation de l’empire ottoman, mais que, non seulement il ne croit pas à cette conservation, mais encore qu’il croit à la ruine prochaine et inévitable de cet empire! Dans l’incident de l’évacuation et de la retraite des flottes, il y a aussi, chez l’empereur Nicolas, une question d’amour-propre vis-à-vis de ses peuples, et, sous ce rapport, il ne serait pas fâché, si nous nous en allions avant lui. Il redoute l’entrée des flottes dans les Dardanelles, par ce même motif d’amour-propre national blessé. Dans la conversation qu’il a eue avec moi au camp, je me souviens bien qu’il m’a dit à deux reprises: «Tout s’arrangera, si tout le» monde est de bonne foi.» Et, sur ma réponse très fermement affirmative: «Vous l’êtes, mais» tout le monde l’est-il?» En somme, il est important que si l’évacuation n’est pas accomplie, une promesse formelle et publique soit, du moins, faite assez à temps pour que nos flottes puissent quitter honorablement Bésika, sans entrer dans les Dardanelles, avant que la mauvaise saison les force à s’éloigner de ce mouillage. Pour cela, il n’y a pas de temps à perdre. Sir Hamilton et moi ne perdons pas cette considération de vue, et attendons avec impatience l’annonce de l’acceptation de la note à Constantinople, annonce qui simplifierait la question.»

Mais rien ne devait «simplifier» la situation. Tout, au contraire, devait contribuer à l’aggraver, comme on va le voir. Notre représentant à Saint-Pétersbourg calculait déjà, dans son impatience, la date vers laquelle l’acquiescement de la Turquie pouvait arriver dans la capitale russe. Il écrit à M. Thouvenel, le 16 août 1853:

«La note acceptée par l’empereur Nicolas est partie de Vienne pour Constantinople le 25 juillet; elle sera arrivée le 2 août. Le 7 ou le 8, M. de Brück aura su à quoi s’en tenir sur les dispositions du Divan. La nouvelle de l’acceptation sera arrivée à Vienne le 17, et nous devons l’avoir ici le 22, c’est-à-dire dans cinq jours! C’est alors seulement que sir Hamilton et moi pourrons obtenir une réponse catégorique au sujet de l’évacuation des principautés danubiennes, et, par conséquent, savoir si nos flottes doivent prendre un mouillage en arrière, ou passer les Dardanelles 1 Il y a ici, non pas désir de garder les principautés, ni même de prolonger l’occupation, mais, crainte des événements. On ne croit plus la Turquie, ou plutôt le sultan, en mesure de les diriger. Il y a aussi défiance des intentions de l’Angleterre, et, en même temps, crainte de blesser l’amour-propre national russe, en cédant, les premiers, et trop tôt. Aussi, quoique heureux de se tirer du mauvais pas où ils se sont mis, l’empereur Nicolas et M. de Nesselrode ne témoignent-ils rien en public, ni en paroles ni par écrit, de leur adhésion à la note de Vienne. Ils attendent l’arrivée de l’ambassadeur turc pour être complètement rassurés sur l’incident seulement, car ils ne le seront pas encore sur l’avenir. Vous avez bien fait de recommander M. Toutchetf à la police. Cependant, ce n’est pas un homme, qui soit hostile ni à la France en particulier, ni aux idées de l’Occident en général. Sous ces deux rapports, il est aussi peu Russe que possible! L’empereur Nicolas m’a remercié personnellement de l’accueil que l’empereur Napoléon et le ministre avaient fait au général Ogarelf, et de toutes les facilités qu’on lui avait données de voir de si bons modèles: «Avec la paix et de la suite, m’a dit Sa Majesté, vous en» arriverez à dépasser les Anglais, et, quant aux Allemands, ce n’est pas chez eux que j’irai chercher mes modèles! Ce sont des théoriciens.»

Remarquons en passant, qu’avec la courtoisie trop facile qui distingue la France, un général russe était admis à visiter nos principaux établissements militaires, quatre mois avant la déclaration de la guerre, et alors que tout déjà laissait présager une rupture prochaine! Les mauvais procédés, on l’avouera, n’étaient certainement pas de notre côté.

Quoi qu’il en fût, la diplomatie devait encore, avant de laisser la parole aux généraux alliés, subir des alternatives d’espoir et de crainte. On se rappelle les célèbres conversations de l’empereur Nicolas avec sir Hamilton Seymour, dans l’une desquelles le czar parlait au ministre d’Angleterre de «l’homme malade», c’est-à-dire de l’empire ottoman! Si nous n’avons pas, jusqu’à présent, fait allusion à ces entretiens impériaux, c’est que, publiés peu après la guerre de Crimée, tout le monde les a présents à la mémoire, et aussi parce que nous nous attachons exclusivement à l’étude des documents inédits et privés qui sont entre nos mains. Mais ce n’était pas seulement avec sir Hamilton Seymour que le czar Nicolas conversait. Il causait fréquemment, nous l’avons déjà dit, avec le général de Castelbajac, et, dans ces longs entretiens avec le ministre de France, de quoi pouvait-il être question, sinon des événements qui préoccupaient tous les esprits? La longue lettre que nous allons citer du général de Castelbajac, nous semble être le résumé des plans agités entre le souverain et le diplomate, dans une ou plusieurs de ces conversations familières. C’est à ce titre, tout autant qu’en raison de l’intérêt qui s’attache aux idées personnelles du général de Castelbajac sur la question d’Orient, que nous considérons comme curieux le rapport adressé, le 17 août 1853, à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, d’après la dernière conversation que l’empereur Nicolas a bien voulu avoir avec moi, il est évident que, pour lui, la question restera tout entière, malgré la solution pacifique du grave incident actuel. A peine croit-il à la possibilité, pour le sultan, de le terminer complètement. Il est, du moins, convaincu de la dissolution très prochaine de l’empire ottoman, et il croit indispensable, une fois l’incident vidé, de s’entendre avec l’empereur Napoléon, sur les mesures à prendre en vue de cette grave éventualité, afin que la paix de l’Europe n’en soit pas troublée. L’empereur Nicolas m’a dit qu’il me reparlerait de ses idées à ce sujet, et qu’il en ferait parler à l’empereur Napoléon par M. de Kisseleff. Veut-il s’entendre secrètement, uniquement et d’abord, avec l’empereur, ou veut-il simultanément faire part de ses idées aux souverains des trois autres États, solidaires ainsi que la Russie, de la convention de 1841? Dans l’un et l’autre cas, il me semble utile que vous soyez préparé à cette ouverture et que les communications réciproques soient faites secrètement et en dehors des bureaux. L’empereur Nicolas pense que la faiblesse du sultan, l’épuisement de ses finances, l’exaltation du vieux parti turc d’un côté, et, de l’autre, la confiance toujours croissante des chrétiens dans leur force, et les dissentiments des Turcs, doivent amener des conflits sanglants et la chute du trône des sultans. Mais, cet empire écroulé, les populations qui le composent en Europe et les circonscriptions territoriales resteraient. Qu’en ferait-on, dans l’intérêt général de la chrétienté et de la paix de l’Europe?

L’empereur Nicolas m’a déclaré à moi-même, sur sa parole d'honneur, qu’il ne voulait pas de conquêtes, et que la chute de l’empire turc serait un embarras plus grand pour lui que pour le reste de l’Europe! Beaucoup de Russes, instruits et influents, partagent ce sentiment de leur souverain. Ils disent même que la possession de Constantinople amènerait bientôt la perte de l’unité de l’empire moscovite, qu’on a créé à si grand-peine, et il y a de fortes raisons en faveur de cette opinion.

«Il est possible et même probable que l’empereur de Russie soit réellement disposé à s’entendre, de bonne foi, avec les autres puissances européennes, pour régler à l’avance le sort des populations chrétiennes qui font partie de la Turquie d’Europe et qui sont, non de la même Église, ce qui est important à considérer, mais du même rite. Cette conformité de culte lui fait prendre, à ces populations, un intérêt personnel, et, comme souverain, il compte bien que ce sera toujours là pour lui un moyen de conserver son influence sur elles, quels que soient les nouveaux États ou le nouvel État que ces populations seront appelées à former. Mais, à ce sujet, il est utile de considérer que les affaires de la religion, en Russie, sont beaucoup moins dépendantes qu’on ne le croit généralement de l’empereur, et que c’est le Saint- synode qui le gouverne pour le spirituel; que le royaume de Grèce a son synode national, et tous les Grecs de l’empire turc, leur patriarche à Constantinople! On sait combien les autorités religieuses sont jalouses de leurs droits, et l’on ne doit jamais craindre un accord parfait entre ces trois autorités diverses, rivales plutôt qu’amies. L’influence religieuse de l’empereur Nicolas sur les Grecs de la Turquie existe très réellement maintenant, parce que ceux-ci espèrent en lui pour les délivrer des Turcs. Mais, cette délivrance une fois opérée, l’influence russe diminuera sensiblement comme elle a déjà diminué en Grèce. Le point politique important pour la Russie est que, dans la nouvelle constitution des provinces qui composent la Turquie d’Europe, Constantinople n'appartienne pas à une puissance assez forte pour lui fermer les Dardanelles, de même qu’elle n’aurait pas voulu un empire germanique qui aurait pu lui fermer le Sünd. Et, pour l’Europe, il faut, à Constantinople, un souverain assez puissant pour être un intermédiaire utile entre la Russie et l’Europe, et pour pouvoir résister au besoin à un souverain autrichien ambitieux, avec le concours des autres États qui auront bientôt les mêmes intérêts politiques et commerciaux que lui. La grande difficulté serait, sans doute, de trouver entre ces deux intérêts opposés une juste combinaison.

«Une autre difficulté viendra de l’Angleterre, qui craindra qu’un État puissant à Constantinople, organisé chrétiennement, politiquement et administrativement, comme les États européens, n’ait bientôt, dans cette heureuse position, une marine capable d’ajouter fortement aux marines des autres puissances, pour faire un contrepoids, si désirable d’ailleurs, à la marine anglaise. Il est évident d’abord qu’aucune des grandes puissances européennes ne doit posséder Constantinople, et qu’elles ne se mettront jamais d’accord à cet égard. Il faut donc procéder par l’exclusion de la Russie, de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre. Quant à la Prusse, à cause de l’éloignement et du peu de force de sa marine, elle est naturellement exclue, mais elle doit être justement et nécessairement consultée. La Russie, par sa position sur la mer Noire, pèsera toujours sur Constantinople, et sera toujours d’un grand danger pour cette capitale, à cause des courants et des vents de cette mer qui peuvent porter promptement les flottes russes vers le Bosphore. Il faudrait donc constituer un État assez fort, mais surtout pas de villes libres, pas d’État démocratique! Car, avec la position géographique de Constantinople et les éléments divers de sa population, ce serait un foyer de démagogie bien autrement redoutable que la Suisse, qui déjà ne l’est que trop! Plusieurs petits États, même réunis en fédération, ce qui est difficile, ne présenteraient pas une force suffisante soit contre l’étranger, soit contre les commotions révolutionnaires; d’autant plus que la partie civilisée à l’européenne, de la Moldavie, de la Valachie, de la Servie et de la Bulgarie, l’a été par les principes des libéraux modernes, sans l’expérience du passé, et avec la haine du despotisme des Turcs.

«On pourrait faire, et cela sans doute vaudrait mieux pour l’Europe en général, si la Russie et l’Angleterre y consentaient, un seul grand État de la Turquie d’Europe, de la Grèce et des principautés danubiennes, en modifiant le système représentatif de la Grèce qui ne donnerait pas assez de force, assez d’unité au pouvoir pour fondre en un seul État toutes ces nationalités diverses; ou bien, on pourrait laisser la Grèce telle qu’elle est, et constituer le nouvel État avec les provinces de la Turquie d’Europe et les principautés danubiennes. Enfin, on pourrait composer le nouvel État de la Turquie d’Europe seulement, en laissant la Moldavie et la Valachie à leur indépendance entière, sans la suzeraineté du nouvel État et sans le protectorat de la Russie. Mais alors, ces pays ne seraient-ils pas une proie toujours offerte à la convoitise de cet empire, et, par conséquent, un sujet de nouvelles querelles et de nouvelles complications? L’important, c’est de détourner la Russie de l’Europe et de favoriser sa pente politique, commerciale et de propagande civilisatrice et religieuse vers l’Asie, que ses mœurs orientales et les décrets de la Providence semblent lui réserver dans l’avenir. La Moldavie et la Valachie doivent donc, nécessairement, faire partie intégrante du nouvel État dont la capitale sera Constantinople, soit que la Grèce y soit comprise, soit qu’elle reste séparée. Mais/ dira-t-on, comment disposer à l’avance d’un État encore debout, reconnu par toutes les puissances, et cela, contrairement au droit des gens et à la convention de 1841, État pour le maintien duquel l’Angleterre, la France, l’Autriche ont été au moment de faire la guerre, et qu’elles viennent à peine de sauver par leurs efforts réunis? -Pourquoi ces efforts sont-ils réunis? Pour le -soutien du droit et des traités, sans doute; mais aussi pour éviter les dissentiments et les guerres qu’aurait pu faire naître entre les États chrétiens la ruine de la Turquie, dans un moment où rien n’était préparé pour combler le vide que la disparition de l’empire musulman aurait laissé, et dont la Russie seule aurait pu profiter. Tout en respectant les droits de la Turquie, en les soutenant même tant qu’ils existeront, il nous est légitimement permis de parer d’avance aux dangers que sa chute pourrait faire courir à la chrétienté entière, et ce n’est que dans cette éventualité que nous tiendrions en réserve une autorité chrétienne qui pourrait le remplacer. Par cette prévoyance, nous éviterions aux populations, chrétiennes en majorité, qui composent l’empire des sultans, une affreuse et sanglante anarchie, et, à l’Europe, de dangereux sujets de discussions et de guerres.

«Au sujet de l’organisation du nouvel État, soit qu’il comprenne la Grèce, ou seulement la Moldavie et la Valachie avec la Turquie d’Europe, j’ai oublié de vous faire observer que la religion commune serait un lien puissant entre les populations grecque et slave. Les avantages politiques et commerciaux qui résulteraient de leur union compenseraient grandement les inconvénients qui pourraient résulter des différences de nationalités, différences, du reste, que la similitude de mœurs et le joug des Turcs ont rendues, depuis longtemps, moins sensibles.»

Ce long exposé, un peu diffus peut-être, n’en renferme pas moins une somme d’aperçus d’autant plus intéressants à connaître, qu’il nous paraît difficile, qu’écrit au sortir d’une conversation avec l’empereur Nicolas il ne retrace pas quelques-unes des idées de ce prince sur le lendemain de la chute du sultan. Quelle est, au juste, dans cette discussion, la part d’idées propres à l’empereur Nicolas? C’est ce que nous ne pouvons déterminer absolument, quoique l’insistance mise à ne pas vouloir faire de Constantinople une ville libre ou un État démocratique nous paraisse dénoter plutôt le sentiment intime du czar que celui du général de Castelbajac. Quoi qu’il en soit, les lettres particulières de notre ministre à Saint-Pétersbourg renferment, sur l’époque qui nous occupe, presque autant de renseignements que ses dépêches officielles, et, écrites avec plus d’abandon et de laisser aller, la lecture en est aussi curieuse qu’instructive; aussi croyons-nous ne pouvoir mieux faire que d’y puiser sans réserve.

Dans sa lettre du 20 août 1853 à M. Thouvenel, le général de Castelbajac revient encore sur l’évacuation des principautés par les Russes, la grande affaire du moment.

«Mon cher collègue. M. de Nesselrode vient de partir, pour aller passer avec l’empereur Nicolas, à Ropcha, le samedi et le dimanche 20 et 21, jours de repos donnés aux troupes avant les dernières grandes manœuvres qui dureront trois jours et auxquelles j’assisterai. Je verrai le chancelier après-demain matin, avant de partir pour Ropcha, afin d’être au fait, autant que possible, des projets de son maître, et de régler mes démarches directes en conséquence vis-à-vis de Sa Majesté, devenue très ombrageuse, précisément parce qu’Elle-même vient de donner lieu au soupçon, par le mystère et la précipitation de ses mesures vis-à-vis de la Turquie. J’ai vu M. de Nesselrode avant-hier, et je lui ai parlé de l’évacuation des principautés, sans témoigner le moindre doute, mais en faisant ressortir la difficullé, pour nos flottes, de tenir plus longtemps le mouillage de Bésika, et l’impossibilité de les faire rentrer à Malte et à Toulon, en raison des ménagements que nous devons avoir pour l’opinion publique, en France comme en Angleterre. Le chancelier a une position commode, vis-à-vis de sir Hamilton Seymour et e moi, position dans laquelle il nous est difficile de le forcer, et devant laquelle, même en ce moment, nous devons ménager nos attaques; il nous répond: «N’ayez pas la moindre méfiance, et surtout n’en témoignez pas à l’empereur, qu’elle blesserait profondément et qui est dans les meilleures dispositions. Attendons l’annonce de l’acceptation de la note de Vienne par la Porte, et tout s’arrangera sans difficulté.» Nous attendons donc cette annonce qui, suivant mes calculs et ceux du chancelier, doit arriver ici dans très peu de jours, du 22 au 24.»

Le général de Castelbajac apportait, dans ses appréciations sur les voyages des diplomates ottomans, la régularité mathématique qu'il avait sans doute apportée autrefois dans le règlement des étapes militaires Quelle devait donc être sa déception, en présence des énervantes longueurs de l’incertitude, et finalement de la ruine de ses espérances! D’ailleurs, à côté des graves soucis qui l’absorbaient, l’honorable général était journellement en butte aux petits ennuis que faisait naître la difficulté des communications entre Paris et Saint-Pétersbourg, à une époque où il n’était pas encore question de chemins de fer internationaux, et où la rapidité des relations diplomatiques dépendait de l’exactitude des courriers de cabinet. A tout moment, un accident, une négligence retardaient l’arrivée du courrier attendu, et, dans les circonstances graves où il se trouvait, ces incidents exaspéraient l’humeur du général de Castelbajac. Aussi, perdant patience, écrit-il à M. Thouvenel, le 24 août 1853:

«J’espérais, avant mon départ pour le camp de Ropcha, recevoir l’acceptation du sultan et pouvoir annoncer une bonne nouvelle au ministre aujourd’hui, jour de départ du bateau de Lubeck, mais, pas encore de nouvelles de Constantinople; et, d’autre part, notre courrier, le gros Giloux père, est resté probablement ivre dans quelque bonne station avec les dépêches de M. Drouyn de Lhuys, tandis que M. de Castillon, parti vingt-quatre heures après lui de Berlin, est ici depuis hier matin! Je vous en prie, mon cher collègue, faites donner aux courriers, attachés ou employés, une consigne sévère, et ne me renvoyez ni le gros Giloux père, ni l’insouciant Thimon, qui avait perdu sa valise avec ses bagages sans s’en tourmenter, ni un étourdi comme M. d’Essling, que j’ai rudement secoué, ni ce bon Malpertuis, dont la voiture a cassé, qui a perdu deux mille francs en billets de Prusse, que le changeur du ministère, à Paris, lui avait donnés, en abusant de son inexpérience, et qui a dépensé beaucoup d’argent pour les chevaux de poste supplémentaires qu’il a été obligé de faire mettre à sa voiture sur la mauvaise route de Riga, ainsi que pour faire réparer, en chemin et à Saint-Pétersbourg, la mauvaise voiture qu’on lui avait louée à Paris! Voyez aussi à ce qu’on prévienne nos courriers des jours où ils peuvent prendre, avec avantage, les bateaux de Stettin et de Lubeck, ce qui leur fait gagner deux jours. Les courriers anglais n’y manquent pas, et, il est vraiment aussi déplaisant que ridicule, que sir Hamilton Seymour et M. de Lebzeltern aient, plus tôt que moi, et notamment hier, des nouvelles de Paris et du ministère même, alors que pourtant leurs nouvelles font le détour de Londres et de Vienne!

L’empereur Nicolas aurait-il raison, quand il craint un coup de tête des fanatiques Turcs et la faiblesse du sultan Abdul Medjid qu’il dit être quelquefois dans l’état du gros Giloux? Ce n'est qu’à ce sentiment qu’il faut attribuer le retard que pourrait éprouver l’ordre d’évacuation.»

L’attente fiévreuse à laquelle toute la diplomatie européenne était en proie, rendait facilement irritable, et, au Département des affaires étrangères, à Paris, il ne manquait pas de gens qui accusaient le général de Castelbajac de n’avoir pas agi assez énergiquement auprès du czar Nicolas et du chancelier de Nesselrode. Le contrecoup de ces insinuations se fit sentir, un jour, dans une dépêche officielle adressée par le ministre des affaires étrangères au ministre de France à Saint-Pétersbourg. Le général de Castelbajac, d’esprit trop fin pour ne pas saisir les moindres nuances, comprit l’allusion, et il la relève avec vivacité et bonhomie dans la lettre qu’il adresse à M. Thouvenel, le 26 août 1853:

«Vous me trouverez peut-être un peu piqué dans le préambule de ma dépêche de ce jour, mais relisez la dépêche officielle et non confidentielle à laquelle je réponds, et vous verrez si je n’y suis pas traité comme un vieux troupier radoteur, comme un intrus diplomate, facile à abuser, et n’étant pas encore entré assez avant dans les finesses traditionnelles du métier! Il est permis d’avoir un peu d’humeur au milieu des complications et des ennuis de cette éternelle question d’Orient, et je n’y attache pas, en réalité, plus d’importance que cela ne le mérite, ayant probablement aussi mes moments d’humeur vis-à-vis de mes subordonnés qui ne s’assujettissent pas assez aux vieilles traditions de la discipline et de la régularité militaires. Chaque état a son dada. Pour l’un c’est l’alignement, et pour l’autre la méfiance. Quoi qu’il en soit, il faut toujours aller son train et faire consciencieusement sa besogne, chacun selon l’intelligence que le ciel lui a départie. L’essentiel, c’est la chose publique et non la satisfaction individuelle. On peut facilement devenir philosophe quand on regarde autour de soi, au-dessus et au-dessous; qu’on voit l’instabilité des choses humaines et la petitesse jointes, si souvent, à la grandeur: je vois ici un grand souverain, qui a les plus nobles, les meilleures qualités, et qui dépense l’argent de son peuple et passe son temps à jouer à la guerre, avec toutes les émotions et l’ardeur d’un sous-lieutenant de dix-huit ans! D'un autre côté, des souverains détrônés passent aussi leur temps à discuter de puériles questions d’étiquette. Le duc de Nemours n’a voulu voir le comte de Chambord, qu’à la condition que ce dernier lui demanderait des nouvelles de la reine, et le prince légitimiste ne l’a pas voulu. Le chancelier de Metternich, qui racontait la chose au général de Rochow (ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg) disait, en souriant et en levant les épaules: «J’ai tout arrangé en conseillant de demander des nouvelles de la reine des Français.» Mais, la Providence sait heureusement se servir des petites choses pour en faire de très grandes 1 Des princes, qui tiennent tant à l’étiquette dans le malheur, ne seront pas à coup sûr dangereux pour le souverain que la France s’est donné, et la passion de l’empereur Nicolas pour les soldats et les manœuvres préservera peut-être l’Europe de la guerre! Tout est donc pour le mieux, et je ne pense plus aux reproches que j’ai reçus, que pour mieux ouvrir les yeux et les oreilles. Là-dessus, mon cher collègue, mille souvenirs affectueux du général de Castelbajac partant pour la guerre... de Krasnoë-Sélo.»

Voilà de quelle spirituelle façon un vaillant soldat français et un homme de haute race, appelé par les hasards de la politique à représenter la France en Russie, après avoir noblement combattu cette même Russie quarante ans auparavant, dans l’une des légendaires divisions de la Grande Armée, recevait la petite leçon, méritée ou non — ce n’est pas à nous à le dire — que croyait devoir lui infliger son chef hiérarchique. Mais, chez les esprits élevés, une longue pratique de la vie rend philosophe, et le général marquis de Castelbajac élait encore plus patriote que philosophe.

Celte réponse tant attendue de la Turquie à la note de Vienne arriva enfin à Saint-Pétersbourg; mais, hélas! elle était négative. La Porte exigeait les modifications que nous avons signalées, et la Russie, on se le rappelle, avait fait une condition sine quâ non d’une acceptation pure et simple! Ce nouveau déboire porte à son comble la juste mauvaise humeur de notre représentant auprès du czar, qui écrit, le 2 septembre 1853, ce laconique billet à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, je suis désolé et furieux de ce demi-refus de la Porte! Ces mécréants se moquent de nous! Ou croient-ils bonnement que c’est pour leurs beaux yeux que nos flottes sont à Bcsika? Nous serions, en vérité, bien bons de continuer à nous mêler de leurs affaires au grand détriment des nôtres désormais, s’ils ne veulent pas suivre nos avis! Je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mes doléances et de ma colère. Je croyais en avoir fini de mes longues écritures, et voilà que ces maudits Turcs nous obligent à verser de nouveaux flots d’encre. Pourvu que cela n’entraîne pas des flots de sang! Il faut prendre un parti prompt et décisif et ne pas se laisser entraîner malgré soi.»

M. Thouvenel, à qui le travail de la direction politique, dans la crise que nous étudions, ne laissait guère de loisir pour la correspondance privée, écrit cependant au général de Castelbajac le 2 septembre 1853:

«Général, je vous remercie mille fois de vos intéressantes lettres particulières. Nous avons, vous le pensez bien, un peu moins de confiance dans les résolutions du cabinet russe que n’en expriment nos dépêches officielles. Il me semble pourtant que l’empereur Nicolas a une belle occasion de faire tomber toutes les préventions que sa politique a excitées en Europe, et de tirer un parti habile de la maladresse de la Sublime Porte! Il n’est pas douteux, d’ailleurs, qu’il ne faille attribuer cette faute à lord Stratford de Redcliffe qui, dans les négociations relatives à la note de Vienne, s’est mis à peu près en règle comme ambassadeur, mais qui, comme particulier, n’a pas fait, et loin de là, ce qu’il pouvait, pour décider le Divan à accepter la note! Je sais qu’on est très mécontent à Londres de cette attitude ambiguë, et j’espère que, la crise passée, on débarrassera Constantinople du diplomate malfaisant qui n'a cessé d’y brouiller les cartes. Vos lettres, général, me confirment dans mon opinion. Si l’empereur Nicolas ne veut pas la chute de la Turquie, il ne croit plus son existence possible. Le résultat pratique est le même. Or, il est bien évident qu’aucune combinaison ne saurait valoir, pour nous, le maintien tel quel du statu quo, et que la ligne de conduite que nous aurions à suivre, dans le cas contraire, serait des plus embarrassantes. D’autres puissances, l’Autriche elle-même, qui a déjà assez de sujets slaves, sont logées à la même enseigne que nous, et nous devons tâcher, en fortifiant l’entente ébauchée à Vienne, de faire en sorte que rien ne se règle qu'en commun. Nous n’en avons pas moins un grand intérêt à connaître les idées de la Russie, et, sans les provoquer, nous ne devons pas décourager les confidences.

«Je pensais bien que nos courriers amateurs ne feraient que des sottises, et c’est bien malgré moi que l’on confie le portefeuille à ces petits messieurs! J’espère que l’on sera plus sévère à l’avenir. Notre carrière, dans ses moindres détails, a besoin d’une refonte, et il ne dépendra pas de moi de l’améliorer. Les examens, à l’entrée, sont bien difficiles. En France, qui dit examen dit concours, et, chez nous, ce serait absurde! On pourrait, au moins, exiger le diplôme de licencié en droit, et, avec cela, on écarterait les trois quarts des candidats. Les mémoires que nous demandons sont une bonne chose. Demain nous quittons notre vieil hôtel des Capucines pour le palais du quai d’Orsay.»

Les soucis de la question d’Orient n’empêchaient pas M. Thouvenel de penser au détail de la carrière diplomatique. Il nous a paru intéressant, à une époque où l’entrée de cette carrière est l’objet de tant d’opinions diverses, de citer le sentiment d’un homme qui y a laissé sa trace, après en avoir parcouru tous les échelons, de la base au sommet.

Avec le refus des Turcs, une dernière illusion de paix s’envolait. Chaque minute rapprochait l’Europe de la crise suprême. Notre représentant à Saint-Pétersbourg tentait l’impossible pour peser sur l’esprit absolu de l’empereur Nicolas. La lettre suivante est adressée par le général de Castelbajac à M. Thouvenel, le 10 septembre, à une heure du matin:

«Mon cher collègue. Le général de Rochow et moi, qui avions témoigné à l’empereur Nicolas et au comte de Nesselrode une confiance dont ils ont été très reconnaissants, avons essayé de faire accepter les modifications de Rechid Pacha à la note de Vienne, mais inutilement. Cependant, nos efforts n’ont pas été tout à fait infructueux, et c’est bien à nous, je crois, qu’on doit l’énonciation formelle de l'évacuation des principautés, énonciation dont on nous avait parlé officieusement, mais que, par un amour-propre et une irritation mal entendus, on répugnait à annoncer. Enfin, il faut prendre les caractères et les événements tels qu’ils sont! L’empereur Nicolas croit son honneur, et surtout, je crois, sa popularité politique et religieuse en Russie, engagés, et rien ne le fera revenir sur sa détermination. Il faut donc s’occuper de faire céder la Turquie, et cela sans retard, à cause de la position de nos flottes et de la présence des troupes russes dans les principautés.»

C’était une tâche bien ingrate, en effet, que celle qui consistait à modifier les idées d’un souverain tel que l’empereur Nicolas! Les contrastes bizarres qu’offrait le caractère de ce prince sont tracés de main de maître par le général de Castelbajac, dans la lettre qu’il adresse, le 16 septembre 1853, à M. Thouvenel:

«L’empereur Nicolas tient de Pierre le Grand, de Paul I(er), et d’un chevalier du moyen âge; mais, en vieillissant, c’est le Paul I(er) qui domine, et il faut saisir au vol ses bonnes inspirations et prévenir les mauvaises. C’est, en somme, un homme et un souverain très excentrique et très difficile à connaître, tant il y a de disparates entre ses qualités et ses défauts. Il inspire la crainte et le respect à sa famille et à tout ce qui l’entoure, et, avec cela, il est souvent le plus simple et le meilleur des hommes, se roulant sur son tapis avec ses nombreux petits-enfants qui lui tirent ses rares cheveux et le tourmentent de toute façon. Il est ami sûr, et souvent d’une délicatesse de cœur digne d’une jeune femme romanesque, et puis dur et intraitable pour les moindres fautes, et ne revenant jamais quand il a brisé un de ses instruments. La veille de son départ, il est arrivé, seul, au jardin Mabille du pays, situé à une demi-lieue de la ville, et s’est promené pendant une heure et demie dans les salons remplis de femmes plus que légères, de fumeurs de cigares qu’il déteste (j’entends les fumeurs) et dans les jardins éclairés par une brillante illumination et un feu d’artifice qu’on a tiré plus tôt que de coutume en son honneur. Il est arrivé là en drosky, sans personne que son cocher, comme c’est du reste son habitude journalière. Il a causé avec l’un et avec l’autre, et plus particulièrement avec des marchandes de modes et de petits boutiquiers français dont le sans-gêne et le bavardage l’amusent.»

Revenant ensuite à la grosse question du moment, le général de Castelbajac ajoute:

«L’empereur Nicolas a accepté l’arrangement pacifique inspiré par la France plus particulièrement, mais comme un ultimatum qui serait accepté de même par le sultan. Ne laissons donc pas échapper cette occasion de terminer, à notre profit, ce grave conflit, et ne risquons pas nous mêmes de retomber dans l’isolement dont votre politique nous a si heureusement et si habilement tirés! Dans le vôtre, je comprends, comme de raison, l’empereur Napoléon, M. Drouyn de Lhuys et vous, unité et exécution précieuses et honorables! Je ne suis — et je ne me fais pas d’illusion — qu’un manœuvre; mais j’ai l’avantage, sur les architectes, de voir l’édifice russe de plus près et dans tous ses détails. Or, je vois qu’il a besoin de tous les ouvriers du pays pour être terminé, que le directeur le sait, et ne veut rien entreprendre de nouveau.

Le grand-duc Nicolas, l’aîné des deux jeunes grands-ducs, est parti avec l’empereur pour Olmütz. On croit que c’est pour quelque affaire matrimoniale, mais on ignore quelle sera la future grande-duchesse.

J’apprends avec plaisir, moi qui, en ma qualité d’agriculteur, veux qu’on mette la charrue après les bœufs qui font la besogne, que la direction politique est au premier étage du nouveau palais du quai d’Orsay. Mais on dit que vous payez la place d’honneur par beaucoup d’inconvénients. Je vous prie donc d’envoyer l’architecte à l’empereur Nicolas, qui envoie ses architectes en Sibérie, quand ils ne font pas bien les distributions intérieures et qu’ils sacrifient les hôtes de la maison à leur vanité et aux passants de la rue. Que le bonheur est rare!»

Au milieu des détails variés que renferme cette lettre, remarquons l’annonce du départ de l’empereur Nicolas pour Olmütz, où ce prince devait rencontrer l’empereur d’Autriche. Au lendemain du rejet de la note de Vienne par les Turcs, cette entrevue excitait un intérêt particulier. Les amis de la paix s’y rattachaient comme à une dernière espérance.

A la date du 18 septembre, M. Thouvenel adresse au général Castelbajac les lignes suivantes, qui retracent à grands traits les diverses faces de la question en suspens, et placent, de suite, le débat à la hauteur où la dignité et les intérêts de la France devaient le maintenir:

«Général, nous savons maintenant de la façon la plus officielle du monde que l’empereur Nicolas rejette les modifications de la Turquie.

A entêté, entêté et demi. Nous sommes, comme vous, de très mauvaise humeur contre les Turcs, mais il ne faut pas que cette mauvaise humeur nous égare! On comprend à Vienne, aussi bien qu’à Londres et à Paris, qu’il nous faut mettre un peu de sucre autour de notre pilule, pour qu’on l’avale à Constantinople. On nous demande une espèce de garantie contre les fantaisies futures de la Russie, et, franchement, on n’a pas tort. Reste à trouver la formule, et j’ignore encore le sort réservé à notre projet de note. On fait des façons à Londres, et, par crainte du parlement, on pourrait bien nous regarder faire. C’est très certainement lord Stratford de Redcliffe qui est responsable de l’échec de ses collègues, qui n’avaient rien épargné pour réussir. Aujourd’hui, les Turcs sont montés. Leur armée, de l’aveu de nos officiers et des étrangers qui l’ont vue, a fait de grands progrès depuis deux mois. Elle peut soutenir un premier choc, et cette confiance l’exalte. Si elle n’use pas de ses fusils contre les Russes, elle est capable de les retourner contre le sultan, et cette perspective ne rend pas Sa Hautesse docile à nos conseils.

«Quant à moi, général, je persévère dans mon impénitence. Je regarde, quoi qu’on fasse, et à quelque transaction boiteuse que l’on s’arrête, la grosse question d’Orient comme entamée, entamée avec préméditation, par le parti moscovite. Notre rôle est difficile. Soutenir une masure, c’est s’exposer à la voir crouler sur sa tête! La laisser renverser par le vent du Nord, c’est assumer, pour les destinées ultérieures de la France, une grave responsabilité! Ce vernis religieux, que la Russie donne à ses actes, est, pour nous, un embarras de plus, et, à Rome, croyez-le bien, on est plutôt pour les musulmans que pour les schismatiques! L’établissement d’un pouvoir chrétien à Constantinople est une menace pour le Saint-Siège. C’est là un point de vue qu’il ne faut pas négliger.»

Ainsi qu’on peut le voir par cette lettre, la discussion, une discussion courtoise et patriotique, était ouverte entre le général de Castelbajac et M. Thouvenel. Notre ministre à Saint-Pétersbourg, qui voyait de près comme il le dit, de trop près peut-être, l’édifice russe, ne croyait pas chez l’empereur Nicolas à une idée préconçue contre l’existence de l’empire ottoman. M. Thouvenel, qui voyait les choses de plus loin, mais qui aussi, du quai d’Orsay, avait une vue d’ensemble, considérait la question d’Orient comme entamée avec «préméditation» par le czar. A la distance où nous sommes maintenant de cette époque, il est peut-être plus facile de démêler la vérité que dans le tumulte même des événements, et cette vérité nous semble devoir être la suivante. Dans l’affaire des Lieux Saint-s que les empiétements perpétuels de la Russie avaient forcé la France à soulever, sous peine d’assister, en silence, à son effacement complet, la «préméditation» de la Russie, pour nous servir ici de l’expression de M. Thouvenel, ne peut faire l’ombre d’un doute, et elle n’en fera pas davantage dans l’avenir, si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, la question des sanctuaires de Terre Saint-e rentre dans une période aiguë!

D’autre part, lorsque, par suite des maladresses de la mission du prince Menchikoff, la question d’Orient sortit de pied en cap de la question des Lieux Saint-s, nous inclinons à penser que l’empereur Nicolas hésita davantage, et, qu’alors, le général de Castelbajac pouvait être dans le vrai, quand il se portait garant, vis-à-vis de son pays, du peu de goût qu’avait le czar à agrandir ses États du côté de Constantinople. Ajoutons que l’orgueil intraitable de l’empereur de Russie aggrava considérablement une situation déjà difficile en elle-même, puisqu’il ne s’agissait de rien moins, pour la France comme pour la Russie, que du maintien ou de la ruine de leur prestige dans tout l’Orient!

L’échange d’idées qui s’était établi entre le général de Castelbajac et M. Thouvenel, sur les graves sujets que nous étudions, piquait au jeu notre représentant à Saint-Pétersbourg, qui, disposant pour sa correspondance particulière de plus de temps que n’en pouvait trouver M. Thouvenel, écrit plus longuement et plus fréquemment. Aussi le général revient-il sur son sujet favori, dans sa lettre du 23 septembre 1853:

«Mon cher collègue, le théâtre politique est fermé à Saint-Pétersbourg. Les grands acteurs sont en tournée, et il ne reste ici que des doublures consciencieusement opposantes aux pièces françaises et catholiques, telles que M. de Seniavine, ou des acteurs malveillants tels que le rhéteur-rédacteur Labenski! La seule chose que je pourrais utilement faire, c’est d’envoyer à M. de Nesselrode l’excellente note de Rechid Pacha. Mais l’empereur Nicolas et son chancelier en auront connaissance, demain 24 septembre, à Olmütz, par M. de Buol et par M. de Meyendorff (ministre de Russie à Vienne). Ce sera l’un des principaux sujets de discussion entre les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg, quoique l’empereur Nicolas ait dit en quittant sa capitale: «Je veux voir des manœuvres de soldats, et je prie en grâce qu’on ne me parle pas politique.» Je vous permets d’être incrédule sur cet article; mais, sur ce que je regarde comme article de foi pour le salut diplomatique, en prédicateur fervent voulant faire son devoir quand même, je ne dois pas me laisser décourager par l’aveu de votre impénitence, et j’espère qu’elle ne sera pas finale malgré mon peu d’éloquence. Je vous le répète, que voulons-nous maintenant? Ce que nous avons toujours voulu: la conservation de l'empire ottoman, et, dans le cas où cet empire ne serait plus viable, empêcher la Russie de disposer seule de son héritage. Eh bien, par loyauté, par intérêt, ou par adresse, la Russie a consenti d’abord à ne pas précipiter sa ruine, puis à s’entendre avec nous pour régler l’avenir dans l'intérêt de tous. Enfin elle a accepté, sans restrictions, l’arrangement que nous avons nous-mêmes proposé. Les Turcs, au contraire, pour lesquels nous nous sommes armés, ont refusé cet arrangement pacifique, et, abusant de notre appui, ils veulent nous entraîner au delà d’une protection raisonnable, au delà de nos intérêts, préférant, dans leur égoïsme, devoir leur conservation à la division des nations chrétiennes plutôt qu’à leur consentement unanime. En cela, ils sont encore plus aveugles qu’égoïstes, car il est évident qu’un arrangement proposé par les quatre grandes puissances impliquerait la protection constante, tandis qu’un arrangement, plus avantageux dans le moment, mais obtenu de la Russie seule, n'obligerait que la Russie!

«Nous avons donc un intérêt collectif, avec l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, à faire accepter par la Turquie l’arrangement accepté par la Russie d’après notre proposition. De plus, la France, qui a tiré de cette grave question d’Orient un avantage immense, que le roi Louis-Philippe n’avait pu obtenir en dix-huit ans de règne, l’avantage d’avoir des alliés en majorité dans la plus grave des questions européennes, la France ne doit pas risquer de perdre cet avantage et de retomber dans l’isolement dont la politique de l’empereur Napoléon l’a si heureusement tirée. Forcer la Turquie à accepter la note européenne est aussi le seul moyen d’être conséquent avec nous-mêmes. Pouvons-nous raisonnablement faire un crime à l’empereur Nicolas d’avoir accepté ce que nous lui avons proposé? Ce serait lui donner le beau rôle! Mais, répondrez-vous, nous désirons sincèrement que les Turcs acceptent la note, nous les y avons engagés de nouveau; mais nous craignons que le sultan, menacé par l’exaltation de son peuple, ne puisse pas faire ce qu’exigerait son véritable intérêt. De deux choses l’une: ou, comme je suis porté à le croire, cette exaltation n’est qu’apparente, et alors le sultan peut être raisonnable sans danger; ou cette exaltation le menace d’une révolution et menace ses sujets chrétiens de la spoliation et du massacre. Dans ce dernier cas, il faut aller à son secours, combattre le vieux parti turc, et ne pas laisser à l’empereur Nicolas le mérite politique d’aller replacer sur son trône le faible successeur de Mahomet II, ce qui sera, pour lui, moins coûteux que de s’emparer de ses États contre la volonté de l’Europe entière. N’oublions pas enfin, que, vis-à-vis des Turcs, le plus petit acte est plus efficace que les plus éloquentes paroles. C’est-à-dire que la retraite de notre flotte vers Ourlak ou Métélin ferait plus, pour les décider à accepter la note de Vienne, que la note responsive qui serait décisive pour un gouvernement européen.

«Je ne me dissimule pas que je viens de vous dire, mon cher collègue, en vous priant de les redire au ministre, des choses qui contrarient les idées reçues et peuvent paraître fort étranges! Mais je ne puis voir qu'avec mes yeux, et mon devoir envers mon pays est de dire ce que je vois et ce que je pense. Vous dites fort justement que le «vernis religieux» que la Russie a donné à ses actes est, pour nous, un embarras de plus. C’est là qu’est, contre les Turcs, la force du souverain de la Russie. Vous pourrez juger des sentiments de la nation russe et de la position de l’empereur Nicolas, par le discours qui lui a été adressé, il y a peu de jours, par l’archevêque de Moscou, à son entrée dans cette capitale morale et religieuse de l’empire. Ces courtes et bibliques paroles du principal dignitaire ecclésiastique de la Russie font vibrer actuellement le cœur de cinquante millions d’hommes qui resteraient indifférents à des traités de commerce qui ruineraient leur pays, ou à la fixation de nouvelles limites occidentales qui en diminueraient la puissance et l’étendue 1 L’autocrate est tout-puissant pour tout ce qui touche à la fortune publique et privée, à la liberté, à la vie de ses sujets. Mais il est obligé de compter avec eux pour tout ce qui touche à leurs sentiments religieux. C’est cette obligation pour l’empereur de Russie, qu’il ne faut pas oublier dans chacune des phases de cette grave question d’Orient.»

Ces raisonnements du général de Castelbajac, inspirés par la crainte patriotique qu’il éprouvait à voir la Fiance affronter en 1853, contre la Russie, une lutte que ses souvenirs de 1812 devaient lui représenter comme fort hasardeuse, auraient eu toute leur valeur sans l’obstination des Turcs à refuser la note de Vienne. Mais rien ne devait vaincre celte obstination, soigneusement entretenue d’ailleurs, à Constantinople, on se le rappelle, par l’action passionnée de lord Stratford de Redcliffe, qui ne craignait pas d’engager son gouvernement bien au delà de ses instructions, et qui avait fait, de l’hostilité de la Turquie contre la Russie, son affaire personnelle. On ne saurait donc trop répéter ici, avec M. Thouvenel, qui devait expérimenter par lui-même, de 1855 à 1858, ce qu’était la lutte avec lord Stratford de Redcliffe, sur le terrain de Constantinople, pour quelle part la conduite du célèbre diplomate anglais entra dans la rupture de 1854.

Chaque jour, d’ailleurs, apportait une aggravation dans les rapports de la Turquie et de la Russie.

Aussi M. Thouvenel écrit-il mélancoliquement au général de Castelbajac, le 1(er) octobre 1853:

«Général, mes tristes prévisions se réalisent et voilà les affaires plus gâtées que jamais I Pourquoi l’empereur Nicolas ne s’est-il pas contenté de se renfermer dans sa dignité où il était inattaquable, et pourquoi a-t-il laissé la parole à M. Labenski? De bonne foi, nous ne pouvons plus contraindre la Porte, et les plus graves complications sont à redouter si la conférence de Vienne n’accouche pas d’un projet de déclaration convenable. Quant à l’entrée de nos flottes dans les Dardanelles, elle produira aussi son effet, à moins qu’à Saint-Pétersbourg on n’ait le bon esprit de se payer des raisons apparentes de ce mouvement, sans nous mettre dans la nécessité d’articuler les vraies. Le roi de Prusse s’est décidément refusé à aller à Olmütz. C’est l’opinion publique à Berlin qui lui a imposé cette réserve. Je ne fais pas grand fond, au surplus, sur cette volonté capricieuse et vacillante! L’Autriche, de son côté, est fort embarrassée, et nul ne saurait prévoir la conduite qu’elle suivra. Ses intérêts politiques d’avenir l’appellent à nous; ceux de son existence présente, à la Russie. Puisse la révolution ne pas redresser sa vilaine tête! Notre politique est honnête et loyale, et il est des armes, diles-le hautement, auxquelles nous ne recourrons jamais.

«M. de Brunnow est monté sur ses grands chevaux à la nouvelle de l’entrée des quatre frégates dans les Dardanelles, et il a passé à lord Clarendon une note qui frise l’impertinence. On se dispose à lui répondre sur le même ton. M. de Kisseleff, plus sage, s’est tu, et j’espère que la discussion entre nous et la Russie, quoi qu’il advienne, restera toujours courtoise. Les gros mots ne sont pas des raisons. Les Anglais, du reste, sont très montés, et c’est dans les villes industrielles que l’on se prononce le plus vivement. Le cabinet britannique aurait un compte sévère à rendre, s’il n’agissait pas, et il le comprend. L’affaire de Khiva a été pour lui un coup d’éperon. Nous ne voyons, nous, que Constantinople! L’Angleterre voit l’Inde, et la position imprudente de la Russie nous rend forcément ses adversaires dans une campagne qui comprend d'autres intérêts que les nôtres. Pourquoi n’a-t-on pas mieux accueilli nos franches explications sur les Lieux Saint-s? Peut-être aujourd'hui serions-nous alliés!

«Vous savez que l’empereur de Russie a accablé, à Olmütz, nos officiers, de témoignages pour notre souverain. Il les a publiquement invités à le suivre à Varsovie. L’empereur a pensé que le moment était mal choisi, et un ordre a rappelé M. de Goyon (général, aide de camp de Napoléon III) «pour affaires urgentes». M. de Goyon a été trop facile à la séduction. Il n’a pas compris que l’empereur Nicolas jouait son jeu en l’enguirlandant, comme on dit à Saint-Pétersbourg, et nous avons dû le lui faire comprendre. Que n’aurait-on pas dit à Londres et que n’aurait-on pas pensé à Constantinople? Sans la qualité d’aide de camp de l’empereur qu’a M. de Goyon, nous aurions laissé faire. Il est entendu, d’ailleurs, qu’en rappelant cet officier général à Paris, nous ignorions l’invitation dont il était l’objet. L’avenir est bien incertain, et on semble prévoir, à Londres, comme une chose possible, la rupture des relations diplomatiques. J’espère encore qu’on se trompe. — Les quatre cent mille roubles de l’empereur Nicolas nous enlèvent mademoiselle Rachel! Qui sait si notre tragédienne ne rêve pas un rôle politique!

«L’Orient me fait oublier le reste, mais je dois vous dire que l’Espagne est au plus mal et que tout est possible à Madrid. Le démêlé de la Suisse avec l’Autriche ne finit pas, et voilà, d’autre part, M. d’Apponyi (ministre d’Autriche en Piémont) qui quitte Turin! Le choléra enfin est à nos portes, les denrées sont chères, et tout cela ne constitue pas les éléments d’un hiver fort gai.»

La première année du second Empire finissait donc dans l’inquiétude. Quant au lendemain, quelque glorieux qu’il fût pour nos armes, il devait être chèrement acheté, et ce n’est jamais sans un serrement de cœur qu’on lance son pays dans une grande aventure, même quand celte aventure est courue au nom d’intérêts vieux de dix siècles et faisant partie du patrimoine historique de la France!

Le général de Castelbajac, fort hostile ainsi qu’on a pu le voir à l’idée d’une guerre entre la France et la Russie, persistait plus que jamais dans la voie qu’il s’était tracée. Le 1(er) octobre 1853, il écrit à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, je commence à être honteux de vous dire toujours la même chose, mais il n’y a d’autre remède à la situation que de faire avaler aux Turcs, sans indigestion, le salmigondis européen. Le médecin anglais qui est ici est maintenant de mon avis, et, pour me rassurer moi-même, j’avais besoin de l’opinion de sir Hamilton Seymour, qui est un diplomate intelligent, instruit, expérimenté, méfiant comme ses compatriotes, et, comme eux, fort peu disposé en faveur de la Russie. Mais, comme moi, il est. dans les coulisses du théâtre; il voit de ses yeux, et commence à le dire. Il m’a montré hier, mais ceci uniquement pour vous et M. Drouyn de Lhuys, car les diplomates anglais ne doivent jamais communiquer les dépêches qu’on leur transmet et qui ne leur sont pas adressées personnellement, copie d’une lettre de lord Clarendon à lord Westmoreland (ambassadeur d’Angleterre à Vienne) qui est chargé de voir, s’il le peut, à Olmütz, l’empereur Nicolas et M. de Nesselrode, et de leur faire des représentations dont nous ne connaissons pas le motif et que nous trouvons plutôt nuisibles qu’utiles. Elles ne sont pas même claires et nettes et semblent prouver malheureusement que le cabinet anglais ne s’est pas encore associé à M. Drouyn de Lhuys pour la présentation à Rechid Pacha de la note responsive, ce qui est cependant la meilleure démarche à faire.

«Lord Clarendon, croyant voir chez l’empereur Nicolas, d’après je ne sais quelle dépêche, une interprétation fâcheuse de la note de Vienne acceptée par lui, charge lord Westmoreland de savoir de Sa Majesté ou de M. de Nesselrode, s’il prétend à d’autres droits et à d’autres garanties d’une nature plus étendue, ou s’il ne veut que la confirmation des droits consacrés par les traités, et simplement une nouvelle garantie de ces droits, comme il l’a jusqu’ici énoncé. Lord Clarendon a besoin de celte assurance avant de s’engager à peser sur l’opinion du Divan pour l’obliger à retirer ses modifications à la note de Vienne. Si lord Clarendon veut seulement cette assurance verbale, il l’aura, car l’empereur Nicolas a toujours parlé dans ce sens, à tort ou à raison. Mais le ministre anglais échouera certainement, s’il veut faire insérer cette assurance dans la note, car c’est précisément tout changement à la note de Vienne que repousse l’empereur de Russie, parce qu’il la considère comme un ultimatum, et que, s’il y avait des modifications à y apporter, il en demanderait bien d’autres! On ne s’entendra jamais sur toutes ces subtilités, et il vaudrait mieux, ce me semble, laisser les explications dans le vague, cet auxiliaire si utile d’un accommodement. M. de Seniavine n’a eu l’air ni ému ni étonné de l’entrée des dix vaisseaux anglais et français dans les Dardanelles. Son sentiment était plutôt celui d’une espèce de satisfaction d’amour-propre qui semblait dire: «Voyez maintenant par vous-même la raison et la modération des Turc».»

«La société de Saint-Pétersbourg, et ma femme et moi en particulier, venons de faire une grande perte. La princesse Olga Dolgorouky, femme du ministre de la guerre et née de Saint-Priest, vient de mourir du choléra. C’était une femme d’esprit et d’un grand mérite, qui avait été la cause de ma liaison avec son mari, homme d’honneur et de grand mérite aussi. Je vous quitte pour aller à ce triste enterrement.

«Post-scriptum. — Je viens d’apprendre qu’il y a lieu de croire que, non seulement l’empereur Nicolas ne consentira pas aux modifications à la note dont je parlais plus haut, mais qu’il déclarera que si la Turquie continue ses armements, il sera obligé de faire entrer deux nouveaux corps d’armée dans les principautés danubiennes, et qu’alors, ce surcroît de dépenses serait demandé, comme indemnité, au sultan, qui l’aurait rendu obligatoire par ses préparatifs. Voilà, du moins, quelles étaient les intentions de l’empereur de Russie avant son départ pour Olmütz. Espérons encore que le désir de l’empereur d’Autriche de voir les affaires d’Orient pacifiées, et le désir de l’empereur Nicolas de plaire à ce jeune souverain, pourront amener de meilleures résolutions, mais je ne le crois pas I Du reste, à l’heure qu’il est, vous devez savoir le résultat de la visite à Olmütz.»

En quittant Olmütz, l’empereur de Russie avait invité l’empereur d’Autriche à venir le rejoindre à Varsovie, où devaient avoir lieu de grande spajades militaires, et où le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, devait se rendre également. L’entrevue d’Olmûlz, suivie de celle de Varsovie, dans l’état actuel des affaires européennes, était vivement commentée, on le comprendra sans peine, surtout au lendemain de l’entrée de la flotte anglo-française dans les Dardanelles! Le général de Castelbajac écrit à ce sujet à M. Thouvenel, le 7 octobre 1853:

«Je vois par la correspondance entre lord Cowley (ambassadeur d’Angleterre à Paris) et lord Clarendon, que nous marchons toujours d’accord avec le cabinet anglais. Je le vois aussi par les communications faites à Berlin et à Vienne, dont une copie a été envoyée à l’impératrice de Russie par la courtoisie d’un agent secondaire. Les paroles de lord Westmoreland: «Une déclaration de guerre de la Russie nous met trait à l’aise,» peuvent donc s’interpréter dans un sens collectif et pacifique. L’entrée des flottes dans les Dardanelles est un acte positif qui doit éclairer la question d’un jour nouveau, soit qu elle ait pour but de continuer à protéger les Turcs, soit de protéger le sultan contre ses sujets révoltés en même temps que nos nationaux et les chrétiens en général. Dans ce dernier cas, la Russie aura forcément la bouche close, et la paix pourra s’ensuivre à notre honneur et au profit de tous, car tout le monde la veut, la Russie, soyez-en sûr, autant que tout le monde! La meilleure preuve que la Russie, le cabinet il est vrai plus que la nation, a voulu et veut encore la paix, c’est qu’elle n’est pas prête pour la guerre. D’abord, dans les principautés danubiennes il n’y a eu et il n’y a encore que soixante-quinze mille hommes. Ensuite, malgré les demandes réitérées du prince Woronsoff, on n’a., jusqu’ici, envoyé aucun renfort dans les provinces du Caucase. Effrayé de l’exaltation religieuse et du désir de pillage des Kurdes, ainsi que des rassemblements armés des Turcs à Erzeroum, le prince Beboutoff vient de rassembler à grand-peine huit mille hommes des troupes du Caucase, en Géorgie, et attend avec impatience les douze mille hommes que le prince Menchikoff ne se souciait nullement de lui envoyer. Il y a à Erzeroum vingt-cinq ou trente mille Turcs prêts à appuyer les Circassiens et les Kurdes, et les Russes pourraient bien, si la guerre éclate, éprouver un premier et rude échec sur ce point, ce qui, en raison du Caucase, leur serait très sensible.

«On ne sait pas encore ici si l’empereur Nicolas reviendra directement ou s’il passera par Kiew. Cela dépendra du résultat politique des conférences de Varsovie, où sont arrivés, et arrivés ensemble, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, quoique le prince royal de Prusse eût déclaré à lord Bloomfield (ministre d’Angleterre à Berlin), en partant pour Olmütz, que le roi son frère ne s’y rendrait pas. Le roi ne s’est pas rendu à Olmütz, il est vrai, mais il est à Varsovie, en compagnie de l’empereur d’Autriche, et c’est bien significatif! Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons compter sur l’Autriche et la Prusse que pour la paix et nullement pour la guerre. Quant à l’Angleterre, son cabinet nous suit maintenant, entraîné par la fermeté de notre gouvernement.

«En résumé, sur le terrain de la paix nous avons avec nous toute l’Europe, et nous sommes rentrés honorablement, avec une influence réelle, dans le concert conservateur européen. Pour la guerre, nous finirons par en porter seuls tout le poids et par retomber dans notre isolement de 1830. Quant aux dispositions actuelles de l’empereur de Russie, je crois qu’on peut les déterminer ainsi: désir sincère de la paix; résolution très arrêtée de repousser vigoureusement les Turcs, mais, non seulement de ne pas les attaquer, mais encore de ne pas dépasser les frontières de l’empire en Asie, ni la ligne du Danube. Dans cette position toute défensive, ayant pour gage les principautés, l’empereur peut attendre patiemment la lassitude ou la ruine des Turcs.»

A cette même date du 7 octobre, dans la soirée, le général de Castelbajac, qui était renseigné heure par heure sur les mouvements du czar, fait part à M. Thouvenel d’une résolution inopinée de ce souverain, qui devait augmenter encore l’état fiévreux de l’Europe.

«Voici mes dernières nouvelles: l’empereur Nicolas, d’après une dépêche télégraphique adressée à l’impératrice hier soir, est parti ce même jour, hier 6 octobre, pour Berlin. On s’explique d’autant moins ce voyage, dans le monde diplomatique, que le roi de Prusse, venu à Varsovie avec l’empereur d’Autriche, avait quitté celte ville le matin de ce même jour. L’empereur de Russie veut-il influencer M. de Manteuffel (premier ministre prussien), qu’il apprécie? Veut-il donner à la famille royale de Prusse, dont est l’impératrice de Russie, une preuve du retour complet de son amitié, en allant faire une visite à la reine, qu’il aime, du reste, beaucoup? Enfin, y a-t-il à Berlin quelque princesse que l’empereur et le grand-duc Nicolas qui l’accompagne désirent voir, pour en faire une grande-duchesse de Russie? Choisissez entre ces trois motifs; tant il y a que le père et le fils doivent passer deux jours à Berlin, et revenir par Kœnigsberg et Kowno directement à Saint-Pétersbourg.

«M. de Nesselrode n’a rien mandé des résultats d’Olmütz et de Varsovie à M. de Seniavine. Mais une personne de l’intimité de l’impératrice m’a dit que l’empereur de Russie avait fait à lord Westmoreland une déclaration très pacifique, qui avait semblé très rassurante. Plus que jamais, je crois que le cabinet russe a plutôt pour but d’effrayer les Turcs que de les combattre. C’est une finesse d’Oriental à Oriental, qui n’a pas eu tout le succès désirable. Mais, si la Russie n’est pas prête en ce moment, elle le serait assez tôt pour faire repentir les Turcs de la folie qu’ils feraient en déclarant la guerre; car alors, en faisant jouer les ressorts religieux, l’empereur Nicolas obtiendrait tout ce qu’il voudrait en hommes et en argent. Si l’on venait vous dire qu’en France on peut recommencer les guerres de religion, vous croiriez tomber de la lune! Mais, une guerre de religion, une croisade, aussi ardente que celle de Philippe-Auguste, est possible de la part des Russes. Cette guerre deviendrait nationale, et l’empereur luimême pourrait être entraîné au delà de ses intentions.

«Comme étude du singulier caractère de l’empereur Nicolas, je viens de lire avec beaucoup d’intérêt une charmante lettre qu’il a écrite au prince Dolgorouky, son ministre de la guerre, à l’occasion de la mort de la princesse. Un ami plein de sensibilité et de délicatesse ne dirait pas mieux!

En finissant, il prie le prince de croire «à toute son amitié et à toute sa gratitude». L’empereur l’aime, en effet, et l’estime, ce qu’il a rarement l’occasion de faire autour de lui. Mais, si le prince manquait à ses devoirs, il le briserait sans pitié et ne reviendrait jamais sur sa détermination.»

Les entrevues d’Olmütz, de Varsovie, de Berlin, se succédant à quelques jours d’intervalle, pendant qu’à Vienne, les représentants des grandes puissances, réunis en conférence, s’ingéniaient à trouver une solution pacifique, et que, d’autre part, les flottes anglo-françaises entraient dans les Dardanelles, les entrevues princières, disons-nous, n’eurent pas le résultat pacifique qu’on en attendait. Peut-être contribuèrent-elles à maintenir l’Autriche et la Prusse dans l’état d’opposition timorée et incertaine que ces deux puissances gardèrent à l’égard de la Russie pendant toute la guerre de Crimée; en tout cas, l’influence personnelle de l’empereur Nicolas ne put décider ni l’empereur François-Joseph ni le roi Frédéric-Guillaume IV à s’unir à la Russie en face de l’Angleterre et de la France coalisées. Au contraire, les cabinets de Vienne et de Berlin, sans sortir de leur neutralité, faisaient parvenir à ceux de Paris et de Londres les déclarations les plus rassurantes.

Que les souverains d’Autriche et de Prusse fussent un peu plus réservés que leurs ministres, dans leurs appréciations de la ligne politique suivie par l’empereur Nicolas, cela n’est pas fait pour surprendre, quand l’on pense à la haute autorité morale dont jouissait le czar sur les rois de l’Europe, quand l’on pense surtout au service que ce prince avait rendu à l’Autriche, en Hongrie, et aux liens intimes qui l’unissaient à la maison régnante de Prusse! Mais, de là à prendre les armes pour une cause commune, il y avait loin! La politique des intérêts, chez les Autrichiens et chez les Prussiens, devait l’emporter sur la reconnaissance et la parenté!

Quoi qu’il en soit, le 8 octobre, le czar Nicolas se trouvait à Postdam chez son frère de Prusse; le 10 du même mois, le sultan, effrayé, demandait à la France et à l’Angleterre de faire passer leurs flottes des Dardanelles dans le Bosphore. Enfin, Orner Pacha, généralissime des forces ottomanes, sommait le prince Gortchakoff, générai en chef des troupes russes, d’évacuer les principautés dans les quinze jours, annonçant «le commencement des hostilités» pour le cas où sa communication recevrait un accueil négatif. Les Turcs ne voulaient pas, on le voit, laisser aux bonnes dispositions de la France et de l’Angleterre le temps de se refroidir, et ils précipitaient les événements, jusqu’à avoir, dans leur issue, une responsabilité qui devait leur ôter le caractère de victimes, pour leur donner presque celui d’agresseurs. Cette hâte calculée des Turcs forçait l’alliance anglo-française à s’affirmer. En présence de ces événements, M. Thouvenel écrit au général de Castelbajac, le 14 octobre 1853:

«Nous savons que le général Gortchakoff a reçu, le 9, la sommation de la Porte et l’a transmise à Saint-Pétersbourg, où elle aura produit un bel effet. Nous voilà décidément embarqués dans une grosse affaire! Notre flotte et celle des Anglais doivent être à Constantinople, et elles se montreront dans la mer Noire si la flotte russe quitte ses ports. Nos amiraux sont autorisés à annoncer leur mission au commandant des forces navales en rade de Sébastopol. Je crois qu’il ne se passera rien de bien important sur le Danube; mais je pense, avec vous, que l’action pourra être chaude du côté de l’Asie. L’Angleterre a tout intérêt à détourner les événements, et elle ne s’y épargnera pas. La véritable question d’Orient, pour elle, c’est la question de l’Inde, et je regrette profondément que la Russie se soit conduite de façon à nous mettre contre elle, dans une cause où il lui eût été facile de nous avoir 'pour amis, ou tout au moins pour spectateurs bienveillants de sa lutte! Nous n’avons encore que de vagues renseignements sur les entrevues d’Olmûtz, de Varsovie et de Berlin; mais nous en savons assez pour être certains que le principe d’une coalition entre les souverains du Nord n’y a pas été posé. La réduction de l’armée autrichienne, dans de pareilles circonstances, équivaut à une déclaration de neutralité. La Prusse nous fait dire, sur tous les tons, qu’elle n’a d’engagement avec personne. Cela ne veut pas dire assurément qu’il faille compter sur la persistance de ces deux cours dans la ligne qu’elles se sont tracée; mais, à coup sûr, leur neutralité, au début d’une si grosse affaire, est plutôt en notre faveur qu’en celle de la Russie.

«A Vienne, à Berlin, on est affligé de notre attitude, mais on ne la blâme pas, et, à Vienne même, on regrette moins qu’on n’en a Pair notre entrée dans les Dardanelles. C’est un moyen d’action dont on compte se servir à Saint-Pétersbourg, sans en avoir la responsabilité. J’ai bon espoir que tout ira bien de ce côté, si Mazzini et Kossuth ne se mettent pas de la partie 1 Le slavisme a fait tant de progrès sur les bords du Danube, que l’Autriche sent bien que ses intérêts d'avenir ne sont pas dans une alliance russe ni dans des compensations territoriales, qui ne feraient qu’accroître le nombre de ses sujets mécontents.

«Madame la marquise de Castelbajac m’a fait l’honneur de venir me voir. Elle venait aux nouvelles, et je lui ai dit tout ce que je savais. Elle n’en part pas moins pour vous rejoindre. Je désire vivement que le proverbe latin: audaces fortuna juvat, lui soit applicable, et que les choses tournent de façon que vous restiez à votre poste et que M. de Kisseletf demeure au sien. Nous ne prendrons certainement pas l’initiative d’une rupture des relations diplomatiques.»

S’empressant de faire part au général de Castelbajac de tous les renseignements qui pouvaient l’éclairer sur le résultat des dernières entrevues impériales et royales, M. Thouvenel lui écrit encore, le 15 octobre 1853:

«Le roi de Prusse n’avait pas envie d’aller à Varsovie, mais il y a été mandé à deux reprises. Le prince royal de Prusse avait été plus que froid à Olmütz. L’empereur Nicolas, n’ayant rien tiré des personnes royales, a tenu à voir M. de Manteuffel, qui a complètement refusé d’engager l’avenir. M. de Moustier (ministre de France à Berlin) nous le dit dans une dépêche arrivée ce malin. Le président du conseil de Prusse a confié à notre ministre qu’il avait été un instant question d’un nouveau pacte entre les trois souverains du Nord, pour s’assurer mutuellement leurs provinces polonaises contre les chances, non d’une guerre, mais de l’insurrection. Cette ouverture a été déclinée. M. de Manteuffel, du reste, affirme, comme vous, que l’empereur Nicolas veut la paix, et que Sa Majesté emporte, de son voyage en Allemagne, des «impressions salutaires». J’espère donc encore que la guerre ne sortira pas de cet imbroglio. Tout le monde, il est vrai, s’est un peu avancé, et tout le monde doit s’aider pour reculer. Si le cabinet de Saint-Pétersbourg le comprend et reconnaît que sa dignité n’est pas en jeu toute seule, je dirai avec le Times que la diplomatie, en ne trouvant pas un moyen honorable d’accommodement, se couvrirait de honte.»

Par malheur, la précipitation des Turcs à entrer en guerre ne laissait plus que bien peu de chances ouvertes à une action pacifique, et cet état bizarre, qui n’était plus la paix, mais n’était pas encore la guerre, à proprement parler, ne pouvait durer longtemps.

Le général de Castelbajac le sentait bien, malgré le désir ardent qu’il avait de voir la paix maintenue; mais il devait, jusqu’au bout, rester fidèle à sa manière de voir; le courant, qui entraînait l’Europe sur une pente belliqueuse, ne l’en détourna pas un instant. Aussi écrit-il à M. Thouvenel, le 19 octobre 1853:

«Mon cher collègue, vous connaissez l’attitude et les déterminations de l’empereur Nicolas à propos des Turcs et de nos flottes. J’ai beau retourner la situation de tous les côtés, je n’y puis voir la nécessité et encore moins l’intérêt de la guerre pour la France, tandis que les inconvénients les plus graves et les conséquences les plus funestes peuvent en sortir pour elle. L’Angleterre est à l’abri de ces conséquences, du moins des conséquences révolutionnaires, qui sont, à coup sûr, les plus importantes à éviter. Elle a aussi deux intérêts que nous n’avons pas:

la destruction des flottes de toutes les nations, et le détournement de la marche des Russes vers l’Inde. Il me semble donc que tout doit nous engager à ne pas aller trop loin à la suite de l’Angleterre, qui aura toujours des intérêts commerciaux différents de ceux des puissances continentales. Je ne demanderais pas mieux que de donner une bonne leçon à la Russie, mais je crois qu’elle l’a reçue déjà dans une mesure suffisante, et que, la donner plus forte, ce serait nous exposer à en recevoir de terribles, de la révolution, et peut-être de l’Angleterre elle-même, car lord Aberdeen et lord Clarendon ne font pas ce qu’ils veulent, et ne seront pas toujours au timon des affaires. La presse pousse aujourd’hui l’Angleterre vers la guerre, et le haut commerce tournera bientôt à la paix, dont il ne peut se passer sans se ruiner. '

«S’il y a dans notre politique des intentions cachées que je ne connais pas, et qu’on veuille réellement, ainsi qu’on commence à le dire en Allemagne, reprendre la Belgique et la ligne du Rhin, alors c’est différent! Jouons notre va-tout et à la grâce de Dieu! Mais, dans ce cas, avertissez-moi, pour que je puisse, sans retard, décrocher ma vieille épée de Wagram et de la Moskowa, hélas! bien rouillée. Mais laissons là les idées guerrières et revenons aux cancans, pour nous calmer et nous distraire, car Pétersbourg est, par excellence, le pays des cancans. Apprenez donc que la grande-duchesse Marie de Leuchtenberg est, en ce moment, incognito à Paris et qu’un agent diplomatique français, qui n’a passé ici que quarante-huit heures, est arrivé, il y a quelques jours, porteur de paroles secrètes de l’empereur Napoléon à l’empereur Nicolas. Soixante mille Russes sont en marche vers l’Inde, et soixante mille Persans sont à leur disposition, soit contre l’Inde, soit contre les Turcs. Voilà ce qu’on raconte à Saint-Pétersbourg.

«La guerre effraye les têtes élevées et exalte le peuple, les vrais croyants et l’armée. Il y a, comme en Turquie, le parti de la guerre; mais l’empereur Nicolas a la main plus ferme que le sultan, et il veut la paix. Voilà la vérité. C’est à vous, qui voyez, à savoir si elle peut vous être utile. C’est, en tout cas, un singulier pays que celui-ci, très peu connu, et qu’il ne faut pas juger d’après nos règles.

«Croiriez-vous qu’à la cour et à la ville, chez les généraux comme chez les conseillers d’État, l’incident du général de Goyon, dont vous m’avez parlé, a produit une bien plus grande impression que la déclaration de guerre des Turcs? Mais l’incident Goyon, déjà oublié chez nous, touche de plus près que la guerre à la personne du czar, et, ici, c’est l’homme qui est tout! Voilà le pays. Les articles des journaux qui insultent l’empereur Nicolas produisent un plus grand effet, une plus grande irritation, qu’une déclaration de guerre, et nous devrions bien les empêcher, surtout quand ils sont absurdes comme ceux du Constitutionnel, parlant «de la croix» grecque sur la poitrine de Nicolas» et «du service divin à Saint-Isaac»! Or, la croix grecque n’existe pas, ici du moins, et Saint-Isaac, en construction, rempli d’échafaudages, n’aurait pour archevêque que l’architecte Monferrand et pour diacres que les maçons! Je conçois l’affaire Goyon. Elle aurait été plus simple si, comme vous le dites, il ne se fût pas laissé «enguirlander» et qu’il eût refusé de lui-même. On a donné une leçon méritée, en montrant au czar qu’il ne suffisait pas d’un sourire, d’une prévenance capricieuse ou intéressée, pour que nous oubliions le passé et accourrions au moindre signe. Seulement, le rapprochement, dans ce genre de courtoisie, sera maintenant difficile.

Quel est celui de nous deux qui voudra commencer?»

Pendant ce temps, à Constantinople, sur les ordres précis des représentants des grandes puissances siégeant à Vienne en conférence, MM. de Brück et de Wildenbrück, ministres d’Autriche et de Prusse auprès du sultan, continuaient à faire des efforts désespérés pour imposer aux Turcs la fameuse note de Vienne. Leur insistance venant se briser contre les idées belliqueuses du cabinet ottoman, l’Angleterre tenta, par l’intermédiaire de l’ex-prince de Samos, Stephanaki Bey Vogoridès, de faire accepter par la Porte une nouvelle note, sorte de terme moyen entre les dernières propositions du prince Menchikoff et la note de Vienne. La diplomatie se raccrochait au plus mince espoir, et M. Thouvenel écrivait, le 2 novembre 1853, au général de Castelbajac:

«Si rien d’énorme ne se passe du côté du Danube, j’espère encore que l’embryon de conférence qui se tient à Vienne se développera, et que la paix sera sauvée. Les Russes sont servis par la folie des Turcs qui, sans doute, se feront battre, et leur honneur militaire sera sauf; j’entends l’honneur des Russes, qui ne sauraient rester sur un échec, tandis que les Ottomans mettraient leur défaite sur le compte du dieu Destin!

«L’orage qui menaçait ce pauvre M. de Lacour vient d’éclater. Le général Baraguey d’Hilliers part ce soir pour Constantinople, en qualité d’ambassadeur. De vous à moi, ce choix plaira moins encore à Londres qu’à Saint-Pétersbourg, car lord Stratford de Redcliffe aura, à l’avenir, une volonté en face de la sienne.»

Le choix du général Baraguey d’Hilliers pour le poste de Constantinople, dans les circonstances périlleuses où l’on se trouvait, ne fut pas heureux, il faut le reconnaître, et les détails que nous donnerons plus loin sur sa mission prouvent, une fois de plus, que les qualités hors ligne de l’homme de guerre, que possédait l’illustre général et bientôt maréchal Baraguey d’Hilliers, n’ont aucun rapport avec les qualités plus modestes nécessaires à un diplomate. D’autre part, dans les journées des 2 et 3 novembre 1853, l’armée turque prit contre l'armée russe une vigoureuse offensive, et remporta sur les troupes du czar un succès réel à Olténitza, ville située en Valachie, entre Routchouk et Silistrie, à dix-huit lieues de Bucharest. Dans de semblables conditions, on juge des chances de succès que pouvaient avoir, à Constantinople, les pourparlers pacifiques! Mais n’anticipons pas sur les événements, et lisons encore cette lettre de M. Thouvenel au général de Castelbajac, portant la date du 10 novembre:

«Nous sommes convaincus que nous ne sortirons de peine que par une conférence élevée à la hauteur d'un congrès, et munie de pouvoirs suffisants pour décider souverainement. Reste à savoir seulement si nous amènerons les Russes, et même les Turcs, tant que la première effervescence ne sera pas calmée, à s’asseoir, avec nous, autour d’un tapis vert. Je crains bien que, d’ici à quelques mois, la diplomatie ne soit plus maîtresse des événements! Nous sommes toujours contents des dispositions de Vienne et de Berlin. M. de Bourqueney (ministre de France à Vienne) nous garantit la neutralité bienveillante de l’Autriche. «Je ne vois, aurait dit le jeune empereur,» que deux cas de guerre pour nous. Ce serait si» on m’attaquait en Italie, ou si les Russes pré» tendaient rester dans les principautés danubiennes.» Ce dernier membre de phrase est assez significatif, et il ne serait pas de toute impossibilité que les idées de Rechid Pacha fissent fortune à Vienne. Que dites-vous de ce qui se passe à Bucharest et à Yassy? Celte façon des Russes, de protéger deux provinces chrétiennes, est des plus originales, et l’empereur Nicolas, pour redresser des torts, n’aurait pas besoin de passer le Danube! Je crains un peu, je vous l’avoue, que la déclaration contenue dans les journaux de Saint-Pétersbourg, si elle est vraie, n’amène bientôt des explications sur nos flottes, et, peut-être, une suspension des rapports diplomatiques. La communication amicale de sir Hamilton Seymour est, à cet égard, une maladresse, et il eût mieux valu laisser les choses dans le vague. La saison, il est vrai, rendra les opérations fort difficiles dans la mer Noire, et j’espère que l’escadre russe restant à Sébastopol, nos flottes hiverneront dans le Bosphore. Comme je vous l’ai dit, nous ne rechercherons pas un conflit; mais du jour où le Danube serait franchi par les Russes, nous serions dans la nécessité d’agir. Il en serait de même si Batoum ou Trébizonde tombaient dans leurs mains, car c’est là aussi une des routes de Constantinople.

«Je connais intimement le comte Esterhazy que l’Autriche envoie à Saint-Pétersbourg. C’est le meilleur et le plus aimable des collègues. Je pars le 14 avec le ministre pour Fontainebleau. N’attendez donc rien de nous par le courrier du 15. J’ai fait démentir, dans l’Indépendance Belge, les faux bruits que ce journal avait fait courir sur votre rappel et sur celui de Bourqueney.»

La déclaration de l’empereur Nicolas à laquelle M. Thouvenel fait allusion dans cette lettre, et qui avait produit un si mauvais effet à Paris, était datée de Tsarkoë-Sélo 1(er) novembre. Le czar s’adressait à son peuple dans les termes les plus mystiques, et, après avoir invoqué «le Très-Haut, afin que sa main daignât bénir les armes russes dans la Saint-e et juste cause qui a trouvé de tout temps d’ardents défenseurs dans ses pieux ancêtres», il terminait par ces mots latins: «In te, Domine, speravi: non confundar in œternum.»

Le général de Castelbajac avait bien raison de dire que l’esprit qui avait déterminé les croisades en France s’était réfugié en Russie! Dans ces circonstances, la mission conciliatrice de la dernière heure, donnée par l’empereur d’Autriche au comte Esterhazy, l’un des grands personnages de l’empire, était vouée, d’avance, à un échec infaillible, malgré l’importance et les qualités du négociateur. La nomination du général Baraguey d’Hilliers à Constantinople contribuait également à inquiéter la Russie. Le général de Castelbajac écrit à ce propos à M. Thouvenel, sous la date du 11 novembre 1853, la lettre suivante:

«Mon cher collègue, la nomination du général Baraguey d’Hilliers, avec une espèce d’état-major d’armée — car on exagère toujours — avait produit ici une grande sensation, et avait été comparée à l’ambassade du général Sébastiani. Je vois que lord Cowley s’en était un peu ému, de son côté, mais qu’il a été rassuré par deux longues conversations avec le général, et qu’il lui a même donné une lettre d’introduction auprès de lord Stratford de Redcliffe! Espérons donc qu’ils marcheront d’accord; c’est bien important, car, maintenant que le vin est tiré, il faut le boire ensemble, doux ou amer, à Constantinople, à Paris, à Pétersbourg et partout. Ici, sir Hamilton et moi marchons bien d’accord, et, s’il m’a d’abord caché la proposition de la nouvelle note (la note anglaise dont nous avons parlé plus haut, remise à la Porte par Stephanaki Bey Vogoridèsj, c’est qu’on ne la lui avait pas donnée comme faite de concert avec nous. En effet, elle appartient en entier au cabinet anglais, qui, heureusement, vous l’avait communiquée. Du reste, les hostilités étant commencées, je crois que les événements de la guerre modifieront nécessairement les notes et propositions déjà faites, et qu’il faut attendre les premiers résultats de l’attaque des Turcs, car ils influeront nécessairement sur les déterminations de l’empereur Nicolas et du sultan. Je crois que le premier sera plus accommodant après une victoire, et le second, après une défaite. Ce résultat, en définitive, est celui auquel nous devons nous attendre. Il ne faut donc pas se faire d’illusion comme le Constitutionnel et la plupart des journaux étrangers, qui représentent Schamyl «attaquant Tiflis et descendant dans les plaines de la Géorgie à la tête de vingt mille montagnards indomptés.» Cela n'est ni vrai ni possible; et, certes, je n’aurais pas omis un fait si important dans le compte que j’ai rendu de la situation militaire de la Russie! J’ai donné à l’action de Schamyl son vrai degré d’importance, importance très réelle; mais ce serait une grave erreur de croire «qu’il fait trembler le prince Woronsoff dans Tiflis», et que le général russe «demande un secours de cent vingt mille hommes».

«Cette victoire de Schamyl est une fable inventée à Constantinople. Le prince Woronsoff, ne pouvant rassembler que dix à douze mille hommes en Géorgie, sans dégarnir ses lignes d’opérations du Caucase, qui sont formées de cent quatre-vingt mille hommes, avait, très justement, demandé des renforts. On lui a envoyé douze mille hommes du corps de Lüders. On aurait pu et dû, selon moi, lui en envoyer davantage; mais, moyennant le judicieux changement qu’il a opéré, il assure pouvoir parer à toutes les éventualités de sa position défensive.

«Le prince Woronsoff, dont j’ai vu hier le fils qui va rejoindre son père, ne semble pas inquiet de l’entrée des Turcs dans la Gourie, près de Batoum. Il est étonné seulement que les Turcs aient choisi une contrée montueuse, très boisée, et surtout un district habité par des chrétiens très guerriers, qui, à eux seuls, prétend-il, seraient en état de détruire dix mille Turcs. Pour ce dernier motif, le prince est porté à croire que ce n’est là qu’une fausse attaque pour détourner son attention d’un autre point. Quant au passage du Danube par l’armée d’Omer Pacha, on ne sait encore ici rien de positif. Les Turcs, s’étant décidés à la guerre, sont dans une position qui leur commande de tout oser, et ils ne doivent pas, ce me semble, laisser arriver le froid, intense à la fin de novembre, pour détruire ou disperser une armée bien moins précautionnée que ne l’était la nôtre, en 1812, contre ses rigueurs, plus tardives, mais souvent aussi grandes sur les bords du Danube que sur les bords de la Moskowa.

«Il faut, du reste, que le sort de l’armée turque se décide promptement. La Russie seule a intérêt à gagner du temps. Ce n’est qu’après un résultat. positif qu’on pourra reprendre efficacement les négociations. Le mieux, sans doute, serait une conférence des grandes puissances, y compris la Russie et la Turquie; mais on aura de la peine à amener l’empereur Nicolas à ce mode de négociations. Je ne serais pas surpris, si, après une victoire des Russes, il aimait encore mieux accorder, de lui-même, à la Turquie, tout ce qu’un arbitrage européen pourrait lui imposer.

«M. de Nesselrode nous a donné, hier, un très bon et très agréable dîner d'amis, en cravate noire, sans cérémonie, et dont aucune préoccupation politique n’a semblé troubler l’harmonie et la gaieté. Les amis diplomatiques étaient: les ministres de France, d’Angleterre, de Naples et de Grèce, et, les amis indigènes, le comte Kisseleff, le comte Woronsoff-Daschkoff, le fils du prince Woronsoff partant pour la Géorgie, M. de Seniavine, et mon hôte, Jean Tolstoï écuyer du grandduc héritier. Si on a voulu nous «enguirlander», comme vous dites, sir Hamilton et moi, nous avons prêté la tête de bonne grâce, mais soyez tranquille, nous ne l’avons pas perdue, malgré le bon vin du chancelier, et les joyeux propos du comte Kisseleff. Il dit que le peuple de Paris est admirable pour la justesse de ses appréciations, et qu’il est enchanté d’avoir maintenant à Constantinople son Menchikoff en la personne du général Baraguey d’Hilliers. II faut bien rire un peu de cette éternelle affaire d’Orient, qui finit par fatiguer tout le monde, et que, cependant, personne ne peut faire finir. Il est même douteux que l’épée du prince Gortchakoff et le grand sabre d’Omer Pacha puissent en venir à bout.

«Le courrier est arrivé avec ma femme, que l’on avait effrayée à Berlin. Elle n’a cependant pas voulu faire une retraite compromettante, et, en vraie diplomate, elle a disparu de Berlin, pour aller attendre ma réponse définitive chez la duchesse de Sagan, comme si son intention avait toujours été de s’arrêter chez elle. Son retour ici fait un très bon effet.»

Malheureusement pour la cause de la paix, la période des nuances diplomatiques était passée, et, si la courtoisie la plus correcte devait constamment signaler les rapports des gouvernements français et russe, à la veille comme au lendemain de la rupture, ces allures chevaleresques n’eurent aucune influence sur la marche lentement mais fatalement progressive des événements. En Asie, la guerre entre les Russes et les Turcs s’accentuait. Le 14 novembre, le général de Castelbajac écrit à M. Thouvenel:

«Le prince Woronsoff ne se trompait pas en pensant que l’invasion des Turcs par la partie montagneuse de la Gourie était une fausse attaque. La véritable attaque a eu lieu par mer, et pendant une nuit obscure. Cinq ou six mille hommes d’infanterie se sont embarqués à Batoum, sur des bateaux plats, ont débarqué près du port de Saint-Nicolas, où les Russes avaient un dépôt provisoire de vivres, gardé par deux compagnies d’infanterie et deux pièces de canon. Ce poste a été surpris et enlevé après une vive résistance, qui a coûté beaucoup de monde, et dans laquelle les deux compagnies ont succombé bravement, excepté trois officiers et une trentaine d’hommes, qui se sont fait jour à la baïonnette à travers l’ennemi. C’est la traduction, faite très rapidement, du rapport officiel qui vient de paraître dans Vlnvalide russe, journal dans lequel l’empereur Nicolas a ordonné que les rapports de ses généraux fussent toujours publiés en entier.»

L’échec des Russes à Oltenitza sur le Danube, celui de Saint-Nicolas à l’autre extrémité de l’empire, devaient porter un coup sensible à l’orgueil de l’empereur Nicolas, et enlever de son esprit les derniers germes pacifiques qui pouvaient s’y trouver encore. A Paris, l’hostilité officielle contre la Russie grandissait chaque jour, et le général de Castelbajac, dont on connaissait les idées, était en butte à de vives attaques. M. Thouvenel, qui, sur plus d’un point, on a pu s'en convaincre, différait de sentiment avec notre représentant à Saint-Pétersbourg, dans la question orientale, loin de s’associer à ces ardentes critiques, trouvait, au contraire, qu’il y avait avantage à maintenir in extremis, à Saint-Pétersbourg, dans les délicates circonstances où se trouvait la France, un ministre dont la personne était agréable à l’empereur Nicolas et au chancelier de Nesselrode. Le général connaissait parfaitement la situation et il écrit à M. Thouvenel, le 16 novembre 1853.

«Il paraît que certains acteurs sans emploi, ou quelques belliqueux conseillers, trouvent que le rôle que je remplis sur le théâtre de Saint-Pétersbourg se maintient trop longtemps. Les vicissitudes de la vie durent pour moi depuis quarante-six ans, et ce n’est pas après cette longue et souvent pénible expérience, qu’elles pourraient me prendre au dépourvu. Ce n’est pas, d’ailleurs, une place que je suis venu chercher dans ce vilain climat, mais un devoir sérieux, difficile, et important à remplir, dans l’intérêt de mon pays, et je le remplirai jusqu’au bout, sans défaillances ni flatteries, et toujours prêt à céder le pas à un observateur plus clairvoyant ou plus guerrier que moi. A ce sujet, je me souviens d’un vieux serviteur dévoué de ma famille, qui prêchait toujours l’ordre et l’économie, pour les réparations d’un vieux château que la Révolution avait rendu tout délabré à ma mère. Les jeunes femmes, les élégants, conseillaient d’aller de l’avant, de finir vite, pour jouir plus tôt 1 A ces propos, le vieux Jacques branlait la têle, et disait dans son français provençal: «Madame, les conseilleurs ne sont» pas les payeurs.»

«Quoi qu’il en soit, d'ailleurs, du parti de la paix ou du parti de la guerre, ce n’est pas à moi de trancher la question, mais c’est à moi de bien observer, sans prévention. Si c’est la force seule qui doit décider, c’est plus commode. Il n’y a plus qu’à mettre l’épée à la main et à marcher en avant. C’est mon ancien métier, et je ne serai pas le dernier à m’en souvenir, si c’est nécessaire à l’honneur et aux intérêts de mon pays. Mais, en attendant, je vis avec mes ennemis comme s’ils pouvaient redevenir mes amis, et ce système me rend ici les relations moins pénibles qu’à bien d’autres, et les investigations plus faciles. Je dois même rendre cette justice à la société russe. Elle évite de rien dire devant moi, qui puisse me blesser, même indirectement. Il faut dire aussi que, en ce moment, les Russes, ordinairement vantards et arrogants, ont l’oreille basse, et que si le peuple et l’armée poussent à la guerre à outrance, les grands seigneurs, qui payent, désirent la paix. Parmi eux, les vieux orthodoxes seuls, et quelques ambitieux, sont du parti du peuple et de l’armée.

«Sir Hamilton est plus impressionnable et plus agité que moi, mais nous sommes très liés et nous marchons bien d’accord. Dans le bulletin russe, on ne sait pas ce que sont devenus les quarante-trois mille Turcs d’Oltenitza. Cependant quarante-trois mille hommes, même Turcs, ne se perdent pas comme une épingle! Peut-être en aurez-vous des nouvelles?»

Aux renseignements que nous devons, sur la situation en Russie, à la plume féconde du général de Castelbajac, vont se joindre maintenant les indications transmises, de Constantinople, à M. Thouvenel, par le général Baraguey d’Hilliers. Cet illustre soldat, fourvoyé un peu malgré lui dans la carrière diplomatique, s’exprimait volontiers, aussi bien en paroles que la plume à la main, dans un style familier et souvent facétieux, contrastant de la manière la plus singulière aussi bien avec les formes usitées qu’avec la gravité des circonstances. D’ailleurs, il devait l’avouer lui-même bientôt, le commandement d’un corps d’armée était bien plus son fait que l’ambassade de Constantinople. Après avoir pris possession de son poste, le général Baraguey d’Hilliers écrit à M. Thouvenel:

«Monsieur, les Turcs, soyez-en sûr, ne demanderont pas la lune puisqu’ils l’ont déjà dans leurs armes; ils ne demanderont pas le soleil, quoiqu’ils aient grand besoin d’être éclairés; ils ne demanderont rien de bien difficile à obtenir. Depuis mon arrivée ici, je n’ai fait que verser, de l’eau sur les têtes échauffées des musulmans. Ils doivent me prendre pour un prophète de malheur! Je leur répète à chaque instant que ces premiers succès ne décident rien, qu’il faut beaucoup de prudence, se maintenir sur la défensive, et ne pas tenter d’autres projets dans lesquels échouerait une armée mieux organisée et mieux pourvue que l’armée turque.

«J’ai vu hier Rechid Pacha au sujet de la proposition du comte de Buol (tendant à peser sur la Porte pour l’adoption de la note de Vienne). Nous l’amènerons à traiter, mais si lord Stratford ne s’y oppose pas. Il perd de son influence, et j’espère bien hériter un peu de ce qu’il s’enlève à lui-même par une pression inconsidérée sur le Divan. Les Turcs, si l’on en croit leurs rapports, obtiennent d’assez grands succès en Asie; mais je les crois Gascons. Quant à la ligne du Danube, Orner Pacha a pris ses cantonnements d’hiver. Il est impossible d’opérer dans cette saison et les Russes veulent se tenir sur la défensive.»

L’Angleterre, qui avait longtemps hésité avant de prendre un parti, une fois ce parti pris, ne gardait plus aucun ménagement dans ses relations avec la Russie. Sir Hamilton Seymour recevait les instructions les plus énergiques. Le général de Castelbajac, qui avait ordre, tout en ne cédant pas sur le fond, d’être plus doux dans la forme, et qui, d’ailleurs, puisait dans ses sentiments intimes des arguments en faveur de la modération, écrit à M. Thouvenel, le 26 novembre 1853:

«Le ministre d’Angleterre a protesté contre l’incorporation des principautés danubiennes. Cette protestation me paraît intempestive. Elle vient trop tard pour le passé, et trop tôt pour l’avenir, car la Russie déclare aujourd’hui, comme dans le principe, qu’il ne s’agit que d’une occupation momentanée, peu justifiée sans doute, mais non pas d’une prise de possession. Cette protestation a donné lieu à des discussions pleines d’aigreur et de susceptibilité de part et d’autre, ce qui n’est guère propre à arranger les affaires: «C’est un parti pris, a dit le chancelier de Nesselrode, de trouver mauvais tout ce que fait la Russie, et très bien tout ce qu’a fait la Porte.» Il a ajouté, en terminant, avec plus de calme: «Croyez, mon cher sir Hamilton, que nous voulons la paix aussi sincèrement qu’aucune autre puissance, mais, si vous la voulez de votre côté, il faut peser davantage sur la Porte, et moins sur la Russie.»

«Dans les circonstances actuelles, M. de Nesselrode pourrait avoir raison. Il est important, pour arriver à une solution pacifique avant le printemps, que la Russie puisse rester sur la défensive. La retraite des Turcs sur la rive droite du Danube, et l’hiver déjà arrivé, assurent désormais, en Europe, cette position à l’armée russe, tout en mettant obstacle à une nouvelle attaque des Turcs qu’ils auraient bien dû ne pas faire, puisqu’ils ne pouvaient pas pousser plus loin. Il semble qu’ils n’aient eu d’autre intention que d’envenimer le débat. Mais, en Asie, il n’y a point de Danube pour séparer les combattants! Il serait donc important de peser sur la Porte pour empêcher, de ce côté, une nouvelle agression de sa part.»

Deux événements d’une haute portée, l’un en faveur de la paix, l’autre en faveur de la guerre, devaient signaler la fin du mois de novembre 1853. Le premier, c’était la signature, à Vienne, où la conférence européenne siégeait toujours, d’un protocole adopté en commun par l’Autriche, la France, la Grande-Bretagne et la Prusse, protocole ayant pour but de faire collectivement une communication à la Sublime Porte, lui exposant: «le vœu des puissances de contribuer, par leur intervention amicale, au rétablissement de la paix», et mettant la Turquie en état: «de faire connaître les conditions auxquelles elle serait disposée à traiter». Les représentants des quatre grandes puissances, à Vienne, rédigèrent en conséquence une «note collective» dans ce sens, adressée à la Sublime Porte, et les représentants des quatre puissances, à Constantinople, furent invités à insister auprès de Rechid Pacha pour la signature d’un armistice et le choix d’une ville neutre, où les plénipotentiaires de la Turquie et de la Russie pussent se rencontrer avec les ambassadeurs des quatre grandes puissances.

Le second événement, plus significatif malheureusement dans sa brutalité, c’était la destruction, le 30 novembre, à Sinope, par l’amiral russe Nachimoff, de sept frégates et de deux corvettes turques, qui succombèrent après cinq heures d’une lutte héroïque. Mais n’anticipons pas sur les événements. La signature à quatre du protocole de Vienne laissait une chance ouverte à la paix. M. Thouvenel écrit à ce sujet, le 1(er) décembre 1853, au général de Castelbajac:

«La signature du protocole, tel qu’il est, serait un si beau triomphe, que je n’ose m’en flatter. Du reste, un morceau de papier, quel qu’il soit, signé par l’Autriche et la Prusse en même temps que par l’Angleterre et la France, aura toujours une grande signification. Il constatera l’intervention européenne dans une affaire que la Russie voulait faire passer pour une querelle domestique avec la Porte. Je présume que l’article dont nous avons fait précéder, dans le Moniteur, la publication du manifeste de l’empereur Nicolas, n’aura pas eu, à Saint-Pétersbourg, le même succès qu’ailleurs. Il nous en revient des compliments de tous les côtés.

«Quoi qu’il advienne maintenant, le prestige moral de la Russie est atteint, et la campagne ne tourne pas trop mal pour nous. Les petits succès du Danube et de l’Asie ont fait tourner les têtes à Constantinople. Nous chargeons le général Baraguey d’Hilliers de crever ces ballons gonflés d’illusions. Nous voulons sauvegarder raisonnablement l’indépendance et l’intégrité de la Turquie, mais nous nous opposerons à ses folies, et nous ne nous mettrons pas à sa suite dans la carrière des aventures. L’intention de l’empereur est formelle à cet égard, et il est difficile d’avoir plus de sagesse et de fermeté que Sa Majesté. Le tort de M. de Kisseleff est d’avoir puisé ses impressions dans les coulisses de la Bourse. Il a égaré l’opinion de son gouvernement. Il est très vrai que nous désirons ne pas nous brouiller avec la Russie, mais nous ne pouvons regretter d’avoir pris, les premiers, une attitude autour de laquelle tout le monde vient se ranger. La véritable faute est au cabinet de Saint-Pétersbourg, qui a si mal répondu à nos ouvertures au sujet des Lieux Saint-s, et qui aurait mis les rieurs de son côté, s’il se fût contenté des firmans Menchikoff. La Suède et le Danemark sont dans l’effroi de se voir pris entre deux colosses! Nous leur avons fait savoir que nous ne leur demanderions jamais que leur loyale neutralité. Cette communication les a un peu rassurés.

«Aux dernières nouvelles de Constantinople, aucun bâtiment français ou anglais n’était entré dans la mer Noire. Les deux ambassadeurs, toutefois, avaient donné aux amiraux l’autorisation de faire surveiller la côte jusqu’à Varna. Peutêtre ne l’auront-ils pas jugé nécessaire.

«Qu’a-t-on pensé, à Saint-Pétersbourg, de la visite du duc de Nemours à l’armée russe en Valachie? Qu’a-t-on dit surtout de la conduite de l’armée turque? Le général Aupick ne cessait de nous affirmer que celle armée fournirait honorablement une campagne et que son artillerie était vraiment bonne. Nous ne voulions en rien croire. Peut-être est-il fâcheux que nous n’ayons pas eu raison! Nous persistons, au surplus, dans notre scepticisme, et la Porte fera bien de s’en tenir au combat d’Oltenitza.

«Que dites-vous de la fusion? La nouvelle, de vous à moi, nous en a été donnée par le comte de Buol, et par écrit, le jour même où le duc de Nemours l’a annoncée à l’empereur François-Joseph. La maison d’Autriche est plus lorraine que légitimiste. Ici, à part quelques vieux hommes d’État qui ont embrassé les vénérables joues de quelques femmes de même profession, légitimistes et orléanistes sont mécontents. Les uns trouvent M. le comte de Chambord trop magnanime. Les autres disent que les fils du roi LouisPhilippe font trop bon marché de leur père. Je crois consciencieusement que l’on a raison des deux côtés. Mais ce n’est pas là le moyen de cimenter un rapprochement, auquel, du reste, madame la duchesse d’Orléans paraît être étrangère.

«Je vous remercie, en finissant, de vos bonnes lettres. Grâce à vous, nous nous trouvons à Saint-Pétersbourg. Chassez donc, permettez-moi de vous le dire, les idées cornues que l'indépendance Belge vous a mises en tête. J’ai eu soin, d’ailleurs, que ce journal réfutât lui-même ses nouvelles saugrenues. Personne ne songe à vous rappeler de Russie, croyez-le bien.»

A cette même date du 1(er) décembre 1853, M. Thouvenel écrivait à M. Mercier de Lostende, alors ministre de France à Dresde, le billet suivant qui nous éclaire sur l’attitude des petites cours d’Allemagne, et en particulier sur le sentiment intime du comte de Beust, alors premier ministre du roi de Saxe, dont les déclarations contrastaient, en tout point, avec les dispositions officiellement manifestées par les deux grandes puissances allemandes.

«Mon cher ami, la question d’Orient fait un peu de tort à notre correspondance courante, mais vous me pardonnerez, je n’en doute pas, de ne pas vous retourner vos dépêches. M. de Beust est toujours seul de son avis parmi les ministres des cours secondaires. La Saxe est donc très mal notée dans nos papiers, et nous en ferions, sans sourciller, cadeau à la Prusse ou à l’Autriche. On n’en est pas là heureusement, et je persiste à espérer que tout finira sans changement d’aucun genre pour la carte d’Europe. Nous sommes contents, de Vienne et de Berlin, et je crois les quatre puissances à la veille de former un lien collectif qui les placera toutes sur la même ligne, diplomatiquement du moins.

«M. de Bourqueney nous a fait faire, sur ce terrain, de grands progrès, et, la question d’Orient n’eût-elle servi qu’à cela, nous devrions remercier l’empereur Nicolas de l’avoir soulevée! Sa Majesté russe, à ce qu’il paraît, s’en doute un peu. On dit son humeur détestable.

«Dites-nous ce que vous savez de la fusion. Vous pouvez, par Gotha, en apprendre quelque chose. L’Autriche a été fort bien pour nous dans cette circonstance.»

A Saint-Pétersbourg, où l’on ignorait encore, aussi bien qu’à Paris, l’affaire de Sinope, les dispositions étaient chaque jour plus sombres. Nous en trouvons le reflet dans cette lettre du général de Castelbajac à M. Thouvenel, portant la date du 2 décembre 1853:

«Mon cher collègue, avant la grande visite que m’a faite, officiellement en quelque sorte, M. de Nesselrode, j'avais eu avec lui une conversation plus familière,et dans laquelle il avait fini par me dire: «Eh bien, mon cher général, savez vous, malgré tous ces bons vouloirs et cette impartialité, ce que je vois venir de loin comme un parti pris? On s’occupe à Londres d’un projet de traité. Il sera, comme de raison, entièrement en faveur des Turcs! On le leur fera accepter, ce qui ne sera pas difficile. Ensuite, on le présentera à notre acceptation comme un ultimatum, et, si nous le refusons, l’Angleterre et la France nous déclareront la guerre. C’est triste d’en être arrivé là à la fin de ma carrière, moi qui ai toujours été l’apôtre de la paix! Voilà ce qu’aura produit l’orgueil de lord Stratford de Redcliffe! Probablement, une conflagration générale de l’Europe, à laquelle nous ne pouvons tous que perdre, et dont les révolutionnaires seuls peuvent profiter. N’aurez-vous pas avec eux les légitimistes et les orléanistes, qui viennent de s’unir pour augmenter vos embarras? Et nous, pour augmenter les nôtres, n’aurons-nous pas aussi sur les bras les chrétiens d’Orient, qui croiront faire merveille, et nous aider, en se révoltant? Tout cela est bien déplorable et vraiment absurde.»

«Il serait trop long de vous dire ce que j’ai répondu, et vous pouvez facilement le penser. Cependant, je dois dire que je suis de l’avis de M. de Nesselrode dans ses dernières considérations. Je l’ai trouvé plus calme, moins découragé et moins noir, dans sa dernière visite. Le chancelier est, du reste, vivement attaqué par le vieux parti russe, et l’on ne parle de rien moins que de son remplacement. Mais l’embarras est de trouver le vieux /lusse propre à ce poste important. Mais je ne crois pas que ce désir soit partagé par l’empereur Nicolas, quoiqu’il soit bien moscovite quelquefois!»

Sur ces entrefaites, la destruction de la flotte turque, à Sinope, fut connue en Europe, où cette nouvelle produisit la plus vive sensation. On se rappelle le mot du sultan Sélim II à l’ambassadeur de Venise, après la bataille de Lépante: «Quand nous vous prenons une province, c’est un bras que nous vous arrachons! Mais quand vous détruisez notre flotte, c’est la barbe que vous nous rasez; elle repoussera!»

Quoique l’événement ait prouvé que le vaincu de Lépante ne se trompait pas, même à plus de deux cents ans de date, le coup porté à la marine ottomane dans la mer Noire n’était pas moins sensible, et il fallut les prodigalités du sultan Abdul Aziz pour remettre la flotte turque en état. A Paris, l’affaire de Sinope eut un retentissement profond. A Londres, elle porta au paroxysme l’exaspération des Anglais. M. Thouvenel écrit au général de Castelbajac, le 15 décembre 1853:

«Nous avons eu à écrire à Londres des choses très sérieuses, et je ne puis ajouter que quelques mots à la dépêche. L’événement de Sinope a produit l’impression la plus vive sur l’empereur, et je crains que nous ne soyons maintenant sur une pente belliqueuse. A la nouvelle du désastre, nos ambassadeurs ont expédié quatre frégates dans la mer Noire, deux à Sinope, deux à Bourgas. Au retour de ces bâtiments, leur intention est de faire sortir les escadres et de les employer au ravitaillement de la côte d’Anatolie. Ces projets sont approuvés à Londres et à Paris, et je me demande si leur exécution ne sera pas considérée comme une déclaration implicite de guerre. Que deviendront les conférences de Vienne au milieu de tout cela? Nul ne saurait le dire, mais je souhaite vivement que la Porte ait accepté nos ouvertures. Je ne vois pas, pour le moment, d’autre moyen de sauver la paix.

«Voilà la Perse qui s'ébranle, et c’est contre la Turquie. Si les affaires se gâtaient complètement, nos vaisseaux seraient impuissants contre ce déluge d’hommes, et il faudrait que l’Autriche se déclarât.»

Malgré l’affaire de Sinope, le général de Castelbajac continuait à repousser, comme un fantôme importun, l’idée d’une guerre entreprise par la France, même d’accord avec l’Angleterre et avec l’appui aujourd’hui moral, mais peut-être effectif demain, de l’Autriche et de la Prusse. Il était intraitable sur cette question, et il y avait un réel courage à défendre avec autant d’indépendance, une thèse qui n’était pas à l’ordre du jour, et sur laquelle, s’il est permis, à trente-sept ans de date, d’avoir deux opinions, il n’était guère de mise en 1853 d’avoir un avis différent de celui de l’Europe entière. Le 10 décembre, le général de Castelbajac écrivait à M. Thouvenel:

«Pour le moment, la Russie reste sur la défensive. Tout ce qu’elle désire, c’est d’éviter un conflit avec la France et l’Angleterre. Voilà maintenant la France d’accord avec les trois grandes puissances, et en voie de devenir la puissance pouvant le plus influer dans le sens d’un arrangement honorable, ce qui nous placerait dans la meilleure position possible vis-à-vis de l’Europe entière. Car tout le monde veut la paix, et l’alliance de la Prusse et de l'Autriche n’a pas d’autre signification. Il faut donc espérer que cette heureuse alliance pèsera d’un assez grand poids sur l’esprit opiniâtre de l’empereur Nicolas pour le décider à ne pas risquer de mettre toute l’Europe contre lui!

«Sous tous les rapports, nous avons intérêt à la paix, et il faut aider l’empereur de Russie à conclure un arrangement honorable, car, sans cette condition, l’empereur Nicolas n’y souscrira jamais et risquera plutôt la guerre avec la France et l’Angleterre, bien persuadé qu’il est, malgré son irritation contre elles, que jamais l’Autriche et la Prusse n’en viendront à la guerre contre lui. Il faut donc envisager les chances générales et françaises d’une guerre franco-anglaise contre la Russie. Certes, ce serait la perte du commerce et de la marine russes, du moins en grande partie. Mais il ne faut pas juger le peuple russe et son souverain comme les peuples occidentaux. Les Russes ne sont pas encore assez civilisés et assez industrieux pour faire, des intérêts matériels, tout le cas que nous en faisons, et jamais un Russe n’a été arrêté dans ses désirs et ses projets par une considération d’argent. Quant à la perte de sa marine, elle serait très sensible à l’empereur Nicolas, qui l’a créée, et qui s'en amuse comme des manœuvres de Krasnoë-Sélo. Mais, les Russes éclairés trouvent qu’elle coûte inutilement beaucoup d’argent, et que la perte des trois quarts de leurs vaisseaux de guerre serait un profit réel pour la nation. D’ailleurs, les flottes russes se bornant à défendre Sébastopol d’un côté, et Kronstadt de l’autre, quel grand mal pourrions-nous leur faire?

«Les dépenses de nos armements et les pertes de notre commerce seraient plus nuisibles pour nous que Routes les pertes que pourrait faire la Russie ne le seraient pour elle. D’ailleurs, si, comme cela paraît décidé, la Russie reste sur la défensive sur terre et sur mer, il faudra donc que nous lui déclarions la guerre pour l’occupation des principautés? Or, sans le concours de l’Autriche, comment la forcerons-nous à les évacuer? Elle restera impassible sur le Danube et en Asie, ses côtes en bon état de défense, laissant les Turcs s’épuiser eux-mêmes, et nos flottes se lasser de leur séjour à Constantinople ou de leurs croisières sans résultat, peu nuisibles pour un pays comme la Russie, tout autrement constitué que les.États européens. Enfin, si elle était poussée à bout par l’Angleterre, ses relations avec la Perse, et la position qu’elle a prise dans le Turkestan, sur le Syr Daria et l’Amou Daria, lui rendraient très possible l’envoi d’une armée de cent mille hommes dans l’Inde. Il en arriverait cinquante mille, et ce serait suffisant pour enlever l’Inde à nos alliés et changer la face du monde!

«Les Turcs ne valent pas tous les contre-coups que nous pourrions ressentir de ces lointaines ou prochaines éventualités. Faisons donc la paix, honorablement pour nous. L’ours du Nord est assez muselé. S’il se montre raisonnable, ne le poussons pas à bout. Nous ne pourrions qu’y perdre.»

Ces appréciations du général de Castelbajac n’ont qu’un tort, c’est de porter la date de 1833. Il est vrai que ce tort peut se transformer en mérite pour quelques-uns, et que notre représentant à Saint-Pétersbourg va peut-être passer aux yeux des lecteurs de cette étude pour le précurseur, à quarante ans de date, de l’alliance russe. Sans vouloir diminuer en rien le mérite du général de Castelbajac à avoir eu des idées arrêtées et les avoir défendues avec énergie et logique, on nous accordera cependant que les intérêts de la France de 1853 étaient bien différents de ceux de la France de 1891! Quarante années d’histoire, surtout de notre temps, modifient bien des situations. Napoléon I(er), mourant à Saint-Hélène, avait prononcé ce mot célèbre: «Dans cinquante ans, l’Europe sera républicaine ou cosaque.» Qui sait si l’attitude de la France en 1853 n’a pas empêché l’Europe de devenir cosaque? Quant à la première partie de l’aphorisme du grand empereur, elle semble en train de devenir une vérité.

Pour ce qui touche à l’appréciation que notre représentant auprès du czar Nicolas fait de la marine russe, d’après le dire même, a-t-il soin d’ajouter, a des Russes éclairés», elle doit paraître étrange, mais le document que nous allons citer ne peut laisser aucun doute sur son authenticité.

Le 31 mars 1855, quinze mois après les événements que nous racontons, six mois avant la prise de Sébastopol, en pleine guerre de Crimée, le général de Castelbajac retiré dans son château de Caumont, en spectateur philosophe et quelque peu désabusé des événements, désireux de mettre au service de la diplomatie française les observations qu’il avait recueillies, écrivit à M. Thouvenel la lettre qu’on va lire:

«J’ai pensé, mon cher ministre, que le renseignement suivant, que je retrouve dans mes souvenirs, pourrait peut-être vous être de quelque utilité dans les circonstances actuelles des négociations de Vienne. L’empereur Nicolas tenait infiniment à ses flottes, même à celle de Kronstadt, quoique les glaces la lui rendissent inutile pendant plus de la moitié de l’année, et que, pour ce motif, ses matelots fussent inexpérimentés, et ses vaisseaux d’une courte durée. Mais la plupart des hommes de son gouvernement, et, entre autres, M. de Nesselrode, trouvaient que la marine russe coûtait à l’État bien au-dessus de son utilité réelle. Je me souviens qu’un jour, dans une conversation intime, le chancelier me dit: «Eh bien! si vous détruisez la moitié de notre» marine, vous nous rendrez peut-être un grand» service, à moins, ajoutait-il en riant, qu’il ne» prît fantaisie à l’empereur de faire reconstruire» à grands frais les vaisseaux pris ou brûlés, ce» qui pourrait bien arriver! L’empereur Alexandre» n’avait pas le quart de cette flotte, et nous ne» nous en trouvions pas plus mal.»

Les Moscovites, pour parler comme le général de Castelbajac, trouveront sans doute que le chancelier de Nesselrode s’exprimait là plutôt en Allemand et en luthérien qu’il était, qu’en vrai Russe! Toutefois, l’opinion d’un homme d’État illustre, conseiller favori et toujours écouté de deux empereurs tels qu’Alexandre et Nicolas, et qui dirigea pendant plus de quarante années la politique extérieure de la Russie avec honneur et succès, nous a paru bonne à citer.

Mais revenons aux derniers jours de l’année 1853. Le 17 décembre, le général de Castelbajac écrit à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, il y a eu hier un Te Deum à la chapelle du palais, mais c’était la fêle de l’empereur Nicolas, et on n’a pas annoncé si cette solennité avait un but déterminé. Comme de coutume, le corps diplomatique n’a point été invité à cette cérémonie d’église et de cour. Mais, comme de coutume aussi, les ministres de Prusse, d’Autriche et de Grèce, ont été invités officieusement et ont assisté à la cérémonie d’église.

«Je vous ai fait connaître, dès le principe des hostilités en Asie, que l’empereur de Russie n’avait pas voulu accorder au prince Woronsoff l’autorisation de marcher en avant sur Erzeroum, et qu’il lui avait recommandé de se tenir sur la défensive et de n’en sortir que pour assurer sa ligne de défense, et seulement d’une façon momentanée. Après le succès obtenu par le prince Béboutoff sur le séraskier, le prince Woronsoff a écrit que le meilleur moyen d’empêcher le renouvellement des attaques de l’ennemi et de détruire son influence sur les Kurdes et les autres populations musulmanes, non sujettes de la Porte, était de s’emparer de Kars, quartier général du séraskier, et d’Erzeroum, principal siège de la puissance civile et religieuse de la Porte dans ces provinces. L’empereur Nicolas a répondu que son intention bien arrêtée était de se tenir sur la défensive; qu’il ne voulait pas qu’on poussât sur Erzeroum, et que tout ce qu'il pourrait permettre, ce serait la prise de Kars, mais seulement dans le cas où cela serait indispensable pour le succès des opérations militaires.

«J’ai vu les deux derniers officiers qui ont apporté les nouvelles des dernières affaires auxquelles ils avaient assisté, et j’ai vu aussi un officier attaché au ministère de la guerre revenant des principautés danubiennes. Je sais bien que les Russes sont très patriotes et un peu vantards, mais vous pouvez tenir pour certain, qu’à Constantinople, il y a des fabricants de victoires en faveur des Turcs, et que leurs premiers succès, même celui d’Oltenitza sur le Danube et de Saint-Nicolas en Asie, ont été exagérés d’une manière tout orientale! D’ailleurs, la Russie fait de grands préparatifs militaires, et, à Varsovie, le maréchal Paskiewitch y contribue de son mieux.

«Quant à la Pologne, on prendra tous les moyens pour la contenir; mais il ne faut pas se faire d’illusions, la noblesse seule est hostile à la Russie. Le paysan, la masse est plutôt hostile à sa propre noblesse qu’au gouvernement russe, et il serait facile, dans un cas extrême, de renouveler, sur plusieurs points de ce royaume, les scènes affreuses des paysans de la Galicie! Mais je suis persuadé que l’empereur Nicolas n’en viendra jamais à ces détestables moyens révolutionnaires.

«Si les circonstances amenaient le départ de la légation et que les consuls restassent, je crois, dans l’intérêt politique, qu’il faudrait prolonger ici l’intérim de M. de Castillon, qui est un homme bien élevé, ayant de bonnes relations sociales, agréable à M. de Nesselrode, et en état plus qu’aucun autre consul de nous être utile en Russie, indépendamment de la connaissance spéciale qu’il a acquise de la langue et des mœurs du pays.

«M. de Nesselrode est malade. J’espère qu’il n’a rien de grave. Sa santé, en ce moment surtout, intéresse l’Europe entière.»

Dans sa correspondance privée avec M. Thouvenel, la seule qui nous occupe ici, le général de Castelbajac, on l’aura sans doute remarqué, passe sous silence l’affaire de Sinope. Il avait trop d’esprit pour ne pas comprendre que la brutale destruction de la flotte turque par l’amiral Nachimoff était un fait qui enlevait à ses raisonnements la plus grande partie de leur bien fondé. Aussi préféra-t-il ne pas chercher à atténuer la portée d’un événement dont les conséquences ne pouvaient que s’aggraver par la discussion.

A Paris, le désastre subi par la marine ottomane, à quelques lieues du point où mouillaient les flottes anglaise et française, commandées par les amiraux Dundas et Hamelin, piqua au vif l’amour-propre national. Le 29 décembre, M. Thouvenel écrit à notre ministre, à Saint-Pétersbourg:

«Général, nos dépêches sont trop explicites pour que ma lettre particulière puisse rien vous apprendre. Nous voilà arrivés au moment de fondre la cloche. C’est une extrémité que je regrette profondément, mais à laquelle je me suis attendu, du jour où cette triste affaire a commencé. Si l’empereur Nicolas a sa dignité, nous avons la nôtre, que l’affaire de Sinope a entamée. Tout peut encore s’arranger, si, à Saint-Pétersbourg, on accepte les conférences à six. Dans le cas contraire, nous aurons la guerre au printemps.

«Du moment où tout le monde reconnaît que la Turquie doit exister, elle doit vivre en Europe sur le même pied que les autres puissances. En échange de son entrée dans la grande famille, nous pourrons lui demander des garanties pour les chrétiens; si, au contraire, nous traitons les Ottomans comme un peuple barbare, si nous les déclarons indignes de s’asseoir avec nous autour d’un tapis vert, de quel droit leur demandons nous d’avoir des égards pour ceux de nos coreligionnaires qui sont leurs sujets? Leur exclusion du monde civilisé serait la conséquence de leur exclusion, en principe, des conférences européennes. Les deux choses se tiennent. C’est là, général, ce que vous avez à faire comprendre à l’empereur Nicolas. Puisse-t-il être assez bien inspiré pour vous écouter! En Angleterre, on s’attend à votre renvoi et à celui de sir Hamilton Seymour. J’espère encore qu’on se trompe. C’est M. de Reiset qui vous porte nos plis. Il a vu l’empereur et le ministre et il est bien au courant de leurs idées.

«C’est dans trois jours le nouvel an! Que nous réserve-t-il? On peut toujours, du moins, faire des vœux pour ses amis, et ceux que je vous adresse, général, sont aussi sincères que les sentiments de cordiale affection que je vous ai voués.»

Il n’y avait pas grand-chose à objecter à la dialectique serrée et concise de cette lettre de M. Thouvenel, qui résume en quelques mots toute une situation politique. En tout cas, si M. Thouvenel et le général de Castelbajac n’avaient pas des vues identiques sur le différend turco-russe, on a pu se convaincre du ton de parfaite courtoisie et d’estime réciproque employé par les deux correspondants. Cette douceur de mœurs, qui n’enlevait rien du reste à la profondeur des convictions et dont nous retrouvons la trace jusque dans les rapports de la France et de la Russie, avant, pendant et après la guerre de Crimée, devait rendre la vie politique assez agréable, même entre adversaires, aux environs de l’année 4854. Nous avons marché depuis. Reste à savoir si, à ce point de vue, c’est dans le sens du progrès!

Le rideau de l’année 1853 tombe sur l’affaire de Sinope. Avec l’année 1854 nous arrivons à la période ouvertement belliqueuse. Les événements militaires de la guerre de Crimée sont trop connus pour que nous songions même à revenir sur des épisodes aujourd’hui historiques. Ce n’est donc qu’incidemment que nous toucherons aux faits de guerre. Mais la partie diplomatique de cette période laisse encore un vaste champ ouvert aux investigations. C’est sur ce terrain que nous cherchons à nous maintenir, en puisant dans les documents inédits qui sont entre nos mains.

Bien que le rôle de la Prusse et l’attitude ambiguë de son roi pendant le conflit oriental aient déjà été l’objet d’études spéciales, nous croyons intéressant d’inaugurer la série des documents que nous possédons sur l’année 1854, par la lettre particulière suivante, adressée à M. Thouvenel par le marquis de Moustier, qui représenta la France à Berlin avec clairvoyance et habileté pendant cette délicate période. Quand il s’agit d’un tableau historique, il faut y grouper le plus de personnages possible. La figure intelligente et fine du marquis de Moustier prend naturellement sa place au milieu de celles des diplomates de cette époque. Notre ministre à Berlin écrit à M. Thouvenel, le 5 janvier 1854:

«Mon cher collègue, j’ai peur que le prince Gortchakoff et le colonel Manteuffel n’aient exploité tout ce qui s’est passé à Vienne, de manière à rassurer le roi de Prusse en lui rendant ses illusions sur la paix, et à l’arrêter dans l’évolution qu’il accomplissait, bien lentement et de mauvaise grâce, d’ailleurs, de notre côté. Ces espérances pacifiques, M. de Manteuffel disait hier encore que le roi les avait perdues tout à fait, et il faisait entendre que ses idées en éprouvaient une notable modification; qu’il l’écoutait beaucoup plus en se cachant du général de Gerlach. Tant que le roi Frédéric-Guillaume IV croira que les coups de fusil entre l’Autriche et la Russie pourront être évités, à quelque prix que ce soit, on ne fera rien de lui! Il veut que l’alliance du Nord, aujourd’hui à demi déchirée par la plume, ne soit pas définitivement tranchée par l’épée. Il saisit avec bonheur toute apparence d’hésitation de la part de l’Autriche, et croit l’intimider en lui faisant craindre l’absence de tout concours de sa part.

«Je suis convaincu néanmoins, et le comte Esterhazy paraît l’être aussi, et écrit dans ce sens, que le premier coup de canon autrichien fera crouler, en Allemagne, toutes les petites résistances, celle de la Prusse comprise, qui n’ont pour but que d’empêcher l’empereur FrançoisJoseph d’avancer et de tirer ce premier coup de canon. Le cabinet de Vienne semble en tenir parfois trop de compte.»

Ces quelques phrases du marquis de Moustier résument toute l’histoire des tergiversations du roi de Prusse pendant la crise de 1854. Elles avaient tout naturellement leur place ici.

Retournons maintenant à Saint-Pétersbourg, où nous trouvons encore le général de Castelbajac, un peu désabusé, de plus en plus triste de l’insuccès de ses efforts, mais inébranlable dans sa manière de voir, et conservant dans sa correspondance privée cette liberté d’esprit et ce tour anecdotique qui semblent être le propre des hommes d’âge, et d’expérience aimable, ayant beaucoup vu et ne s’étonnant plus de rien. A la date du 9 janvier 1854, le général écrit à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, je ne crois pas qu’on nous donne nos passeports. Si la fierté moscovite se révolte, ce sera avec réflexion. Ainsi donc, je pense que nous aurons le temps de respirer, et de prendre nos précautions pour notre retraite de Russie! Quoi qu’il arrive, je suis prêt à exécuter résolument et consciencieusement les ordres du ministre. Cela me sera même plus facile que d'être en désaccord avec tout l’Occident sur l’appréciation des faits qui concernent la Russie et les intentions de son souverain. Mais, en cela, je dois toujours, avant, pendant et après, agir suivant ma conscience, n’ayant pas, Dieu merci, la sotte prétention de diriger en quoi que ce soit la politique de l’empereur Napoléon, tout en étant un disciple fervent de son œuvre!

«Le fils du prince Woronsoff, que l’empereur Nicolas avait récemment envoyé près de son père, est de retour ici depuis deux jours. Le prince, dont la santé s’est un peu améliorée, s’est décidé à conserver la direction des affaires du Caucase et de la guerre d’Asie, en ayant sous ses ordres trois officiers généraux, hommes d’expérience, le prince Bariatinski, Russe très éclairé, et les princes Andronikoff et Béboutoff, deux Géorgiens influents et dévoués. Le jeune Woronzoff a donné beaucoup de détails intéressants, sur la guerre d’Asie, à une personne qui m’est dévouée et qui est venue me les répéter hier soir. Jusqu’à la déclaration de guerre des Turcs, l’empereur Nicolas avait résisté à toutes les demandes de renfort que lui avait plusieurs fois adressées le prince Woronsoff, «craignant, disait Sa Majesté, d’alarmer l’Europe et ne croyant pas à la guerre». Il en est résulté que l’alarme s’était répandue, dans le premier moment, jusqu’à Tiflis, et que si les Turcs avaient marché résolument, au lieu de diviser leurs forces et de faire des attaques de détail, sur cette capitale, ils auraient probablement, dans le principe, obligé le prince Woronzoff à évacuer la Mingrélie et la Géorgie.

«J’avais donc raison quand je vous disais que l’empereur Nicolas avait voulu effrayer seulement les Turcs, pour obtenir ses concessions religieuses de haute lutte, mais qu'il ne voulait pas la guerre et qu’il n’y était pas réellement préparé. Vous-avez bien vu aussi que les prétendus cent quinze-mille neuf cent quatre-vingt-six hommes, campés,, dès le principe de l’occupation, sur les bords du Danube, sans compter le reste à Bucharest et ailleurs, n’existaient que dans l’imagination des agents français et anglais en Valachie, et qu’en réalité, il n'y avait que cinquante-cinq mille hommes, répartis dans les deux principautés. Il en a &e acute;té de même de la prétendue marche du deuxième corps, qui n’avait pas quitté la Pologne, marche qui, cependant, d’après les rapports du consul anglais à Varsovie, et de lord Bloomfield à Berlin, a décidé l’entrée des flottes combinées dans la baie de Bésika! Tout cela est déjà du passé, mais pour le présent et l’avenir, il n’est pas indifférent de savoir que l’intégrité de la Turquie n’est pas menacée et qu’il ne s’agit que de trouver une formule pour la question religieuse. Si même l’on désire saisir l’occasion présente pour diminuer l’influence de la Russie en Orient et en Europe, je crois, vu la nature des rapports de la Russie avec l’Autriche et la Prusse, que ce but sera plus réellement atteint par la paix que parla guerre. Voilà ce qui me fait prêcher la paix, sans compter la considération très importante de l’état social de l’Europe, qui, je l’avoue, passe en ce moment, pour moi, avant toute autre considération. Je suis tourmenté aussi des dangers de tempête pour nos flottes dans la mer Noire, si dangereuse dans les mois de janvier et de février, et si peu connue de nos marins de la flotte militaire. Je ne me consolerais pas d’un désastre dû, encore une fois, aux éléments protecteurs de ce sauvage et vaste Empire! Le froid de 1812 me revient tristement à la mémoire et se convertit, dans mon imagination, en tempêtes et en naufrages!

«Mais laissons les tempêtes, le meurtre et le carnage à mademoiselle Rachel qui en fait de très grands dans les cœurs et, surtout, dans la bourse des grands seigneurs russes! Ils cèdent toujours, sans mesure, à l’entraînement de nos modes et des passions du moment, et, tout cela, en s’exaltant dans leur orgueil moscovite et dans leur haine de circonstance contre la France et surtout contre l’Angleterre. Mais, si nous avons des ennemis, nous avons aussi des défenseurs, et de la plus belle espèce!

Avant-hier, dans un dîner chez M. de Nesselrode, la femme d’un ministre allemand disait que ses enfants, et elle-même, s’étaient fort amusés, la veille, chez lady Seymour. «Comment,» dit un courtisan très connu, un peu en riant» à la vérité, vous avez conduit votre famille en» Angleterre!» La dame est Italienne, et très connue de vous, mon cher collègue; elle répondit «qu’elle n’était l’ennemie ni de la France ni» de l’Angleterre». Là-dessus, moitié en riant, moitié sérieusement, on parla politique, et madame Kalergis (nièce du chancelier Nesselrode) prit chaudement le parti de la France, mais surtout de l’empereur Napoléon et de l’impératrice Eugénie. S’adressant à M. de Seniavine, moscovite et orthodoxe pur sang: «Vous ne semblez pas de mon avis? dit-elle. — Pas tout à fait, je l’avoue. — Eh bien, repartit madame Kalergis, vous avez tort, car tout ce que je viens de dire de l’empereur Napoléon et de l’impératrice Eugénie, comme homme, comme femme, comme souverains, est de la plus exacte vérité, et je ne puis rien en rabattre.» M. de Nesselrode mit fin à la discussion en plaisantant ranimation de sa nièce contre Seniavine, mais sans la moindre mauvaise humeur, et en approuvant tout le bien qu’elle avait dit de l’empereur et de l’impératrice.

«Ce dîner m’a été raconté par un de mes collègues, qui en faisait partie. Cette scène ne contribuera pas à mettre M. de Nesselrode et sa famille en odeur de Saint été près des orthodoxes, qui le damnent tous les jours, dans ce monde et dans l’autre, tout autant que lord Stratford de Redcliffe et lord Palmerston. Votre tour, le mien et celui de M. Drouyn de Lhuys n’est pas encore venu. Mais patience, il arrivera, après la promenade ou plutôt la faction de nos vaisseaux dans la mer Noire. M. Drouyn de Lhuys sera, comme de raison, en première ligne; à tout seigneur, tout honneur! Faites-lui agréer et agréez vous-même, mon cher collègue, l’hommage du dévouement de votre serre-file, qui ne vous fera pas défaut dans l’action, quoiqu’il trouve que vous l’engagiez un peu trop témérairement. Cependant, malgré mes cheveux gris, audaces fortuna juvat n’est pas encore sorti de ma mémoire ni de mon cœur français, et je remets en lui mon espérance patriotique si ce n’est conservatrice.

«Le consul d’Odessa me mande que, sur la nouvelle des intentions redevenues pacifiques du Divan, les ulémas et les softas ont prêché la révolte. Voilà des conservateurs qui nous aideront singulièrement! Il faut espérer que les chrétiens seront plus sages!

«On a reçu ici, et les ministres de Suède et de Danemark m’en ont donné communication, l’acte de neutralité de leurs cours. Il me semble que ces deux pays se sont bien pressés de sonner la cloche d’alarme, à moins que ce ne soit une manière de répondre aux demandes indiscrètes de la Russie. Le chancelier de Nesselrode a reçu très froidement la déclaration de neutralité de la Suède, et il a dit: «Heureusement qu’elle sera sans application!» Quant au Danemark, il y a eu délibération dans le conseil, dès le 10 décembre. Un ministre, parent de M. de Plessen, et, comme lui, plus Russe que Danois, a voté, le premier, pour l’alliance avec la Russie. Un second a voté de même, mais les six autres ont voté pour la neutralité, avec des sympathies très prononcées pour la France. Ici, nous avons le ministre danois très prononcé pour la Russie, mais M. de Moltke (aujourd’hui ministre de Danemark à Paris), secrétaire de légation, Danois pur sang, sans mélange de Russe ni d’Allemand, <est très bien disposé pour la France.»

Il est extrêmement intéressant, à la veille de la guerre de 1854, de se rendre un compte exact des dispositions de l’Europe, et c’est à ce titre qu’il nous semble utile d’insérer ici la lettre suivante, datée du 9 janvier 1854, que le marquis de Moustier adresse, de Berlin, à M. Thouvenel. C’est un tableau fidèle des dessous de la politique prussienne à cette époque. Le marquis de Moustier le trace avec une habileté de main très remarquable:

«Mon cher collègue, je vous suis très reconnaissant du soin que vous avez mis à me tenir au courant du langage de M. de Buol. J’aurais pu, sans cela, prendre de fausses impressions. On n’a ici nulle confiance dans les intentions de l’Autriche; on me fait entendre sur tous les tons que M. de Buol nous amuse par de beaux dis cours, et, il faut le dire, le ton des journaux du midi de l’Allemagne, comparé à celui des journaux prussiens, le langage, modifié il est vrai un peu en ce moment, des ministres de Saxe et de Wurtemberg, l’attitude de M. de Thun, la part active que prend aux menées russes, la reine, qu’on sait en correspondance suivie avec sa sœur l’archiduchesse Sophie, tout cela forme certainement un contraste avec les dépêches de Vienne!

«Malgré la mobilité du roi de Prusse, malgré les efforts de la légation de Russie, de la reine, et d’une demi-douzaine de personnes, notre position ici se maintient et s’améliore. L’arrivée du prince de Prusse (depuis l’empereur Guillaume I(er, dans cinq ou six jours, sera pour nous une garantie de plus. Que M. de Manteuffel travaille à soustraire la Prusse à l’influence russe et à la rapprocher de nous, cela ne me semble guère douteux. C’est le fonds même de sa politique. Pour qu’elle changeât, il faudrait qu’il fût renversé, et il ne peut être remplacé. Sa chute sur la question russe serait le commencement d’une révolution, tant le courant d’opinion qui le pousse, dans cette question, paraît prendre de force chaque jour! Pouvons-nous, toutefois, attendre mieux qu’une neutralité sincère et même bienveillante pour nous? Oui, si la Prusse y voit un intérêt évident. Si, par exemple, l’Autriche eût fait cause commune avec la Russie, M. de Manteuffel, j’en suis convaincu, eût conseillé au roi de former une triple alliance avec la France et l’Angleterre. II eût fait briller à ses yeux l’espoir de ressaisir le premier rang en Allemagne, de se débarrasser de la prépondérance russe et autrichienne, et peut-être de s’entendre avec nous sur des remaniements territoriaux après lesquels la Prusse soupire bien bas, mais bien ardemment. J’irai plus loin. J’ai lieu de croire, qu’à Londres comme à Berlin, cette idée d’une triple alliance avait fait un certain chemin. Cela m’oblige à beaucoup de prudence, car, en me mettant sur un pied d’intimité et de confiance trop grand avec M. de Manteuffel, en lui donnant trop d’assurances et d’encouragements, j’aurais pu forcer la mesure, et l’amener à nous proposer plus que notre politique générale ne nous permettrait peut-être d’accepter. Si l’Autriche se joint à nous, la Prusse n’a plus les mêmes espérances. Il vaudrait mieux pour elle, alors, réserver ses troupes et son argent, et garder la neutralité. Mais le pourrait elle, et voudrait-elle laisser l’Autriche prendre sur elle l’avantage? Voilà la question.

«Je ne vous soumets ces considérations qu’avec une extrême défiance de moi-même. Pour revenir à des choses plus immédiatement pratiques, je crois que nous devons, dans nos rapports avec la Prusse, tenir grand compte de sa rivalité avec l’Autriche. Cette rivalité entre les deux pays agit d’une manière incessante. Elle nous sert à stimuler la Prusse par l’émulation, mais je me suis aperçu que c’est un moyen dont il faut user avec beaucoup de ménagements pour ne pas blesser M. de Manteuffel. Il veut bien marcher parallèlement au cabinet de Vienne, mais non aller à sa remorque. Il veut jouer véritablement le rôle qui appartient à une grande puissance. C’est une prétention que le cabinet de Vienne, appuyé en cela par la Russie, et soutenu par les États du sud de l’Allemagne, lui eonteste sans cesse. Il faut chercher là l’explication du voyage de M. de Prokesch (ministre d’Autriche à la Diète de Francfort) à Berlin, de sa proposition à la Diète, du refus de la Prusse de s’y prêter, du voyage de M. de Beust (premier ministre de Saxe) à Munich, qui en a été la conséquence. Tout cela avait pour but de forcer la Prusse à naviguer dans les eaux de l’Autriche, quoi qu’il advint! Il ne faut donc pas s’étonner si, ici, on contrôle Vienne, si, lorsqu’on affecte à Vienne la confiance, on affecte la défiance à Berlin: «Nous croyons à la paix, disait M. de Prokesch à la Diète de Francfort, et notre confiance est fondée sur les assurances de l’empereur de Russie.» — «Nous ne pouvons nous dissimuler, disait M. de Manteufifel aux Chambres prussiennes, que la paix est gravement menacée, et notre crainte est fondée sur des faits.»

«J’en conclus que, dans certaines circonstances où nous sommes satisfaits du cabinet de Vienne, il ne faut pas s’alarmer de voir celui de Berlin agir d’une façon différente. Ce n’est pas un pas fait vers la Russie, c’est l’envie d’être indépendant. Ne pas encourager ces velléités jusqu’au point de blesser l’Autriche; ne pas les décourager jusqu’au point de blesser la Prusse et de lui ôter les illusions qu’elle aime à se faire sur ce qu’elle pourrait attendre de nous, voilà ce qui est un peu délicat. Du reste, dans la conviction que j’ai des intentions de M. de Manteufifel et dans la connaissance que j’acquiers de son caractère, je crois qu’il y a intérêt à lui témoigner de la confiance, à ne le presser qu’au tant que cela est nécessaire, à ne pas trop le tourmenter sur les choses d’une importance secondaire, qui peuvent lui créer des difficultés, en un mot, ménager sa position auprès du roi.»

Certes, il fallut à la diplomatie française une dextérité peu commune pour se mouvoir, sans se briser, au milieu des mille complications que soulevait le groupement d’alliances motivé par le différend turco-russe.

L’incertitude régnait partout en maîtresse, et comment pouvait-il en être autrement, alors que le mot de l’énigme diplomatique proposée aux anxiétés de l’Europe pouvait, favorable ou néfaste, être prononcé par l’empereur Nicolas, c’est-à-dire par un prince chez lequel les plus nobles qualités se trouvaient aux prises avec des bizarreries qui confinaient à l’excentricité. La lettre de M. Thouvenel, du 11 janvier 1834, que nous allons citer et qui est adressée au duc de Guiche, depuis duc de Gramont, alors ministre de Napoléon III auprès du roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II, nous donne la note juste sur les dispositions de l’Europe au moment solennel où nous sommes arrivés. Cette lettre renferme, en outre, un trait bien caractéristique du czar Nicolas, qui poussait, on le verra, le sans-gêne de sa toute-puissance, jusqu’à se permettre de temps à autre, devant des personnages qui se gardaient bien de l’oublier, un mot d’esprit irrévérencieux sur l’un ou l’autre de ses frères couronnés.

«Mon cher duc, on était mal informé à Turin en croyant au refus de la Porte. Son adhésion, dont nous ne connaissons pas encore les termes, mais qui est certaine, aux propositions des quatre représentants, est, en ce moment, sur la route de Toulon à Paris. Je ne doute pas que cette sage résolution de la Turquie ne nous serve encore quelque temps à maintenir l’entente entre les puissances allemandes, ou, pour mieux préciser ma pensée, je crois être certain que la conférence de Vienne se mettra, une fois au moins, en communication avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. La Russie, il est vrai, très peu disposée à céder, avant notre circulaire, se montrera moins accommodante après, et la question est-.de savoir si la Prusse et l’Autriche se joindront activement à nous pour triompher de ses résistances. Bien des doutes sont permis; cependant, le langage est toujours bon.

«La neutralité de la Prusse est possible. Celle de l’Autriche ne l’est pas. C’est donc de ce côté que nous viendra, ou la paix, même conquise par des moyens énergiques, ou la guerre. Si les choses devaient se gâter complètement, je prendrais mon parti de l’hostilité d’une des grandes puissances allemandes, attendu que j’aimerais mieux, pour notre activité guerrière, un autre champ que la mer Noire. Espérons encore cependant que la poudre ne parlera pas.

«Si, à Vienne, on s’arrache les cheveux, c’est pour les jeter à la face de l’empereur Nicolas, dont on accuse hautement l’ambition et l’imprudence. On va jusqu’à oser dire que si le Danube était franchi, on ne le repasserait pas. Mais à côté de la politique des cabinets, il y a celle des cours, et le czar Nicolas a bien des moyens d’influence à sa disposition. En attendant, il traite de Turc à More ses deux frères de Berlin et de Vienne: «De la part du roi de Prusse, aurait dit Sa Majesté russe, rien ne saurait m’étonner; mais l’ingratitude (8) de l’empereur d’Autriche m’afflige profondément. J’aurais dû me rappeler que, quand on met un enfant coucher dans son lit, on s’expose à être mouillé. — Comment trouvez-vous cette aménité moscovite?»

La question d’Orient faisait perdre patience aux grands comme aux petits. Souverains, ministres, ambassadeurs, publicistes de tout genre, pestaient, chacun dans leur sphère, et cela, on a pu s’en assurer, dans les termes les plus étrangers au langage conventionnellement incolore des chancelleries. Mais, quand bien même, ce qu’à Dieu ne plaise! nous devrions passer auprès des austères, pour un impressionniste en matière d’histoire, nous n’hésitons pas à avouer que cette originalité dans l’expression, relevée çà et là dans les épanchements confidentiels, est loin de nous déplaire. En diplomatie comme en art, c’est la nature même de l’individu qui est intéressante à observer. Le prestige d’emprunt peut y perdre. La psychologie politique n’a qu’à y gagner.

Retournons maintenant sur les rives du Bosphore, désormais le véritable théâtre des événements Sous la pression continue de l’Europe, la Sublime Porte avait fait connaître les conditions auxquelles il lui paraissait possible de traiter avec les représentants des quatre grandes puissances signataires, à Vienne, le 5 décembre 1853, de l’acte dont nous avons précédemment parlé. Ces conditions se résumaient ainsi: confirmation des anciens traités passés avec la Russie, par un arrangement nouveau; évacuation des principautés par les Russes; choix d’une ville neutre pour siège des conférences; ratification des privilèges accordés aux chrétiens et amélioration de leur sort par des réformes nouvelles; enfin, renouvellement du traité de 1841. C’était là, il faut bien le reconnaître, une base de négociations assez large. Le général Baraguey d’Hilliers avait apporté, dans sa manière d’agir vis-à-vis des Turcs, pour arriver à ce résultat, une énergie qui était dans sa nature et dont on ne saurait que le louer; mais la lettre par laquelle il annonce à M. Thouvenel le succès de ses efforts, est conçue dans des termes d’une crudité grivoise telle, que nous aurions renoncé à l’insérer dans notre étude, si ce document n’éclairait d’un jour tout particulier l’incursion de l’illustre maréchal sur le terrain diplomatique, ainsi que le caractère soldatesque d’allures qui finirent, on le verra bientôt, par rendre son séjour impossible à Constantinople. Le 13 janvier 1854, le général Baraguey d’Hilliers écrit à M. Thouvenel:

«Monsieur, nous avons eu le grand tort, j’en conviens, de faire l’enfant à Constantinople, quand vous parliez encore mariage à Paris et à Londres. Mais n’est-ce pas votre faute? Toutes vos dépêches me disaient de faire la cour à la belle! J’ai poussé ma pointe, et, quand j’ai trouvé l’occasion favorable de prouver que je n’étais pas un eunuque, vous auriez voulu que je tinsse le rôle de ces pauvres étalons que, sous le nom d’essayeurs, on présente aux juments pour les disposer, et qu’on retire après! Ma foi, cela ne me va pas! Nous avons fait l’enfant. Il est venu au monde bien conditionné et parfaitement viable, et vous hésitez à le reconnaître parce qu’il ne porte pas le nom de Meyendorff ou de Nicolas! Qu’arrive-t-il? C’est que, pendant que vous hésitez, l’Autriche l’adopte. Vous finirez par être obligé de suivre son exemple. Seulement, vous ressemblerez à ces pères de comédie, ou à Arlequin, à qui Colombine persuade que tous les petits magots blancs issus de ses criminelles conversations étaient bien réellement de lui.

«Pardonnez-moi ces plaisanteries, mais, en vérité, je ne vous connais plus, surtout après la manière dont nous agissons dans la mer Noire. Nous enjoignons aux Russes de rentrer à Sébastopol, et, s’ils résistent, nous les y forcerons. Ces procédés ne sont pas d’accord avec des actes de déférence ou de courtoisie. Au reste, la Russie se joue de l’Europe et surtout de nous. Il convient de lui prouver que nous ne sommes plus dupes de ses fourberies. Prenez-le haut avec Vienne, et l’Autriche sera avec nous. Mais tenez-vous prêts à faire succéder les faits aux paroles, et ne vous endormez pas sur une neutralité qui se changerait promptement en hostilité contre nous, au premier succès des Russes.»

Nous voilà bien loin, non seulement du style diplomatique, mais même des formes généralement usitées du style épistolaire. Le général Baraguey d’Hilliers avait de l’esprit, au demeurant, et même de l’esprit gaulois le plus pur; mais on conçoit sans peine, au ton de ces lettres adressées au directeur des affaires politiques au Département des affaires étrangères, quelle devait être la stupéfaction des ministres turcs et des diplomates étrangers accrédités à Constantinople, en présence du langage de l’ambassadeur de France, si, comme tout nous porte à le croire, ce langage ressemblait à ses écrits.

Les bases de négociation adoptées par Rechid Pacha furent jugées, par la conférence de Vienne, parfaitement acceptables. Aussi, le 13 janvier 1854, le comte de Buol pour l’Autriche, le baron de Bourqueney pour la France, lord Westmoreland pour l’Angleterre, et le comte d’Arnim pour la Prusse, signèrent-ils le protocole dit du 13 janvier, en vertu duquel l’Autriche était chargée de faire connaître à la Russie que les quatre grandes puissances considéraient les propositions turques comme de nature à permettre, avec des chances de succès, la reprise des négociations.

M. Thouvenel, au lendemain de ce résultat considérable, puisqu’il réunissait en un faisceau compact les quatre grandes puissances, en face de la Russie isolée, écrit au général de Castelbajac:

«Général, les circonstances parlent d’elles mêmes: je n’ai donc rien à vous dire de particulier. Nous faisons des vœux ardents pour que la Russie accepte les ouvertures de l’Europe, et nous délivre de ce cauchemar de révolutions et de guerre qui pèse sur tout le monde. L’empereur Nicolas peut, d’un seul coup, se faire bénir par toutes les voix qui l’accusent! N’a-t-il pas ce qu'il voulait? La garantie d’une amélioration dans le sort des chrétiens sujets de la Porte. Et, qui l’empêche de se glorifier d’avoir été le principal artisan de ce grand résultat? Usez donc, général, de la bienveillance que Sa Majesté vous témoigne pour tâcher de la convaincre! Vous rendrez à l’empereur Nicolas, et à nous avec lui, un immense service.

«Je n’ai pas besoin de vous dire l’impatience avec laquelle votre première dépêche est attendue. Les Anglais sont lancés au delà de toute expression, et un plan formidable de campagne, embrassant la mer Noire et la Baltique, est prêt pour le printemps. La Russie nous forcera-t-elle a lui faire du mal, pour la plus grande gloire de son ennemie naturelle?»

Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons sous la plume de M. Thouvenel, le sentiment voilé du regret qu’il éprouve à: voir:la France forcée de se déclarer contre la Russie en faveur de l’Angleterre. Toute cette étude nous montre l’enchaînement progressif des circonstances qui, de 1851 à 1854 amenèrent l’état aigu auquel nous sommes arrivés. C’est, selon nous, ce qui en constitue l’intérêt.

Nous avons déjà parlé des dispositions incertaines de la Prusse et de la scission qui s’était produite entre les dispositions personnelles du roi Frédéric-Guillaume IV et celles de son premier ministre. Le marquis de Moustier, à la perspicacité de qui rien n’échappait, s’appliquait à recueillir tous les indices pouvant fixer son gouvernement sur l’attitude du roi. Il écrit à M. Thouvenel, le 16 janvier 1854:

«Vous avez dû remarquer l’échange de bons procédés et de gracieusetés qui, depuis quelque temps, semble redoubler entre le roi et la cour de Russie. J’ai dû m’en préoccuper. J’ai eu l’occasion de causer très intimement sur ce sujet avec une personne bien renseignée et qui attache le plus grand prix à ce que la Prusse penche de notre côté. Voici ce qui m’a été dit:

«M. de Manteuffel est content, au fond, de sa position. Le roi l’écoute et abonde dans son sens.

«Sans doute, Sa Majesté se livre à des manifestations sentimentales qui peuvent étonner un étranger; cela est dans son caractère, et d’ailleurs, soyez sûr que dans ces cajoleries aux Russes, il entre un peu du remords de les abandonner. Il y a là, de sa part, de l’hypocrisie involontaire. Le roi a beau écrire familièrement et affectueusement à son beau-frère, il ne lui a pas pardonné ses dédains, et il ne lui sacrifiera pas la politique de la Prusse. Frédéric-Guillaume IV a deux travers: il aime à faire du légitimisme comme on en fait dans les» salons de Paris, il est plein de bienveillance et d’estime pour l’empereur Napoléon; mais, quand» on lui parle de fusion, cela le fait déraisonner pendant une demi-journée. Il en est de même quand on lui parle du sort des chrétiens d’Orient. Il rêve aussi, pendant quelques heures, que le croissant disparaît de Constantinople pour faire place à la croix. Mais tout cela reste toujours, dans sa tête, à l’état de roman, et M. de Manteuffel, en lui passant ses petites inventions sentimentales, le ramène toujours au côté pratique. Dans ce moment, l’Autriche est inquiète de l’union de la France et de l’Angleterre et voudrait y opposer une union allemande qui tienne ces deux puissances en échec.» Elle voit à cela un autre profit, celui de forcer la Prusse à rentrer dans sa dépendance. Elle voudrait l’amener à Francfort, où elle la tiendrait au moyen des petits États auxquels elle a persuadé que si la Russie voulait rester à part, c’était pour se partager, de concert avec la France, une partie des États allemands. Aussi, vous voyez comme s’agitent dans ce sens les ministres des petites cours, qui sont appuyés en sous-main par la Russie. Eh bien, nous résistons tant que nous pouvons et nous tiendrons bon jusqu’au bout. Nous voulons garder notre indépendance, et, en cela, le roi de Prusse, malgré les sollicitations de l’Autriche, et quoiqu’il s’y sente poussé par la Russie, est plus énergique encore que M. de Manteuffel. En un mot, M. de Manteuffel est sûr de sa position, et, tant qu’il sera là, vous pouvez être certain que la Prusse ne penchera pas vers la Russie.»

«Demain le prince de Prusse arrive. Il n’est pas Russe. Il serait plutôt Anglais, et, comme l’Angleterre est unie à la France, il sera pour nous en ce moment, à cause d’elle; mais, plus tard, j’espère qu’il sera avec nous pour nous seuls. Il n’est pas douteux qu’il y ait dans ce pays-ci un parti nombreux qui veut un rapprochement sérieux avec la France; mais notre alliance avec l’Angleterre, qui ferme la bouche aux gens qui se souviennent trop de 1813, nous est très utile comme transition.

«La princesse de Prusse (depuis feue l’impératrice Augusta) a de l’esprit, de l’ambition. Elle est mal vue à la cour. La reine et elle ne peuvent se souffrir; elle affiche la haine de la Russie et de l’Autriche; elle se moque du légitimisme qu’on fait à la cour, mais elle est l’amie de la duchesse d’Orléans et cela la gâte un peu pour nous. Elle est, du reste, remplie d’amour-propre, et, si jamais une occasion se présentait de quelque prévenance de l’empereur Napoléon à son égard, elle serait gagnée. La visite du général de Saint-Arnaud au prince de Prusse, cet été, avait déjà fait merveille.»

Les lettres particulières du marquis de Moustier donnent une idée très exacte des dispositions de la Prusse en 1854. Elles complètent ainsi le tableau que nous essayons de tracer.

Cependant les propositions turques avaient été, on l’a vu, transmises à Saint-Pétersbourg..L’empereur Nicolas y répondit en en formulant d’autres, qui ne parurent pas acceptables aux plénipotentiaires de Vienne. La Russie exigeait qu’un négociateur turc se présentât au quartier général russe, refusait de traiter avec le personnage ainsi désigné par l’intermédiaire des ministres étrangers, imposait au sultan un protocole séparé confirmant les privilèges de l’Église grecque d’Orient, et protestait contre le droit d’asile accordé par la Turquie aux réfugiés des divers pays. Quant à l’évacuation des principautés, elle aurait lieu «aussitôt que possible». En même temps que ces nouvelles conditions étaient formulées, l’empereur Nicolas faisait partir pour Vienne son confident et son favori, l’aide de camp général comte Orloff.

Le général de Castelbajac, qui, malgré son séjour dans les camps, n’avait pas la tournure d’esprit du général Baraguey d’Hilliers, aimait cependant à sortir quelquefois du terre à terre de la correspondance politique, et la mission du comte Orloff à Vienne lui inspire une réminiscence poétique que nous préférons, d'ailleurs, aux comparaisons rabelaisiennes du général Baraguey d’Hilliers. Il écrit à M. Thouvenel, le 24 janvier 1854:

«Mon cher collègue,

Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune,

Protée, à qui le ciel, père de la fortune,

Ne cache aucun secret,

Sous diverses figures, arbre, flamme, fontaine,

S’efforce d’échapper à la vue incertaine

Des mortels indiscrets,

tels sont et l’empereur Nicolas et la question d’Orient, qui, malheureusement, est aussi la nôtre! On croit les saisir à Saint-Pétersbourg et les acculer à une réponse définitive, et voilà, non pas l’empereur Nicolas en chair et en os, mais son esprit oriental et sa réponse, voyageant sur la route de Vienne, sous les traits de son favori, le comte Orloff.

«J’espère du moins qu'il y aura enfin d’une façon ou d’une autre, une solution, et que, vu le rapprochement du lieu de la scène, vous en aurez connaissance directement et même plus tôt que nous. Je crois que le comte Orloff a de pleins pouvoirs, et qu’il est en position et de caractère à en user, à moins que, de la part de l’Autriche et de la conférence de Vienne, il ne survienne de nouveaux incidents. Dieu veuille que que tout cela finisse, par la paix surtout! Mais enfin, que cela finisse de façon ou d’autre! Il y aurait quelque chose d’humiliant pour la nature humaine, pour le caractère moral de l’homme, fait à l’image de Dieu, si tous les souverains, les hommes d’État, les grands et les petits diplomates, étaient fatalement conduits, au rebours du chemin qu’ils veulent prendre, dans une voie contraire à leurs désirs comme aux intérêts des nations et de l’humanité entière. Ce serait pour le coup qu’il faudrait se faire Turc et dire, comme eux, avec résignation et patience: «Dieu le veut!» Mais je suis chrétien et non fataliste, et, jusqu’au dernier moment, je travaillerai, je conseillerai, en répétant: «Fais ce que dois, advienne que pourra.»

On peut suivre pas à pas, dans les lettres du général de Castelbajac, les progrès de sa mauvaise humeur d’abord, puis de son découragement, en face des perpétuelles complications de l’affaire d’Orient. Nous le voyons réduit aujourd’hui à chercher un renfort de philosophie dans les vers de La Fontaine et dans les inspirations du christianisme. Ce sont là des sources intarissables, il est vrai, pour étancher toutes les déceptions; mais elles n’ont malheureusement pas encore de vertu curative en diplomatie. Au demeurant, notre honorable représentant à Saint-Pétersbourg avait bien raison de chercher, en dehors de la politique, des consolations à sa mélancolie patriotique, car les événements se précipitaient et allaient, par un injuste contre-coup, le plonger dans une demi-disgrâce. A Berlin, la mission confiée subitement au comte Orloff était, on le conçoit sans peine, l’objet de mille commentaires. Le marquis de Moustier, avec sa perspicacité habituelle, ne manqua pas d’en déterminer immédiatement le véritable but. Il écrit à M. Thouvenel, le 24 janvier 1854:

«M. de Rochow écrit que le comte Orloff est parti, le 19, pour Vienne à ce qu’il croit. Il y sera probablement le 26. On pense que, à son retour, il pourra passer par Berlin. M. de Manteuffel envisage cette mission comme pacifique; il l’espère, du moins. C’est de cette façon que, ce soir, les confidents de la légation de Russie la présentaient. Tout est donc à la joie, à Berlin I Toutefois, certains ministres des petites cours, partisans des arrangements à tout prix, semblent voir avec une certaine inquiétude cette course du confident de l’empereur Nicolas. Il m’a paru que, dans leur pensée intime, tout en portant à Vienne des paroles conciliantes, le comte Orloff pourrait bien travailler à désorganiser la conférence de Vienne, qu’ils regardent comme la dernière planche de salut

«M. de Rochow écrit aussi que l’empereur Nicolas, tout en se montrant disposé à la modération, ne trouve pas les propositions de la conférence acceptables, et les déclare inconciliables avec des principes dont le czar ne se départira pas, comme de traiter seul à seul avec la Turquie.»

Sur ces entrefaites, M. de Kisseleff, ministre de Russie à Paris, reçut, de M. de Nesselrode, l’ordre de demander au gouvernement français des éclaircissements sur les communications verbales que le général de Castelbajac avait été chargé de faire au chancelier de l’empire russe, relativement aux mesures prises par les flottes alliées, pour éviter, dans la mer Noire, de nouvelles collisions entre les marines russe et ottomane. M. Drouyn de Lhuys, dans sa réponse à M. de Kisseleff, spécifiait que l’amiral Hamelin avait reçu l’ordre «de mettre le territoire et le pavillon ottomans à l’abri des attaques dont ils pourraient être l’objet». M. Thouvenel écrit, à ce sujet, le 1(er) février 1854:

«Général, le peu que nous savons de la mission du comte Orloff ne nous permet guère de douter que le but de la Russie ne soit de gagner du temps. Ses amis eux-mêmes le disent. Notre réponse à M. de Kisseleff va vraisemblablement déjouer cette tactique.

«M. le colonel du génie Ardent est parti hier pour Constantinople avec sir John Burgoyne. Ces deux officiers vont explorer un terrain où on établira un camp retranché inexpugnable, en communication avec la mer, et où nous nous proposons d’envoyer un corps d’armée. Du jour où nous passerons à l’action, nous sommes décidés à marcher vite et ferme. La France et l’Angleterre réunies ne doivent porter que des coups terribles. Je déplore avec vous l’extrémité où nous réduit l’obstination de l’empereur Nicolas, mais nous pouvons nous rendre cette justice, d’avoir tout fait pour la conjurer. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir sur l’Autriche et la Prusse, et je veux encore espérer que leur union avec nous empêchera la guerre générale. Pour que M. de Kisseleff ne prît sa décision qu’en pleine connaissance de cause, le ministre, avant de lui remettre sa réponse, lui a lu la lettre de l’empereur et notre dépêche. Le ministre de Russie a reçu cette communication assez froidement, et fait entendre qu’il demanderait demain ses passeports. Son départ agitera la Bourse, mais le pays le verra s’éloigner sans trop d’émotion. On aime la paix; mais, le sentiment de l’honneur national aidant, je ne doute pas que nous ne fassions bonne contenance. Je ne présume pas que nous ayons à vous écrire longtemps à Saint-Pétersbourg, et c’est peut-être notre chant du cygne que nous vous envoyons aujourd’hui! Il est moins rude que celui que sir Hamilton Seymour est chargé de faire entendre aux oreilles du comte de Nesselrode. Je doute qu’on le lui laisse achever. Ce n’est pas un mal, pour l’avenir, que la différence des deux caractères se soit maintenue jusqu’au bout.

«Adieu, général, et sans doute à bientôt.»

C’était la rupture. Toutefois, la dernière phrase de la lettre de M. Thouvenel nous autorise à le dire ici, la rupture ne devait pas être éternelle, et, au lendemain de la lutte, la France trouva plus de sympathies chez ses adversaires de la veille, les Russes, que chez ses alliés d’hier, les Anglais.

La diplomatie française était dans l’émoi. Ambassadeurs et ministres ne se contentaient pas des dépêches, généralement vagues et guindées par le fait même qu’elles sont officielles; ils demandaient tous au directeur des affaires politiques le commentaire familier, si précieux pour l’agent à l’extérieur. M. Thouvenel ne pouvait satisfaire tout le monde. Pourtant il écrit à notre ministre à Turin, le duc de Guiche, qui réclamait instamment des nouvelles:

«Mon cher duc. En deux mots, voici où nous en sommes: la Russie nous demande des explications que nous ne pouvons lui donner. Il ne serait ni loyal ni digne de déguiser le sens de notre démonstration. Nous nous attendons donc à la rupture des relations diplomatiques. Nous manœuvrons, toutefois, de façon que cette rupture ait lieu à Saint-Pétersbourg, et, vraisemblablement, on ne prendra aucune initiative visà-vis de MM. de Kisseleff et de Brunnow. Ce que nous écrivons directement à nos agents à Saint-Pétersbourg et à Londres ferait fuir, dans les vingt-quatre heures, les deux ministres russes! Nous sommes toujours contents de la Prusse et de l’Autriche. On n’a eu, ni à Berlin ni à Vienne, le courage de prévenir. On paraît devoir y avoir le courage d'arrêter. Si les apparences ont une valeur et la sincérité un langage, nous devons croire à la continuation de l’entente jusqu’au bout. Je ne puis rien vous dire de plus.

«J’envie votre belle écriture et le repos d’esprit qui vous permet d’écrire des lettres particulières.»

Avant de connaître les graves nouvelles de Paris, le général de Castelbajac écrivait à M. Thouvenel, le 2 février:

«L’empereur Nicolas a eu, il y a quelques jours, des maux de tête et des vomissements de bile qui ont fini par un premier accès de goutte au pied, que Sa Majesté n’avoue pas, mais qui l’a retenu trois jours dans son lit, et le retient encore dans son appartement. M. de Nesselrode avait payé, avant son souverain, son tribut bilieux à la question d’Orient, qui est bien faite, il faut en convenir, pour exciter la bile de tout le mondé. La mienne tient encore bon, et j’espère qu’elle ira jusqu’au bout. Elle a passé par tant d’épreuves depuis quarante-neuf ans, que l’agitation est devenue son état normal, et certes, en ce moment, je n’en manque ni dans l’esprit ni dans le cœur. Enfin, il faut patienter encore et attendre le résultat de la visite du comte Orloff à la conférence de Vienne, ou de la détermination de l’empereur Nicolas après vos réponses à la note de M. de Kisseleff. Il faut toujours continuer sa tâche. Nous ne sommes pas dans ce monde pour notre plaisir.

«Je crains, ceci entre nous, que sir Hamilton Seymour, qui a beaucoup moins de tête que je ne l’avais cru tout d’abord, ne monte un peu celle de lord Clarendon, qui me paraît aussi très vive. Sir Hamilton, par ses propos quelquefois inconsidérés, a rendu ici sa position difficile. Il en éprouve de l’irritation, et je crois que cela nuit à la justesse de ses appréciations. De plus, je crois découvrir dans ses confidences une crainte exagérée du cabinet anglais de l’avenir de la marine russe et d’une agression sur l’Inde. Nous continuons du reste à être très bien ensemble, et je lui dis en riant qu’il est le chauffeur qui fait avancer la machine, et moi le mécanicien qui serre quelquefois le frein, pour l’empêcher de dérailler.»

Notre représentant à Saint-Pétersbourg ne gardait plus beaucoup d’illusions sur la gravité des événements prochains. Nous touchons en effet au terme de sa mission, mais nous ne voulons pas fermer le portefeuille où se trouvent ses lettres particulières, déjà jaunies par le temps, sans citer ses trois dernières communications à M. Thouvenel. Nous avons encore à y puiser d’utiles renseignements sur les heures suprêmes des relations de la France avec la Russie avant la rupture de 1854, et nous y retrouvons, dans toute sa saveur originale, ce style à la fois plein d’abandon, de bonhomie et de charme, qui donne à sa correspondance ce cachet intime d’intérêt soutenu, que ne comporte pas habituellement le document diplomatique.

Le général de Castelbajac écrit à M. Thouvenel, le 11 février 1854:

«Mon cher collègue, vos lettres particulières, quoique plus courtes que les miennes, m’ont été d’un bien grand secours, et elles justifient le proverbe des petites boîtes. Votre dernière lettre, notamment, m’a servi à me tirer d’une grande incertitude et d’un grand embarras, par sa dernière et courte phrase: «Ce n’est pas un mal pour l’avenir, que la différence des deux caractères se soit maintenue jusqu’au bout.»

«C’est après avoir lu et relu cette phrase sage et prudente, que je me suis décidé à ne pas refuser le grand-cordon de l’ordre de Saint-Alexandre Newski. J’avais auprès de moi des gens qui auraient voulu me voir casser les vitres et mettre tout de suite le sabre à la main, et qui, pleins d’une ardeur guerrière, trop expansive pour les ménagements dus à la délicatesse de la situation, au lieu de m’aider dans ma réserve, se sont jetés dans les bras mécontents de sir Hamilton Seymour.

«II est incroyable comme sir Hamilton, qui a cependant de nobles et d’aimables qualités, de l’esprit, de l’élévation de caractère, descend à de petits moyens d’information qui ne peuvent lui apprendre que des détails insignifiants, et, combien, malgré sa bonté, il est ardent et passionné! II manque, par conséquent, de réserve dans les paroles, et c’est ce qui fait ici sa mauvaise situation, bien plus encore que l’extrême irritation de l’empereur Nicolas contre l’Angleterre, qui, pour lui, est maintenant tout entière en lord Stratford de Redcliffe et en lord Palmerston. Ils lui apparaissent, le premier comme son ennemi personnel, et le second comme la propagande révolutionnaire incarnée. Comme le bon sens pratique et la modération sont des qualités rares dans toutes les classes, chez les grands comme chez les petits! Ce sont des qualités trop modestes pour la vanité humaine. Mais la nature est ainsi faite. Il faut savoir vivre et marcher avec elle, en cherchant à éviter les excès et à se corriger de ses propres défauts pour mieux tirer parti de ceux des autres, dans l’intérêt de l’État.

«Parlons maintenant de ce qui se passe sur la scène de Pétersbourg: dans sa pénible indécision, ses scrupules religieux d’un côté, et ses scrupules d’humanité de l’autre, dans sa fierté blessée, en présence du sentiment national et des dangers que court son empire, dans le combat violent de ces sentiments divers, l’empereur Nicolas a vieilli de dix ans. Il est réellement malade, physiquement et moralement. Son changement m’a fait peine, et je n’ai pu m’empêcher de déplorer la lutte morale de cette noble intelligence contre l’habitude enracinée de la domination, et ce qu’elle considère comme des devoirs religieux et des nécessités politiques.

«Ce souverain, né avec les plus belles qualités, a été gâté par l’adulation, les succès, et les préjugés religieux et politiques de la nation moscovite, dont l’exaltation, en ce moment, est portée à l’extrême. Il faut reculer, par la pensée, de plusieurs siècles, pour en avoir une idée exacte. En voici un exemple: le bruit est répandu ici, dans le peuple et dans la société, qu’un être surnaturel, habillé en moine, est apparu tout à coup devant l’empereur Nicolas, assis seul devant sa table à écrire, dans son cabinet, et lui a dit: — Nicolas, fils de Paul, est-ce un but d’ambition humaine ou un but religieux qui te décide à attaquer la Turquie? — Un but purement religieux, répond l’empereur!—Alors,tu peux poursuivre, et Dieu couronnera tes armes Saint-es du plus brillant succès.

«L’empereur a beau dire que rien de pareil n’est arrivé, tout le monde croit à sa vision. Voilà bien le fanatisme des anciens croisés.»

Quand le surnaturel se mêle à la politique, tous les arguments humains deviennent sans valeur. De même que le prince de Polignac avait, dit-on, obéi à «des voix d’en haut» en conseillant au roi Charles X les fatales ordonnances de 1830, de même l’empereur Nicolas, tout en combattant le bruit populaire d’une apparition, agissait sous une influence impérieusement mystique, qui devait le mener à la défaite et à la mort, car les tristesses de la guerre de 1854 contribuèrent pour une large part à hâter sa fin, qui arriva l’année suivante.

D’ailleurs, l’un des côtés caractéristiques de l’esprit du peuple russe est l’amour du merveilleux. La légende tient en Russie autant de place que l’histoire dans le cœur des masses sombres et muettes composant la population de cet immense empire.

Une anecdote, à ce propos, trouve ici sa place, bien qu’elle soit antérieure, par sa date, à l’époque qui nous occupe: la tradition rapporte que, lors de la prise de Constantinople par Mahomet II sur l’héroïque empereur Constantin Dracosès, tué sur les remparts de sa capitale, un prêtre, qui disait la messe dans Saint-e-Sophie, vit, par miracle, le mur de la basilique s’ouvrir, alors qu’il tenait à la main l'hostie Saint-e, et se refermer sur lui, le dérobant ainsi aux profanations du vainqueur. La suite de la légende répandue en Russie veut que, le jour où les Russes entreront dans Saint-e-Sophie, le mur qui a donné asile au prêtre byzantin s’ouvre de nouveau, mais, cette fois, pour le laisser sortir et lui permettre d’achever le Saint- sacrifice interrompu par l’irruption des Turcs.

Lors de l’expédition dirigée en 1828 par le czar Nicolas contre le sultan, et qui prit fin au traité d’Andrinople, si onéreux pour la Sublime Porte, un diplomate français, accrédité à Saint-Pétersbourg, avait remarqué, dans la cour de l’hôtel habité par le ministre des affaires étrangères, une voiture de voyage qui semblait prêle à partir. Ayant demandé au ministre russe la cause de ces préparatifs, le diplomate français reçut la réponse suivante: «Cette voiture renferme une image miraculeuse de la Vierge, sauvée de Saint-e-Sophie lors de la prise de Constantinople par les Turcs. Cette image, suivant la tradition, doit rentrer dans Saint-e-Sophie avec les Russes. Et tenez, conseillez donc au cabinet des Tuileries de faire en sorte que la paix se fasse au plus tôt entre les Turcs et nous, car, si nous faisons partir l’image Saint-e, il faudra qu’elle rentre dans Saint-e-Sophie, et toute notre armée la suivra, sans que nous puissions l’arrêter.»

En 1854, comme en 1828, sous le règne du même empereur Nicolas, c’était le sentiment religieux de la Russie qui était en cause. De là l’inanité des efforts tentés pour régler, d’abord la question des Lieux Saint-s, puis la question d’Orient, sur des bases équitables.

Le général de Castelbajac, dans la seconde partie de sa lettre du 11 février, entretient M. Thouvenel des dispositions qu’il va prendre en prévision d’une rupture. Mais on sent qu’il ne se résigne qu’à regret, et qu’il conserve au fond du cœur l’espoir qu’un incident de la dernière heure viendra dissiper ce mauvais rêve qui dure depuis trop longtemps:

«Le ministre me dit, dans sa dépêche, que je ne dois pas demander mes passeports, mais attendre qu’on me les donne, ou qu’on les donne à mon collègue d’Angleterre. D’un autre côté, je sais aujourd’hui que M. de Brunnow et M. de Kisseleff sont partis de Londres et de Paris, laissant les consuls pour le courant des affaires commerciales, et qu’ils se sont retirés, mais en restant près des frontières. A moins de nouveaux ordres, je ferai de même et j’attendrai de nouvelles instructions à Kœnigsberg. Les courriers pourront continuer sur Saint-Pétersbourg, s’ils ne me trouvent pas dans la ville prussienne, en ayant soin d’ouvrir bien les yeux sur la route, pour voir s’ils ne rencontrent pas une grande berline bleue, suivie d’un ou deux traîneaux. Quant au reste, à la grâce de Dieu et à la protection du comte 3e Bray, ministre de Bavière, à qui je confierai les intérêts de nos nationaux.»

Enfin, le 15 février 1854, le général de Castelbajac adresse à M. Thouvenel, sa dernière lettre datée de Saint-Pétersbourg, lettre triste, dans laquelle notre ministre auprès du czar Nicolas, sans abandonner cependant le ton de philosophie aimable et résignée qu’il aimait à prendre, ne dissimule pas les sentiments qui l’agitent:

«Mon cher collègue, la fatalité orientale l’emporte sur la raison et même sur les intérêts: Vous jugiez bien en me disant que votre dernière lettre était «le chant du cygne»! Ma réponse est encore plus triste, et pourra bien être comme un chant de mort pour beaucoup de monde, en faisant connaître le dernier refus du grand, enfant gâté, de se soumettre à la raison, à la justice des autres. Cependant l’empereur Nicolas désire la paix et craint les conséquences de la guerre, pour son pays et pour l’Europe entière. Les hommes sont inexplicables, et je viens d’avoir affaire ici à deux caractères difficiles à manier, chacun dans son genre et dans sa sphère, l’empereur Nicolas et sir Hamilton Seymour. Ce sont, au fond, deux nobles, deux bonnes, deux séduisantes natures. Ils me prouvent tous deux, une fois de plus, ce que je savais depuis longtemps, que les cœurs ardents et les têtes vives peuvent être très aimables en amour, mais, qu’à coup sûr ils sont très incommodes en affaires. Pour moi, qui ai malheureusement passé l’âge des amours, j’aurais mieux aimé, tout simplement, deux hommes calmes et de bon sens pratique. Enfin, il faut prendre les événements et les hommes tels qu’il plaît à Dieu de nous les envoyer..

«Je pars bien avec tout le monde, espérant qu’une circonstance imprévue, une bonne inspiration de l’empereur Nicolas, ou une ingénieuse formule de quelque sphinx diplomate, viendront, tout à coup, calmer les cœurs et arrêter les bras prêts à frapper. Je ne puis douter du bonheur de la France! Le génie, l’énergie, comme la prudence de l’empereur Napoléon, l’ont sauvée de plus grands périls que d’une guerre qui sera faite avec gloire et qui peut avoir, sous le rapport politique, son côté avantageux. Seulement, ce n’est pas le plus sûr ni le plus économique. Enfin, pour les gouvernements presque autant que pour les individus, l’essentiel est d’avoir pour soi le droit et la raison.

«Maintenant je vais m’occuper de mes affaires personnelles, et tout est difficile dans ces régions lointaines et glacées, même de les quitter. Bon gré mal gré, faute de temps, je serai forcé de laisser ici, un peu à l’abandon, pour près de cent mille francs de mobilier, voitures, vins et provisions, car tout est cher et difficile à vendre. De plus, j'ai mon hôtel encore pour vingt mois et il faut y laisser des gens pour le garder, le soigner, le chauffer, et l’empêcher de moisir dans ce charmant climat. Mais, Dieu est grand, et plaie d’argent n’est pas mortelle, même pour un gentilhomme gascon! J’espère qu’avec de bonnes voitures, notre voyage se passera bien, et que je vous arriverai avec peu de jours de retard. L’air de la patrie me réjouira le cœur, et rétablira nos santés altérées par cet horrible climat de Saint-Pétersbourg, le plus mauvais de la Russie! Au revoir donc et à bientôt, mon cher collègue.»

Avant que la figure si caractéristique du général de Castelbajac rentre définitivement dans l’ombre de la vie privée, n’omettons pas de l’entendre parler, j’allais dire se justifier, d’un incident que ses adversaires politiques ne manquèrent pas d’exploiter avec véhémence contrelui, à Paris. Legrand-cordon de Saint-Alexandre Newski, que l’empereur Nicolas avait conféré au ministre de France, à la veille de la rupture, fut représenté, par des esprits étroits, comme un gage des sentiments trop russophiles professés par le général de Castelbajac pendant la crise orientale. L’incident, déplacé du terrain de la courtoisie et de la sympathie personnelle, pour être transporté sur celui de la politique pure, prit des proportions qui forcèrent le général à reprendre, pour la dernière fois, cette plume familière et originale dont nous l’avons vu se servir avec tant d’aisance dans ses lettres au directeur des affaires politiques.

Peu de temps après son retour en France, le général de Castelbajac écrit à M. Thouvenel:

«Mon cher collègue, j’aurais voulu avoir avec vous, depuis mon retour de Russie, une conversation franche et à fond, mais vos occupations, si graves et si nombreuses, ne m’en fournissent pas l’occasion. Je viens donc encore avoir recours à cette bonne correspondance particulière où la pensée s’exprime plus librement et souvent plus utilement que dans les dépêches officielles. Ne vous effrayez pas cependant; mon rôle diplomatique est fini. Je viens comme les gladiateurs romains, à leur dernière heure, vous exprimer mes sentiments non suspects de dévouement, et vous dire, comme eux: te morituri salutant.

«Malheureusement, je ne suis pas né d’hier, et pendant les cinquante ans d’une carrière politique pleine de vicissitudes, j’ai appris à connaître les hommes, dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Je savais donc très bien qu’ils écoutent plus volontiers ceux qui flattent leurs passions, que ceux qui leur disent franchement la vérité. Malgré cela, j’ai toujours pensé qu’un chef de mission, sans se préoccuper des opinions toutes faites, sans avoir la sotte prétention de diriger la politique générale de son point isolé, doit toujours donner au ministre secrétaire d'État des affaires étrangères, les informations les plus exactes, telles qu’il les voit et les comprend, sur les hommes et les choses du pays où il réside. Ma conscience me dit que j’ai fait loyalement mon devoir, en bon Français et en sujet fidèle. C’est là, en tout temps, et surtout à mon âge, une récompense qui vaut mieux que toutes celles que les hommes peuvent donner.

«Du reste le temps, ce grand destructeur de toutes choses, répare quelquefois les injustices.

D’un incident personnel on a fait le principal, comme il arrive trop souvent. Quand on veut se défaire de son chien, on dit qu’il est enragé, et tous les badauds et les peureux cherchent à l’abattre. C’est ce qui est arrivé pour moi, lorsqu’il a pris la fantaisie à l’empereur Nicolas de m’offrir le grand-cordon de Saint-Alexandre Newski. Je savais très bien qu’une acceptation était devenue illusoire, et qu’elle ne placerait pas sur ma poitrine les insignes de cet ordre que je n’avais, d’ailleurs, nullement ambitionné. Je savais très bien que le temps était à la tempête, et qu’un refus brutal aurait seul pu m’absoudre d’une si malencontreuse faveur. Mais, d’un côté, j’étais reconnaissant, je l’avoue, de cette preuve d’estime et de bienveillance d’un grand souverain et d’un adversaire politique; de l’autre, tout espoir pacifique n’étant pas alors perdu, il m’avait paru important, pour mon pays, de ne pas rompre entièrement, par un refus formel, de bonnes relations qui pouvaient redevenir utiles, tandis que le blâme et la disgrâce que je pouvais encourir seraient de bien peu d’importance pour les intérêts politiques de la France. Je me suis donc décidé à un terme moyen, c’est-à-dire que, sans prononcer le mot d'acceptation, j’ai prié le chancelier de Nesselrode de remercier le czar Nicolas de sa bienveillance pour moi, tout en faisant observer à Sa Majesté que l’approbation de mon souverain, toujours nécessaire, devenait doublement indispensable dans les graves circonstances où nous nous trouvions. Mon seul tort, comme toujours, a donc été d’être trop sincère et d’envoyer niaisement, comme disent les habiles, copie exacte du rescrit impérial. Mais, malgré ma disgrâce, j’agirais encore de même si j’avais à recommencer.

«En définitive, mon cher collègue, voici le résultat personnel de ma mission diplomatique, de quatre ans de travaux et d’ennuis dans ces froides et énervantes régions du Nord: une grave altération de la santé de ma femme et de celle de mon fils, c’est-à-dire de tout ce que j’ai de plus cher au monde avec l’intérêt de mon pays; une perte de soixante mille francs de fortune par suite de mon éloignement forcé de mes affaires agricoles; l’abandon de mon mobilier à Saint-Pétersbourg, et la vente à vingt mille francs audessous du prix d’estimation de tous les objets qui le composent, sans compter la perte d’un tiers sur le produit net de cette vente, par suite de l’énorme baisse de change de Pétersbourg sur

Paris. A ces quatre-vingt-quinze mille francs de perte, ajoutez l’obligation d’un loyer à payer à Saint-Pétersbourg pendant dix-huit mois, ce qui s’élèvera à quarante-trois mille francs; ôtez enfin du traitement qu’il plaira à la direction des fonds de m’allouer, pour un temps limité, les neuf mille francs de ma pension militaire par suite de la loi sur le cumul, et vous verrez ce qu’un vieux soldat et un gentilhomme gascon aura gagné à être tiré de sa retraite et de sa charrue! Vous avouerez qu’il n’y a pas là de quoi exciter l’envie des diplomates pur sang contre les militaires diplomates, et que cela prouve une fois de plus, ce dont, du reste, j’étais persuadé, que tout ce qui reluit n’est pas or.

«Je désire, mon cher collègue, que ce portrait en déshabillé de mon éphémère grandeur diplomatique puisse vous être de quelque utilité pour l’avenir de votre carrière, vous qui avez un avenir, et un avenir qui, j’en suis sûr, sera brillant et utile à notre patrie. Puisse cet avenir être, pour vous, aussi heureux que vous le méritez et que je vous le souhaite!»

C’est par ce mélancolique tableau, que prend fin la correspondance du général de Castelbajac avec M. Thouvenel. Nous espérons que nos contemporains y puiseront d’utiles enseignements pour l’avenir, à côté d’indications nouvelles sur un passé glorieux. Certes, les circonstances qui ont précédé la guerre de Crimée sont connues. Mais nous ne croyons pas que, jusqu’à nos jours, aucune étude ait fait pénétrer dans le détail des événements plus intimement que celle que nous présentons ici aux curieux. Les acteurs eux-mêmes ont parlé. C’est au public à dire ce que vaut la pièce. Nous avons, en tout cas, trouvé un grand charme à la mettre en scène!


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IV
LES TROIS DERNIERS MOIS DE LA MISSION DU GÉNÉRAL BARAGUEY D’HILLIERS A CONSTANTINOPLE

Février — Mai 1854.

Nous ne rappellerons que pour mémoire la célèbre lettre de l’empereur Napoléon à l’empereur Nicolas, et la réponse du czar, ainsi que le manifeste de l’empereur de Russie à ses sujets se terminant par cette invocation: «Dieu I notre Sauveur! qui avons-nous à craindre? Que le Christ ressuscite et que ses ennemis se dispersent!» Ces pièces ont trouvé leur place dans les recueils officiels, et nous ne nous occupons ici que des documents privés. .

D’autre part, le comte Orloff à Vienne, et le baron de Budberg à Berlin, avaient complètement échoué dans leurs missions respectives. On sait que ces deux personnages avaient été chargés par l’empereur Nicolas d’obtenir de MM. de Buol et de Manteuffel une déclaration de neutralité armée, qui aurait été l’équivalent d’une alliance conclue entre la Russie et les deux grandes puissances allemandes. Malgré tout son prestige sur les cours de Vienne et de Berlin, l’empereur Nicolas vit ses manœuvres hautaines se briser devant la résistance du comte de Buol et du baron de Manteuffel, et, le 2 février 1854, les représentants des quatre grandes puissances réunies en conférence à Vienne, constatèrent, dans un protocole, leur unanimité à repousser les propositions de la Russie.

Toute l’Europe officielle se déclarait donc contre le czar, et, sur quatre grands pays, deux prenaient les armes pour sauvegarder la Turquie, et deux autres, sans recourir il est vrai à la force, donnaient un blâme solennel à l’attitude de la Russie à laquelle tant de liens les rattachaient. C’est au point où nous sommes arrivés, c’est-à-dire à l’époque où la guerre est inévitable désormais, que nous devrions logiquement terminer notre travail. On sait que la guerre fut officiellement déclarée le 27 mars 1834. Toutefois, il nous parait intéressant de mettre encore à contribution les documents inédits qui sont entre nos mains, pour jeter un dernier coup d’œil sur la Turquie, théâtre des premiers faits de guerre, et sur la Prusse, dont l’attitude ne laissait pas que de préoccuper l’alliance franco-anglaise, malgré ses promesses rassurantes.

Le général Baraguey d’Hilliers et le marquis de Moustier vont prendre la parole et nous apprendre ce qui se passe à Constantinople et à Berlin.

A Constantinople, la situation était extrêmement tendue. Le général Baraguey d’Hilliers, parti de Paris avec les préventions les plus vives et d’ailleurs les plus justifiées contre lord Stratford de Redcliffe, ne perdait pas une occasion de lutter contre l’ambassadeur britannique. De plus, enveloppant l’Angleterre elle-même dans l’aversion qu’il portait à la personne de son représentant, notre ambassadeur était obsédé par la crainte de voir les Anglais s’établir à Constantinople pour n’en plus sortir. Ces dispositions, il faut le reconnaître, ne cadraient pas avec les principes de l’alliance franco anglaise, et ne contribuaient guère à maintenir l’harmonie diplomatique sur les rives du Bosphore! C’est ainsi que le général Baraguey d’Hilliers écrit à M. Thouvenel, le 15 février 1854:

«J’ai le pressentiment que l’occupation de la presqu’île de Gallipoli nous sera funeste. C’est la plus mauvaise combinaison possible. J’en écris aujourd’hui à l’empereur et au ministre. Je ne veux pas qu’on puisse jamais soupçonner, qu’un instant, j’aie pensé à remettre aux Anglais les clefs de l’Orient! J’aurais préféré la guerre à une semblable occupation, dût-elle être faite en commun! Par là, vous le verrez, nous amènerons les Russes à Constantinople, et j’aime mieux les y voir que de laisser Gallipoli aux Anglais.»

Voilà, certes, une étrange théorie, et il est piquant d’entendre un ambassadeur de France à Constantinople, souhaiter, en pleine alliance franco-anglaise, de voir la capitale de la Turquie plutôt entre les mains des Russes, à qui nous allions faire la guerre, qu’entre celles des Anglais, avec lesquels nous nous préparions à combattre ces mêmes Russes. L’antipathie que professait le général Baraguey d’Hilliers contre lord Strafford de Redcliffe l’aveuglait sur le compte de toute l’Angleterre. Dans cette même lettre, le général ajoute:

«La communication de Rechid Pacha aux cours de Vienne, Paris, Londres et Berlin, a été suggérée par lord Stratford. Il serait désolé que l’affaire s’arrangeât sans guerre avec la Russie, et si l’empereur Nicolas accédait aux propositions des quatre puissances, vous verriez lord Stratford faire tous ses efforts pour déterminer la Porte à rejeter tout arrangement. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Vous ne pouvez vous rendre compte de toutes les chicanes que me fait lord Stratford pour le projet de traité d’alliance. Je fais tout mon possible cependant pour aller d’accord avec lui, mais il est entier au dernier point et me fera cabrer.»

Puisque le général nous prévient de sa révolte prochaine, nous n’avons aucune raison pour dissimuler que l’éclat prévu se produisit, et que les relations entre les ambassadeurs de France et d’Angleterre, déjà très tendues, devinrent intolérables, puis se rompirent. M. Thouvenel, dans une de ses lettres au général de Castelbajac, avait, on se le rappelle, prévu les difficultés que ferait naître, entre les alliés, la présence du général Baraguey d’Hilliers à Constantinople; mais l’événement dépassait toutes les prévisions.

Une anecdote donnera la mesure de l’irritation du général Baraguey d’Hilliers. Depuis longtemps Rechid Pacha demandait qu’une convention fût passée entre l’Angleterre, la France et la Turquie. Le ministre turc en avait plusieurs fois entretenu l’ambassadeur de France, qui ne lui avait donné que des réponses pleines de dédain pour le gouvernement ottoman. Cependant, pressé de conclure, Rechid Pacha, muni des pleins pouvoirs du sultan, fixa au mercredi, 8 mars, la date de la première conférence entre les représentants des trois puissances alliées. L’ambassadeur d’Angleterre se rendit chez le ministre turc, accompagné de M. Pisani, son premier drogman, et de son secrétaire, M. Brady. Rechid Pacha avait à côté de lui le référendaire du Divan, le premier drogman de la Porte, et Riza Bey, ancien premier secrétaire de l’ambassade de Turquie à Paris. A la stupéfaction de tous, le général Baraguey d’Hilliers arriva, suivi de son seul aide de camp, M. Melin. Le projet de traité fut lu; quelques corrections furent proposées. Tout ce que lord Stratford avançait était, de suite, contredit par le général avec la plus grande aigreur. Rechid Pacha perdait contenance. Quand on en arriva aux fournitures de vivres, le général demanda que la Porte fournît les munitions de bouche du corps expéditionnaire. Lord Stratford de Redcliffe, questionné, répondit qu’il n’avait d’instructions que pour demander des facilités en vue de la fourniture. Le général Baraguey d’Hilliers s’écria alors: «Mylord, la France n’est pas aussi riche que l’Angleterre! Nous autres, nous devons demander qu’on nous fournisse ce dont nous aurons besoin.» Puis il se refusa obstinément à signer la convention, alléguant qu’il n’avait pas encore ses pleins pouvoirs.

Des personnes, fort en situation de tout connaître, ont été jusqu’à dire que le général Baraguey d’Hilliers nourrissait l’espoir secret de faire rompre l’alliance franco-anglaise, dont il était un adversaire déclaré. En tout cas, son attitude donnait créance à ce bruit. D’ailleurs, notre ambassadeur ne ménageait pas davantage les ministres turcs, auxquels il faisait sentir durement le service, immense il est vrai, que la France rendait à la Turquie. Il croyait détruire l’influence, exagérée du reste, de l’ambassadeur 23 d’Angleterre, en prêtant la main à des menées ayant pour but de ramener aux affaires tel ou tel pacha dont les sympathies passaient pour être françaises. A ce jeu, que l’on a tant et si justement reproché à lord Stratford de Redcliffe, le général Baraguey d’Hilliers, nouveau venu sur le terrain mouvant de Constantinople, ne gagnait pas d’influence, et perdait de son prestige. Compromis par des intermédiaires maladroits ou déshonnêtes, dans des intrigues ministérielles qui avaient pour théâtre les coulisses du sérail et même du harem, plutôt que des chancelleries d’ambassade, le général Baraguey d’Hilliers s’exposa à ce que Rechid Pacha put s’écrier un jour en causant avec un membre de l’ambassade de France: «Quel honnête homme que M. de Lacour!» Cet hommage rendu parle Ministre ottoman, au prédécesseur du général, nous donne la vraie note de la situation. On voit qu’elle était aussi anormale que grave, à la veille d’une action commune entre l’Angleterre, la France et la Turquie. Fort heureusement pour le général Baraguey d’Hilliers, le bâton de maréchal, glorieusement conquis quelques mois après par lui à Bomarsund, rejeta dans l’ombre son court passage à Constantinople. Ce ne fut qu’un épisode dans sa magnifique carrière de soldat, et lui-même n’en garda pas trop bon souvenir. Il avait du reste trop d’esprit pour ne pas sentir toutes les difficultés d’une tâche que l’absolu de son caractère et le sentiment impérieux jusqu’à l’excès, de la dignité de la France, qui le possédait, devaient rendre particulièrement épineuse. Habitué dans l’armée à être obéi passivement, les subtiles nuances de la diplomatie l’exaspéraient.

Le général Baraguey d’Hilliers soupçonnait, d’ailleurs, ce qui allait devenir une réalité huit mois plus tard, que M. Thouvenel lui succéderait à l’ambassade de France à Constantinople; aussi écrit-il au directeur des affaires politiques, le 15 avril 1854:

«Vous avez l’âme trop élevée pour être envieux, et si l’on vous nommait à l’ambassade de Constantinople, je vous accueillerais comme un ami plus capable que moi de soutenir ici les intérêts et l'honneur de mon pays. On m’écrit de Paris que ma position est fort enviée et attaquée. Je ne ferai rien pour la défendre. Ma conscience m’a toujours servi de guide, et j’attendrai sans crainte et sans reproche le jugement porté sur mes actes. Cette position si enviée est difficile à tenir, en face d’une influence prépondérante, et qui ne veut pas même souffrir l’apparence d’une rivalité. Peu disposé par caractère à reconnaître, en tout point, une supériorité très contestable d’ailleurs, je me redresse encore davantage quand je représente mon pays, et, s’il faut succomber, je veux être porté dessus et non dessous mon bouclier.

«L’Angleterre exerce ici une influence prépondérante par son ambassadeur. Pour la combattre, il faudrait renverser Rechid Pacha, qui est l’âme damnée de lord Stratford, et encore, son ascendant est tel, depuis si longtemps, que j’ignore si l’on trouverait des hommes assez indépendants pour s’y soustraire. Le renversement de Rechid, auquel on pourrait parvenir, nous mettrait tout de suite en hostilité complète avec nos amis d'aujourd'hui, et, d’autre part, Rechid est peut-être, de tous les hommes d État de Constantinople, celui qui est le plus porté à faire accorder aux chrétiens la part de liberté qui, seule, peut combler l’antagonisme existant entre les deux races.»

Quand la mauvaise humeur ne l’aveuglait pas,, on voit que le général Baraguey d’Hilliers raisonnait juste. Il n’avait aucune confiance dans les dispositions de l’Autriche.

«Je n’ai jamais cru (écrit-il toujours le 15 avril) à la bonne foi du cabinet de Vienne. J’ai toujours prévenu le ministre des faits ou des paroles qui dénotaient le peu de sympathie de l’Autriche à notre égard. Je ne demande pas mieux que d’avoir tort, et je conçois bien l’embarras où l’on se trouve après une si longue et si publique conférence. Je crois qu’il y a toujours intérêt à douter et à se préparer aux mauvaises chances. Quand on joue, il faut se caver au plus bas!

«Puisque vous avez de l’amitié pour moi, donnez-m’en la preuve en me disant franchement ce qu’on me reproche? Si j’ai des torts, je suis prêt à les reconnaître. Vous devez savoir ce qu’il en est. Je vous garderai le secret. J’ai besoin encore de vous dire que je ne chercherai pas à me disculper pour conserver une position dans laquelle je n’ai encore trouvé que beaucoup d’ennuis. Mais il en est presque toujours ainsi des emplois publics.»

Dans les graves circonstances où se trouvait lancée la France, on se demande ce qui devait se passer dans l’esprit de M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères, et dans celui de M. Thouvenel, directeur des affaires politiques, lorsque, seuls, assis à leur table de travail, dans les vastes et silencieux cabinets du quai d’Orsay, qui ont reçu tant de confidences, ils lisaient les lettres intimes du général de Castelbajac et celles du général Baraguey d’Hilliers. Notre représentant à Saint-Pétersbourg, on l’a vu, ne cessait d’intervenir en faveur de la Russie. Notre représentant à Constantinople ne perdait pas une occasion de battre en brèche l’alliance anglaise. Il fallait assurément avoir une opinion bien arrêtée, pour ne pas se laisser influencer par les rapports de deux hommes considérables, chargés, aux deux points les plus sensibles de la diplomatie européenne, de renseigner leur gouvernement, et dont les appréciations différaient aussi gravement des idées alors en cours. En tout cas, il y a là un contraste piquant, surtout quand l’on constate que ces opinions émanaient de deux officiers généraux, ayant tous deux pris part, avec gloire, aux campagnes du premier Empire.

Sur ces entrefaites, le 20 avril 1854, l’Autriche et la Prusse, soit qu’elles voulussent contrebalancer l’effet de leur demi-alliance avec la France et l’Angleterre, soit qu’elles voulussent se maintenir ensemble sur le terrain exclusivement allemand, signèrent, à Berlin cette fois, un traité d’alliance offensive et défensive dont le baron de Manteuffel pour la Prusse, et le général baron de Hess pour l’Autriche, furent les principaux négociateurs. Le marquis de Moustier, observateur toujours sagace et pénétrant, écrit à M. Thouvenel, au lendemain de cet acte important, le 22 avril 1854:

«Mon cher collègue, la convention avec l’Autriche est signée, et ce n’est pas sans peine. Déjà les Russes et le prince de Mecklembourg cherchent à en affaiblir la portée, et disent qu’il n’y faut voir qu’un acte d’indépendance de l’Allemagne, qui ne peut avoir contre eux les résultats que leurs ennemis en espèrent. Il faut s’attendre à beaucoup de mollesse et de faiblesse de toute sorte, mais cependant l’on marchera. Un des aides de camp du prince de Prusse me disait, ce soir, que le prince était, au fond, fort content, bien qu’il eût préféré, en thèse générale, ne pas se mettre à la remorque de l’Autriche; mais il trouve que cela vaut mieux que de rester à la remorque de la Russie. Il se loue beaucoup du général Hess, qui n’a pas insisté sur le renouvellement du traité d’Olmütz, et qui a consenti, sur-le-champ, à une simple garantie mutuelle pour la durée des événements actuels. L’Autriche est fort décidée, m’a-t-il dit encore, bien que les Russes ne veulent pas le croire. «Mais, ai-je repris, quant à vous, la convention ne vous entraîne pas à une guerre immédiate? — Cela dépend de l’Autriche, qui a le droit de requérir notre concours et le requerra. En effet, dès que l’Autriche sera entrée dans les principautés, il faudra que nous couvrions ses opérations, sans quoi l’armée de Pologne la tiendrait en échec, et il est probable qu’on reconnaîtra qu’un mouvement offensif de notre part sur Varsovie est indispensable. Je pense que nous pourrions, dans une campagne, prendre Modlin et Varsovie; mais je ne crois pas que, par là, la guerre soit finie, et, dans mon opinion, elle ne peut l’être que par une marche de toute l’armée prussienne sur Saint-Pétersbourg, appuyée de vos flottes et de l’armée suédoise.»

«Je répète ce propos, pour vous faire voir dans quel ordre d’idées, se place le prince de Prusse, ou, tout au moins, son entourage. Le roi de Prusse est encore fort loin de là, mais il est sur une pente qu’il lui serait bien difficile de remonter. Il faut prévoir seulement, que chaque pas en avant coûtera autant d’efforts qu’on en a déjà employé à chaque phase des négociations. Le roi, cependant envisage la possibilité d’une guerre. Il y a, pour lui, quatre cas de guerre: le passage des Balkans; une déclaration de guerre de la Russie à l’Autriche; une attaque quelconque de la Russie contre l’Autriche; une attaque de la Russie contre la Prusse. Le roi se flatte encore, ou que l’armée russe sera tenue en échec par la présence de l’armée autrichienne sur les frontières et n’avancera pas, la campagne se passerait alors en combats avec l'armée anglo-française, l’hiver arriverait, et ce n’est qu’au printemps que les puissances allemandes entreraient sérieusement en campagne, si la paix ne se faisait pas d’ici là; ou bien encore, l’armée autrichienne, appuyée, seulement pour la forme, par l’armée prussienne, entrerait dans les principautés, territoire turc, sans déclaration de guerre à la Russie, qui retirerait ses troupes sans combat, et sans déclarer la guerre à l’Autriche. Alors l’évacuation des principautés danubiennes, but principal et presque unique que doit, selon le roi de Prusse, se proposer l’Allemagne, étant atteint, la paix pourrait s’ensuivre.

«Quant à marcher sur Varsovie, il ne faut pas en parler encore à Sa Majesté. Il y a quelques jours. Elle disait aux officiers du premier régiment de la garde: «Soyez tranquilles, vous ne» serez pas obligés de tirer l’épée contre vos camarades.» Orr va demander à la Confédération germanique la moitié de son contingent, soit cent cinquante mille hommes. Le général Hess a déclaré, dès l’origine des négociations, qu’aucun corps d’armée, pas même du contingent, ne devait être placé vers V Ouest, que tout devait être mis en ligne à l’Est.

A Berlin donc, malgré des apparences favorables à l’accord anglo-français contre la Russie, c’était de l’hésitation du roi Frédéric-Guillaume IV que l’on pouvait tout craindre. A Constantinople, le général Baraguey d’Hilliers persistait dans sa méfiance contre l’Autriche et dans son hostilité contre l’Angleterre. Il écrit à M. Thouvenel, le 24 avril 1854:

«Les dépêches de M. de Bourqueney ne me rassurent pas complètement. L’Autriche, avant de se prononcer, veut savoir de quel côté penchera la balance, et, ce qui pourrait faire pencher le plateau de notre côté, c’est la levée de cent quarante mille hommes. En tout cas, je ne crois pas à une participation bien sincère de sa part, et l’avenir, même avec cette alliance de la Prusse et de l’Autriche, me donne des craintes.

«On n’a pas compris à Paris tout ce qu’il faudrait d’hommes et d'argent pour l’expédition de Turquie, et Dieu veuille qu’elle réussisse! Je sais bien que, à la place de la Russie, je vous épuiserais tellement, que vous seriez obligés de demander la paix: car enfin, en admettant même des batailles gagnées, jusqu’où pousserez-vous les Russes, après leur avoir fait passer le Pruth?

«Je verrai arriver le maréchal de Saint-Arnaud avec grand plaisir, parce que j’espère qu’il hâtera mon retour en France. Même en admettant l’hypothèse de quelques concessions des Turcs en faveur des Grecs, qui pourraient encore amener la Russie à traiter, on ne voudrait pas traiter ici. Ce que lord Stratford a toujours voulu, c’est la guerre, et son gouvernement s’est tellement identifié à sa politique, qu’il y pousse luimême. Or, Mylord est ici le souverain maître!

«Rien ne se fait que d'après son bon plaisir, et, même en renversant les ministres turcs actuels, vous n’en auriez pas de plus indépendants, ou, alors, ce seraient de vieux Turcs avec lesquels il serait tout aussi difficile de s’entendre. Croyez à ce que je vous dis. Vous n’aurez jamais la paix, tant que cet ambassadeur sera ici.»

On voit que les difficultés ne manquaient pas à la France. Engagée dans une lutte terrible avec la Russie, à peine assurée des bonnes dispositions de la Prusse et de l’Autriche, qui pouvaient se modifier d’une heure à l’autre, elle était en lutte ouverte, à Constantinople, avec son seul allié effectif, l’Angleterre! Nous admettons qu’à Londres, les dispositions fussent franchement en faveur de l’alliance intime avec la France. Mais à Constantinople, sur cette terre ottomane qu’allaient fouler ensemble les troupes alliées, que penser de l’attitude de lord Stratford, qui expliquait, sans la justifier cependant, celle du général Baraguey d’Hilliers? L’ambassadeur d’Angleterre auprès du sultan était, dans son propre pays, un homme beaucoup trop considérable et beaucoup trop considéré, pour que l’on pût n’avoir cure de ses faits et gestes. On disait bien, à Londres, que lord Stratford de Redcliffe avait un mauvais, caractère, et qu’il ne fallait pas attacher à ses boutades une importance exagérée. Mais, son gouvernement ne le désavouait pas. Loin de là, il l’encourageait en sous main. Ce contraste pouvait donc faire naître des soupçons, il faut l’avouer, d’autant plus légitimes, que, dans cette grande guerre qui commençait, l’intérêt de l’Angleterre à ruiner la Russie et à défendre la Turquie, était plus tangible que celui de la France. Par les confidences du général Baraguey d’Hilliers, M. Thouvenel avait ainsi un avant-goût des péripéties de la lutte qu’il eut à soutenir lui-même, pendant trois années, contre lord Stratford de Redcliffe, sur ces mêmes rives du Bosphore. Plus heureux toutefois que ses prédécesseurs, M. Thouvenel eut la satisfaction de rester maître du terrain, car lord Stratford de Redcliffe fut rappelé par son gouvernement en 1858, alors que son antagoniste ne quitta Constantinople qu’en 1860, pour prendre, en France, le portefeuille des affaires étrangères.

Cependant, la situation en présence de laquelle on se trouvait à Constantinople, en avril 1854, ne pouvait durer. La lutte entre les ambassadeurs de France et d’Angleterre prenait des proportions de personnalité effrayantes. Tout pouvait arriver entre eux. Le général Baraguey d’Hilliers écrivait:

«Le sultan, malgré sa faiblesse, est fatigué des exigences de lord Stratford et cherche à s’y soustraire. Vous pensez que je l’y encourage de tous mes efforts! J’ignore si je' l’emporterai, mais je lutte, et je lutte avec d’autant plus d’énergie que c’est une défense que je fais. Lord Stratford doit amèrement se plaindre de moi dans sa correspondance. Il m’a menacé de toute la colère de l’empereur. Mais, fort de mon bon droit, je lui ai répondu que je ne craignais rien, et que, s’il faisait parvenir ses plaintes à Paris, j’y enverrais aussi les miennes.»

Le maréchal de Saint-Arnaud, débarqué à Constantinople, demanda au sultan Abdul Medjid la permission de conférer avec ses ministres afin d’arriver ainsi sûrement et rapidement à un résultat pratique dans le règlement des mille questions que soulevaient l’arrivée, le ravitaillement, l’installation, la mise en mouvement des troupes françaises. A peine le maréchal sortait-il de chez le sultan, que l’ambassadeur de France y entrait, déclarant à Sa Majesté qu’il ne pouvait plus entretenir de relations avec Rechid Pacha. La rupture était donc complète, non seulement entre le général Baraguey d’Hilliers et lord Stratford de Redcliffe, mais encore entre le général Baraguey d’Hilliers et le ministère ottoman. Voici quelle était la véritable cause de cet éclat:

Des bandes hellènes ayant pénétré sur le territoire ottoman, et le gouvernement du roi Othon se prononçant ouvertement en faveur de la Russie, le sultan répondit à ces manifestations d’hostilité, en décrétant le bannissement de tous les sujets de nationalité hellénique. Cette mesure était d’une application difficile, en raison de l’incertitude qui plane sur les questions de nationalité en Orient, où elles se confondent si volontiers avec la religion. En tout cas, le général Baraguey d’Hilliers, sans doute dans un but plus patriotique que politique, crut devoir prendre très chaudement en main la cause des Grecs unis, c’est-à-dire de ce petit groupe composé des Grecs professant la religion catholique romaine. L’ambassadeur de France avait affiché très nettement la prétention de voir les Hellènes de celte catégorie exceptés des mesures de représailles inaugurées par la Sublime Porte. L’ambassadeur d’Angleterre, d’autre part, pesait de toutes ses forces sur le Divan, pour que nulle exception ne fût faite aux décisions prises contre les sujets hellènes.

Dans l’état d’esprit où se trouvaient réciproquement le général Baraguey d’Hilliers et lord Stratford de Redcliffe, cet incident, passionnément exploité des deux côtés, fit déborder le vase. Le grand vizir, dévoué à lord Stratford, au moins autant par crainte que par intérêt, s’opposait aux prétentions du général Baraguey d’Hilliers. L’ambassadeur de France se décida à rompre ses relations avec le ministère ottoman. Malgré les judicieuses observations que s’étaient permis d’émettre, en présence d’une aussi grave éventualité, les membres de l’ambassade française, le général resta inébranlable. Non content de rompre, l’irascible ambassadeur voulait surtout humilier les Turcs. L’usage veut, lorsqu’un chef de mission quitte son poste, qu’il accrédite auprès du ministre des affaires étrangères, le plus élevé en grade de ses collaborateurs. M. Benedetti était alors le premier secrétaire de l’ambassade française. Les fonctions de chargé d’affaires, en l’absence de son chef, lui revenaient de droit, et personne, au demeurant, n’était.mieux que lui en situation de les remplir, il le prouva bientôt, avec tact et mesure. Le général trouva M. Benedetti revêtu d’un grade trop élevé pour représenter. la France en Turquie, et il songea à confier l’intérim au second secrétaire, M. Bertbemy. Puis se ravisant de nouveau, il trouva que ce diplomate était encore un personnage trop important, et il se décida à investir du soin de le remplacer, le simple chancelier de l’ambassade. Secrétaires et attachés contemplaient avec tristesse, presque avec angoisse, les extrémités où le sentiment exagéré de sa haute position, entraînait l’ambassadeur de France contre ces mêmes Turcs en faveur desquels nous avions déjà pris les armes. Sur les instances répétées de M. Benedetti, qui sentait combien cet esclandre malencontreux allait soulever de tempêtes à Paris, le général consentit à ce que son premier secrétaire tentât une suprême démarche auprès de Rechid Pacha.

Le grand vizir reçut M. Benedetti, qu’il appréciait, avec courtoisie et bienveillance, et ne manqua pas de lui dire qu’il était enchanté de causer de l’affaire des Grecs unis avec une personne «raisonnable M. Benedetti fut habile et persuasif. Bref, le grand vizir et lui convinrent qu’il serait procédé à la rédaction d’une liste nominative, sur laquelle seraient individuellement désignés les sujets hellènes catholiques exceptés des mesures d’expulsion. Comme le faisait remarquer finement, quelques instants après, M. Benedetti au général Baraguey d’Hilliers, rien ne s’opposait à ce que l’on fit figurer sur la liste, tous les Hellènes catholiques, très peu nombreux d’ailleurs, à la condition qu’ils fussent simplement inscrits sous leurs noms. La difficulté était tournée avec bonheur, et le général sembla se radoucir. Le lendemain, M. Benedetti, tout joyeux du succès de sa négociation, retourna chez le grand vizir pour tomber d’accord avec lui sur les détails. Comme on le faisait attendre plus longtemps que de coutume, il prit sur lui d’écarter la simple portière d’étoffe orientale qui séparait le salon où il se trouvait du cabinet de Rechid Pacha, et il aperçut le ministre ottoman en conférence avec le premier secrétaire de l’ambassade d’Angleterre, M. Alisson. En voyant M. Benedetti, Rechid Pacha l’invita à entrer, et, en même temps, il glissa un papier dans la main du diplomate anglais, qui se retira aussitôt. Resté seul avec M. Benedetti, Rechid Pacha, après de nombreuses circonlocutions, lui déclara qu’il s’était beaucoup trop avancé la veille, que la mesure dont devaient bénéficier les Hellènes catholiques était trop grave, tout bien pesé, pour être prise sans un iradé du sultan, qu’il faudrait amener peu à peu Sa Majesté à celte idée; en un mot, le grand vizir revenait sur toutes ses concessions. Que s’était-il donc passé? Nous allons le dire en deux mots. A Paris, la rupture, dont le général Baraguey d’Hilliers avait assumé la responsabilité, exaspéra le ministre des affaires étrangères, M. Drouyn de Lhuys, diplomate correct et pondéré s’il en fût. Séance tenante, il obtint de l’empereur Napoléon III le désaveu du général Baraguey d’Hilliers, désaveu qui ne devait être que le prélude de son rappel, dès à présent décidé. Lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre à Paris, grâce aux merveilleux moyens d’information dont il disposait de tous côtés, apprit la décision impériale avant même qu’elle fût connue du public, et il s’empressa d’en aviser son collègue en Turquie. L’arrivée du paquebot-poste à Constantinople coïncidait précisément avec le jour de la seconde visite de M. Benedetti au grand vizir. Lord Stratford de Redcliffe, qui avait reçu et dépouillé son courrier avec une rapidité extrême, s’empressa de faire tenir immédiatement au grand vizir la lettre où lord Cowley lui annonçait la disgrâce du général Baraguey d’Hilliers, et c’était là ce papier que M. Benedetti avait vu repasser des mains de Rechid Pacha dans celles de M. Alisson. C’était aussi, est-il besoin de l’ajouter, l’unique cause du revirement complet survenu dans les dispositions du premier ministre du sultan. A quoi bon faire des concessions à un ambassadeur désavoué aujourd’hui, demain rappelé par son gouvernement? La personne du général Baraguey d’Hilliers était trop peu sympathique aux ministres ottomans, pour que le plus considérable d’entre eux se résignât, de gaieté de cœur, à une concession politique qui n’aurait plus été qu’une amabilité personnelle! Nous avons vu le général de Castelbajac, à Saint-Pétersbourg, se plaindre des négligences et des lenteurs des courriers de cabinet français, qui le mettaient souvent en état d’infériorité d’information vis-à-vis de ses collègues. Sur le terrain de Constantinople, la poste française ne traitait pas mieux le général Baraguey d’Hilliers, et les Queen’s messengers (courriers diplomatiques anglais) étaient décidément mieux stylés que les divers agents auxquels le Département des affaires étrangères confiait ses plis confidentiels!

Le gouvernement turc, pris entre les exigences de lord Stratford et les violences du général Baraguey d’Hilliers, obligé de faire face aux nécessités de la lutte contre la Russie, sur le Danube et en Asie, forcé, d’autre part, à des sacrifices légitimes, mais énormes, en faveur des troupes alliées qui arrivaient en masse, ne savait plus comment agir, et avait perdu la tête. On en arrivait à admettre l’hypothèse d’une commission mixte qui aurait été chargée de gouverner l’empire ottoman. Par surcroît, rien n’arrêtait les dilapidations du sultan Abdul Medjid, qui avait inauguré, en finances, l’ère de la folie.

Voici, au milieu de cette détresse générale, le relevé des dépenses du sultan, en cadeaux, pendant quinze jours. Ces renseignements intimes ont été retrouvés par nous, au milieu des nombreuses lettres que M. Thouvenel, attentif à être exactement renseigné, et de plusieurs côtés différents, recevait de Constantinople:

Pour la quatrième Cadine, sa maison de campagne... deux mille cinq cents bourses (9);

Pour Chehry Hafiz effendi, une maison à Bechiktasch... mille cinq cents bourses;

Pour Viddinly Khadja, une maison... mille bourses.

De plus, Abdul Medjid avait donné l’ordre à la Monnaie de préparer quatre sabres destinés au prince Napoléon, au duc de Cambridge, au maréchal de Saint-Arnaud et à lord Raglan, coûtant chacun deux cent mille piastres.

Riza Pacha, ministre de la guerre, l’un des personnages les plus considérables de l’empire, et l’un des plus sincèrement dévoués à l’alliance française, consulté par le sultan sur le choix du mobilier entièrement remis à neuf des salons de Sa Majesté, et sur l’ordonnance intérieure des appartements intimes de son souverain, plus fréquemment que sur des plans de campagne, disait tristement à un de ses amis: «Si Dieu prête quelques années de vie au sultan, il enterrera l’empire ottoman 1» Sous bien des rapports, Abdul Medjid peut être comparé au roi Louis XV. Comme l’arrière-petit-fils de Louis XIV, le fils du grand Mahmoud avait reçu en partage la grâce des manières, l’exquise politesse, la finesse de l’esprit, le charme mélancolique qui donne tant de poésie aux visages royaux. Comme lui aussi, il poussait jusqu’aux extrêmes limites cet amour de l’élégance, du raffinement sensuel, du luxe sans frein; comme lui, ses mœurs furent légères jusqu’à détruire sa santé; comme lui enfin, avec des intentions louables et de la bonté naturelle, la nonchalance et la faiblesse l’amenèrent peu à peu à laisser à son successeur un pouvoir précaire et des finances ruinées.

Ce rapide aperçu de l’état du gouvernement ottoman dans des circonstances aussi graves, nous explique un peu la mauvaise humeur du général Baraguey d’Hilliers. Il se sentait embarqué sur une mauvaise galère, et ne demandait pas mieux que de la quitter, pour reprendre son véritable métier. Aussi le voyons-nous écrire à M. Thouvenel:

«On m’annonce de Paris qu’on forme un nouveau corps d’armée, et que l’intention de l’empereur est de m’en donner le commandement. Dieu le veuille! La guerre effective me plaît bien plus que les chicanes de la diplomatie, et je serais certain d’y obtenir plus de succès.»

Voyons maintenant comment le général explique à son gouvernement l’incident que nous avons relaté plus haut, de sa rupture avec Rechid Pacha et lord Stratford, incident dans lequel, et c’est là son excuse, il voit une revanche de la France sur l’Angleterre à Constantinople. Notre ambassadeur écrit à M. Thouvenel, le 30 avril 1854:

«La dépêche par laquelle je vous annonçais la cessation de mes rapports diplomatiques avec la Sublime Porte, a dû faire jeter les hauts cris à Paris, et, au ministère des affaires étrangères surtout, on a dû dire: «Voilà bien le général! Il prend toujours des moyens violents! On a eu grand tort de l’envoyer à Constantinople. C’est un homme insociable, avec lequel il est impossible de s’entendre!» Puis, quoique les rapports aient été rétablis, et que la crise par laquelle nous venons de passer doive, en définitive, nous donner ici une meilleure position, on en gardera rancune, et l’on partira de là pour m’attaquer davantage dans l’esprit de l’empereur et dans celui du ministre. Mais, peu m’importe! Je crois avoir été très sage, très modéré, et, en résumé, je crois avoir accru notre influence et notre considération à Constantinople. Seulement, j’en conviens, la position était difficile, et, à Paris, on n’aurait pas eu assez de pavés pour me couvrir, pas assez d’encre pour me salir, si je ne m’en étais pas tiré convenablement.

«Je vous l’ai déjà dit, je ne tiens à mon poste qu’en tant que ma conduite est approuvée par mon gouvernement. Je ne lui demande que de me juger sans passion et en connaissance de cause. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ici l’effet moral a été excellent, et que tout le monde, moins l’ambassadeur d’Angleterre, est venu me féliciter. Seulement, Mylord va jeter des cris de paon. Nous verrons s'il trouvera de l’écho à Paris. Il ne faut pas s’y tromper, c’est lui seul que j’ai pour adversaire, car Rechid Pacha n’est que son docile instrument.»

Malgré ces explications et ce plaidoyer pro domo sua, l’on sentit, à Paris, qu’il y avait danger à maintenir les choses, sur le terrain de Constantinople, à un pareil diapason de violence, et, l’Angleterre ne songeant pas, bien entendu, à rappeler lord Stratford de Redcliffe, la France donna à son alliée un nouveau gage de sa modération, en rappelant le général Baraguey d’Hilliers.

L’ambassadeur de France ne fut pas trop surpris de la décision de son gouvernement. On a vu le peu de goût qu’il professait pour le métier de diplomate. Pourtant, dans sa dernière lettre à M. Thouvenel, perce comme un sentiment de dépit et d’orgueil froissé, assez naturel du reste chez un personnage aussi considérable qui se sent désavoué:

«Le courrier arrive et m’apporte ma lettre de rappel. J’ignore qui me remplacera. Je n’ose souhaiter pour vous cette mission, fort belle en apparence sans doute, mais dans laquelle on est sans cesse placé entre perdre sa position, ou laisser tomber l’honneur de son pays. Il faudrait plus de calme diplomatique que je n’en possède, pour nager entre ces écueils, et j’ai préféré le sacrifice de ma position. Je crains fort que mon rappel ne soit considéré comme une concession qui placerait le gouvernement français bien bas aux yeux de tout ce qui habite l’Orient! Mais l’empereur a probablement calculé les avantages, et je me soumets d’autant plus volontiers, que ce rappel était l’objet de mes désirs plusieurs fois exprimés!

«Adieu, monsieur, et, si c’est vous qui me remplacez, je désire vous rencontrer, soit à Paris, soit à Marseille, afin de pouvoir vous dire bien des choses que vous n’apprendriez qu’à vos dépens. Quant aux autres, cela m’est égal, ils s’en tireront comme ils le voudront ou le pourront.»

Revenu sur le terrain militaire, le général Baraguey d’Hilliers reprit toute sa valeur, et le bâton de maréchal de France, qu’il conquit peu de temps après dans la mer Baltique, fut le couronnement de sa longue et patriotique carrière.

En quittant Constantinople, le général Baraguey d’Hilliers laissait l’ambassade de France sous la direction de M. Benedetti, qui devait remplir, avec une rare habileté, les fonctions de chargé d’affaires, dans les circonstances les plus délicates, jusqu’à la nomination de M. Thouvenel au poste d’ambassadeur de France auprès du sultan, c’est-à-dire pendant plus d’un an. Après les orages soulevés par la mission du général Baraguey d’Hilliers, un régime plus doux s’imposait, et M. Benedetti eut le talent, de louvoyer, sans se briser, entre les exigences de lord Stratford de Redcliffe, les prétentions du quartier général français, les intrigues de la Porte, et les difficultés sans nombre d’un état politique européen plein d’obscurités. Aussi M. Thouvenel écrivait-il à M. Benedetti, sous la date du 30 mai 1854:

«Je me félicite de la nouvelle occasion qui vous est donnée de montrer votre valeur, mais je ne me dissimule pas le mal que vous aurez à retenir à vous un peu de la couverture que chacun va essayer de tirer à soi, et je me demande si tout cela ne finira pas par la concentration des pouvoirs militaires et diplomatiques entre les mêmes mains. Rechid Pacha avait écrit, au sujet de ses querelles avec le général Baraguey d’Hilliers, une lettre qui n’est arrivée au ministère que lorsque tout était décidé. M. Drouyn de Lhuys, dans sa réponse, évite donc d’examiner les causes de ce regrettable conflit, et se borne à faire des vœux pour que la meilleure harmonie règne, à l’avenir, entre la Porte et l’ambassade. Il termine en disant que, s’il est d’un intérêt commun à la France et à la Turquie de ne pas faire dégénérer une question religieuse en question politique, nous n’abandonnerons pas nos traditions, et qu’il est des circonstances où l’on peut déférer à nos vœux sans qu’il en résulte de préjudice pour personne. Tâchez de vaincre les méfiances du Divan à l’endroit de l’Autriche. On marche bien à Vienne, mais on s’arrêterait court, si l’on avait à nous alléguer une aussi bonne raison que le veto des Turcs.

«Tunis envoie dix mille pauvres soldats au sultan! J’aimerais mieux trois mille Français de plus! Adieu, cher monsieur, on m’annonce le général Baraguey d’Hilliers.»

A Berlin, pendant ce temps, un nouveau coup de théâtre se produisait, qui ne laissa pas d’inquiéter quelque peu la diplomatie française. Le roi Frédéric-Guillaume IV, par un de ces revirements soudains dont il était coutumier, venait de se rapprocher tout à coup de la Russie, en éloignant de ses conseils les personnages notoirement hostiles à la politique de l’empereur Nicolas. Le roi de Prusse voulait sans doute, en agissant ainsi, contre-balancer l’effet produit par le traité d’alliance qu’il venait de signer avec l’Autriche, et prouver à l’Allemagne que la Prusse agissait par elle-même. Le marquis de Moustier, surpris comme tout le monde de ce changement de front subit, écrit à M. Thouvenel, le 11 niai 1854:

«Mes dépêches, écrites au jour le jour, portent un peu l’empreinte des impressions du moment, et elles ont été vives dans ces instants de crise que nous venons de traverser. En examinant froidement les choses aujourd’hui, il est évident que le parti russe à Berlin, après avoir satisfait ses animosités personnelles, n’a pas osé ou n’a pas pu prendre le pouvoir. M. de Manteuffel, un peu meurtri et un peu amoindri, revient, avec sa patience persévérante et son bon vouloir pour nous, que je crois peu contestable. Le roi, effrayé de ce qu’il a fait, recule. L’affaire du prince de Prusse, qui pouvait prendre de si grandes proportions, se terminera dans l’encre et dans les larmes. Nos plaintes réitérées, appuyées du bruit de nos formidables préparatifs de guerre, paraissent faire impression, et je crois que, pendant quelques jours, les choses marcheront bien. Mais, lorsqu’il s’agira d’exécuter sérieusement le traité signé à Berlin, entre l’Autriche et la Prusse, la crise recommencera. Heureusement, le parti de la cour s’endort un peu, grâce à ses illusions sur les intentions de l’Autriche.

«Cette puissance semble, il est vrai, en ce moment, se faire plus pacifique, mais c’est peut-être pour rassurer la Prusse et les petits États, pendant la durée des négociations que l’on poursuit avec eux. Ce qu’il y a d’irréparable dans ce qui s’est passé, c’est la perte du général de Bonin! Son grand crime est d’avoir préparé, avec le général Hess, un plan de campagne sérieux, et fait une liste des officiers généraux auxquels il destinait les commandements, et qu’il avait choisis parmi les moins favorables aux Russes. Le général Hess sera, dit-on, très fâché d’un événement qui dérange ses combinaisons. On avait parlé de son retour ultérieur à Berlin, qui ne pourrait qu’être très utile. Dans tout ce qui s’est passé, il y a cependant un bon côté: c’est que l’impopularité de la Russie s’accroît, et que la nôtre, non seulement diminue, mais tend à se changer en une véritable sympathie. Mais tout se fait lentement ici.»

Pendant qu’à Berlin la politique des hésitations régnait en maîtresse, la France et l’Angleterre passaient des plans à l’action, et nos troupes étaient déjà installées, vers le 15 avril, au camp de Gallipoli. A Constantinople, la confusion se maintenait toujours, et un événement politique nouveau ne pouvait que contribuer à l’augmenter. Rechid Pacha, en effet, le plus important sinon le plus capable des hommes d’État ottomans, renonçait momentanément à diriger la politique extérieure de la Turquie, et rentrait dans la vie privée. Ce grand personnage donnait pour prétexte de sa retraite, dans des circonstances aussi graves, le mauvais état de sa santé, et le deuil profond où le plongeait la mort de son petit-fils, enfant qu’il adorait, et sur la tête duquel il avait fondé les espérances les plus brillantes. Dans l’excès de sa douleur, et pour fuir aussi bien les importuns que les ministres et les diplomates, Rechid Pacha passait des journées entières dans son caïque, sur le Bosphore; les communications les plus graves qui lui étaient faites à tout moment restaient sans réponse.

Mais chez un homme tel que Rechid Pacha, affamé de pouvoir et de richesses, les douleurs les plus profondes ne sont jamais éternelles. D’ailleurs, le mariage décidé de l’un de ses fils, Ali Ghalib Pacha, avec une des propres filles du sultan, Fatma Sultane, devait donner un nouvel aliment à son ambition.

Pour célébrer dignement de telles fiançailles, Rechid Pacha ne reculait devant aucune dépense. Les frais du mariage ne pouvaient être inférieurs, pour sa seule part, à six mille bourses, et la pénurie de l’empire tarissait la source ordinaire de ses richesses. Avant de quitter le pouvoir, il eut donc soin d’envoyer à Paris deux négociants de Constantinople, MM. Black et Durand, avec mission de conclure un emprunt dont les ressources servirent à combattre la détresse du gouvernement turc. Par la même occasion, les sommes nécessaires à Rechid Pacha, pour organiser la grande alliance réservée à son fils, étaient trouvées.

En face de ces dilapidations qui s’ajoutaient à celles du sultan, la situation de l’armée ottomane était lamentable. Les troupes régulières étaient privées de viande; les irréguliers mouraient littéralement de faim, eux et leurs chevaux. Les hôpitaux n’étaient pas installés, et, dans la seule petite ville de Choumla, deux mille malades manquaient de tout. La mortalité était effrayante, et la guerre était à peine commencée. Jusqu’à la date du 1(er) mars, cent quatre-vingt mille bourses avaient été dépensées pour la solde des troupes. Le trimestre nouveau venait d’être envoyé à l’armée, et on y avait ajouté trente-cinq mille bourses pour les dépenses imprévues. Tous les travaux extraordinaires, tels que fortifications et renouvellement du matériel, avaient été directement soldés par le Trésor, et, malgré ces envois successifs d’argent, les troupes n’étaient pas payées.

Le généralissime, Orner Pacha, se répandait en vaines récriminations. Aucun document n’était fourni au contrôleur des dépenses et aux employés du Trésor. Jamais le pillage n’avait atteint de semblables proportions. Voilà le moment que Rechid Pacha choisissait pour rentrer dans l’ombre!

Ce grand ministre sentait que l’avenir n’était pas encore fermé pour lui, et il préférait laisser à d’autres les responsabilités d’un présent plein de périls. De plus, il redoutait le juste mécontentement de la France. En six mois, deux ambassadeurs français, M. de Lacour et le général Baraguey d’Hilliers, avaient quitté Constantinople, en se plaignant amèrement de la docilité du grand vizir aux moindres injonctions de lord Stratford de Redcliffe. Il importait de rétablir la balance égale entre les deux puissances qui venaient au secours de la Turquie. Enfin Rechid Pacha, malgré sa retraite apparente, conservait en dessous, la haute main dans les affaires de l’État, en désignant et en faisant accepter pour son successeur provisoire, Chekib Pacha, personnage secondaire, qui était à sa complète dévotion.

Lord Stratford de Redcliffe, d’autre part, s’était engagé, vis-à-vis de son gouvernement à obtenir de la Turquie les réformes les plus larges en faveur des chrétiens d’Orient. Lord Clarendon avait lu, au mois de février, en plein parlement, une dépêche de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, promettant des merveilles, et qui avait soulevé sur tous les bancs un enthousiasme général. La Turquie était donc tenue à faire quelque chose, et Rechid Pacha, prêt à reparaître au premier plan, si les concessions désirées produisaient un bon effet sur l’esprit des populations de l’empire, et à s’en attribuer, dans ce cas, tout le mérite, était également décidé, en présence d’un insuccès, à prolonger sa maladie et à décliner ainsi toute responsabilité dans l’œuvre des réformes.

Le prince de Talleyrand disait un jour, en apprenant que M. de Semonville souffrait d’une indisposition: «Quel intérêt peut avoir Semonville à être malade?» Rechid Pacha avait un grand intérêt à être malade dans les circonstances actuelles, et l’illustre homme d’État donnait à l’Europe un nouveau gage de ses sentiments réformateurs, en inaugurant chez les ministres ottomans le système des maladies politiques, dont on a tant abusé depuis en Turquie... et ailleurs!

Telle était la situation à la fin de mai 1854. A partir de cette date jusqu’au 8 septembre 1855, jour de la prise de Sébastopol, c’est-à-dire pendant seize mois, la grande voix du canon couvre, sans l’éteindre cependant tout à fait, la voix de la diplomatie, et, de la chute de Sébastopol jusqu’à l’évacuation complète de la Crimée, quj ne fut terminée que le 6 juillet 1856, les négociations internationales reprennent le premier plan. Si les recherches que nous poursuivons sont couronnées de succès, et s'il nous est possible de combler certaines lacunes que nous constatons avec regret dans les documents privés se trouvant entre nos mains, nous espérons compléter ce travail, et retracer la période diplomatique, si belle pour l’influence française en Orient, qui suivit la guerre de Crimée et le traité de Paris.

Près de quarante années nous séparent des événements d’alors! La carte de l’Europe s’est, hélas! complètement modifiée depuis cette époque. Il n’y a plus aucune raison pour se taire aujourd’hui, après tant de révélations contemporaines, même sur l’incroyable attitude que nous verrons lord Stratford de Redcliffe garder, à Constantinople, à l’égard de l’ambassade de France, et cela malgré l’alliance franco-anglaise, malgré le sang répandu en commun sur les champs de bataille de la Crimée, malgré le traité de Paris, malgré enfin le sentiment officiel de son propre gouvernement! D’ailleurs, les cinq années de l’ambassade de M. Thouvenel à Constantinople, pouvant compter parmi les plus fructueuses pour le maintien et le développement des grands et séculaires intérêts de la France dans le Levant, nous ne voyons que des avantages à en étudier le détail et à en retracer le souvenir.

FIN


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NOTE

(1)Pour viter toute confusion, il nous semble indispensable de dfinir ici, une fois pour toutes, certains ternies qui peuvent prter lambigu: 1 la religion qualifie d'orthodoxe par les grecs, se trouve tre schismatique pour les catholiques ou latins, pour employer le terme consacr. Par consquent, pour un catholique ou latin, un grec orthodoxe est un grec schismatique; 2 le mot Franc a longtemps servi dsigner, dans lempire ottoman, tout chrtien, quelque nationalit quil appartnt, non sujet du sultan. Ainsi, dans le langage oriental, un Italien, un Espagnol, un Anglais taient des Francs aussi bien que les Franais. Par contre, taient appels raias tous les sujets du sultan professant une religion autre que la religion musulmane: ainsi un Bulgare, un Serbe, un Grec, un Moldave, un Valaque taient des raias. Si maintenant nous quittons le terrain civil pour nous transporter sur le terrain religieux, le mot Franc a une tout autre signification. Il ne dsigne plus que les membres du clerg Zai, par opposition au clerggrec. Par consquent, religieux franc veut dire religieux latin, et, lorsque, dans les firmans du sultan relatifs aux sanctuaires de Terre Saint-e, lon rencontre le mot Francs, il signifie toujours les latins, par opposition aux grecs.

(2)Rappelons enfin ici une importante acquisition pour lglise latine, Jrusalem, sur laquelle nous reviendrons en temps et lieu, mais qui trouve sa place la suite de cet expos. En 1856, sur les pressantes instances de M. Thouvenel, alors ambassadeur de France Constantinople, le sultan Abdul Medjid fit don la France de la cbre basilique de Saint-e-Anne, leve Jrusalem sur le lieu mme, dit la tradition, o naquit la Vierge. Cette antique glise, aujourdhui restaure, est un des joyaux de la couronne latine de Jrusalem. M. Thouvenel ayant conduit toute la ngociation qui aboutit la cession gracieuse de lglise Saint-e-Anne, ce nest que justice, croyons-nous, de rappeler ce fait, qui, en somme, constitue peu prs le seul avantage matriel encore existant de nos jours de la guerre de Crime, ou plutt des suites morales de cette grande guerre.

(3) Lu coup d'État du 2 décembre 1851 venait d'avoir lieu à Paris.

(4) Le vote plébiscitaire du 20 décembre 1851, qui eut lieu dix-huit jours après le coup d’État du 2, et donna sept millions de suffrages au prince Louis Napoléon.

(5) L’église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem, est surmontée de deux coupoles, la grande et la petite. La grande coupole, jusqu’à l’incendie de 1808, affectait la forme d’une pyramide tronquée. Reconstruite après l’incendie, le plan en fut modifié, et, tout en présentant, encore, à son sommet une section horizontale bizarre, l’aspect se rapprochait de celui d’un dôme. Sa reconstruction amena une modification plus sensible, telle qu’elle est aujourd’hui, la grande coupole offre à l'œil l’image d’un véritable dôme. Actuellement, comme autrefois, la grande coupole de l’église du Saint-Sépulcre, que l’on appelle aussi l’église de la Résurrection, est construite en bois revêtu de plomb, tandis que la petite coupole est bâtie en pierre, détail qui explique comment elle a pu échapper, à travers les siècles, aux accidents qu‘a eu à subir la grande coupole. Rappelons, enfin, qu’à l’intérieur de la partie de l’église du Saint-Sépulcre qui est surmontée de la grande coupole, se trouve un petit sanctuaire élevé sur l’emplacement même du tombeau du Christ, monument qui fut détruit dans J’incendie de 1808 et qui fut reconstruit identiquement à la même place, mais dans un style assez différent de l'ancien, en même temps que la grande coupole. C'est vers cette petite église, bâtie dans la grande, que convergent les ardentes aspirations des divers cultes! S’en rapprocher le plus possible est le but constant des vœux et des manœuvres de chacun! Le Saint- édifice est, pour ainsi dire, étouffé dans l’inextricable réseau de prétentions rivales qui l’enserre! Les clefs de l’église du Saint-Sépulcre sont entre les mains des Turcs, et, en raison des compétitions acharnées dont ce vénérable sanctuaire est l’objet, cette solution, quelque anor male qu’elle puisse paraître, est encore meilleure que celle qui attribuerait ces clefs à un culte plutôt qu’à un autre au détriment des Latins I il serait inutile de chercher à le nier, l’Église grecque orthodoxe fait, à Jérusalem, des progrès constants! Presque toujours un prêtre de nationalité russe officie à côté d’un prêtre grec sujet du sultan. Cette communauté de religion comble la distance que crée, entre un prêtre russe et un prêtre grec raya, la différence de nationalité, et la diplomatie russe, fort habilement, les met sur le même pied en les qualifiant tous deux d'orthodoxes! Grâce à cette confusion de la nationalité avec la religion, dans l’orthodoxie, le prêtre grec, sujet du czar, remplacera peu à peu, à Jérusalem, le prêtre grec, sujet du sultan, et alors l’absorption des Lieux Saint-s par la Russie sera un fait accompli! Les efforts séculaires de la France, protectrice officielle des Latins et de leurs droits, en Terre Saint-e, sont-ils destinés à devenir définitivement stériles? Si le patriotisme répond non, les faits semblent donner chaque jour, à cette lamentable éventualité, une triste confirmation!

(6) J’ai cru devoir communiquer le récit qu’on va lire à G. Aristarchi Bey, fils de Nicolas Anstarchi Bey, alors grand logothète. Tout en m’autorisant à insérer dans ma publication, ce document, G. Aristarchi Bey m’a rappelé que le grand logothète, son père, mis en cause par l’ex-grand vizir Méhémet Ali Pacha, avait joué pendant longtemps un rôle important dans les relations internationales de la Turquie, et que Méhémet Ali Pacha, auteur de cette Conversation, était son ennemi acharné. Lord Stratford de Redcliffe, chaleureux protecteur et ami de Méhémet Ali Pacha, était, de son côté, l’un des ennemis personnels du grand logothète.

G. Aristarchi Bey, d’ailleurs, dans l’entretien que j’ai eu avec lui au sujet du document en question, conteste formellement certains details de la fin du récit, qui tendent à attribuer à son père, vis-a-vis de Méhémet Ali Pacha, une attitude humiliante. En ce qui concerne la narration des particularités caractéristiques des incidents qui ont marqué cette mémorable négociation, G. Aristarchi Bey se reserve d’élaborer éventuellement un travail appuyé sur des documents lui appartenant et qui représentera les choses sous un jour différent, en ce qui concerne le rôle de Nicolas Aristarchi, son père. Il oppose, en attendant, les plus expresses réserves à ce qui concerne la conduite du grand logothète dans la version du grand vizir Méhémet Ali Pacha.

(7)

. Je tiens de G. Aristarchi Bey lui-même, que le prince Menchikoff est allé prendre congé de son père, la veille de son départ.

(8) On se rappelle que les cent mille soldats russes envoyés en 1849 par l’empereur Nicolas au secours du jeune empereur François-Joseph, dont le trône chancelait sous les coups de la grande insurrection de Hongrie, rétablirent les affaires de la monarchie autrichienne. On s’explique donc aisément la mauvaise humeur du czar. Il y aurait sans doute lieu de rappeler ici la célèbre phrase attribuée au premier ministre autrichien, prince de Schwarzenberg, sur la nature des rapports qui devaient s’établir entre l’Autriche et la Russie, malgré les services rendus par le czar Nicolas à l'empereur François-Joseph en 1849. Le prince de Schwarzenberg aurait dit, à cette occasion: «L'Autriche étonnera le monde par ion ingratitude.» Mais ce mot, comme beaucoup de mots historiques, n’a aucun caractère d’authenticité. Il résulte, en tout cas, de l’enquête à laquelle nous nous sommes livré, que le mot n’a jamais été prononcé par le prince de Schwarzenberg.

(9) La bourse turque vaut environ 500 piastres; la piastre vaut 22 centimes et demi de notre monnaie.



La guerra di Crimea (1853-1856) - Elenco dei testi pubblicati sul nostro sito

1853
LETTRES SUR LA RUSSIE, LA FINLANDE ET LA POLOGNE PAR X. MARMIER
1855
CONDIZIONI INTIME E MISTERIOSE DELLA RUSSIA TRATTE DA DOCUMENTI AUTENTICI
1855
IL VERO AMICO DEL POPOLO - Domenico Venturini - 1855 (Gennaio-Giugno)
1855
IL VERO AMICO DEL POPOLO - Domenico Venturini - 1855 (Giugno-Dicembre)
1855
Sunto di geografia della Crimea e degli stati limitrofi illustrata da quattro carte diligentemente incise
1856
Discussioni alla Camera dei Deputati  del Regno di Sardegna - Trattato di pace - Parigi 30 marzo 1856
1856
La questione italiana al Congresso di Parigi nell’anno 1856
1856
La questione d’oriente - cause - andamento diplomatico - conchiusione della pace - protocolli e trattati
1856
Il trattato di pace di Parigi 30 marzo 1856 e le convenzioni annesse - seconda edizione
1871
La Russia e il trattato di Parigi del 1856 - Pensieri del cav. Pietro Esperson
1881
Il congresso di Parigi (1856) - Conferenza dell'on. comm. Giuseppe Massari
1882
Le guerre dell’indipendenza italiana dal 1848 al 1870 di Carlo Mariani
1891
Nicolas I et Napoléon III - Les préliminaires de la guerre de Crimée (1852-1854) d’après les papiers inédits de M. Thouvenel
1896
La spedizione sarda in Crimea nel 1855-56 narrazione di Cristoforo Manfredi compilata colla scorta dei documenti
2014
In Crimea nacque l’ITALIELLA. L’inizio dei misteri d’Italia passa per l’oriente di Zenone di Elea


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Nicola Zitara mi chiese diverse volte di cercare un testo di Samir Amin in cui is parlava di lui - lho sempre cercato ma non non sono mai riuscito a trovarlo in rete. Poi un giorno, per caso, mi imbattei in questo documento della https://www.persee.fr/ e mi resi conto che era sicuramente quello che mi era stato chiesto. Peccato, Nicola ne sarebbe stato molto felice. Lo passai ad alcuni amici, ora metto il link permanente sulle pagine del sito eleaml.org - Buona lettura!

Le développement inégal et la question nationale (Samir Amin)












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