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REVUE DES DEUX MONDES

XXXIe ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE

TOME VINGT DEUXIÈME

1ER AOÛT 1859.

PARIS

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES .

RUE SAINT-BENOIT, 20

1859

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Eleaml.org - Dicembre 2016

LE ROI FERDINAND II ET LE ROYAUME DES DEUX-SICILES

PREMIÈRE PARTIE

LA ROYAUTÉ A NAPLES DEPUIS 1815

I.

A l'extrémité de l'Italie est une contrée où la nature a versé tous ses dons, où la politique a rassemblé toutes ses contradictions et ses luttes: c'est Naples. Entouré de trois mers où trempent ses côtes découpées en golfes merveilleux, formé de deux portions dont l'une tout insulaire a une histoire à part, brillant du poétique lustre de tous les souvenirs, fertile par son sol, éclairé d'un ciel riant, ce pays, auquel les congrès ont donné le nom de royame des Deux Siciles, ressemble dans son existence morale à cette nature paresseuse et charmante qui cache des volcans intérieurs toujours prêts aux éruptions. Tout est mystère et contraste à Naples; c'est la contrée italienne où l'intelligence philosophique a jeté le plus éblouissant éclat, où le dernier siècle a vu naître Vico et Filangieri, et c'est en même temps la région préférée des fanatismes populaires, de toutes les crédulités et de toutes les superstitions. Tout est extrême aussi, le bien et le mal, la misère et la richesse, l'activité et l'inertie, les aspirations de liberté et les raffinements du servilisme, les réactions du pouvoir et les turbulences orageuses des partis. Il y a eu du despotisme et des séditions à Naples, il n'a manqué jusqu'ici que des citoyens, ou pour mieux dire il a manqué les conditions mêmes propres à former des citoyens. De là cette vie heurtée, violente, impénétrable, qui a été vraiment l'écueil de la diplomatie européenne, et dont le souverain qui vient de descendre au tombeau, le roi Ferdinand II, a été pendant trente ans le maître, le régulateur absolu en même temps que la personnification saillante et originale:

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prince singulier, tour à tour honni ou exalté, qui ne mérite pourtant ni l'apologie ni l'injure, mais dont le règne est l'expression vivante d'une des plus curieuses variétés d'autocratie, qui a été une sorte de tzar au midi de l'Europe, et que la fortune, par une coïncidence bizarre, enlève de la scène aujourd'hui, lorsqu'il n'eût plus été qu'une ombre dépaysée ou un obstacle au milieu des inévitables transformations de la Péninsule.

L'histoire de l'Italie tout entière a sans doute une secrète et invincible unité. Rien de ce qui se passe dans un pays ne peut être étranger aux autres pays, et cette intime solidarité est presque un fait contemporain. Ce n'est point la révolution française qui a créé les mouvements italiens, mais elle en a déterminé le caractère, elle les a précipités, et telle est la puissance de cette révolution que même là où elle a été vaincue en apparence et par intervalles, elle a triomphé encore; elle a survécu par les lois qu'elle a laissées après elle, par les sentiments qu'elle a fait naître, par les idées qu'elle a semées, par les regrets ou les espérances dont elle a été l'inépuisable source. Dans ce drame multiple et confus des destinées italiennes tel qu'il apparaît à l'issue de la révolution française, dans ce travail dont l'instinct d'indépendance et l'esprit de réforme civile sont restés les invariables et tout-puissants moteurs, tous les États ne marchent point cependant du même pas et n'ont pas la même attitude; chacun d'eux a sa personnalité dans le drame Un des phénomènes les plus curieux à observer comme un des traits généraux de cette obscure situation, c'est que dans toutes ces revendications de nationalité qui remplissent l'histoire de la Péninsule depuis plus d'un demi-siècle, Naples est toujours l'État le moins engagé, le moins animé de l'esprit italien en un certain sens, et c'est ce qui inspirait à un penseur énergique de Florence, à Francesco Forti, ce mot paradoxal que l'Italie finit au Garigliano. Ce n'est pas que le sentiment national soit absent de l'âme de cette race à l'imagination vive et soudaine, et que les Napolitains soient indifférents pour la patrie commune; mais par sa position,par ses traditions,le royaume des Deux-Siciles semble moins fatalement appelé aux luttes d'indépendance.

Ce beau royaume du midi de l'Italie, avec sa force propre et sa population de neuf millions d'hommes, n'a pas, comme le Piémont, le vigoureux stimulant d'un désir d'agrandissement qui se confond avec l'idée d'émancipation nationale. Comme le nord de l'Italie, il n'a pas porté le poids direct et oppressif d'un maître étranger.

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Il n'a pas été entretenu par son histoire dans cette antipathie traditionnelle contre la domination impériale, qu'il n'a connue qu'un instant au dernier siècle, — contre l'Allemand, qu'il n'aperçoit au fond de son passé que dans l'image mélancolique et touchante du jeune Conradin, le dernier prince de Souabe, l'adolescente victime de Charles d'Anjou.

Un des traits caractéristiques du royaume des Deux Siciles, c'est d'être sorti de toutes ces crises avec son autonomie, avec une dynastie propre, — dynastie étrangère d'abord, il est vrai, mais qui s'acclimatait promptement et qui restait la garantie même de l'indépendance napolitaine, de cette indépendance sur laquelle l'influence autrichienne a pu s'étendre de nos jours et peser lourdement sans l'absorber La haine de l'Autriche, cette forme négative de l'idée de nationalité italienne, est donc à Naples un fait tout récent, qui date principalement des commotions de la première partie de ce siècle, de 1815, des tentatives extrêmes de Murat, ce roi de tête faible et légère et de cœur vaillant, de la révolution de 1820, de l'occupation autrichienne qui suivit, et cette haine elle-même est balancée par ce sentiment plus local, plus municipal, que Naples nourrit à l'égard du nord de l'Italie, et que la Sicile, par un curieux enchaînement d'antagonismes, nourrit encore plus à l'égard de Naples. Ce sentiment existe au fond, et les gouvernements l'ont poussé à outrance; ils en ont profité pour opposer l'esprit napolitain à l'esprit italien, et pour se retrancher dans un inaccessible isolement, à l'abri d'une politique d'immobilité et d'exclusion. A un certain point dé vue, on

l'a dit quelquefois, l’Italie peut se comparer à une autre Allemagne, dont le Piémont sera la Prusse et dont Naples à son tour sera l'Autriche, une Autriche qui a ses rivalités avec la Prusse italienne, et qui, par une analogie de plus, a même sa Hongrie en Sicile, suivant un ingénieux et piquant rapprochement. C'est là le secret de l'histoire du royaume des Deux-Siciles dans son rapport avec le développement de l'idée nationale; c'est la clef de sa politique, de la facilité qu'ont eue tous les pouvoirs à réprimer les instincts de patriotisme italien, de l'insuccès de toutes les tentatives faites pour intéresser ces populations aux luttes d'indépendance, du rôle de Naples en 1848 et même aujourd'hui, comme aussi, jusqu'à un certain degré, de tout le mouvement intérieur de ce midi de la Péninsule.

Une autre face de l'histoire contemporaine, de la situation générale du royaume des Deux-Siciles, c'est justement en effet cette partie domestique de son existence, c'est ce travail intérieur qui se lie intimement

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par tant de côtés au travail d'affranchissement national, qui en est indépendant sous certains rapports, et qui apparaît à Naples avec des caractères d'une saisissante originalité. C'est de la révolution française principalement, disais-je, que procède tout ce qui vit, tout ce qui s'agite à Naples, le bien et le mal, les partis, les institutions, les systèmes, les opinions. La révolution n'a point laissé une forme de gouvernement, ni même cette dynastie feudataire jetée au midi de l'Italie par un reflux de l'empire; elle a mieux fait, elle a survécu dans les lois civiles débarrassées delà féodalité, dans le régime judiciaire simplifié et rajeuni, dans le système administratif, où elle mettait la régularité à défaut de la liberté. En un mot, Naples sortait dos crises de la-révolution et de l'empire avec un organisme civil qui était une œuvre de véritable progrès, dont le principe échappait aux réactions de 1815, et qui est resté avec la marque indélébile d'une tradition française. Qu'a-t-il donc manqué à ces lois pour devenir une bienfaisante réalité? L'appui d'une société moins déchirée, la garantie des mœurs, une pratique sincère, en un mot une identification vraie et profonde avec l'état social et moral du pays. Malheureusement de cette source orageuse de la révolution sont sorties en même temps deux choses qui résument l'histoire contemporaine de Naples, qui en sont la dangereuse essence bien plus que des lois impuissantes: l'esprit de conspiration et l'esprit de réaction. Naples a été, à vrai dire, le berceau ou le foyer le plus actif des sectes révolutionnaires et des sociétés secrètes.

C'est dans le midi de l'Italie, à Capoue, que naissait vers 1811 une association fameuse, qui allait étendre sa forte et savante hiérarchie sur une partie de l'Europe, et dont le nom seul a été pendant longtemps un symbole de révolution: le carbonarisme. D'où venait ce nom de carbonarisme? Par quelle idée bizarre les fondateurs allaient-ils chercher un modèle ou une ébauche d'organisation chez les charbonniers? On ne le sait. Toujours est-il que l'institution était à peine née qu'elle embrassait le royaume tout entier et gagnait bientôt d'autres parties de l'Italie. La raison de son succès fut peut-être le mystère, cette sorte de merveilleux si puissant sur des imaginations méridionales, qui ne sont point accoutumées aux luttes régulières des opinions, et, chose plus remarquable, le carbonarisme trouva aussi des auxiliaires à l'origine dans les princes eux-mêmes. Lorsque le vieux roi Ferdinand de Bourbon était relégué en Sicile, pendant l'empire, avec la reine Caroline d'Autriche, cette dangereuse et violente conseillère de la royauté napolitaine,'la petite cour exilée flattait, caressait les carbonari du royaume, et cherchait à les attacher à sa cause par toute sorte de promesses libérales.

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Murat lui-même, dans les extrémités de sa fortune en 1815, se servait du carbonarisme après lui avoir fait la guerre, lorsqu'il tentait avec son armée la suprême et chimérique entreprise du soulèvement et de l'affranchissement de l'Italie entière. Et c'est ainsi que s'est développée cette funeste habitude des conspirations secrètes que les souffles révolutionnaires suscitaient à l'origine, que les compressions de l'empire alimentaient, que les gouvernements ont encouragée plus d'une fois en conspirant avec les conspirateurs aussi bien qu'en usant eux-mêmes de tous les procédés des conjurations, et qui s'est mêlée à tous les régimes comme une des formes les plus saisissantes de la vie politique napolitaine. Le carbonarisme s'est métamorphosé et renouvelé, il a changé de nom et s'est appelé la Jeune-Italie ou l'Unité italienne; l'esprit de conspiration a persisté, frappé sans doute dans ses œuvres d'une stérilité sanglante, mais survivant toujours à ses défaites.

L'esprit de réaction est né des mêmes événements dans un sens tout contraire. Il est sorti, lui aussi, tout armé des crises de la révolution. Jusqu'aux approches de 1789, la royauté napolitaine s'était montrée libérale; elle avait été la promotrice de l'économie- politique à sa naissance, et de ce mouvement philosophique du siècle qui ne brilla nulle part plus qu'à Naples. Une pensée de réforme s'était assise sur le trône avec le prince qui passait en Espagne sous le nom de Charles III, et elle restait longtemps dans les conseils avec le marquis Tanucci. La révolution, en brusquant ce mouvement, le dénaturait et livrait la royauté à toutes les suggestions de la peur, de la défiance et d'une implacable antipathie conlre tout ce qui venait de la France. Un roi bon homme, violent et faible, aussi oublieux que prodigue de ses promesses, une reine pleine de passion vindicative, une cour corrompue et assiégée de terreurs, le sentiment populaire irrité des invasions françaises et des nouveautés, voilà les premiers éléments de la réaction qui éclatait dans le sang à Naples, en 1799.

La royauté, telle qu'elle reparaissait en 1815, telle qu'elle a existé jusqu'à présent, a vécu fatalement de cet esprit. Les réformes civiles accomplies par le régime français de 1806 à 1814 lui étaient violemment suspectes, et en sanctionnant ces codes nouveaux, qui sont restés les meilleurs de l'Italie, elle les dénaturait dans la pratique et en altérait l’esprit par un système d'arbitraire universel. Le carbonarisme, qu'elle avait appelé à son aide, devenait un ennemi qu'elle combattait par une police ombrageuse et violente, organisée elle-même en société secrète. En rentrant à Naples, le roi Ferdinand Ier promettait à son peuple une constitution, et le lendemain une guerre à outrance était déclarée aux plus modestes espérances libérales. C'était un crime d'avoir servi dans l'administration française ou dans l'année de Murat.

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La royauté restaurée à Naples ne se modelait pas sur la France, où le rétablissement de la maison de Bourbon se confondait avec l'avénement du régime constitutionnel; elle se livrait à l'influence autrichienne, et par un traité secret liait sa politique à celle des maîtres de l'Italie du nord. En un mot, c'était l'esprit de réaction et d'absolutisme transformé en système de gouvernement, procédant par la force ou par la ruse, appuyé et encouragé par une puissante influence extérieure, et rencontrant en face l'esprit de conspiration enflammé de tous les griefs et de tous les mécontentements accumulés.

Entre ces deux courants extrêmes, un parti modéré a toujours manqué à Naples comme un médiateur tout-puissant et efficace. Ce n'est pas qu'il«n'eût un terrain d'action et des éléments naturels: le terrain est dans les lois elles-mêmes; les éléments sont dans la bourgeoisie, qui a singulièrement grandi par l'abolition des lois féodales, dans une portion de l'aristocratie gagnée dès l'origine aux idées constitutionnelles; mais ce parti n'a fait que d'éphémères et inutiles apparitions au milieu d'une société incohérente et faible. Des hommes qui auraient pu le former, les uns sont allés périodiquement vers l'absolutisme, les autres se sont rejetés dans les sectes, et toujours a reparu le duel fatal de la réaction et des conspirations. C'est la lutte qui remplit un demi-siècle d'histoire; elle éclate surtout à trois époques, — en 1799, en 1820 et en 1848, — et toutes les fois l'esprit de conspiration vaincu sort plus exaspéré du combat; toutes les fois aussi la réaction est plus violente sans cesser d'être précaire. L'histoire contemporaine de Naples est un mélange de compression et d'anarchie, de despotisme et d'insurrection. Un des plus curieux épisodes de cette lutte est la révolution éphémère de 1820, qui a laissé plus d'une trace dans le mouvement des choses napolitaines. Cette révolution avait pris un mauvais masque. Elle était l'œuvre dangereuse et choquante du carbonarisme et de l'année, et elle se donnait pour drapeau la constitution espagnole de Cadix, une constitution impossible, dont on avait de la peine à trouver un exemplaire a Naples lorsqu'on la proclamait. Au fond, elle était l'expression de griefs réels et de mécontentements sérieux; elle peut être considérée aussi comme un premier acte d'intervention de cette Italie nouvelle qui fermente depuis 1815. Ramenée à une forme moins excentrique et moins violente, elle pouvait vivre; mais elle s'accomplissait dans des conditions générales qui devaient la tuer, au milieu de l'Europe de 1820. Elle périt non par la faute de la France, dont le rôle fut aussi noble qu'il est peu connu, et qui, démêlant dès lors la vérité, eût favorisé l'établissement à Naples d'un régime constitutionnel juste et sensé,

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non pas même par la faute de la Russie, dont le souverain, l'empereur Alexandre, ouvrait d'abord son esprit à la séduisante pensée de pacifier l'Italie par de sages et prévoyantes concessions, mais parce que l'Autriche se croyait intéressée à interdire tout foyer de libéralisme indépendant au delà des Alpes. Ce n'était point en effet le carbonarisme seul que l'Autriche poursuivait à Naples, c'était surtout la possibilité d'un système de liberté régulière. «Le système représentatif ne doit être établi dans aucun État de la Péninsule,» disait le prince de Metternich, qui exprimait la crainte que le parlement napolitain ne se ravisât en adoptant une constitution modelée sur la charte française. Chose extraordinaire, la France avait pris l'initiative de la réunion de Troppau avec la pensée première de faciliter une transaction à Naples par l'arbitrage de l'Europe; l'Autriche, toujours habile et heureuse dans la diplomatie, même quand la fortune des armes lui est contraire, tournait cette pensée au profit de son intervention sanctionnée à Laybach, et la révolution napolitaine était condamnée sans être entendue, ainsi que le disait un jour M. de la Ferronnays à l'empereur Alexandre. La réaction napolitaine se confondait avec la réaction européenne sous la protection de l'Autriche, dont les soldats allaient camper durant six années dans le midi de l'Italie, de telle sorte qu'à travers cette série de crises qui naissent de la révolution et en sont le prolongement orageux, le royaume- des Deux-Siciles apparaît toujours avec des lois inefficaces, des mœurs assez faibles et assez peu sévères pour tout permettre, une société incohérente et divisée, des partis qui n'ont d'autre arme que la conjuration, et des pouvoirs fatalement entraînés dans toutes les voies de la compression. La combinaison de tous ces faits et de ces éléments a for ré le dernier règne, ce règne de trente ans où se retrouvent toutes les traditions, toutes les luttes de l'histoire contemporaine de Naples, et où la personnalité du souverain lui-même a une sorte de relief étrange qui tient à la fois à l'homme et aux événements.

II.

Le règne de Ferdinand II commençait justement à une heure critique, au confluent en quelque sorte de ces deux courants opposés que je dépeignais. La réaction se déployait victorieusement depuis six ans et s'était personnifiée dans deux princes, le roi Ferdinand Ier et le roi François Ier, dont le gouvernement était un mélange de violence, de faiblesse, de duplicité et de corruption.

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La révolution de 1820 avait passé comme un mauvais rêve pour ces deux princes, qui avaient juré la constitution et qui poursuivaient de leur mieux les constitutionnels. L'armée nationale était dissoute, et la restauration du pouvoir absolu restait placée uniquement sous la sauvegarde de la force autrichienne. Le prince Canosa, un moment éclipsé par la révolution, était redevenu le fougueux ministre de la réaction napolitaine, qui marchait hardiment à son but, procédant par les exils, les emprisonnements et une sorte d'épuration arbitraire du royaume; on avait compté un moment plus de cent mille suspects! Le vieux roi Ferdinand laissait tout faire, et vivait en bonne amitié avec les lazzaroni. Sous François Ier, qui succédait à son père en 1825, c'était bien pis encore. La vénalité et la corruption étaient partout: dans la police, dans l'administration, dans la distribution de la justice, à la cour elle-même, surtout à la cour. Tout se vendait, les premiers emplois de l'État, les grâces et les faveurs. Un des familiers du roi, le valet de chambre Viglia, était le négociateur principal de ces marchés. Pour trente mille ducats, il avait fait un jour un ministre des finances et avait amassé une immense fortune. Ce Viglia, qui faisait des ministres en faisant la barbe au roi, ne savait ni écrire ni lire, selon une règle appliquée à la domesticité de la cour de Naples, qui croyait mettre ainsi ses secrets à l'abri des indiscrétions.

Ces excès de la réaction napolitaine ne sont nullement une fiction révolutionnaire. La diplomatie française de la restauration les suivait d'un œil vigilant, et elle signalait avec tristesse «la faiblesse du gouvernement napolitain, les fautes que l'on entassait à Naples, la nullité de tous, les frayeurs du roi.» Chateaubriand, ambassadeur à Rome, écrivait en 1829: «H est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux-Siciles est tombé au dernier degré du mépris. La manière dont la cour vit au milieu de ses gardes, toujours tremblante, toujours poursuivie parles fantômes de la peur, n'offrant pour tout spectacle que des chasses ruineuses et des gibets, contribue de plus en plus, dans ce pays, à avilir la royauté...» Voilà ce que six ans de réaction avaient fait de Naples, et par un contre-coup naturel l'agitation avait recommencé; l'insurrection avait éclaté de nouveau dans les montagnes du Cilento, pour être étouffée encore une fois dans le sang. Entre la réaction et les conspirations la lutte n'était qu'assoupie au moment où François Ier s'éteignait, assiégé de terreurs et laissant un royaume exténué. C'était le 8 novembre 1830, au lendemain de la révolution de France, qui pouvait d'une étincelle enflammer tous ces éléments incandescents accumulés au midi comme au nord de l'Italie.

C'est alors que Ferdinand II. fils du dernier roi. petit-fils de la reine Caroline d'Autriche et de Ferdinand 1er, montait au trône,

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comme pour dénouer l'inextricable nœud des affaires napolitaines par un nouveau règne, par la main d'un prince heureusement affranchi de toutes les solidarités du passé. Le nouveau roi avait vingt ans à peine en effet; il était né le 12 janvier 1810 à Palerme, ce dernier refuge de sa maison exilée. Il n'avait pris part qu'un instant au gouvernement, quand son père était allé conduire la reine Marie Christine en Espagne, et dans ce court essai du pouvoir il avait laissé pressentir un roi. Ferdinand II n'était pas ce qu'on pensait; mais il avait de la jeunesse, des dispositions heureuses, cette bonhomie populaire devenue le caractère des Bourbons de Naples, de la finesse unie à une certaine fermeté, et dès le premier moment il montrait des allures qui contrastaient singulièrement avec celles des deux princes qui l'avaient précédé. Soit instinct naturel, soit calcul, ce roi nouveau sentait la nécessité de populariser son pouvoir naissant, d'adoucir les ressorts d'un gouvernement compromis par ses excès, d'agir en un mot autrement qu'on ne l'avait fait avant lui. De là les premiers actes qui signalaient ce commencement de règne et semblaient inaugurer une ère nouvelle.

L'armée surtout était dès l'origine l'objet des prédilections visibles de Ferdinand II. Cette armée, qui était restée suspecte depuis la révolution de 1820, que les deux derniers rois se plaisaient à railler parfois de leurs bouffonneries méprisantes et injurieuses, à laquelle on avait préféré les soldats de l'Autriche, puis des régiments suisses, était habilement caressée dans sa fierté et dans ses intérêts. Le roi François Ier, voyant le goût de son fils pour les soldats napolitains, se moquait fort de lui et lui disait dans une occasion: «Habille-les comme tu voudras, ils fuiront toujours.» Ferdinand II ne pensait pas ainsi. Comme vicaire du royaume pendant le voyage de son père en Espagne, et bientôt comme roi, il cherchait au contraire à réveiller l'esprit militaire dans l'armée napolitaine. Il rappelait à l'activité les officiers qui avaient servi sous Murat et qui avaient été disgraciés. C'est de ce temps que date la faveur du général Filangieri. Sans être un soldat pas plus qu'un général, Ferdinand II se plaisait avec les troupes; il aimait l'uniforme et la manœuvre, et le jour où il prenait possession de la couronne il offrait au peuple de Naples le spectacle nouveau pour lui d'un prince à cheval au milieu de son armée. Ce n'était pas un goût futile de parade militaire, comme le pensaient quelques esprits légers, c'était une politique plus habile et plus clairvoyante. En agissant ainsi, Ferdinand II effaçait la dernière trace des traditions de Murat dans l'armée napolitaine; il consommait la rupture entre l'esprit militaire et le parti constitutionnel, ces deux forces dont l'alliance avait fait la révolution de 1820, et il posait la plus ferme base de son règne.

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Là effectivement est la raison première de l'état moral, de l'armée napolitaine et de la fidélité exceptionnelle qu'elle a montrée pendant ce règne de trente ans.

Et ce n'était pas seulement par cette reconstitution de l'armée que le nouveau roi marquait son avénement. S'il ne faisait mieux, s'il n'allait jusqu'à des réformes de l'ordre politique, il traçait du moins de son règne de séduisants programmes. Il acceptait ostensiblement la mission «de cicatriser les plaies qui affligeaient le royaume, i d'assurer une justice impartiale, de soulager le peuple accablé d'exactions, d'épurer l'administration des finances. Ces promesses, qui répondaient à un profond sentiment de répulsion contre les désordres ruineux des derniers règnes et qui exprimaient une pensée réparatrice, n'étaient pas absolument dénuées de sincérité, et elles trouvaient un commencement de réalisation dans une série de mesures destinées à frapper, sinon à désintéresser toujours complètement l'esprit public. Quelques -un» des familiers les plus compromis de la cour tombèrent en disgrâce. Le valet de chambre Viglia emportait dans sa retraite l'immense fortune qu'il avait acquise en vendant les emplois. Le ministre des finances Caropreso abandonnait un portefeuille qu'il avait acheté. Le prince de Scaletta, ministre de la guerre, accusé de concussion et menacé d'être mis en jugement, était exilé dans une ambassade, tandis que d'un autre côté des amnisties, timides et partielles, il est vrai, adoucissaient les peines qui pesaient sur les condamnés politiques.

Quelques actes révélaient une intention plus directe de popularité. Les audiences publiques du palais avaient été à peu près supprimées sous les derniers règnes, ou, pour mieux dire, on en faisait commerce comme de tout; on vendait le droit de voir le roi. Ferdinand II rétablit les audiences publiques et fit revivre ces entrevues familières de la royauté et du peuple, où le plus humble sujet avait libre accès auprès du prince; mais c'est surtout dans les finances que le nouveau roi semblait donner des gages d'une pensée réparatrice. Une partie des pensions prodiguées par les deux rois précédents fut supprimée. Une réduction proportionnelle fut décrétée sur les appointements de tous les employés publics, depuis le plus obscur fonctionnaire jusqu'au ministre. Le roi renonçait pour lui-même, non sans une certaine ostentation, à une somme de près de quatre cent mille ducats, prélevée par ses prédécesseurs sur le trésor pour leur cassette privée. Il y eut donc une sorte d'épuration et comme une efflorescence d'économie qui, par la forme même, allait au cœur d'un pays accoutumé aux dilapidations ruineuses. Le nouveau roi affectait de se distinguer des princes auxquels il succédait.

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Il visitait les provinces, cherchant à étendre sa popularité, opposant sa simplicité au faste prodigue de son père, se logeant presque toujours dans les maisons des ordres mendiants, s'informant de tous les besoins, recueillant sur son chemin toutes les plaintes et toutes les réclamations. D'un voyage rapide de six jours il rapporta six mille pétitions! La Sicile elle-même était flattée dans ses espérances. Le roi lui envoyait comme gouverneur un de ses frères, le comte de Syracuse, et il déclarait hautement dans ses premières proclamations qu'il guérirait «les plaies faites par son père et son aïeul.» Ainsi s'ouvrait le règne.

A voir ce prince qui semblait flatter l'esprit national dans l'armée, qui parlait au pays de sa misère, de ses besoins et de tous ses griefs légitimes, qui publiait des amnisties, bien que timides, livrait aux sévérités de la nation elle-même la politique de son père et de son aïeul, et s'alliait bientôt avec une princesse de la maison de Savoie, fille du roi Victor-Emmanuel Ier, comme pour offrir à l'esprit italien des perspectives nouvelles, quoique indistinctes; à voir, dis-je, ce prince commencer ainsi, on crut presque à un règne libéral. Le pays fut satisfait, l'armée se rallia, le parti constitutionnel, sans cesser de pousser plus loin ses espérances, attendit, à demi désarmé et plus confiant, et c'est ainsi que Naples traversait sans secousse cette commotion de 1831 qui ébranla l'Italie. C'était la lune de miel du nouveau règne. L'effet fut glus grand encore en Europe; il fut d'autant pins grand que cette transformation apparente de la politique napolitaine coïncidait avec l'explosion des idées libérales en France et avec la recrudescence de soupçons et de craintes que l'état du continent devait inspirer aux puissances du Nord. La cour de Vienne se demandait, non sans une certaine inquiétude, où tendait ce prince inexpérimenté, qui semblait aspirer à se passer des soldats de l'Autriche, qui avait l'air de vouloir mettre la main à des réformes intérieures, et elle communiquait ses impressions au vieux roi de Prusse, si bien que Ferdinand II, ce roi qu'on a vu et qu'on a connu, se crut obligé d'envoyer un ministre en Allemagne pour rassurer la cour de Berlin. Ce fut le marquis d'Antonini, depuis et aujourd'hui encore ambassadeur à Paris, qui fut chargé de cette mission de confiance. La vérité est que le vieux roi de Prusse avait tort de s'inquiéter, et que, sans manquer absolument de franchise, en étant sincère dans ce qu'il faisait, le jeune souverain napolitain laissait du moins à deviner une partie de son secret.

Lorsque le roi Ferdinand II s'efforçait de réveiller l'esprit militaire dans son armée rajeunie et recomposée, il ne songeait nullement, comme l'espéraient peut-être quelques esprits prompts aux conjectures chimériques,

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à reprendre le rôle de Murat en 1815, et à se mettre avec ses soldats à la tête d'un mouvement national italien. Il obéissait à un mobile plus personnel, à un sentiment de fierté de race: il avait été plus d'une fois blessé secrètement de voir les deux derniers rois dépendre presque exclusivement de la protection autrichienne, et en arrivant au commandement d'un État de neuf millions d'hommes, il voulait garder l'attitude d'un roi, vivre par lui-même, avoir sa force propre. «Que fais-tu de tes soldats, ô roi?» disait un jour, en parlant de lui, le poëte Giusti dans une poésie sarcastique à l'adresse de tous les princes italiens. Ce que le roi de Naples faisait de ses soldats? Il fondait sur eux son pouvoir, il se créait dans son armée un instrument de règne et de sécurité. Il en était de même des réformes intérieures, dont Ferdinand II prenait l'initiative, et qui ressemblaient à une censure de ce qu'on avait fait avant lui. Le nouveau roi n'était point entraîné par une préméditation libérale, il cédait plutôt à un instinct de jeunesse, à un mouvement de répulsion qui tenait à son caractère, contre les dilapidations et les mœurs dissolues des derniers règnes, à un certain goût d'ordre financier qui allait jusqu'à l'avarice. Le jour où il se sentit trop près de ce ~ libéralisme vers lequel les Napolitains espéraient le voir marcher et que l'Europe absolutiste lui montrait comme un écueil, il recula, et un épisode aussi caractéristique qu'inattendu fut la révélation de cette halte et de cette évolution rétrograde.

Il y avait dans le conseil un homme de capacité, d'une ambition ardente et d'un esprit politique aussi souple que hardi: c'était le ministre de la police Intonti. Trompé peut-être par les circonstances, par l'état général de l'Europe et par la situation même du royaume des Deux-Siciles, imaginant que le roi n'avait besoin que d'être un peu pressé pour aller au delà de ses premiers actes, et croyant à l'inévitable avénement d'un régime complément libéral, M. Intonti n'eut plus qu'une pensée, celle de travailler à préparer ce régime vers lequel l'attirait aussi sans doute l'espoir d'un grand rôle, et il se mit à l'œuvre d'une façon toute napolitaine. Il conspira réellement, pour tout dire; il se rapprocha de cette partie de l'aristocratie de Naples demeurée fidèle aux idées constitutionnelles, favorisant secrètement les manifestations libérales, tenant dans ses mains tous les fils de ce singulier complot, et en même temps, comme ministre de la police, il signalait au roi le mouvement croissant des esprits demandant des concessions nouvelles. De cette pression habilement dirigée de l'opinion devait sortir le régime constitutionnel, par l'initiative plus ou moins spontanée du roi.

L'œuvre était déjà fort avancée, on touchait presque au dénoûment; une manifestation décisive se préparait, lorsque pendant la nuit M. Intonti lui-même était subitement frappé comme d'un coup de foudre.

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Il était pris dans sa maison, destitué au nom du roi, expédié avec une escorte militaire vers la frontière, avec l'ordre de se rendre à Vienne. Il se réveillait dans l'exil de son rêve de libéralisme. C'était, à ce qu'on a assuré, le général Filangieri qui avait révélé au roi le secret de M. Intonti, et le bannissement de M. Intonti était moins significatif encore que le choix de son successeur: le nouveau ministre de la police fut le marquis Saverio Delcarretto, qui était déjà connu par l'excès de son zèle, et qui est devenu depuis une des personnifications du régime napolitain. Le marquis Delcarretto avait été autrefois affilié au carbonarisme, et, en vrai carbonaro repentant, il s'était fait le plus fougueux instrument de la réaction. C'est lui qui en 1827 avait été chargé de réprimer l'insurrection du Cilento, et il s'était montré sans pitié, semant la terreur, brûlant un village tout entier, et élevant sur les débris une colonne commémorative de cette exécution sanglante par le fer et le feu. Il avait été fait inspecteur général de la gendarmerie du royaume. C'était du reste un homme d'un extérieur séduisant, de formes distinguées, de goûts mondains, ne dédaignant nullement les succès de société, mais sans scrupules et prêt à tout pour mériter la faveur et s'affermir auprès du roi. Ce fut là l'homme du choix du prince, et l'élévation du marquis Delcarretto était assurément une tout autre chose qu'une promesse libérale.

Un événement tout privé ne fut point sans importance, du moins comme symptôme, dans ces obscures évolutions des premiers temps du règne de Ferdinand II. Le roi, je l'ai dit, s'était marié avec une princesse de Savoie. La reine s'était fait aimer à Naples. Elle mourut bientôt après avoir mis au monde un enfant qui est le souverain actuel, François II, et laissant dans l'imagination du peuple le souvenir d'une sainte. Une sorte de superstition est restée attachée à la mémoire de cette princesse. Le roi, demeuré veuf à vingt-six ans, songeait presque aussitôt à une autre alliance, et cette - fois il se tournait vers l'Autriche pour lui demander une archiduchesse. Or, depuis la reine Caroline d'Autriche, l'amie passionnée d'Acton et de la belle lady Hamilton, Emma Lionna, les archiduchesses étaient peu populaires à Naples. Le nouveau mariage du roi apparaissait comme la sanction d'une politique définitivement fixée dans l'absolutisme.

On aurait eu moins d'illusions ou moins d'incertitude sur la vraie pensée du souverain napolitain, si on avait connu un document où, dès les premiers temps de son règne, Ferdinand II parlait sans détour, avec une maturité précoce et une sorte d'entrain d'absolutisme.

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Tandis que le roi de Prusse s’inquiétait des velléités libérales du nouveau souverain napolitain, le roi Louis-Philippe écrivait à son neveu pour l'engager à aller plus avant, à faire de larges concessions à son peuple pour éviter les catastrophes, et ce prince de vingt ans répondait d'une griffe presque hautaine et ironique, de façon à décourager les conseils.

«Je voudrais bien m'approcher tout à fait de la France de Votre Majesté, qui ne peut être que modérée et loyale, disait Ferdinand au roi Louis-Philippe, mais je suis lié par les traités vet par les alliances précédentes, auxquelles il faut rester fidèle, d'autant plus que dans les jours malheureux de ma famille ce sont elles qui nous sont venues en aide. Pour m'approcher de la France de Votre Majesté, si elle peut jamais être un principe, il faudrait renverser la loi fondamentale qui constitue la base de notre gouvernement et m'engouffrer dans cette politique de jacobins pour laquelle mon peuple s'est montré félon plus d'une fois à la maison de ses rois. La liberté est fatale à la famille des Bourbons, et moi je suis décidé à éviter à tout prix le sort de Louis XVI et de Charles X. Mon peuple obéit à la force et se courbe; mais malheur s'il se redresse sous les impulsions de ces rêves qui sont si beaux dans les sermons des philosophes et impossibles en pratique! Dieu aidant, je donnerai à mon peuple la prospérité et l'administration honnête à laquelle il a droit; mais je serai roi, je serai roi seul et toujours... J'avouerai avec franchise a Votre Majesté qu'en tour ce qui concerne la paix ou le maintien du système politique en Italie, j'incline aux idées qu'une vieille expérience a montrées au prince de Metternich efficaces et salutaires... Nous ne sommes pas de ce siècle. Les Bourbons sont vieux, et s'ils voulaient se calquer sur le patron des dynasties nouvelles, ils seraient ridicules. Nous ferons comme les Hapsbourg. Que la fortune nous trahisse, nous ne nous trahirons jamais»

C'était net et même impertinent de roi de Naples à roi des Français. Ferdinand II se dévoile là tout entier. Il tenait de son aïeule Caroline d'Autriche l'instinct de la domination et la ruse, de son père cette rondeur qui se mêlait à une finesse railleuse, de sa race entière cette fierté qui reste aux vieilles maisons, et de lui-même ce je ne sais quoi de délibéré qu'il a porté dans tout son règne.

C'est vers 1836 que la royauté napolitaine telle que l'a faite Ferdinand II se dégage avec ses tendances et ses caractères, et apparaît définitivement dans la vérité de sa nature. Ce n'était pas assurément un régime libéral, même par les promesses ou par quelque lointaine et trompeuse apparence: c'était un absolutisme plus fortement constitué que sous les rois précédents et retrempé en quelque sorte par un prince de mœurs pures, actif, tempérant, économe, plus tenace qu'éclairé.

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Le gouvernement même de Ferdinand II était un mélange de rouages compliqués et multipliés pour aboutir à un résultat des plus simples. Il y avait autour du roi une consulte composée d'anciens ministres, d'anciens magistrats, d'anciens directeurs d'administrations, un conseil d'État, un ministère, des conférences ministérielles; mais ces rouages se combinaient de façon à ce que le prince eût des serviteurs, non des conseils, et à ce que tout portât la marque unique et exclusive de la volonté royale. Lorsque des influences parurent s'élever dans le cabinet, le roi créa des ministres sans portefeuille, pour les neutraliser en multipliant les ambitions et les rivalités personnelles. En un mot, Naples a offert pendant près de trente ans le spectacle d'une autocratie réelle, et Ferdinand II lui-même fut vraiment un autocrate d'une étrange nature, populaire par certains côtés, plein du - sentiment de son omnipotence, sérieux avec bizarrerie, et descendant jusqu'aux plus minutieuses puérilités du pouvoir.

Rien ne lui échappait, et sur tout il mettait son empreinte personnelle. Il conduisait la politique, et en même temps il rédigeait de sa main des règlements de spectacle. Chaste de mœurs au milieu d'une cour licencieuse, il rendait des décrets pour allonger la jupe des danseuses et pour imposer aux femmes de théâtre des maillots verts d'une couleur moins propre à exciter l'imagination et les sens. Il faisait jeter un voile sur les nudités de l'art dans les musées et interdisait sévèrement au public la vue de certains monuments de Pompéi et d'Herculanum. Pieux jusqu'à la superstition, il donnait un jour à saint Ignace de Loyola le grade de maréchal de camp dans son armée, et même les appointements, qui étaient touchés par la compagnie de Jésus. Ferdinand II gouvernait son royaume comme sa maison et par des procédés singuliers. Pour lui, le trésor était une propriété royale; les impôts étaient le tribut dû par le pays à la couronne. Il avait fini par former la liste civile avec les excédants de recettes de toutes les caisses, ce qui faisait que les employés, pour mériter la faveur et pour se donner à leur tour plus de liberté, grossissaient de leur mieux ces excédants au détriment des services publics. Lorsque, après le second mariage, la postérité du souverain commençait à devenir nombreuse, le roi décréta que pour rendre grâces à la Providence et pour associer la nation aux joies de la fécondité royale. il serait institué à la naissance de chaque prince un majorat dont les produits accumulés serviraient à former la dotation future du nouveau-né.

«Mon peuple n'a pas besoin de penser; je me charge de son bien-être et de sa dignité,» disait Ferdinand dans cette lettre qu'il écrivait dès le premier jour a Louis-Philippe, et en effet, dans l'esprit du roi de Naples,

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l'idéal du gouvernement était un prince condensant en quelque sorte la vie de son peuple, lui mesurant la pensée et le bien-être, la morale et le plaisir, se chargeant de tout et intervenant partout. Ferdinand II voulait être seul maître, il croyait l'être, et il l'était réellement en un certain sens. Il y a cependant une logique des choses qui dégage incessamment les conséquences étranges de ces systèmes qui semblent si simples. Quand l'omnipotence est au sommet, il se forme inévitablement autour de ce pouvoir d'un seul et à tous les degrés une hiérarchie de petits despotismes, plus inintelligents à mesure qu'ils s'abaissent, plus violents à mesure qu'ils sont moins surveillés, faisant entrer leurs passions et leurs cupidités dans le gouvernement, et multipliant les actes dont le prince est responsable sans y être intéressé, souvent en les réprou- vant, quelquefois même sans les connaître. Le règne de Ferdinand II a été de nos jours un des plus curieux modèles de cet enchaînement de despotismes organisés, de cette autocratie à une seule tête et à mille bras, avec un prince supérieur à beaucoup d'égards à son gouvernement. Le prince avait l'intégrité des mœurs privées, et la licence régnait autour de lui. Ferdinand avait une certaine antipathie contre les dilapidations et les vénalités; il ne pouvait cependant les empêcher, et, ne pouvant les empêcher, il laissait la plaie grandir, il en riait même quelquefois, et de ses instincts relativement honnêtes il se faisait un titre de supériorité morale aux yeux du peuple et des gouvernements étrangers. En prétendant rester seul maître, il ne pouvait éviter qu'il ne s'élevât une foule d'influences ajoutant leurs petits despotismes au despotisme d'un seul, et le dernier mot de ce système a été la création d'un État fondé sur un artifice violent, l'altération permanente des conditions essentielles de la société par la substitution de tous les caprices discrétionnaires aux lois et aux garanties d'un régime régulier.

Lorsque M. Gladstone, il y a quelques années, jetait un jour inattendu sur quelques-uns des mystères de ce régime du royaume des Deux-Siciles, ce qu'il y avait de grave dans ces divulgations, ce n'était pas un abus exceptionnel, un emportement passager de réaction qu'on peut retrouver en tout temps et en tout pays; le fait supérieuret caractéristique était l'invasion systématique et universelle de l'arbitraire dans les lois; et ici je touche au nœud même des affaires napolitaines, à ce vice radical qui se résume dans une contradiction perpétuelle entre l'état légal apparent du pays et les procédés de gouvernement.

III.

Le royaume des Deux-Siciles, je le disais, est sorti des révolutions du commencement de ce siècle avec un organisme civil et administratif qui contient tous les germes d'un régime régulier et favorable.

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A n'observer que la surface, Naples est un pays avancé en Italie et presque même en Europe. Les institutions administratives rappellent en tout les institutions françaises. L'organisation est la même. Les intendances et les sons-intendances sont nos préfectures et nos sous-préfecturesv et les syndics sont nos maires. Aux degrés divers de la hiérarchie il y a des conseils locaux, des conseils de province, et au sommet une consulte distincte du conseil d'État, placée auprès du gouvernement. L'ordre judiciaire se compose aussi de nos magistratures françaises, depuis la cour de Cassation jusqu'aux justices de paix. Les lois civiles reflètent un esprit de progrès tout moderne. Naples a même résolu pour sa part cet épineux problème du mariage au double point de vue religieux et civil, qui a été jusqu'ici l'écueil du régime constitutionnel piémontais. Les lois criminelles sont habilement coordonnées, humaines dans leurs prescriptions, simples et précises. Seulement à Naples ce ne sont pas les institutions et les lois qui dominent les hommes, ce sont les passions et les intérêts des hommes qui dominent les lois; et de cet ensemble organique, qui fait au royaume des Deux-Siciles un extérieur presque magnifique, que reste-t-il dans la pratique? Rien ou peu de chose.

De cette consulte qui aurait pu devenir sinon une représentation des intérêts généraux du pays, du moins un foyer de lumières et d'élaboratiôns fécondes, il est resté un ressort inutile, fonctionnant dans le"vide, une petite nécropole administrative où le gouvernement ensevelit ses créatures les plus compromises. Les conseils provinciaux auraient pu aussi avoir une action utile et heureuse par l'expression des vœux des populations, par la manifestation de tous leurs besoins; mais ces corps, composés par le pouvoir lui-même, périodiquement épurés, surveillés presque comme un élément révolutionnaire, sont dénaturés dans leur essence. L'expression de leurs vœux n'a jamais servi à rien, et plus d'une fois les sommes qu'ils se sont permis de voter pour des travaux d'utilité provinciale ont été détournées de leur destination par l'arbitraire administratif. La procédure napolitaine est simple et protectrice, je le veux; elle garantit théoriquement la liberté individuelle et sauvegarde par ses formes tous les droits de défense; seulement, à côté de la justice qui instruit et qui juge, il y a le gouvernement qui envahit de toutes parts les magistratures, interprétant ou devançant leurs arrêts, modifiant la nature et la durée des peines Un accusé absous par un tribunal est laissé en prison sans motif avoué, pour rester à la disposition de la police, con empara di polizia, selon l'expression consacrée. Des peines abolies par les codes, telles que les tortures et les verges, ont été rétablies en fait et ostensiblement appliquées.

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Le ministre de la police, dans une occasion pressante, rappelait au public par une ordonnance «cette pénalité extraordinaire et bien connue, — la bastonnade, — infligée même avant le jugement de la cour compétente;» et par un raffinement singulier d'égalité, il promettait de la distribuer impartialement, «quel que fût le rang du coupable, qu'il portât une veste ou un habit.» Au fond, le vrai pouvoir à Naples sous Ferdinand II fut la police!

Ce pouvoir était immense, universel, et il était exercé par un homme, le marquis Delcarretto, qui en avait fait un art savant et perfectionné. La police avait pour principal instrument une gendarmerie composée de huit mille hommes, formant une magistrature armée toujours en exercice, et investie du droit de tout faire sous la direction de son chef. D'ailleurs elle était partout, dans le foyer domestique comme dans l'État. Elle rédigeait la gazette officielle, tenait les esprits par une double censure politique et religieuse, mettait le sceau de ses autonsations sur les travaux de physique de Melloni, et de même qu'elle se plaçait au-dessus des lois de justice, elle annulait virtuellement les lois, assez bonnes aussi, qui règlent l'instruction publique. Un des livres d'enseignement des écoles inférieures a été pendant assez longtemps un catéchisme autorisé et censuré, où les enfants apprenaient que les libéraux, «s'ils ne sont pas tous méchants de la même manière, suivent néanmoins la même route et arriveront tous à la même prison;» que le-roi seul «est souverain absolu et illimité;» que le prince est libre de ne pas tenir son serment après avoir accepté ou ratifié une constitution, c bien qu'il ait promis et juré de l'observer!» Quoi donc encore? Il y avait même dans le royaume des Deux-Siciles une garde nationale, qui s'appelait la garde urbaine dans les provinces et la garde de sûreté intérieure à Naples; mais cette garde était composée, recrutée et enrégimentée de telle façon qu'elle devenait en réalité une arme de parti et de police.

Je ne dis pas que cette altération systématique des institutions et des lois fût toujours un acte prémédité du roi; elle était une conséquence de sa manière d'entendre le pouvoir, elle s'accomplissait à l'abri de son omnipotence, et elle s'aggravait à mesure que l'esprit de réaction gagnait da' ns les conseils de Ferdinand II. Aussi n’est-ce pas sans quelque lueur de vérité que l'une des plus malheureuses victimes de la politique napolitaine, Charles Poerio, pouvait dire, dans un mémoire adressé à lord Palmerston avant 1848, que «la réaction, devenue gouvernement, s'était organisée comme une secte et avait démonté toute la machine sociale.»

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C'est ainsi qu'à travers tout se dégage un régime dont l'essence était une autocratie indéfinie, dont les moyens d'action étaient un mélange d'influences religieuses, de force militaire et de procédés de police, et dont le but a été pour ainsi dire l'extirpation du libéralisme comme pensée de réforme politique aussi bien que comme secte et comme ferment de révolution.

Ferdinand II avait une des qualités ou un des défauts et dans tous les cas un des caractères des souverains absolus. En compensation de la vie morale et politique, absente ou comprimée, il se préoccupait volontiers et sincèrement de la prospérité matérielle du pays. Construire des ponts, élever des monuments, dessécher les marais de Brindes, entreprendre la transformation du lac de Fucino, assainir les plaines de Pesto, développer le système des monti frumentari, ces monts-de-piété pour les céréales, ces caisses de réserve agricole destinées à subvenir aux besoins des cultivateurs, c'étaient là des œuvres qui attiraient sa minutieuse sollicitude. Dans sa pensée, il répondait à tout s'il pouvait montrer un pays à l'extérieur florissant, payant proportionnellement moins d'impôts que les autres pays de l'Europe, et il souriait à son orgueil de pouvoir donner la bonne tenue de son crédit, l'élévation des fonds napolitains, comme la mesure de l'habileté de son administration, de la popularité de son gouvernement et de sa sécurité. Il y aurait beaucoup à dire. Ferdinand II avait, je n'en disconviens pas, le goût de la prospérité matérielle pour son pays. Ce roi singulier avait pourtant par moments une économie politique un peu primitive. Il eût aimé un progrès matériel pour ainsi dire sur place, sans mouvement, par des moyens tout locaux, surtout dans des conditions telles que cet accroissement de bienêtre n'eût aucun lien avec la politique, et ne pût être lo commencement d'autres besoins et d'autres désirs.

C'était un prince d'un autre siècle à beaucoup d'égards, non de ce siècle-ci. Il signait des traités de commerce presque libéraux, et il en affaiblissait souvent les effets par des mesures puérilement arbitraires. Lorsque la passion des chemins de fer s'empara de l'Europe, il n'était pas sans défiance; la vélocité de ce système de voies nouvelles et les relations multipliées qui en résultent lui paraissaient venir singulièrement en aide à la propagation des idées dangereuses, assez rapides voyageuses d'elles-mêmes. C'était ouvrir son royaume. Aussi les chemins de fer se sont-ils peu développés à Naples. Ils ont été jusqu'ici un luxe royal, un agrément, non un moyen de commerce. Le roi Ferdinand craignait moins les routes ordinaires; il les craignait encore un peu pourtant, et la Sicile est restée à peu près avec l'unique route circulaire qui fait le tour de l'île.

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Quand on parlait à Ferdinand de favoriser, d'activer les communications entre les provinces, afin de faciliter l'échange des produits, le transport des récoltes, et d'ouvrir des débouchés nouveaux, il n'était pas loin de penser que beaucoup de gens, dont les récoltes se perdent aujourd'hui, pourraient y gagner, il est vrai, mais que le peuple payerait sa vie plus cher. Ses théories d'immobilité prenaient la forme étrange d'un sentiment d'intérêt pour les malheureux, car ce roi était un roi du peuple. Son idéal eût été de gouverner avec une aristocratie reléguée désormais dans la domesticité de cour ou dans les emplois, avec une bourgeoisie paralysée dans ses aspirations de fortune et d'importance politique, et une plèbe satisfaite dans le premier besoin de vivre. Cette alliance de la royauté absolue et des classes populaires n'est pas un fait nouveau à Naples; elle remonte au cardinal Ruffo, qui opérait avec son armée de paysans la restauration de 1799. Les derniers souverains faisaient amitié avec les lazzaroni. Ferdinand II à été un de ces rois démocratiques qui, à travers les classes pensantes, vont faire alliance avec le peuple, un peuple obéissant, qui ne s'émeut guère pour les garanties politiques et se lève parfois au cri de vive le roi absolu!

Le trait dominant de ce règne sous toutes les formes est l'amour du pouvoir, le sentiment presque superbe de l'indépendance absolue du souverain, et ce sentiment, Ferdinand II l'avait avec ses amis ou ses alliés comme avec ceux qu'il n'aimait pas. Le roi de Naples laissait assurément une grande place au clergé et à toutes les influences religieuses qui encombraient les avenues du pouvoir, à la condition toutefois que le clergé lui restât subordonné et servît ses vues, sinon il traitait les jésuites eux-mêmes comme d'obscurs libéraux, avec cette impartialité que promettait le ministre de la police dans la distribution de la bastonnade. C'est ainsi que les jésuites virent une fois leur journal supprimé à Naples, et ils ne se sauvèrent peut-être de l'expulsion que par une amende honorable et une profession de foi explicite en faveur de la monarchie absolue napolitaine. La robe ne couvrait pas le prêtre, et sous ce roi d'une dévotion minutieuse, on a vu des ecclésiastiques inexorablement traînés en justice. Il est vrai qu'ils étaient coupables ou soupçonnés du seul crime irrémissible: ils étaient accusés d'avoir trempé dans des conspirations ou de n'avoir pas révélé des complots qu'ils avaient connus. C'est surtout dans les relations extérieures qu'éclatait ce singulier sentiment d'indépendance.

Le roi Ferdinand était-il autrichien? Il l'était sans doute par ses inclinations et par les inspirations de sa politique, il ne l'était pas par la subordination. Une des premières causes de la faveur du marquis Delcarretto fut son habileté à déconcerter les complots intérieurs, en prévenant ainsi les tentatives de prépotence autrichienne.

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Le ministre d'Autriche à Naples, par une sorte d'habitude, pour maintenir la tutelle impériale, passait son temps à signaler sans cesse des conspirations nouvelles. Ces conspirations n'étaient rien le plus souvent, le marquis Delcarretto en tenait dans ses mains tous les fils, et le roi était singulièrement flatté de montrer tout à la fois que sa police valait celle de l'Autriche, et qu'il pouvait se suffire par lui-même. Ferdinand II partageait les idées du prince de Metternich sur le gouvernement et sur le système politique de l'Italie, comme il le disait; mais il voulait les pratiquer en souverain indépendant, non comme un satellite de l'empereur. Plus d'une fois M. de Metternich s'inquiéta des façons de ce prince, qui avait toujours l'air de lui échapper en lui restant si fidèle, et qui affectait une certaine hauteur dans son intimité avec la cour de Vienne. Le vieux chancelier, en homme expérimenté et soupçonneux, ne pouvait comprendre qu'un roi italien revendiquât si jalousement son indépendance, pour contrarier si peu la pensée et les intérêts de l'Autriche dans la Péninsule. Ferdinand, par son premier mariage avec une princesse de Savoie, semblait un moment se rapprocher du Piémont; mais ces relations étaient sans intimité et sans durée. Le roi de Naples aimait peu Charles-Albert, et il ne voyait pas sans ombrage dans le Piémont un État rival, toujours prêt à s'agrandir dans le nord de l'Italie. Ferdinand II n'était ni autrichien ni italien, c'était un roi absolu et tout napolitain. Son ambition était de régner dans un royaume clos et libre de toute influence étrangère. Aux souverains d'Allemagne qui suspectaient ses tendances, il disait: Je connais mon royaume, je suis le meilleur juge de ce que je dois faire. Quant au péril dont on me menace, je saurai bien m'en défendre moi-même, et j'espère me maintenir sans avoir besoin des étrangers.» Au roi Louis-Philippe, il répondait: «Je serai roi seul et toujours... J'agirai selon mon cœur et selon les intérêts de mon royaume.»

Un jour vint où ce fier sentiment fut mis à une plus rude épreuve, et.n'y succomba pas. Le gouvernement de Naples avait signé nn contrat qui livrait le monopole du commerce des soufres de la Sicile, et qui lésait, assurait-on, les intérêts des sujets britanniques. L'Angleterre, se servant d'un traité de 1816, réclama, négocia inutilement, adressa des sommations hautaines, et finit par recourir aux démonstrations militaires. Le roi de Naples n'échappa à la crise que par la médiation de la France; mais il n'avait pas eu l'air de faiblir. «Le cabinet anglais, disait un ministre de la France libérale à cette époque, en 1840, le cabinet anglais avait cru trouver un petit roi, je parle de ses États et non pas de son cœur, un roi faible qu'il opprimerait facilement, qui ne résisterait pas Le roi de Naples a résisté énergiquement...

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— Si on veut m'obliger à donner de l'argent, a-t-il dit, je le donnerai; si on veut m'obliger à déclarer que le traité a été violé, je ne suis que roi de Naples, mais je tiendrai tête à l'Angleterre. Il arrivera ce qu'il pourra...»

Cette fierté d'attitude a fait quelquefois la force et l'originalité du dernier roi de Naples. Elle a relevé certains côtés de ce règne, sans éclipser les misères d'un état intérieur si complétement déprimé: état singulier dont le mécanisme est simple, où le souverain était responsable devant Dieu, où les fonctionnaires étaient responsables devant le prince, et où personne n'était responsable devant le pays, qui pourtant payait les frais du système, et n'avait' d'autre refuge, selon l'habitude, que les conspirations et les révolutions.

Ces conspirations et ces révolutions, en effet, n'étaient point inactives sous cette apparence de force et de calme que Ferdinand II avait l'ambition de maintenir. A travers les mailles de ce réseau si habilement tendu sur tout un pays par un gouvernement d'autocratie et d'omnipotence administrative, se dessinait comme une vie latente et indistincte qui était comme la contre-partie de la vie officielle, et qui se composait du mouvement des esprits, de l'agitation des opinions, du travail des sectes, de tout ce qui était en un mot pensée et effort de résistance. L'esprit d'opposition, je l'ai dit, n'avait été découragé ou désarmé qu'un instant par les promesses du commencement du règne de Ferdinand II. Il se réveillait bientôt déçu et irrité, et alors entre le gouvernement et les partis renaissaient ces luttes qui ont rempli l'histoire contemporaine du royaume des Deux-Siciles d'incidents obscurs, d'insurrections et de répressions. Les partis à Naples se sont produits sous des formes et avec des tendances différentes, d'autant plus qu'à la diversité des nuances morales et politiques des opinions vient s'ajouter cette autre distinction profonde, originelle, entre l'esprit sicilien et l'esprit napolitain.

Au fond, le carbonarisme n'existait plus sous Ferdinand II. Il n'avait survécu qu'à peine à sa défaite de 1821; il jetait son dernier feu dans l'insurrection de Cilento en 1827. La fraction militaire du carbonarisme surtout avait disparu ou s'était ralliée à Ferdinand. Cette fraction, à vrai dire, par son origine et ses traditions muratistes, inclinait moins vers le libéralisme que vers un despotisme éclairé, vers une forte discipline de l'ordre civil, et elle a trouvé son expression la plus élevée dans le général Carlo Filangieri. La révolution de 1820, comme manifestation constitutionnelle, avait cependant laissé des souvenirs et des représentants que l'exil avait dispersés d'abord, que les premières amnisties de Ferdinand II ramenaient peu à peu dans le royaume en abrégeant la durée de leur peine, et qui se retrouvaient en présence d'un absolutisme intact plus puissant que jamais.

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Au premier rang de ce groupe étaient M. Francesco Paolo Bozzelli, qui passait pour un habile théoricien politique, le marquis Dragonetti, qui avait été député au parlement en 1820, le baron Giuseppe Poerio, avocat célèbre, père de ce Charles Poerio, dont le nom a retenti dans ces dernières années, et d'Alexandre Poerio, qui allait mourir en défendant Venise en 1848. Ce parti constitutionnel renaissant avait des ramifications dans l'aristocratie mécontente, dans la bourgeoisie, dans les classes libérales, surtout parmi les avocats, chez qui la publicité des débats judiciaires — seule garantie restée debout — entretenait le goût de la discussion et des mœurs parlementaires. Sans renouer les liens du carbonarisme, ce parti formait des comités. Il n'allait pas dans ses idées au delà d'un régime purement constitutionnel, et avant tout il était napolitain dans sa politique.

A côté surgissait dès lors un parti plus ardent, plus impétueux, aux idées vagues et indéfinies, ramification lointaine et à demi indépendante de la Jeune-Italie, ce carbonarisme d'un temps nouveau. La Jeune-Italie, avec ses aspirations de république universelle et de reconstitution italienne, devait rencontrer des obstacles à Naples, où les idées républicaines n'existent pas sérieusement, et où le sentiment de l'autonomie locale est si vif. Elle avait pénétré pourtant et s'était propagée par l'activité d'un Calabrais, Benedetto Musolino; elle avait recruté des partisans, bien que toujours peu nombreux. Le rêve de cette fraction plus radicale du libéralisme, qui comptait surtout des jeunes gens, eût été d'élever, d'élargir en quelque sorte l'instinct napolitain, de lier les mouvements révolutionnaires du royaume aux révolutions de-l'Italie centrale. Entre ces partis napolitains, il y avait des nuances et même des divergences profondes; mais ils s'unissaient dans un sentiment commun d'opposition, entretenant une agitation dont les foyers principaux étaient les Calabres et les Abruzzes, et qui s'organisait sous la même forme, celle des sociétés secrètes. Un de ces conspirateurs de Naples le disait: «Nous sommes un gouvernement très-beau et tout fait; nous avons ici un ministère et nos préfets dans les provinces. Nous recevons régulièrement des rapports sur l'état du pays. Tout est disposé de telle manière que si l'un des chefs est en prison, un autre prend sa place aussitôt, et les choses marchent comme avant.» Ces chefs, ces préfets, c'est ce que M. Montanelli, dans ses Mémoires sur l'Italie, appelle spirituellement les évêques in partibus du libéralisme.

Tout ne se bornait pas d'ailleurs à cette action secrète des sectes et des conjurations. L'intelligence, même contenue et surveillée par la censure, ne laissait point d'être active. Les esprits travaillaient; ne pouvant s'occuper du présent, ils s'occupaient du passé.

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Carlo Troia, qui était un exilé de 1820, faisait revivre le moyen âge avec une éloquence guelfe qui éclairait l'histoire de l'Italie. M. Michèle Amari, en paraissant se renfermer dans les recherches de l'érudition, faisait vibrer le sentiment national sicilien et mieux encore le sentiment démocratique. M. Amari mettait au jour son livre des Vêpres sous ce titre inoffensif: Un Épisode des histoires siciliennes au treizième siècle. On saisit bien vite dans ce récit ce que le gouvernement n'avait pas compris d'abord, et le succès du livre eut pour effet l'exil de l'auteur qui l'avait écrit et la destitution des censeurs qui l'avaient autorisé. Il y avait à Naples, à travers tout, des philosophes comme Galuppi, des légistes comme Savarese, des orateurs du barreau comme Poerio et Conforti, des economistes comme Augustinis et Scialoia, même des journaux comme le Progrès et le Musée de littérature, où se révélait un certain mouvement de pensée indépendante. Le venin de l'esprit se cachait, à ce qu'il semble, jusque dans un livre d'étrennes qui avait un jour trompé la censure.

Un centre d'agitation et de désaffection bien autrement dangereux était la Sicile. Ici la lutte tenait à des causes plus profondes et toutes locales; elle n'avait rien de commun avec le mouvement des partis à Naples et même en Italie; elle découlait de l'histoire, de toutes les conditions morales et politiques de cette île, jetée à l'extrémité de la Méditerranée et séparée du continent par l'esprit et les traditions de deux millions d'hommes plus encore que par un bras de mer. Au fond,Je grief de la Sicile était la disparition de ses libertés anciennes; c'était l'abrogation de la constitution de 1812 que le roi Ferdinand Ier avait sanctionnée sous la protection et la garantie de l'Angleterre défendant ce dernier coin de terre contre l'empire; c'était la violation de l'autonomie sicilienne consacrée par un système de parlements nationaux, par une administration propre, par une vie entièrement distincte de celle de Naples. Au lieu de maintenir une constitution qui rappelait un temps où la Sicile était restée le dernier refuge des Bourbons poursuivis par la bruyante colère de Napoléon, les rois la supprimaient. An lieu de ménager le sentiment d'indépendance locale, si ardent et si vivace dans l'âme du peuple sicilien, la politique de tous les gouvernements depuis 1816 tendait sans cesse à une assimilation complète de régime et d'institutions.

Lorsque les princes échangeaient leur titre de rois des Deux-Siciles et prenaient le nom de rois «du royaume des Deux-Siciles,» ce n'était en apparence qu'un mot nouveau, et ce mot était une révolution dans les rapports de la Sicile avec Naples;

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il voulait dire que la Sicile n'était plus qu'une province des États napolitains, au lieu de rester un royaume indépendant rattaché à la couronne. De là le ressentiment de l'esprit sicilien irrité et enflammé par les procédés de l'absolutisme de Naples. Ferdinand II, en montant au trône, faisait luire quelques espérances, on l'a vu; il parlait avec douceur à la Sicile, et lui promettait» de guérir les plaies faites par son aïeul et son père;» il lui envoyait comme lieutenant royal son frère, le comte de Syracuse.

Ces dispositions premières se changeaient bientôt en violentes défiances, qui allaient jusqu'au soupçon d'une intelligence secrète entre le prince et les Siciliens dans une pensée d'indépendance. Le comte de Syracuse était rappelé, l'action directe du gouvernement royal se faisait plus vivement sentir, et ces ombrages d'une population de deux millions d'hommes attachée à ses traditions finissaient par devenir une incompatibilité violente entre les deux pays, entre la Sicile et Naples, Tout ce qui venait de Sicile à Naples était vu avec inquiétude, et en Sicile tout ce qui venait de Naples excitait l'animosité. On alla un jour, dans le fanatisme de la crédulité et de la haine, jusqu'à accuser le gouvernement d'avoir envoyé le choléra à Palerme, et cette étrange accusation a même trouvé place dans un document officiel pendant la révolution de 1848.

Ainsi dans cette Italie, si divisée et si morcelée dans sa vie morale, se développait comme une variété curieuse et plus originale que toutes les autres de cet esprit d'indépendance, d'autonomie locale, toujours si puissant; c'est ce qu'on a appelé le sicilianisme, et ce sentiment ne vivait pas dans une seule classe, il avait de l'écho dans le peuple et dans l'aristocratie, dans la bourgeoisie et dans le clergé lui-même. Un écrivain sicilien, Raffaello Busacca, le disait. «Aujourd'hui il n'y a point certainement une contrée en Italie où ce sentiment de personnalité politique soit plus universel et plus véhément qu'en Sicile. Parmi deux millions d'habitants, vous en trouverez difficilement un qui ne le partage pas. Le sentiment nouveau est celui de la nationalité italienne. Celui-ci a fait des progrès, mais ne nous trompons pas: le sentiment de la nationalité particulière, loin de s'évanouir avec le développement des idées politiques, n'a fait que s'accroître, et. si au mot d'Italie le peuple répond: Italie! au mot de Sicile il sent son énergie éclater dans un élan irrésistible... > L'influence des sectes ou des idées italiennes se mêlait peu en effet à ce travail d'opposition de l'esprit sicilien; c'était un mouvement tout local ou national, indépendant de l'Italie, dirigé contre Naples, activé par l'arbitraire d'un régime absolu, et allant jusqu'à la possibilité d'une séparation. C'est ce qui apparaissait,sous Ferdinand II.

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IV.

Réunissez tous ces éléments, l'excès des réactions et des compressions, l'agitation refoulée des esprits, le développement des sectes, le progrès des antipathies siciliennes: de là sortiront ces luttes qui se sont succédé d'année en année. Tantôt elles éclataient en Sicile, comme en 1837, tantôt elles se manifestaient par des conspirations dans les Calabres et dans les Abruzzes. Elles prenaient toutes les formes, dégénérant quelquefois en lugubres tragédies, et d'autres fois aussi s'agitant comme un imbroglio où la police elle-même avait son rôle.

ll y eut vers 1833 une conspiration étrange, sur laquelle a toujours plané un certain mystère, et qui a gardé le nom de la conspiration du moine; elle était née, à ce qu'il semble, dans un petit café de la Chiaia, où se réunissaient des mécontents pour avoir des nouvelles ou lire clandestinement quelques journaux. Il y avait dans ce complot des hommes de toutes classes, d'anciens députés de 1820, comme Dominico Morici et Thomas Gaeta, des officiers et même des prêtres. L'âme du complot était le capitaine Nirico; mais ce qu'il y a de curieux, c'est que le premier rôle apparent était réservé à un moine du couvent délia Sanita, au frère Ange Peluso, homme d'une certaine éloquence naturelle. Une fois nouée, la conspiration eut mille péripéties et se déroulait lentement. Le mot d'ordre était la proclamation de la constitution avec Ferdinand II pour roi constitutionnel. D'autres, plus amis du mystère et des combinaisons profondes, ont voulu voir dans toutes ces trames les inspirations et la main de l'un des frères du roi, le prince de Capoue. Après bien des contre-temps et des réunions nocturnes qui se tenaient au couvent délia Sanita, l'insurrection fut décidée pour le 1er septembre 1833; elle devait commencer à Ariano et éclater à la fois dans les Abruzzes et dans les Calabres. Frère Ange se mit en devoir; il partit pour Ariano avec des proclamations imprimées, un drapeau tricolore, quelques munitions et une foule de brevets en blanc, et pour déjouer tous les soupçons, il se fit passer pour un charlatan à la recherche d'un trésor. Ce singulier chef de conjuration avait réussi par le fait à attirer autour de lui une bande de paysans, et, arrivé avec eux dans une vallée, il leur dévoila ses plans en leur assurant au nom de la constitution toute sorte de bienfaits.

Le drapeau de l'insurrection était levé. Par malheur apparaissaient aussitôt les baïonnettes des gendarmes. Le secret avait été livré à la police par quelques-uns des conjurés, et le marquis Delcarretto suivait le complot déjà depuis quelque temps.

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C'est ainsi que les gendarmes arrivaient au rendez-vous aussitôt que les insurgés, et que tout finissait avant d'avoir commencé. Cette conspiration, qui sous des dehors bizarres et presque ridicules cachait un fond peut-être assez sérieux, eut le dénoûment de toutes les conspirations. Près de trois cents insurgés avaient été arrêtés. Quelques-uns étaient condamnés à mort, d'autres aux; galères. Quant à frère Ange, qui avait réussi à échapper aux premières poursuites, et qui avait été surpris plus tard, caché dans son couvent, il disparut encore une fois après sa condamnation, et depuis plus on n'entendit parler de lui.

Un des plus extraordinaires, un des plus touchants épisodes de ces luttes était cette triste échauffourée de 1844, où allaient périr les frères Bandiera: épisode curieux, dis-je, qui montre tout à la fois ce que le fanatisme des sectes peut faire d'esprits généreux dans un pays livré au trouble moral, et dans quelle mesure le mouvement des États napolitains se lie aux agitations du reste de l'Italie. Cette tentative d'insurrection des Calabres en 1844 était en quelque sorte la dernière et sanglante ondulation d'un mouvement qni était l'œuvre de la Jeune-Italie, qui devait embrasser une grande partie de la Péninsule, et qui n'aboutissait qu'à jeter quelques victimes de plus sur Un rivage napolitain. Avec un art consommé, doublé par le secret, M. Mazzini a toujours su organiser ces tentatives, poussant la Romagne au combat en lui promettant un soulèvement à Naples, cherchant à entraîner les Calabres par le mirage d'une explosion dans les États romains, et entretenant une agitation qui s'est dénouée de temps à autre par quelque tragédie, comme celle de Cosenza.

Deux jeunes gens, Vénitiens d'origine, d'une naissance illustre, fils d'un amiral au service de l'Autriche, officiers eux-mêmes dans la marine impériale, Attilio et Emilio Bandiera, allaient le 16 juin 1844 tenter la fortune des révolutions dans les Calabres. Comment étaient-ils arrivés là? Ils avaient subi cette fatalité connue de beaucoup d'Italiens qui, ne pouvant avoir une Italie raisonnable, ont voulu une Italie chimérique. «Je me persuadai, disait Attilio, que le seul moyen pour réussir à émanciper l'Italie consistait forcément dans les ténébreuses menées des conspirations.» — «Nous voulions une patrie libre, unie, républicaine,» disait à son tour Emilio, et c'est ainsi que l'un et l'autre entraient dans la Jeune-Italie. Après avoir quitté le vaisseau autrichien où ils servaient et s'être réfugiés à Gorfou, ils cédaient à l'impatience de l'action. Ils avaient eu d'abord le projet d'aborder en Sicile; la Calabre leur fut désignée comme une terre plus amie, prèle à se lever au premier signal, et c'est là qu'ils débarquaient, à l'embouchure du Neto,

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avec vingt compagnons dont les plus marquants étaient un autre officier déserteur de la marine autrichienne, Dominieo Moro, Nicota Ricciotti, qui avait servi dans l'armée constitutionnelle d'Espagne, Nardi, le fils d'un des révolutionnaires de Modène en 1831. Tous les États de l'Italie étaient représentés, sauf Naples: il y avait dans la troupe un Calabrais!

Avec vingt hommes et quelques proclamations pleines de l'esprit de M. Mazzini, ces jeunes insensés pensaient enlever l'Italie. S'ils avaient eu des illusions, ils ne tardèrent pas à les voir s'évanouir. Réduits à se cacher dans les rochers et dans les bois en marchant sur Cosenza, ils ne trouvaient pas un écho. Trahis par un d'entre eux, ils étaient cernés par les paysans et par la garde urbaine, merveilleusement dressée à ce genre de chasse. Trois jours après le débarquement il ne restait plus rien de l'insurrection. En dix minutes de combat tout était fini; quelques-uns des insurgés étaient morts ou blessés, les autres étaient pris et conduits à Cosenza pour être jugés par une commission militaire.

Ces jeunes conspirateurs ne voyaient pas qu'ils étaient des 'étrangers pour les Calabrais, qui se fussent peut-être levés à un autre appel et dans d'autres conditions. Rien ne prouvait -mieux l'impuissance et l'erreur de la Jeune-Italie; mais cette erreur, les frères Bandiera la payaient courageusement de leur vie. Ils moururent fusillés avec sept de leurs compagnons en criant: Vive l'Italie! On dit que pendant le jugement l'aîné des Bandiera avait écrit au roi; il lui expliquait sa pensée en caressant toujours son rêve, mais en ajoutant qu'il aurait sacrifié sincèrement ses idées républicaines à l'indépendance de la patrie. «Notre vrai but, en proclamant l'indépendance de la Calabre, disait-il, était de servir la cause de l'unité italienne; si vous voulez devenir le souverain constitutionnel de la Péninsule, je me consacrerai corps et âme à Votre Majesté.» Sans répondre à de telles tentations, peu faites pour le toucher, le roi aurait pu sans danger faire grâce: il en eut la pensée, a-t-on dit; mais son gouvernement était engagé dans une voie où il aurait cru peut-être faiblir par la douceur, et il laissait l'exécution s'accomplir, de même que vers ce temps il mettait la main sur quelques-uns des libéraux les plus connus, Bozzelli, d'Ayala, Carlo Poerio, Augustinis, qu'il faisait enfermer au château Saint-Elme.

Si tout se fût borné dans le royaume des Deux-Siciles à une sorte de tête à tête entre le pouvoir royal et les conspirations, entre un système d'ordre même excessif et les idées révolutionnaires, le gouvernement eût sans doute gardé sa force et ses avantages. Un fait se révélait dans toutes ces luttes: les partis napolitains étaient impuissants par eux-mêmes à changer

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la direction du règne et à vaincre la pensée d'absolutisme, qui restait maîtresse; mais c'était le moment où tout changeait de face en Italie et où un souffle inattendu renouvelait la politique. Le pontificat de Pie IX commençait par des amnisties et des promesses libérales; la Toscane entrait dans une voie d'améliorations intérieures; le Piémont était prêt à suivre le mouvement sous la mystérieuse impulsion de Charles-Albert. Ce n'était plus la pensée révolutionnaire qui enflammait l'Italie, c'était une pensée de réforme régulière, devenue réalisable par l'accord des princes et des peuples, qui semblaient s'unir dans un même sentiment. La presse politique commençait à naître à Florence, à Livourne, à Bologne, à Rome même. A ce moment le pouvoir absolu reculait sur tous les points, excepté à Naples.

Chose remarquable, tandis que le pape, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, prenaient eux-mêmes l'initiative des réformes, le roi Ferdinand résistait plus que jamais, surpris et presque irrité de cette pacifique agitation qui remplissait une partie de la Péninsule. Il voyait d'un œil défiant la pensée mal dissimulée de Charles-Albert, et il traitait le pape comme un révolutionnaire de plus. Une censure jalouse gardait les frontières et cherchait à arrêter au passage le bruit des événements qui passionnaient les autres contrées de l'Italie. C'était à ce point qu'on interdisait à Naples la publication des amnisties de Pie IX, dont les familiers du palais affectaient de représenter les généreuses mesures comme les actes d'un fou et d'un mystique de libéralisme. Au moment où le pape était acclamé partout, en Italie et en Europe, c'était un délit à Naples d'avoir des médailles qui représentaient son image.

Soucieux et défiant de tout, Ferdinand II n'avait qu'une pensée, celle de clore son royaume et de tout comprimer à l'intérieur. U allait môme jusqu'à ne plus permettre à son. frère, au comte de Syracuse, de réunir autour de lui une société jeune et hardie dont la liberté d'allures ressemblait à de l'opposition. Les plus timides consens de concessions à la force des choses eussent été mal, venus. Un jour le ministère, où le roi avait fait entrer des hommes qui n'avaient assurément rien de commun avec le libéralisme, MM. Parisio, Spinelli, d'Urso, ce ministère s'émut au spectacle des. agitations toujours croissantes de l'Italie du nord et du centre, et quelques-uns de ses membres, redoutant un contre-coup, violent et fatal dans le. royaume, eurent l'idée de, proposer quelque inoffensive modification dans le gouvernement. Le, difficile était de parler au roi. Ce fut le plus hardi, M. Spinelli, depuis longtemps connu du roi, qui se chargea de cette délicate ouverture, et il devait être appuyé par ses collègues. Le conseil réuni, M. Spinelli se prit à dire: «Que pense, Votre Majesté de ces nuages qui tournent autour de nous?»

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Le roi jeta sur son ministre un regard irrité et se tut. La hardiesse manqua aux autres ministres» le conseil se termina, et tout fut dit.

Au milieu de ces événements de l'Italie, Naples était, à vrai dire, dans des conditions exceptionnelles qui devaient ajouter à la gravité de la crise pour le royaume du midi, et rendre une résolution tout à la fois plus difficile et plus décisive. Quelle était la nature de ce mouvement italien dans les premières heures? C'était un mouvement d'améliorations intérieures, de réformes dans les lois, dans l'administration, dans le régime économique, dans l'organisation de la justice et de tous les intérêts civils. A Rome, à Florence comme à Turin, la législation était restée surannée, et les réformes civiles avaient dès lors naturellement le premier pas. A Naples au contraire ces réformes existaient depuis longtemps, on l'a. vu, lorsque les princes des autres États italiens songeaient à les accorder à leurs, peuples. De là cette situation exceptionnelle du royaume du midi dans la crise où l'on entrait. Les lois qui faisaient l'envie des populations de l'Italie centrale n'étaient point à faire; il n'y avait qu'à les observer avec fidélité. Or dans cette situation, dont le vice était non dans les lois, mais dans le gouvernement, l'unique remède était la puissance régulière de l'opinion, un contrôle, un système de garanties, de telle sorte que par un curieux et invincible enchaînement le pays le plus livré à l'absolutisme était aussi le pays le plus près du régime constitutionnel. Pour les autres États, la question de réforme civile dominait encore; pour Naples, la question politique naissait irrésistiblement dès le premier pas.

Le roi Ferdinand le sentait bien dans ces suprêmes circonstances, et il se roidissait encore contre cette nécessité. Lorsqu'on lui parlait des réformes accomplies par le grand-duc de Toscane ou le roi Charles-Albert, il répondait: «Mais ces réformes, nous les avons; elles sont dans nos codes, nous avons l'administration française. Tout ce qu'on peut faire restera encore bien loin de ce que possède Na- pies.» Et lorsque, trop pressé par le mouvement des choses, il se laissait emporter par l humeur contre ces princes qu'on lui opposait, il ajoutait quelquefois: «Us me poussent, et moi je les précipiterai.» Le fond de la politique de Ferdinand II était la méfiance, l'ennui et la colère, et il était soutenu dans ces dispositions par l'Autriche, qu'un fier personnage, le prince Félix Schwarzenberg, représentait alors à Naples; par la Russie, dont le souverain, l'empereur Nicolas, était devenu pour le prince napolitain le modèle idéal des rois; par toutes les influences absolutistes, puissantes à la cour et ralliées dans le danger.

Le moment était venu cependant où rien ne pouvait empêcher l'esprit nouveau de l'Italie de pénétrer jusqu'à Naples. Toutes les vigilances de la censure étaient impuissantes contre la diffusion des idées propagées

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par les livres de Balbo, de Gioberti, de Massimo d'Azeglio. Tous les actes qui s'accomplissaient dans le reste l'Italie étaient commentés passionnément. A défaut des journaux étrangers ou même italiens, qu'on ne laissait plus arriver, il y avait une presse clandestine. La Sicile fermentait à son tour. Une dernière insurrection éclatait à Reggio; mais dès lors les libéraux napolitains sentaient la nécessité de se renfermer dans une agitation pacifique, de ramener leur action et leurs vœux à un but et à des procédés plus pratiques, de nature à décourager ou à compromettre la répression. Ils tournaient leurs hostilités contre les ministres, contre le confesseur du roi, Msr Cocle, non contre le prince lui-même, dont ils associaient le nom dans leurs acclamations à ceux de Pie IX et de Charles-Albert. Le 14 décembre 1847 une démonstration publique avait lieu à Naples en l'honneur de Pie IX et pour demander des réformes au roi. La police redoublait de rigueurs, multipliait les arrestations, et le lendemain paraissait une protestation appuyée de cinq cents signatures, déclarant que si c'était un crime de «s'être rendu les organes des désirs modérés de tous, d'avoir cru et espéré que le roi aimait ses sujets et voulait, à l'exemple des autres princes italiens, exaucer les vœux de son peuple, tout le monde était coupable.»

C'est alors que M. Thiers, dépeignant à grands traits la situation extraordinaire de l'Italie, jetait ces mots du haut de la tribune française: «Un seul prince, le roi de Naples, quand son peuple se pressait autour de lui, a montré la pointe de son épée, et ce peuple s'est jeté dessus.» On touchait ici à ces événements de 1848, où sombraient les destinées de l'Italie, qui n'ont été pour Naples qu'un intermède orageux dans un règne dont l'orgueil n'a fléchi un moment que pour se relever, dont toutes les traditions se sont renouées, resserrées, pour laisser à un nouveau roi un pays livré aux mêmes périls, aux mêmes incertitudes et aux mêmes espérances.

CHARLES DE MAZADE.

(La seconde partie au prochain n.°)

REVUE DES DEUX MONDES

XXXIe ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE

TOME VINGT DEUXIÈME

15 AOÛT 1859.

PARIS

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES .

RUE SAINT-BENOIT, 20

1859

LE ROI FERDINAND II ET LE ROYAUME DES DEUX-SICILES

SECONDE PARTIE

LES RÉVOLUTIONS DE 1848, LA RÉACTION A NAPLES ET LE NOUVEAU ROI 1

I.

On attribue à Pie IX un mot d'une ingénuité profonde, qui peint le caractère du pontife aussi bien que le mouvement de toutes ces révolutions italiennes surgissant à la fois à l'aube de 1848 comme le prologue fantasque de la grande explosion. Pie IX, dans ses heures d'anxiété, racontait l'histoire d'un enfant qui avait vu un magicien faire apparaître ou disparaître le diable, et qui, ayant voulu l'imiter, avait bien réussi à évoquer la redoutable apparition, mais avait oublié le secret de la conjuration pour chasser le fantôme. — Et cet enfant, ajoutait naïvement le pape, cet enfant, c'est moi. — C'est là en effet un des. traits de ces révolutions qui naissaient d'un même souffle, secouaient bientôt toute direction et s'échappaient en effervescences capricieuses pour dégénérer en mouvements confus et contradictoires. Lorsque dans le reste de l'Italie les princes prenaient l'initiative d'une politique nouvelle qui ralliait les populations en les enflammant, le roi Ferdinand II s'isolait, résistait et traitait presque le pape de jacobin. Lorsque Rome, la Toscane, le Piémont en étaient encore aux réformes civiles et administratives, à ces premiers pas d'une laborieuse régénération pratique, Naples, d'un bond et sans nulle transition, s'élançait jusqu'au régime constitutionnel, accélérant la marche et hâtant les événements. Lorsque tout semblait tendre à fondre les vieilles rivalités locales dans un sentiment commun de nationalité italienne, ce mouvement était brusqué par une explosion imprévue de l'esprit municipal.

1 Voyez la livraison du 1er aout

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La Sicile allait entraîner Naples, Naples allait entraîner l'Italie, et désormais s'ouvrait cette carrière où éclate si souvent le mot des révolutions sans direction: Il est trop lard!

C'est en Sicile que s'allumait la première étincelle, je viens de le dire. Enfermés dans leur île, les Siciliens ne laissaient point de partager les surexcitations de l'Italie entière, et sans cesser de donner à leurs sentiments une forme toute locale, ils demandaient, eux aussi, des réformes en invoquant les noms de Pie IX et des autres princes italiens. Ils allaient plus loin dès les premiers jours de 1848: ils donnaient en quelque sorte rendez-vous au gouvernement en assignant un terme à leur patience, et, chose étrange, on vit une ville fixer le jour, l'heure, le lieu où une population tout entière se trouverait en armes, si elle n'avait point obtenu les réformes qu'elle demandait. C'est ainsi que le matin du 12 janvier 1848, à l'heure fixée, éclatait l'insurrection de Palerme, insurrection mal combattue d'abord, exaspérée par une répression impuissante, bientôt victorieuse et appuyée aux yeux de l'Europe d'une protestation du corps consulaire étranger contre un bombardement inutile. Le roi Ferdinand se hâtait d'envoyer un de ses frères, le comte d'Aquila, et des forces nouvelles pour réduire Palerme; mais quelques jours avaient suffi pour que l'insurrection devînt universelle et gagnât toutes les classes de la population, la noblesse, le peuple et le clergé lui-même.

C'était moins un soulèvement politique ordinaire que l'insurrection frémissante de cette petite nationalité, qui dès le premier moment s'armait, s'organisait et se donnait pour chefs non de vulgaires agitateurs, mais des hommes considérés, de vrais Siciliens, dont le plus populaire était un ancien amiral, Ruggiero Settimo. Dans les premiers comités de la révolution sicilienne figuraient le duc de Terranovâ, le duc de Gualtieri, le marquis de Rudini, Stabile, la Masa, Castiglia. Alors à Naples on songea aux concessions, et le 18 janvier paraissaient plusieurs décrets royaux qui donnaient une autorité nouvelle aux consultes de Naples et de la Sicile,qui prononçaient la séparation administrative à peu près complète du royaume et de l'île, qui donnaient même à la presse une sorte de droit de vivre qu'elle n'avait jamais eu. Ces concessions auraient suffi sans doute le 12; elles étaient tardives et impuissantes après une insurrection victorieuse, et le marquis de Spedalotto répondait avec hauteur, au nom du gouvernement nouveau:

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Les armes ne seront déposées, les hostilités ne seront suspendues que lorsque la Sicile réunie en parlement à Palerme adaptera à notre époque la constitution que notre pays a possédée pendant plusieurs siècles, qui a été réformée en 1812 sous l'influence de la Grande-Bretagne, et qui a été confirmée implicitement par un décret royal de 1816.» Ainsi en quelques jours la rupture devenait complète; de toute la Sicile, il ne restait plus au pouvoir des forces royales que la citadelle de Messine.

Et les événements ne marchaient pas moins vite à Naples, où la révolution sicilienne faisait vibrer les âmes. Dans cette révolution il y avait, il est vrai, une dangereuse pensée de scission; pour le moment, on ne voyait que la commotion imprimée à l'Italie entière et au royaume napolitain par une insurrection qui parlait de constitution et de nationalité. A Naples l'agitation grandissait d'heure en heure aussi bien que dans les provinces de la Basilicate, de Salerne, qui commençaient à s'ébranler, et le gouvernement se voyait assiégé par cette marée montante de l'opinion surexcitée. Enfin arrivait le 27 janvier, journée grise et pluvieuse où une immense manifestation populaire remplissait les rues de Naples. Des drapeaux aux trois couleurs italiennes flottaient partout et étaient promenés aux cris de vive la constitution! Une circonstauce servit singulièrement cette manifestation à sa naissance: le bruit se répandit tout à coup que le roi était prêt à donner spontanément cette constitution qu'on demandait, et la démonstration se grossit de tous ceux qui suivent le vent, qui ne voulaient pas être moins libéraux que le roi.

Il n'en était rien cependant; Ferdinand II tenait ferme encore, ému sang doute des événements de Palerme, agité de violents combats intérieurs, mais irrité autant qu'ému et décidé à résister. Déjà les troupes se serraient en bataille autour du palais. Le château Saint-Elme arborait le drapeau de la guerre, la bannière rouge. Trois coups de canon partaient des forts en signe d'alarme, et comme pour ouvrir les hostilités. Comment la collision s'arrêta-t-elle? Parce que le commandant du château Saint-Elme, le général Roberti, déclara qu'il était prêt, en soldat loyal, à défendre le fort contre toute attaque, mais que s'il fallait tirer sur une population inoffensive, il préférait remettre sa démission au roi, et le roi lui sut gré, dit-on, de cette honnête franchise. De son côté, le général Statella, commandant de la garnison de Naples, parcourait la ville et revenait au palais avec la conviction qu'on se trouvait en face d'un mouvement d'opinion irrésistible.

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D'autres encore ne se taisaient pas sur le péril. Il arriva ce qui arrive toujours: l'incertitude était la défaite d'une politique; l'orgueil du prince absolu hésita et fléchit. Après avoir résisté tant qu'il avait pu, Ferdinand II accomplissait trois actes qui étaient toute une révolution.

Le premier de ces actes fut l'abandon des deux personnages contre lesquels s'étaient amassées toutes les haines populaires: le confesseur du roi, Mgr Cocle, et le ministre de la police, le marquis Delcarretto. Celui-ci reçut par le général Filangieri l'ordre de s'embarquer instantanément sans revoir son maître, sans lui parler, sans pouvoir même changer de vêtements, et le confesseur eut le même sort. La seconde concession royale fut la nomination d'un nouveau ministère dont le chef était le duc de Serra-Capriola, qui avait été longtemps ambassadeur à Paris. La troisième, la dernière et la plus grave concession enfin était la proclamation publiée le 29 janvier et annonçant une constitution. Puis Naples entra en fête et en liesse, pensant avoir tout conquis avec ce mot de constitution. Le roi sortit à cheval, et la population se pressait autour de lui pour baiser ses mains. Moment de singulière et fugitive illusion! En trois pas Ferdinand II avait fait plus de chemin que tous les autres princes de l'Italie depuis l'avénement de Pie IX. «Ils me poussent, je les précipiterai,» avait-il dit, et il les précipitait en effet, car la constitution à Naples, c'était, à peu de jours d'intervalle, la constitution à Turin et à Florence. Il ne manquait plus que la révolution de février pour précipiter tous ces princes à la fois et accomplir un miracle bien autrement étrange en mettant une constitution même à Rome.

Le vice de cette situation, rattachée à tout ce qui se passait dans le reste de l'Italie et en Europe, était dans l'attitude d'indépendance et de séparation de la Sicile vis-à-vis de Naples, dans le mouvement violent imprimé avant l'heure par Naples aux autres États italiens, et dans l'explosion de la révolution de février tombant au milieu de tous ces éléments d'incohérence et d'incandescence propres à la Péninsule. Tout changeait de face en quelques jours. La révolution de février surtout compromettait définitivement l'émancipation progressive de l'Italie, en faisant éclater subitement une guerre d'indépendance au nord de la Péninsule, en évoquant du même coup le plus redoutable ennemi de tout affranchissement national aussi bien que de toute réforme sérieuse des institutions, — l'esprit révolutionnaire.

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II.

Ainsi se dessinait une situation que les événements de France semblaient rendre plus facile en- apparence, qu'ils rendaient désastreuse en réalité. Naples tout particulièrement sortait de cette crise des deux premiers mois de 1848 avec une constitution nominale, une administration décomposée, une population éblouie, un roi marchant à contrecœur sous le coup d'une nécessité qu'il subissait sans conviction, et un ministère qui avait plus de bonne volonté que de force. Le malheur du royaume napolitain, en ce moment où tout était à faire et à organiser, fut de n'être poiiit gouverné et d'aller à la grâce de Dieu, ou à la diable pour mieux dire, comme l'Italie tout entière d'ailleurs. Le premier ministère constitutionnel formé à Naples eut deux phases répondant au mouvement graduel des choses, — fiévreuses et tourmentées comme cette expérience où se précipitait tête baissée la Péninsule: l'une de ces phases allant du 29 janvier au 6 mars, l'autre se déroulant du 6 mars au 3 avril.

Dans la première période, le cabinet napolitain avait pour chef, je l'ai dit, le duc de Serra-Capriola, un diplomate de la vieille école, et il comptait en outre le prince Dentice, le prince Torella, le baron Bonanni, le commandeur Scovazzo, hommes honnêtes, éclairés, environnés surtout d'une grande considération, mais qui étaient jetés à l'improviste à la tête du pouvoir, dans des circonstances extraordinaires pour lesquelles ils étaient peu faits. Le 6 mars un élément nouveau se faisait jour dans le ministère. A côté du prince Cariati, ancien officier de Murat, diplomate de 1820 et gentilhomme de manières supérieures, qui était appelé aux affaires étrangères, le nouveau ministre de la justice, Charles Poerio, qui depuis le 29 janvier avait dirigé la police du royaume, était un type de libéralisme et de patriotisme éclairé. L'économiste Giacomo Savarese devenait ministre des travaux publics. Un personnage assez mystérieux,qui depuis a joué un certain rôle dans les révolutions italiennes, entrait dès lors presque furtivement au pouvoir: c'était M. Aurelio Salicetti,, connu comme professeur de législation, remarqué depuis peu comme intendant de la province de Salerne, homme d'ailleurs çésolu et opiniâtre; mais dans cette double combinaison, singulièrement incohérente et toujours placée sous la présidence du duc de Serra-Capriola, le chef réel, l'âme, le conseil du gouvernement napolitain, fut le ministre de l'intérieur, M. Bozzelli, appelé dès les premiers jours au pouvoir. Francesco Paolo Bozzelli était la personnification de ce régime constitutionnel qui naissait au milieu des orages. Mêlé depuis longtemps à la politique,

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ayant vécu près de vingt ans dans l'exil en France, en Angleterre et en Belgique, chef. de tous les comités libéraux napolitains depuis sa rentrée, emprisonné plusieurs fois par le pouvoir absolu, publiciste renommé, il semblait réunir tous les titres à ce premier rôle que les événements lui décernaient d'une façon si soudaine; sa popularité était immense. On n'espérait qu'en Bozzelli, on ne jurait que par Bozzelli. Malheureusement ce dictateur d'un jour ne justifiait guère la confiance sans bornes qu'on mettait en lui. C'était un esprit léger, superficiel et impuissant, un libéral de 1820 en politique, un sensualiste du dernier siècle en philosophie, et en littérature un élégant architecte de paroles sonores. «Figurez-vous, dit un des plus ingénieux et des plus sincères historiens des révolutions napolitaines, M. Massari, figurez-vous un homme avec l'intelligence pleine des principes philosophiques de Destutt-Traty et du père Soave, avec l'esprit arcadique de l'abbé Chiari, riche d'études, mais pauvre d'idées politiques, habile dans la dispute, obstiné et orgueilleux...» La mauvaise fortune de Naples faisait tomber ses destinées en de telles mains. Le ministère dont M. Bozzelli était l'âme avait tout à faire, et il ne fit rien. Il avait surtout à pourvoira trois grandes nécessités du moment: créer la politique nouvelle de Naples dans ses rapports avec l'Italie, régler les affaires de Sicile et se hâter de mettre en pratique le régime constitutionnel, pour gagner de vitesse l'esprit de désordre, toujours prompt à se glisser dans ces crises de régénération.

Une des plus singulières erreurs de cette fraction du libéralisme qui montait au pouvoir à Naples fut son indifférence, pour tout ce qui se passait en Italie. Pour ces libéraux napolitains de la première heure, le monde finissait au Garigliano, à Fondi et à Terracine, et par une curieuse coïncidence ils se trouvaient merveilleusement d'accord sur ce point avec le roi, qui, lui du moins,-était logique dans ses vues et dans ses idées en repoussant le drapeau tricolore italien. Avec un esprit plus élevé et plus large, M. Bozzelli eût saisi aussitôt l'intime connexion qui existait entre la question nationale et la question de liberté politique; il eût vu que la possibilité du régime constitutionnel à Naples tenait à l'affranchissement du nord de l'Italie, par une raison bien simple. Les souverains napolitains étaient liés à la cour de Vienne par un traité de 1815 qui interdisait tout changement politique. Tant que l'Autriche régnait à Milan, il était douteux qu'un essai constitutionnel quelconque pût être durable dans le midi de l'Italie.

L'erreur était possible peut-être avant la révolution de février, elle ne l'était plus lorsque la guerre éclatait en Lombardie et qu'il n'y avait plus que deux camps, celui de l'indépendance italienne et celui de l'Autriche. La politique de M. Bozzelli restait cependant la même, pleine de froideur et d'hésitations.

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Les premiers événements qui chassaient les Autrichiens de Milan étaient célébrés partout en Italie, excepté à Naples, où le gouvernement ressentait plus d'inquiétude que d'enthousiasme. Au fond, il y avait une certaine jalousie à l'égard du Piémont, et on inventait même dès lors un mot de polémique pour caractériser ironiquement les partisans d'une politique plus italienne: c'étaient des albertistes. Le ministère, il faut le dire, était encouragé dans son attitude par la diplomatie anglaise, qui, chose singulière, semblait favoriser les tentatives d'indépendance de la Sicile, et d'un autre côté rappelait au gouvernement de Naples les traités qui garantissaient la situation légale de l'Autriche en Italie.

Ce ne fut que vers le 25 mars 1848 que-, pressé par l'opinion, le cabinet napolitain se décidait à un acte en apparence un peu significatif. Le nouveau ministre des affaires étrangères, le prince Cariati, prenait l'initiative d'un projet de ligue italienne qu'il envoyait à Rome, en appelant une délibération de tous les gouvernements. Le cabinet de Turin eut tort sans doute de ne point faire immédiatement un plus sympathique accueil à ces ouvertures aussi bien qu'aux propositions analogues émanées de Rome. Dans tous ces projets cependant, qu'ils vinssent de Rome ou de Naples, il est une chose à considérer: c'est qu'on s'arrangeait pour laisser peser sur le Piémont tout le poids d'une lutte où le roi Charles-Albert trouvait sans doute l'agrandissement de sa maison, mais où l'Italie entière trouvait aussi la garantie de son indépendance et de sa liberté. Ce projet de ligue italienne n'était en d'autres termes qu'un moyen de se dispenser pour le moment, et tant qu'on le pourrait, d'envoyer des soldats à l'armée qui combattait en Lombardie. Le gouvernement de Naples faisait une concession à l'opinion sans apercevoir distinctement l'intérêt du royaume du midi dans l'affranchissement national de l'Italie.

La politique du ministère du 29 janvier n'était pas plus heureuse dans les affaires de Sicile. L'insurrection sicilienne était sans doute une difficulté immense par les violentes antipathies qu'elle mettait en jeu. Au lieu de chercher à résoudre cette difficulté par une habile et opportune douceur, on la laissa s'aggraver en faisant des concessions toujours tardives à une insurrection victorieuse. Un moment on se flatta de ramener les Siciliens par la constitution promise le 29 janvier; mais la question s'était singulièrement envenimée. Les circonstances avaient marché, et avec elles les méfiances s'étaient accrues. La nouvelle des événements de Naples fut accueillie froidement, avec une sorte de réserve fière, à Palerme, — et aux premières communications du ministère napolitain le chef du mouvement insurrectionnel, Ruggiero Settimo, répondit, comme l'avait fait déjà

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le marquis de Spedalotto, que la Sicile ne déposerait les armes que lorsqu'un parlement se serait rassemblé à Palerme pour

adapter aux temps nouveaux la constitution de 1812. «Nous pouvons seulement ajouter, disait-il par un vain palliatif, que notre vœu incessant est de nous rattacher au royaume de Naples par des liens particuliers qui doivent être sanctionnés par le parlement de Sicile, et de former ensemble deux anneaux de la belle confédération italienne.» La déclaration était nette, la Sicile persistait plus que jamais dans la voie où elle était entrée, voie fatale, d'où tous les patriotes de l'Italie, et Gioberti était du nombre, cherchaient à la détourner, mais où la retenait une méfiance invincible, doublée par l'exaltation de la lutte. Les conjonctures étaient pressantes, le parlement sicilien devait se réunir le 23 mars, et par cette réunion, qu'aucune décision souveraine n'avait encore sanctionnée, la rupture était en quelque sorte consommée.

C'est alors que le gouvernement de Naples prenait une résolution suprême qui coïncidait avec la modification ministérielle du 6 mars. Le cabinet, cédant à la nécessité, légalisait la convocation du parlement sicilien, et en même temps rendait plusieurs décrets qui créaient tout un ordre nouveau dans les rapports de Naples et de la Sicile. Les Siciliens devaient avoir une administration et un parlement séparés, des ministres propres, un lieutenant gouvernant l'île au nom du roi, et ce lieutenant était l'homme qui personnifiait la révolution sicilienne, Ruggiero Settimo. Un ministère spécial de la Sicile était créé à Naples, et ce ministère nouveau était confié à un homme estimé, le commandeur Scovazzo. Ces concessions étaient larges et allaient assurément au-devant de toutes les prétentions légitimes des Siciliens. Ce fat lord Minto, alors à Naples, qui se chargea de les porter à Palerme et de négocier la paix. Lord Minto allait-il à Palerme avec le vif désir d'être heureux dans sa mission? N'avait-il pas une faiblesse secrète pour cette constitution de 1812 que les Sicilens invoquaient, et qui rappelait un temps de toute-puissante influence pour l'Angleterre, un temps qui pouvait renaître encore? Toujours est-il que les décrets du 6 mars ne Suffirent plus pour combler l'abîme qui s'était creusé entre la Sicile et Naples. Les Siciliens, aigris et pleins d'ombrages, réclamaient désormais un vice-roi investi de toutes les attributions de la souveraineté, l'exclusion de tous les soldats napolitains, l'institution d'une armée sicilienne; en d'autres termes, ils voulaient une indépendance politique à peu près complète. Et ici encore revenait le mot fatal de cette situation: il était trop tard! Ce qui eût paru merveilleux et inattendu un mois auparavant n'était plus considéré que comme un expédient pour tromper la Sicile.

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Les Siciliens cédaient visiblement à une désastreuse inspiration de patriotisme municipal outré. Pour une indépendance locale chimérique, ils se risquaient dans ùne grande et compromettante aventure; par leur refus, ils créaient de l'irritation, de l'embarras à Naples, et par leur passion d'isolement ils jetaient un élément de perturbation de plus dans cette malheureuse Italie, déjà si divisée. Les Siciliens se trompaient donc dans leur intérêt même comme dans l'intérêt de l'Italie, et le gouvernement de Naples s'était bien plus dangereusement trompé en laissant par ses indécisions s'aggraver la rupture, en faisant attendre des concessions qui eussent été plus que suffisantes un mois auparavant pour maintenir l'union. Le nouveau ministre de la Sicile à Naples, le commandeur Scovazzo, qui était un Sicilien, et qui avait eu la plus grande part à cette tentative de transaction du 6 mars, quitta le pouvoir, navré des malheurs qu'il prévoyait.

Mais c'est surtout à l'intérieur que l'imprévoyante inertie du ministère Bozzelli se manifesta et porta ses fruits. Le 29 janvier 1848 la constitution était promise; le 10 février elle fut publiée; le 24, — étrange rapprochement ! — le 24 février, tandis qu'une révolution s'accomplissait à Paris, le roi Ferdinand jurait sur le saint Évangile cette constitution qui ouvrait pour le royaume napolitain une ère nouvelle. C'était le moment d'agir avec une énergique résolution, de faire sentir au pays la main d'un pouvoir ferme et bienfaisant, d'organiser le régime nouveau, de le préserver, s'il le fallait, de ses propres excès en désarmant les inimitiés secrètes qui ne pouvaient manquer de triompher de ses défaillances. M. Bozzelli crut sans doute qu'il suffisait de rédiger une constitution modelée sur cette charte française qui en ce moment même était emportée par un orage, et cela fait il s'arrêta, laissant le pays sans direction entre le régime absolu légalement abrogé et le régime nouveau, qui était tout entier à créer. Des lois les plus essentielles qu'il y avait à faire, les unes étaient faites à la légère, comme la loi électorale et la loi sur la garde nationale; les autres étaient complétement oubliées. A mesure que la nécessité parlait on rendait des décrets sur les attroupements, sur les abus de la presse. Le ministère n'avait pas plus de politique intérieure qu'il n'avait de politique extérieure; il allait au hasard.

Qu'en résulta-t-il? C'est que le désordre ne tarda pas à se montrer et à envahir le pays sous toutes les formes. L'impuissance de la politique ministérielle, aggravée par la contagion de la révolution française, permit à un parti plus avancé de se faire jour, d'agiter, de passionner les esprits.

Rien n'est assurément plus périlleux pour un pays que ce passage subit d'une compression universelle à une liberté encore mal définie. Une presse effrénée se produisit bientôt à Naples.

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Le droit d'écrire, affranchi de toute règle, devenait le droit d'injurier, de diffamer, de fouiller jusque dans les plus secrets replis de la vie privée. De petits journaux répandaient partout les plus affreuses divulgations personnelles et ne tarissaient point d'excitations. Le préfet de Naples voulut avertir les imprimeurs qu'il leur retirerait l'autorisation d'imprimer; la presse redoubla de violence. A Naples comme à Rome, comme dans l'Italie entière à cette époque, la politique avait fini par devenir une manifestation populaire en permanence. Sous tous les prétextes de nouveaux rassemblements se formaient; on allait sous les fenêtres des ministres en processions tumultueuses, et à ces démonstrations des rues se joignaient des réunions qui étaient de véritables clubs. L'une de ces réunions se tenait au café Buono et se composait de la jeunesse la plus ardente. C'était ce que le roi appelait ironiquement la chambre des communes, non sans triompher un peu de ces excès de la liberté que les ministres toléraient par crainte ou par faiblesse, et à coup sûr par impuissance. Dans les provinces ce fut bien pis encore. On vit se produire une sorte de communisme pratique. Les paysans refusaient de travailler ou procédaient de leur autorité propre à une distribution des récoltes plus conforme à leur intérêt. Quelquefois, comme dans la Calabre, Ils se partageaient entre eux les biens domaniaux. L'un des historiens des révolutions d'Italie, M. Ricciardi, raconte, il est vrai, que «ces partages, bien que très-illégaux, se faisaient avec un ordre admirable.» Ce n'était pas moins un signe curieux de l'anarchie profonde qui avait si rapidement envahi le pays et qui se manifestait dans les provinces comme à Naples, bien que sous des formes différentes.

Deux faits mirent particulièrement en relief cette anarchie au double point de vue de la politique extérieure et de la politique-intérieure de Naples. Le cabinet du 29 janvier, on l'a vu, était singulièrement froid pour tout ce qui touchait à la nationalité italienne. Or c'était justement un des points sur lesquels il y avait une divergence profonde entre le gouvernement et l'opinion. Au premier bruit de la révolution de Paris, de la révolution de Vienne, des journées de Milan et de la guerre de l'indépendance, les démonstrations éclatèrent aux cris de: En Lombardie! aux armes!... Et tout cela finit par une violente manifestation contre l'ambassade autrichienne, dont on brûla le pavillon et les armes. L’Autriche était alors représentée à Naples par cet altier personnage, le prince Félix Schwarzenberg, qui ne voyait dans la nationalité italienne qu'une creuse utopie. Il s'irrita fort naturellement en voyant les armes impériales brûlées, et il demanda sur-le-champ une satisfaction. Sa demande était simple; mais le gouvernement, avec la meilleure volonté d'ailleurs, eût été bien embarrassé de lui donner

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la réparation qu'il demandait, et le prince Schwarzenberg partit le cœur plein de ressentiment en disant: «Je reviendrai d'ici à quelques mois!» de telle sorte que le ministère resta avec l'embarras de la. rupture sans. avoir le mérite d'une politique plus nationale.

Un autre jour ce fut l'expulsion des jésuites arrachée par ce procédé sommaire des manifestations tumultueuses. Cette terrible question s'était déjà élevée plus d'une fois dans le conseil sans que les ministres pussent arriver à prendre une résolution; ils n'osaient ni défendre les jésuites ni les bannir. Les agitateurs s'en mêlèrent, et on entoura en tumulte la maison de l'ordre en réclamant le départ des pères. Les ministres coururent au palais, ne sachant quoi résoudre, n'ayant pu prévenir la sédition et n'osant la réprimer. Ils s'arrêtèrent à un moyen terme, qui consistait à renvoyer dans leurs foyers les jésuites napolitains et à embarquer les autres; mais ce n'était point l'affaire de la manifestation, qui voulait l'expulsion de tous les jésuites, sans distinction, et ceux-ci furent en effet tous embarqués par l'autorité desi agitateurs, qui se montrèrent impitoyables. Il y avait un de ees malheureux religieux qui était agonisant; il ne fut pas moins transporté dans une voiture découverte: deux autres religieux récitaient auprès de lui les prières de la dernière heure, et ce spectacle dramatique ne laissait point d'émouvoir le peuple.

La vraie politique eût été de marquer hardiment ce qui était juste, ce qui était possible, et d'arracher par une action vigoureuse ce régime nouveau au danger des agitations indéfinies. Le ministère n'en fit rien. Après deux mois il se trouvait entre un parti ardent qui dépassait déjà dans ses aspirations, dans ses idées, cette constitution qui venait à peine de naître, et tous ces désordres qui effrayaient les esprits, en suspendant l'activité du pays, en appauvrissant le peuple, provoquaient une certaine réaction et devenaient un sujet de triomphe et d'espoir pour l'absolutisme. En deux mois M. Bozzelli arait usé sa popularité, qui était immense; il disparut sous une sorte d'animadversion universelle, abandonné de quelques-uns de ses collègues, tels que Salicetti et Poerio, et laissant le pays dans une situation déjà singulièrement compromise. Ainsi avait vécu, ainsi finissait le premier ministère constitutionnel napolitain.

III.

Un effort était possible encore peut-être, et dans tous les cas il était désirable, pour redresser cette politique, pour la relever à la hauteur d'une politique constitutionnelle et nationale, et ressaisir la direction de l'opinion. Cet effort fut tenté par un ministère laborieusement formé le 3 avril, au milieu de l'excitation publique et des dissensions déjà flagrantes des partis.

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Ce ministère se composait d'hommes aux intentions les plus droites et les plus sincères. Il avait pour chef Carlo Troia, esprit élevé, historien éminent, ami de la papauté et de l'Italie, libéral modéré, qui était à Naples ce que le digne comte Balbo était à Turin, et qui portait au pouvoir un vif amour du bien, surtout un grand désir de conciliation. Ses cheveux blancs inspiraient le respect, et sa douceur excitait la sympathie. Parmi les membres du nouveau cabinet napolitain on comptait M. le marquis Louis Dragonetti, connu par son passé libéral et son patriotisme tout italien; l'avocat Raffaelle Conforti, renommé comme orateur; M. Imbriani, âme impressionnable et ardente, beau-frère de Charles Poerio; M. Scialoia, jeune et habile esprit, qui a été depuis professeur d'économie politique à Turin; le comte Pietro Ferretti, fort expert en finances et en industrie, ce même Ferretti dont j'ai déjà parlé en décrivant les malheurs des émigrations italiennes (1). Ferretti était d'Ancône, non de Naples, et sa présence dans le conseil semblait un gage de plus pour les autres États de la Péninsule. Le ministère du 3 avril, composé de ces hommes et de quelques autres, se mit aussitôt à l'œuvre. Il modifia la loi électorale en abaissant le cens, fixa les élections au i5 avril, organisa la garde nationale, mit la main à la réforme de la magistrature. Il se préoccupa surtout de la question nationale, de la participation de Naples à la guerre de l'indépendance.

C'était là sans contredit la première raison d'être du cabinet, et M. Troia n'obéissait pas seulement à un mouvement de patriotisme italien; il avait une autre pensée. «C'est en Lombardie, disait-il au roi, que Votre Majesté retrouvera la couronne de Sicile.» Aussi dès le 7 avril la guerre était-elle formellement déclarée à l'Autriche. La flotte napolitaine cinglait vers l'Adriatique, et un corps d'armée était expédié 'vers le nord de l'Italie, sous le commandement du général Guillaume Pepe, patriote ardent, soldat vieilli et politique puéril, qui venait de rentrer de l'exil. Un nouveau ministre, M. Pietro Leopardi, allait représenter Naples à Turin et au camp piémontais en Lombardie, et en même temps des plénipotentiaires partaient pour Rome avec la mission de travailler à l'organisation de la ligue italienne. Tous ces actes s'éclairaient d'une proclamation royale où Ferdinand II arborait nettement, ouvertement, le drapeau de l'indépendance de l'Italie. «Les destinées de la patrie commune vont se décider dans les plaines de la Lombardie, disait le roi le 7 avril, et tout prince, tout peuple de la Péninsule est en devoir de prendre part à la lutte qui doit assurer l'indépendance, la liberté et la gloire de l'Italie.

1. Voyez la revue du 15 mars 1859 Une vie d'émigré italien.

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Pour nous, bien que pressé d'autres nécessités qui occupent une partie de notre armée, nous entendons concourir de toutes nos forces à cette lutte. Nos frères nous attendent, et nous ne manquerons pas là où il y aura à combattre pour le grand intérêt de la nationalité italienne.» Ce n'était pas sans peine, à la vérité, que le ministère emportait ces résolutions généreuses.

La politique italienne avait à Naples de nombreux et ardents adversaires. Un homme assez connu, M. Luigi Blanch, combattait publiquement dans un journal l'expédition de Lombardie par toute sorte de raisons stratégiques et politiques. Un conseil militaire fut tenu, et tous les généraux étaient opposés à la guerre. L'un des ministres, le colonel degli Uberti, proposait tout simplement un camp d'observation dans les Abruzzes. Un autre membre du cabinet, le ministre de la justice, Ruggiero, voulait que si on déclarait la guerre à l'Autriche ce fût avec le dessein de placer l'Italie unie sous le sceptre de Ferdinand II, ce qui était une autre manière de combattre par une chimère l'expédition de Lombardie. Il en résutait que, même après la déclaration de guerre, il restait un foyer permanent d'hostilités et de contradiction où le roi trouvait un appui et comme une force de réaction toujours disponible contre la politique qu'il subissait.

Ce n'était là cependant qu'un des embarras du cabinet du 3 avril. La difficulté la plus sérieuse, l'impossibilité, dirai-je, était dans l'anarchie intérieure léguée par le ministère Bozzelli, dans la scission violente qui s'était déjà déclarée au sein du libéralisme napolitain. Une opposition radicale avait eu le temps de naître et de se propager, soit par suite de la mortelle inaction de M. Bozzelli, soit sous l'influence de la révolution de France; elle avait son programme et son chef. Ce chef était M. Aurelio Salicetti, qui avait fait une courte apparition au ministère, le 6 mars, avec Charles Poerio. M. Salicetti, qui n'avait de commun que le nom avec le Salicetti d'autrefois, n'était point alors ce qu'on l'a vu depuis, un des triumvirs de la république romaine, un sectateur de M. Mazzini, qui a fini, dit-on, par se ranger. C'était un homme de résolution et de volonté énergique, qui dans son passage au pouvoir demandait que le gouvernement fût dans le conseil, non dans les rues, et que la constitution devînt une réalité. Malheureusement M. Salicetti n'avait pas toujours un langage et des allures conformes aux usages de la cour; il affectait des airs de tribun, et de plus dans son visage, aux traits droits et secs, on distinguait je ne sais quelle vague ressemblance avec Robespierre. Il eut une courte fortune ministérielle, et il tomba du pouvoir pour se relever dans l'opposition avec un programme dont les principaux articles étaient la réforme du statut du 10 février,

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l'abolition de la chambre des pairs et la transformation de la chambre des députés en une sorte d'assemblée constituante.

Lorsque le plus simple bon*sens conseillait aux libéraux napolitains de se serrer autour de cette légalité constitutionnelle naissante, de chercher leur unique et souveraine garantie dans la stricte application des institutions sanctionnées par le roi, M. Salicetti prenait la dangereuse initiative d'une agression systématique contre le régime nouveau. Ce fut là désormais le mot d'ordre de tous les esprits ardents, de tous les fauteurs de tumulte, de telle sorte que même avant d'avoir été essayée, cette constitution du 10 février disparaissait dans le mouvement des passions contraires. Cette scission du libéralisme napolitain fît la faiblesse du ministère du 3 avril; elle déteignait pour ainsi dire sur sa politique. En voulant faire une certaine part au programme de M. Salicetti par de vagues promesses, le cabinet Troia froissait les vrais constitutionnels sans désarmer les libéraux exaltés; il livrait la légalité sans profit pour la paix, et il finissait par être, sinon aussi impopulaire que le ministère Bozzelli, du moins aussi impuissant en face de l'anarchie, chaque jour croissante. Le désordre était immense en effet et prenait quelquefois les formes les plus curieuse|, depuis celles des tumultueuses sollicitations d'emplois jusqu'aux manifestations socialistes. Un jour le ministre des finances, le comte Ferretti, étant sur le point de se rendre au palais pour assister à un conseil, dit à la foule qui attendait son audience qu'il ne pouvait l'entendre. Le garde national qui était en sentinelle se tourna aussitôt vers le comte Ferretti et lui dit d'un ton superbe: «Avant d'être ministre du roi vous êtes ministre du peuple, et vous ne devez pas aller au palais; restez ici.» Le comte Ferretti eut beau protester, il dut céder à cetle singulière injonction. C'est ainsi qu'on marchait aux élections d'où allait sortir le premier parlement napolitain.

Oui pouvait trouver un avantage au milieu de tant d'anarchie et de toutes ces contradictions de l'opinion suscitées à la fois par les questions intérieures, par les affaires de Sicile comme par la guerre de la Lombardie? Ce n'était assurément ni la liberté ni l'Italie. Après une expérience orageuse de trois mois le roi seul avait gagné plus qu'il n'avait perdu, et se trouvait dans une situation en apparence diminuée, en réalité bien plus forte que celle où il était au lendemain du 29 janvier, C'est là ce qu'on aurait pu saisir assez distinctement. Les prétentions extrêmes des Siciliens affaiblissaient les sympathies que leur cause inspirait et promettaient à Ferdinand l'appui des Napolitains. Les divisions mêmes du libéralisme au sujet de l'expédition de Lombardie devenaient pour ce prince le gage d'une certaine liberté d'action à un moment donné. Sans doute le roi avait fait de graves concessions

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en faisant offrir aux Siciliens des conditions qui devaient répugner à sa fierté, en prenant parti contre l'Autriche, en envoyant ses soldats à la croisade italienne sous la conduite du vieux Pepe; mais en tout cela il n'était lié que par des nécessités temporaires, et la solution de toutes ces difficultés était plutôt dans la question intérieure elle-même. Or ici encore, à travers la confusion universelle, tout tournait en faveur de la puissance royale.

Lorsque les intérêts étaient sans cesse alarmés par la révolution en permanence, par les manifestations des rues, par les clubs aussi bien que par une presse effrénée, ils s'irritaient contre un régime qui ne se traduisait qu'en désordres, et ils oubliaient presque les violences du pouvoir absolu. Lorsque les partis extrêmes semblaient vouloir ouvrir une ère d'agitations indéfinies, les constitutionnels sincères se ralliaient au prince et soutenaient son autorité. La magistratare, toujours menacée d'une épuration,, travaillait de tous ses efforts à une réaction. Lorsque les libéraux, avec autant de légèreté que d'inintelligence, poursuivaient l'armée de leur haine et de leurs déclamations injurieuses, ils ne voyaient pas qu'en cherchant à humilier cette armée, ils l'irritaient contre le régime constitutionnel, ils la rattachaient au roi et se faisaient un ennemi terrible de l'esprit militaire. Lorsque enfin l'opposition voulait arrêter au passage un article du statut en empêchant la réunion d'une chambre des pairs, elle ne remarquait pas qu'elle donnait le plus périlleux exemple, et que si la constitution pouvait être violée dans un sens, elle pouvait sans nul doute être violée dans un autre sens.

Je ne dis pas que le roi ne fût point sincère dans cette expérience où tout le monde était engagé; seulement c'était, si l'on me passe le terme, un joueur habile et serré qui visiblement n'avait pas dit son dernier mot et qui attendait, flattant ceux dont il pouvait se servir, cédant quand il ne pouvait faire autrement, et maintenant ses avantages là où tous les hommes perdaient leur popularité. Aussi, après trois mois il y avait à Naples une sorte de duel latent entre la liberté nouvelle, qui se perdait déjà dans l'anarchie,, et le pouvoir absolu, qui sentait renaître ses forces du sein de la confusion. C'était la moralité de cette histoire de trois mois, et elle avait presque en ce moment un intérêt européen.

IV.

Qu'on se représente en effet cette situation au mois de mai 1848. On touchait à une crise solennelle. En Europe, -après l'étourdissemeut de la première explosion, de cette grande surprise de février, suivie de tant d'autres, une lutte semblait imminente entre la révolution, enivrée d'elle-même, et les forces conservatrices, ralliées dans le péril.

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En Italie, la guerre de l'indépendance, marchant à grandspas sous la vaillante conduite de Charles-Albert, était tout à la fois harcelée par la révolution, qui déjà la compromettait, et arrêtée dans son élan par l'encyclique papale du 29 avril, qui semblait retirer l'âme et la main du pontife de la croisade italienne. A l'extrémité de la Péninsule, Naples offrait comme un résumé de cette situation.

Les élections venaient d'avoir lieu, et le scrutin, ouvert pour la première fois, n'offrait pas un résultat précisément défavorable. Tandis que M. Bozzelli était exclu par les électeurs pour son impuissance et pour les vues étroites qu'il avait montrées, M. Salicetti était également repoussé pour ses idées avancées et pour les soupçons de radicalisme qui pesaient sur lui. Le parti révolutionnaire ne comptait pas plus de vingt membres élus. La majorité était au fond l'expression d'un mouvement d'opinion modérée. Elle ne voulait sans doute rien de plus que la constitution; mais cette majorité subissait sans le savoir, sans le vouloir peut-être, l'influence des idées vagues et indéfinies propagées depuis deux mois; elle avait toute l'inexpérience d'une assemblée nouvelle sortie d'un pays jeté lui-même subitement dans toutes les agitations de la vie politique. Elle aurait eu besoin de s'appuyer à un pouvoir fort et sympathique qui, en représentant la même mesure d'opinion, eût pu la diriger; elle arrivait enfin dans une heure de tension extrême. Y avait-il dans l'esprit du roi une pensée préméditée de réaction, le dessein arrêté de reconquérir par l'épée, dans un combat, ce qu'il avait été obligé de concéder à la force des choses? Rien ne le prouve. Y avait-il dans l'ensemble du libéralisme napolitain une pensée menaçante pour la dynastie? Les républicains, bruyants sans doute, étaient en petit nombre et avouaient leur faiblesse. Ils se sentaient peu populaires. Cependant, s'il n'y avait point une hostilité directe, il y avait des passions et des ombrages. Les libéraux se défiaient du roi, et le roi se défiait de tout, prêt à accepter le combat, qu'il prévoyait sans vouloir le provoquer. «La mine était chargée de poudre, dit M. Massari dans ses Casi di Napoli; il ne manquait qu'une étincelle pour l'enflammer, et cette étincelle fut la question du serment,» à l'occasion de l'ouverture du parlement, le 15 mai 1848.

On était à la veille de cette journée fatale qui devait marquer l'inauguration du régime constitutionnel à Naples, et qui allait finir dans le sang. Les députés se réunirent en assemblée préparatoire au palais de Monte-Oliveto, et ils se donnèrent pour président d'âge un archiprêtre octogénaire, vieux libéral de 1799, M. Cagnazzi. Leurs scrupules s'émurent aussitôt de la nature du serment qui leur était proposé:

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ils devaient jurer de professer et de faire professer la religion catholique, de demeurer fidèles au «roi des Deux-Siciles» et d'observer la constitution du 10 février. Sans parler du premier point, facile à modifier, les députés napolitains voyaient dans le second et le troisième article un engagement pris au sujet de la Sicile et une abdication du droit de réformer la constitution. Ils n'eurent plus qu'une pensée, celle de s'affranchir de ce serment. Là était le point de départ d'une négociation étrange et acerbe ouverte entre l'assemblée de Monte-Oliveto et le palais, — négociation où le roi avait véritablement tous les avantages. Les députés napolitains ne remarquaient pas deux choses: d'abord qu'ils formaient une réunion dépourvue de tout caractère légal pour délibérer, et en outre qu'ils créaient un état tout révolutionnaire en prétendant se réserver le droit de réformer une constitution à laquelle le roi lui-même avait prêté serment le 24 février.

Engagés dans cette voie par imprévoyance, ils persistèrent par une susceptibilité vaine, et la querelle s'envenima au point de devenir un de ces prétextes dont les agitateurs s'emparent toujours pour fomenter les séditions. Sur quoi se fondaient les députés de Monte-Oliveto? Ils ne pouvaient invoquer que les vagues promesses du ministère, le programme du 3 avril. qui en tous les cas n'était qu'un programme de cabinet, et ne pouvait être être mis en balance avec la constitution. Le ministère se trouvait ainsi mis en jeu, pris entre l'assemblée de Monte-Oliveto et le palais. Il se prodigua en efforts de conciliation. Le ministre de l'intérieur, M. Conforti, les larmes dans les yeux, suppliait les députés de ne point prolonger cette lutte, de penser à l'Italie et à la guerre de l'indépendance nationale. Les mêmes efforts étaiént tentés au palais. Enfin le roi, montrant jusqu'au bout un singulier sang-froid et même de la modération, se décidait à consentir à la suppression du serment, et l'assemblée de Monte-Oli veto semblait victorieuse; mais dans l'intervalle — ces débais n'avaient pas duré moins de vingt heures — l'agitation extérieure avait étrangement grandi: la rue de Tolède s'était hérissée de barricades jusqu'aux abords du palais, si bien que, le matin du 15 mai, l'insurrection était partout menaçante. Les députés ne s'étaient pas rendu compte de cette crise, ouverte par leur inexpîrience; le roi ne s'y trompa point: il vit que si, après avoir cédé devant une assemblée, il cédait encore devant les barricades, la royauté disparaissait; que s'il résistait, il marchait à une bataille, et il prit son parti. Il accepta le combat, appuyé sur une armée fidèle serrée autour du palais.

Quels étaient ces agitateurs qui remplissaient les rues et ne voulaient point perdre cette occasion d'essayer leurs forces? Ce n'étaient point assurément des partisans du régime constitutionnel.

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Les députés eux-mêmes essayaient inutilement de les apaiser et de faire tomber les armes de leurs mains. Le vieux général Gabriel Pepe, qui venait d'être mis à la tète de la garde nationale, était envoyé vers eux et était insulté comme un traître. Qui prenait la triste initiative de celte lut le? c'est ce qu'on n'a pu savoir. Le feu commençait à onze heures du matin, et dès lors Ferdinand était tout entier au combat. «Les premiers coups de feu lui rendirent toute sa résolution,» a dit un officier des régiments suisses dans une relation de ces événements. Il repoussait les ministres qui venaient le conseiller encore en leur disant: «Occupez-vous de vos affaires!» et on dit qu'il ajouta en latin: «Pour vous aussi, le jour de la justice n'est pas éloigné!»

Le fait est qu'en cette extrémité il ne restait plus d'autre pouvoir que le roi, et dans la rue il y avait une armée aux prises avec la révolution. Cette lutte dura jusqu'au soir; l'issue ne pouvait être douteuse. Les insurgés avaient contre' eux une armée fidèle dirigée avec résolution, l'impassibilité d'une grande partie de la garde nationale, demeurée étrangère au mouvement, et le bas peuple de Naples, qui renouait alliance avec le roi absolu. Malheureusement toute sorte d'excès soldatesques et populaires se mêlèrent à cette victoire de la royauté napolitaine. Les députés, qui, sans le savoir, avaient donné le signal du conflit, eurent un rôle effacé dans la lutte." Ils se réunirent de nouveau à Monte-Oliveto et ils attendirent, ne sachant ni se ranger autour du roi ni se prononcer pour l'insurrection. Ils se bornèrent à nommer une sorte de comité de salut public, dont un député républicain, M. Ricciardi, était l'un des principaux membres, et qui alla réclamer inutilement l'intervention de l'amiral français Baudin, alors dans la rade de Naples. Pendant ce temps un officier se présentait à Monte-Oliveto, et sommait au nom du roi les députés de se retirer. Que restait-il à faire? Deux bataillons cernaient l'assemblée; les députés se retirèrent non sans avoir déposé une protestation, et c'est ainsi que s'ouvrait le premier parlement napolitain! Le soir, sous un ciel d'une clarté et d'une pureté merveilleuses, les Suisses et la garde royale campaient dans la ville. au milieu des traces sanglantes de la guerre, et le roi, se souvenant de tout ce qu'il avait vu depuis trois mois, pouvait dire: f Mes démonstrations à moi valent bien les leurs!» Ferdinand avait fait en quelques heures une grave découverte: il avait vu que l'armée était fidèle,-et que cette révolution, regardée en face, n'était point aussi redoutable qu'on le pensait.

Cette journée du 15 mai était plus qu'une journée napolitaine; elle avait'une importance en Europe, elle éclairait de ses lueurs une situation. Jusque là en effet la révolution semblait irrésistible; elle se promenait de capitale en capitale au milieu de la déroute des gouvernements

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et des incertitudes de l'opinion frappée de vertige. Lé même jour, au même instant, à Naples et à Paris, elle était arrêtée subitement par une force mystérieuse. Ce fut là en réalité le principe de toutes les réactions contemporaines, réactions bientôt illimitées et violentes comme la révolution elle-même; — et par un jeu singulier des choses, c'est de Naples, du fond de l'Italie, que partait le signal. En ce premier moment on ne voyait que la défense nécessaire et virile, et le roi Ferdinand se grandissait en Europe par cette vigoureuse initiative dont il ne pouvait trouver le conseil qu'en lui-même. Il est certain qu'il contribuait pour sa part à briser le charme redoutable et violent de la révolution. Avec son caractère assez superbe et son amour du pouvoir, il dut éprouver une secrète et orgueilleuse satisfaction en se sentant plus libre. Il usa immédiatement de cette liberté qu'il venait de se faire en formant un nouveau ministère, où rentrait M. Bozzelli à côté du prince Cariati, du prince Ischitella, du général Cafrascosa, de M. Ruggiero, du prince Torella. C'était presque le ministère du 29 janvier; Ferdinand s'arrêtait encore à cette date. Naples fut mis en état de siège, une commission fut instituée pour rechercher l'origine des événements de la veille. La garde nationale et le parlement furent dissous. A l'instant même aussi se révélait une des conséquences les plus directes et les plus significatives de la victoire du 15 mai. Dès le 16, l'expédition de la Lombardie était rappelée.

L'armée napolitaine était déjà sur les bords du Pô. Le vieux Pepe. toujours prêt à se mettre en insurrection, aurait voulu enlever ses soldats malgré les ordres du roi; il ne réussit qu'à entraîner quelques détachements. Des officiers énergiques, Ulloa, Cosenz, Mezzacapo, partirent pour Venise. Le colonel d'artillerie Lahalle, perdant la tête, se brûla la cervelle, et l'armée reprit le chemin de Naples, conduite par le général Statella: résolution grave qui enlevait à la guerre de l'indépendance non-seulement l'appui moral du plus grand État de l'Italie, mais encore une force disciplinée de quinze mille hommes. Les Autrichiens ne s'y trompèrent pas, et c'est le général Schœnhals qui le dit dans ses vigoureux récits des Campagnes d'Italie en 1848 et 1849: La victoire du roi dans les rues de Naples valait autant qu'une victoire qu'aurait remportée Radetzky sur les rives du Pô... L'alliance du roi de Naples, pour être négative, n'en était pas moins efficace pour nous. > Tel était l'enchaînement des choses en cette année 1848.

Le roi de Naples, à vrai dire, ne faisait que revenir strictement à lui-même en se retirant de la croisade italienne. Il avait cédé à la pression des choses en envoyant son armée combattre sur le Pô et sur l'Adige; libre, il la rappelait. Il n'avait aucun goût pour ce royaume de la Haute-Italie,

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qui eût balancé en puissance le royaume du midi; il nourrissait toute sorte de méfiances et de jalousies à l'égard du roi Charles-Albert, même peut-être des jalousies de soldat. Et puis en ce moment il pouvait invoquer un motif de circonstance. Vainqueur à Naples, il avait encore à faire face à l'agitation qui se manifestait dans toutes les provinces et qui dégénérait en insurrection dans les Calabres.

Là en effet, au cœur de ces contrées toujours promptes à s'émouvoir, se rassemblaient les débris de la sédition du 15 mai pour tenter un dernier effort. Quelques-uns des députés les plus ardents, MM. Ricciardi, Mileti, Musolino, Mauro, réfugiés d'abord sur la flotte française, puis jetés en Sicile et à Malte, reparaissaient bientôt sur la côte de la Calabre, levant le drapeau de l'insurrection à Cosenza et à Catanzaro. Un comité de salut public se formait sous l'impulsion de M. Ricciardi, et cette rude population était appelée aux armes: mouvement inutile à une telle heure, impopulaire par le caractère républicain que lui donnaient certains noms, et merveilleusement propre à aggraver encore une situation déjà si compromise. C'est contre ce mouvement qu'une partie de l'armée primitivement destinée à aller combattre dans la haute Italie était dirigée sous les ordres du général Nunziante. Ce qui était arrivé à Naples arriva dans les Calabres. Le général Nunziante força l'entrée de ces montagnes, y pénétra et dispersa cette insurrection, à la fois cernée par une armée et affaiblie par les divisions. Les paysans calabrais, fatigués, se débandèrent et revinrent à leurs moissons; cinq cents Siciliens, envoyés pour appuyer le mouvement, ne furent qu'un secours inutile, et M. Ricciardi, après avoir erré quelques jours dans les montagnes, fut réduit à se jeter avec douze de ses compagnons dans une barque de pêcheur pour regagner Corfou. C'était le triste épilogue du 15 niai.

Une question cependant naissait de cette situation si complétement transformée. Lé régime constitutionnel avait-il disparu, lui aussi, dans le combat, avant d'avoir été sérieusement essayé? Au lieu d'être une victoire de la légalité nouvelle contre la sédition, la journée du 15 mai impliquait-elle la résurrection pleine et entière du pouvoir absolu? On n'en était pas encore là pour le moment; la réaction avait fait un pas, et elle s'arrêtait comme pour mesurer ses forces. Avec une modération qui eût illustré son règne, si elle fût toujours restée la règle de sa politique, le roi Ferdinand publiait, le 24 mai, une proclamation destinée à adoucir l'amertume des derniers événements et à dissiper les méfiances instinctives de l'opinion. «Napolitains, disait-il,...... notre plus ferme et plus immuable désir est de maintenir la constitution du 10 février pure et intacte d'excès de toute sorte.

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Cet acte étant le seul compatible avec les besoins réels et existants de cette partie de l'Italie, sera l'arche sacrée sur laquelle doivent reposer la destinée de notre peuple bien-aimé et celle de notre propre couronne. Les chambres législatives seront convoquées sous peu de jours, et la sagesse, la fermeté et la prudence que nous attendons d'elles nous seront une assistance puissante dans toutes les parties des affaires publiques qui réclament de sages et utiles réformes. Confiez-vous entièrement en notre honnêteté, en notre religion et en notre sacré et spontané serment...» De ces promesses royales, la seule qui fut tenue, ce fut la convocation prochaine d'un parlement nouveau après une modification de la loi électorale, ou plutôt après un retour à la loi primitivement élaborée par M. Bozzelli et abrogée par le ministère du 3 avril. Par le fait, quelle que fut l'impopularité de M. Bozzelli, sa présence dans le conseil après les événements du 15 mai était encore le gage d'une politique peu sympathique pour l'Italie, il est vrai, mais relativement libérale. M. Bozzelli lui-même aimait à se représenter en ces (heures critiques comme un conciliateur appelé à sauver la constitution des excès des partis et des excès de la réaction. On peut même dire qu'après des violences momentanées de compression, le régime s'adoucit bientôt un peu, et l'état de siège fut levé le jour des élections nouvelles, le 15 juin. On entrait donc ou l'on semblait entrer sous de plus calmes auspices dans cette expérience constitutionnelle si brusquement interrompue et éclipsée un mois auparavant par le sanglant tourbillon du 15 mai.

C'est le 1er juillet que se réunissait le nouveau parlement napolitain, et cette inauguration du régime constitutionnel s'accomplissait au milieu d'un silence morne, sans pompe extérieure. Le roi n'assistait pas à l'ouverture du parlement. Ce fut le duc de Serra-Capriola, président du conseil d'État, qui lut le discours royal et ouvrit la session. Quel était l'esprit de cette chambre nouvelle sortie des élections du 15 juin? L'élément constitutionnel dominait. Sans être sympathique au ministère, qui ne comptait qu'une petite phalange fidèle dont le membre le plus énergique et le plus intelligent était M. Luigi Blanch, l'immense majorité n'avait qu'une pensée de légalité. Je ne dis pas qu'elle mit toujours le tact le plus consommé dans une crise si délicate et si épineuse; elle cherchait toutefois visiblement à éviter les occasions de conflit et ne dépassait pas les limites d'une discussion strictement constitutionnelle. Le talent ne manquait pas dans cette chambre, où brilla un instant la vie parlementaire napolitaine. Charles Poerio était un orateur habile, plein de dextérité, très-versé dans la science constitutionnelle, discutant froidement et sans passion. Conforti se distinguait par une chaude et forte éloquence.

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Scialoia avait la parole aussi élégante que facile; il possédait l'art de parler de finances avec une clarté merveilleuse et d'animer les discussions arides. Avossa avait une éloquence pleine d'ironie et finement sarcastique. Savarese mettait dans ses discours la raison sévère du jurisconsulte. On comptait aussi parmi les nouveaux députés Carlo Troia, Dragonetti, Capitelli, Baldacchini, le duc de Lavello, l'un des chefs du parti ministériel. Par cette chambre ainsi composée et par la chambre des pairs, le régime constitutionnel se trouvait debout et en action; mais si les apparences du régime constitutionnel subsistaient, tout avait singulièrement changé.

Un esprit furieux de réaction s'était élevé et soufflait contre tout ce qui était liberté. Le nouveau parlement avait contre lui l'armée, une grande partie du clergé, la magistrature, la populace de Naples, sans compter la cour et le gouvernement. Chaque jour il recevait quelque atteinte dans sa dignité ou dans ses plus simples prérogatives. M. Pietro Leopardi, qui avait représenté le roi en Sardaigne, demandait à rentrer à Naples pour occuper son poste dans l'assemblée, et on lui refusait un passe-port. Un vieux député infirme, le docteur Lanza, rerevait l'ordre de partir dans les vingt-quatre heures et de quitter le royaume. Un antre député, le duc Proto dell'Albaneta, était insulté par un sbire obscur, et l'auteur de l'insulte demeurait impuni. Par un étrange retour, aux manifestations libérales succédaient les manifestations absolutistes. Des bandes composées d'un ramassis de soldats, de lazzaroni, parcouraient les rues en criant: A bas les chambres! vive le roi absolu! mort à la liberté! Une de ces démonstrations était conduite par l'économe de la. paroisse de Sainte-Lucie. Le ministère, M. Bozzelli surtout, irrité de ne point trouver dans la chambre la docilité qu'il espérait, laissait le parlement livré aux insultes et l'accablait lui-même des plus injurieux dédains. ll ne lui présentait, aucune loi, descendait à peine à disculer avec lui, et le traitait comme un factieux importun. Quelque député pressait-il le ministère de tourner les yeux vers l'Italie et de rendre les forces napolitaines à la guerre de l'indépendance, on lui répondait que c'était là «le désir des républicains et des albertistes pour détrôner le roi.» Était-il question de l'insurrection de Calabre ou de la Sicile, on s'abstenait de répondre ou l'on répondait par des sarcasmes et des défis, et la presse du gouvernement, commentant ces scènes parlementaires, poursuivait librement une guerre acharnée contre la puissance législative, tandis qu'une sorte de terreur était organisée contre les journaux libéraux.

Le parlement napolitain se trouvait dans une de ces situations qui ne sont malheureusement pas nouvelles, où tout est péril pour une assemblée, la faiblesse ei l'énergie, la dignité et l'humiliation volontaire.

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S'il cédait, il disparaissait sans honneur, et avec lui s'évanouissait la dernière lueur de liberté constitutionnelle; s'il résistait et tentait de se relever ou de s'affermir par quelque acte de vigueur, il allait audevant d'un conflit qui n'était pas moins fatalement mortel. Il fut prorogé après deux mois de session inutile, et il reçut cette prorogation silencieusement, comme l'expression d'un droit constitutionnel du roi. La meilleure preuve que le parlement n'était rien, c'est qu'au moment même où les chambres étaient réunies, mais non consultées, une expédition s'organisait contre la Sicile; et c'était là encore une des conséquences de la journée du 15 mai. Maître de lui-même, de ses résolutions et de sa politique, le roi s'était hâté de rappeler l'armée napolitaine de la haute Italie, et maintenant il se tournait vers la Sicile, son dernier embarras, sa grande et sérieuse difficulté désormais.

Ce n'était plus, en Sicile comme dans les Calabres, une révolte éphémère et partielle à dompter, c'était une guerre entre deux gouvernements, entre deux peuples, entre deux indépendances, dirai-je. La Sicile se considérait comme un peuple libre et indépendant depuis les inutiles tentatives de conciliation des premiers jours; et ici commence cette triste odyssée sicilienne pleine d'illusions, de fautes et de malheurs. Les Siciliens ne virent pas que ce mirage d'indépendance dont se laissait éblouir leur patriotisme insulaire n'était qu'un leurre; ils cédèrent à l'enivrement de la victoire après la révolution du 12 janvier, au sentiment exagéré d'une force qui n'était que relative, qui n'existait que parce que l'Italie entière était en feu, parce que le roi de Naples lui-même avait les mains liées par la révolution. De là toute leur politique, qui fut avant tout une série d'entraînements; de là notamment deux actes qui furent deux témérités suprêmes et en qui se résumait la dernière pensée de la révolution, pensée de séparation absolue avec Naples. Le parlement sicilien s'était réuni le 29 mars, et son premier mouvement avait été de mettre à la tête du pouvoir exécutif, comme président du gouvernement de la Sicile, l'homme qui était l'expression la plus respectée de la révolution, Ruggiero Settimo.

C'était le choix le plus populaire. Ruggiero Settimo avait tout un passé de libéralisme, il était d'une des plus grandes familles de Païenne. Des goûts simples s'alliaient chez lui à des sentiments généreux. On lui donna un jour, comme à Washington aux États-Unis, le droit de franchise postale. Ce n'était pas un Washington; mais, par son âge, par sa modération et son patriotisme exempt d'ambition personnelle, il représentait avec honneur la révolution sicilienne. Ruggiero Settimo composa aussitôt un ministère, dont les principaux membres étaient MM. Stabile, Calvi, le baron de Lumia, le prince Scordia. Un gouvernement se trouvait ainsi constitué, et cela fait, le parlement sicilien, cédant à un mouvement spontané, se hâtait de proclamer,

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par un décret du 13 avril, la déchéance de Ferdinand de Bourbon et de sa dynastie du trône de Sicile. Le décret ne fut pas voté, il fut acclamé dans une explosion d'unanimité, comme on le disait. C'était une faute d'enthousiasme, si l'on veut; ce n'était pas moins une

faute qui, en consommant la rupture, irritait le patriotisme napolitain, et faisait désormais du renversement de Ferdinand II à Naples la condition première et souveraine du succès de la révolution de Sicile. On voit quels intérêts multiples s'agitaient dans cette journée du 15 mai, où le roi Ferdinand disputait sa couronne l'épée à la main dans les rues de Naples. '»

Engagé dans cette voie, le parlement sicilien avait à choisir un gouvernement définitif. Un fait à remarquer- comme un symptôme de l'état des opinions en Italie, c'est que, dans ce pays livré à lui-même, l'idée de constituer une république ne vint à personne, ou, si elle vint à quelques esprits, ce fut comme une pensée sans popularité et sans écho. La Sicile devait avoir un gouvernement constitutionnel et appeler au trône un prince italien. Par une particularité curieuse, la Sicile se trouvait placée dès ce moment entre la nécessité de se hâter pour être plus tôt reconnue dans son indépendance et la difficulté de choisir un roi. Deux princes fixaient surtout l'attention, un fils du grand-duc de Toscane et le second fils du roi,Charles-Albert, le duc de Gênes, qui combattait en Lombardie. Dans ce jeu étrange de combinaisons, le prince de Toscane, encore tout enfant, aurait eu les préférences de la France républicaine, et il rattachait à la Sicile un archiduc autrichien. Le duc de Gênes était vu d'un œil plus favorable par l'Angleterre, il tenait à une maison royale alors fout entière engagée dans la guerre de l'indépendance italienne, et de plus c'était un homme. Ce fut le duc de Gênes qui l'emporta; il était unanimement proclamé, le 10 juillet, roi des Siciliens, sous le nom d'Albert-Amédée Ier, et par une étrangeté de plus en cette année où tout était étrange, la France, qui n'avait nullement reconnu l'indépendance de la Sicile, prêta un de ses bateaux à vapeur aux Siciliens pour aller porter la couronne au nouveau roi.

La Sicile crut avoir assuré ses destinées; c'était une démarche légère de plus ajoutée à la première faute de la déchéance de la maison de Bourbon. La Sicile au reste n'avait que le choix des fautes. Si elle eût choisi le prince de Toscane, elle eût sans nul doute froissé le roi Charles-Albert; en choisissant le duc de Gênes, elle froissait le grand-duc de Toscane, elle réveillait les sentiments de jalousie de tous les princes italiens à l'égard du Piémont, sans être même certaine que Charles-Albert acceptât la couronne pour son fils.

Le souverain piémontais refusa en effet; il soutenait déjà une guerre avec l'Autriche, il ne voulait pas se jeter dans une guerre nouvelle,

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qui était inévitable, avec le roi de Naples. Ferdinand II ne ressentit pas moins une amertume profonde contre les Siciliens et contre Charles-Albert, et la Sicile se trouva sans roi; dès lors elle restait livrée à elle-même, elle retombait dans l'incertitude. C'est à ce moment que le roi Ferdinand, disposant de son armée, maître de l'insurrection des Calabres, peu inquiet de ce que pouvait penser le parlement napolitain, tournait ses efforts contre la Sicile, et il chargeait de cette expédition un homme d'une brillante réputation militaire, le général Carlo Filangieri, (ils de l'illustre publiciste du dernier siècle, ancien officier de l'empire, qui joignait aux qualités du soldat un esprit supérieurement doué.

La Sicile malheureusement, dans l'organisation de ses destinées, avait songé à bien des choses, telles que la formation d'un gouvernement, le vote d'une constitution nouvelle, l'élection d'un roi; elle avait songé à tout, excepté à s'armer, comme si elle ne devait point être attaquée. La lutte ne pouvait donc qu'être inégale; elle fut cependant acharnée. C'est aux premiers jours de septembre que le général Filangieri parlait de Reggio avec vingt-quatre mille hommes pour franchir le détroit et commencer par Messine la conquête de Pile, et avec ces forces ce ne fut qu'après trente heures de combat qu'il parvint à s'emparer de la ville, trente heures de combat terrible, de bombardement impitoyable et de scènes sanglantes où Napolitains et Siciliens se laissèrent aller à une sinistre émulation de barbarie. Ce qui se passa dans cet assaut de Messine ne se peut décrire. L'année napolitaine ne restait pas moins maîtresse de la ville, prête à pousser plus loin sa conquête. C'est alors que surgissait un incident imprévu. Émues de ces violentes scènes de guerre civile, la France et l'Angleterre s'interposaient en médiatrices et arrêtaient le général Filangieri. Un armistice laissait la place à de nouvelles négociations de paix.

Histoire singulière que celle de cette médiation née d'un sentiment d'humanité, poursuivie au milieu de toute sorte de difficultés et de répugnances égales de part et d'autre! Vingt fois, pendant près de six mois, les amiraux, les ministres anglais et français eurent à renouer les fils rompus de ces négociations. Jamais les changements qui s'étaient accomplis dans la situation générale des choses ne s'étaient mieux révélés. La France et l'Angleterre, qui six mois auparavant semblaient encourager les tentatives des Siciliens, ne pouvaient plus désormais reconnaître une indépendance qui n'existait encore que parce qu'elles retenaient l'épée du général Filangieri: ce n'était point leur politique; mais c'était leur pensée d'améliorer les conditions de la Sicile, de la préserver des représailles de la conquête, sans la détacher de la couronne napolitaine.

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C'est avec cette pensée que les négociateurs allaient de Païenne à Gaëte, où était alors le roi, et de Gaëte à Palerme. Le roi finit par dire le dernier mot de ses concessions, qui n'étaient pas très-différentes de celles qu'il offrait au mois de janvier 1848. Il accordait à la Sicile une administration et un parlement séparés, en conservant à Naples la direction des affaires extérieures et de la guerre; la Sicile devait payer une contribution annuelle de trois millions de ducats; les troupes napolitaines occuperaient les villes principales de l'île. Une amnistie générale était proclamée. Les Siciliens auraient dû sans doute accepter ces conditions, puisqu'ils n'avaient pas la force de les améliorer eux-mêmes. Au fond, pour ne point paraître céder au roî de Naples, ils auraient secrètement désiré peut-être que la médiation anglo-française les leur imposât. Une partie du clergé, de l'aristocratie, de la bourgeoisie, était favorable à un arrangement. Le parti de la résistance l'emporta; le rôle de la France et de l'Angleterre était fini. Or, la main des deux puissances une fois retirée de ces négociations et les soldats de Filangieri retrouvant leur liberté d'action, la Sicile pouvait livrer encore des combats sanglants: elle pouvait retarder la marche de l'armée napolitaine, comme le fit à Catane le Polonais Mieroslawski avec sa légion; mais le dénoûment était marqué: d'étape en étape, le général Filangieri devait arriver à Palerme. L'indépendance sicilienne expirait dans un impuissant enivrement d'enthousiasme, et l'autorité du roi Ferdinand était rétablie dans l'île. Lorsque la Sicile se réveillait ainsi soumise et meurtrie de son rêve d'indépendance, le régime constitutionnel achevait de mourir à Naples même. Le roi s'était décidé à convoquer encore une fois le parlement le 1er février 1849., Était-ce bien un parlement? Toutes les difficultés, toutes les impossibilités que les chambres avaient rencontrées dans une première session, elles les trouvaient de nouveau devant elles: dédains de la cour, malveillance systématique du ministère, insultes extérieures, menaces de l'armée. La chambre des députés se laissa entraîner, il est vrai, à une grave imprudence dans sa position: elle discuta et vota une adresse au roi qui était une déclaration d'hostilité contre le ministère, et qui demandait un changement de politique; elle ne réfléchit pas que le cabinet s'inquiétait peu du degré de confiance qu'il lui inspirait, et que la politique était désormais tout entière au palais, non dans le parlement; elle usait d'un droit de remontrances qu'elle n'avait pas la puissance de soutenir. Le roi ne reçut pas l'adresse, et le ministère laissa les chambres à ellesmêmes. Ce parlement s'occupait à discuter des lois sur la presse, sur la garde nationale, sur les municipalités; les ministres ne paraissaient pas même aux séances. La chambre mettait un empressement qu'on ne lui demandait pas à voter des lois de finances, et le cabinet, par une sorte de fatuité

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d'absolutisme, préférait régler le budget par voie d'ordonnance royale.

Le dénoûment approchait selon toute apparence. Le 13 mars 1849, le ministre du commerce, le prince Torella, se présenta à la chambre; il dit quelques mots à l'oreille du commandant de la garde civique, qui fit aussitôt charger les fusils de ses hommes; puis il remit un pli cacheté au président de la chambre: c'était un ordre de dissolution. Les députés quittèrent le palais législatif sans bruit, et tout fut fini. La constitution ne se trouvait que suspendue à la vérité. On touchait au terme de l'expédition de Sicile.

V.

Suivez maintenant du regard cette situation et cette marche des choses où tout s’enchaîne, où toutes les questions se lient. Jusqu'au 15 mai 1848, les idées libérales ont l'ascendant à Naples. C'est le moment où le roi est contraint d'envoyer une armée en Lombardie et de rester inactif en face de la Sicile en révolution. Survient le 15 mai, et aussitôt l'armée est rappelée de la haute Italie. Le système constitutionnel n'est point mort tout à fait cependant. A mesure que l'insurrection des Calabres disparaît et que la révolution sicilienne est serrée de plus près, il s'affaiblit peu à peu en présence de la réaction grandissante. La Sicile est déjà reconquise, le régime constitutionnel s'évanouit devant un. ordre de dissolution, et au bout de cette carrière, dont le 15 mai est le point de départ, que reste-t-il? L'omnipotence absolue du roi reparaissant avec ses habitudes de gouvernement, son caractère, son esprit, tel qu'il était autrefois.

Les révolutions de l'Europe ont eu ce résultat iipprévu: elles ont donné l'ascendant aux principes des pouvoirs illimités là même où ils n'existaient pas; elles leur ont donné une force nouvelle là où ils existaient. L'absolutisme revient pas à pas sur la trace de ces révolutions. C'est l'histoire de ces dix années pour Naples. A peine la constitution était-elle suspendue, les ministres mêmes qui avaient proposé la dissolution du parlement ne suffisaient plus. M. Bozzelli, relégué d'abord de l'intérieur à l'instruction publique, disparaissait tout à fait avec le prince Torella. C'étaient les derniers ministres marqués à cette effigie de 1848, et ils avaient pour successeurs MM. Fortunato et d'Urso. A une situation nouvelle il fallait de nouveaux hommes. Le roi Ferdinand rentrait dans cet ordre de choses où les ministres n'étaient que les exécuteurs effacés et dociles de ses volontés. Peu à peu les mailles de ce réseau de l'ancien gouvernement se renouaient d'elles-mêmes et s'étendaient sur le pays. La censure préventive était rétablie pour les écrits, pour les livres comme pour la presse. La police, revenue à ses traditions, passait entre les mains de M. Peccheneda, qui rappelait les procédés du marquis Delcarretto avec des formes plus âpres et moins scrupuleuses encore.

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Bientôt on alla plus loin a Naples. Après avoir vaincu et disperse la révolution de 1848, le gouvernement napolitain entreprit une sorte de révision de tous ces événements, qui n'étaient plus que de l'histoire. De là deux affaires, deux procès qui engageaient la magistrature dans la réaction politique, qui ont rempli plusieurs années et qui ont retenti en Europe: les procès de l'insurrection du 15 mai et de l'Unité italienne.

Rassembler tous les fils de ces deux affaires aux proportions colossales, ce fut l'œuvre de plus de deux années, pendant lesquelles les accusés demeurés à Naples ne laissaient point de rester en prison. Un grand nombre de députés, d'anciens ministres se trouvaient impliqués dans le procès de la journée du 15 mai. M. Scialoia, qui avait été ministre au 3 avril, fut condamné à huit années de réclusion commuées en exil. M. Pietro Leopardi, qui avait représenté le roi de Naples à Turin, fut frappé d'un bannissement perpétuel. D'autres, M. Barberisi, M. Spaventa, furent condamnés à mort, mais ne furent point exécutés. Je ne m'arrêterai pas même aux procédés juridiques en cette affaire. Il y avait une considération supérieure qui dominait tout. De quoi étaient accusés tous ces hommes qui avaient eu un caractère public? Ils étaient en jugement et ils subissaient une condamnation pour avoir conspiré et tenté, disait-on, de changer la forme du gouvernement. Étaient-ils coupables? Je n'en veux rien savoir; toujours est-il qu'au nom du pouvoir absolu, qui venait de suspendre indéfiniment la constitution, on les accusait d'attentat au régime constitutionnel, qui était la forme du gouvernement au 15 mai 1848. Lorsque le roi Ferdinand faisait face à l'insurrection dans les rues de Naples, il avait le beau rôle et ce prestige que donne une résolution hardie; lorsque, redevenu souverain absolu, il laissait tomber les sentences de la grande cour criminelle de Naples sur ces événements refroidis, ce n'était plus que le prince irrité exerçant des vengeances rétrospectives et d'inutiles représailles.

Il en était de même dans l'affaire de l'Unité italienne. Le roi de Naples était assurément dans son droit en poursuivant une secte qui mettait, dit-on, dans ses statuts les excitations à l'assassinat; il dépassait le but lorsque, sur quelques témoignages équivoques de gens de police mus par des ressentiments personnels et d'une véracité problématique, il laissait envelopper dans une artificieuse solidarité avec de telles doctrines des hommes comme le marquis Dragonetti, qui, après une assez longue captivité, reçut un ordre d'exil, — comme Charles Poerio, qui fut condamné sans preuves réelles à vingt-quatre ans de fers. Il donnait à l'Europe le dangereux et choquant spectacle d'un honnête homme dans les bagnes, portant la chaîne, d'un homme qui n'avait rien de commun avec le radicalisme des sectes, qui était simplement et sincèrement constitutionnel,

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et qui peu avant son arrestation écrivait avec tristesse, dans l'intimité d'une correspondance privée: «Le ministère actuel foule aux pieds toutes les lois, et il trahit en même temps le pays et le roi. Fasse le ciel que le monarque ouvre les yeux sur l'abîme qu'on creuse sous ses pas! Ici tous les députés sont menacés: les uns fuient, lés autres se cachent; beaucoup attendent impassiblement leur destin. Pour moi, je suis stoïquement résigné: je ne déserterai jamais le champ de bataille

Honte éternelle aux auteurs de ce système de séparation entre frères aspirant aux mêmes destinées de liberté ordonnée et d'indépendance sous la forme tutélaire des institutions constitutionnelles !...» Penser ainsi, ce n'était point évidemment être digne du bagne, et, c'est ce qui faisait dire à M. Gladstone, dans ses lettres sur les affaires de Naples, que pour des délits de ce genre on pourrait aussi bien condamner lord John Russell ou lord Lansdowne.

Ces procès ont eu un grand sens politique; ils sont en quelque sorte la figure sous laquelle est apparu le régime napolitain dans ces dernières années. Ils montraient surtout comment se trouvait recomposée cette situation extrême et sans sécurité, où le libéralisme redevenait un crime et où le pouvoir se rejetait de nouveau dans le système d'arbitraire et de réaction d'autrefois. Telle est en effet l'histoire récente de Naples. Elle se résume dans ce vieux duel entre l'esprit de conjuration s'agitant dans l'ombre, renouant ses trames secrètes, toujours prêt à saisir l'occasion de quelque entreprise impossible, et l'esprit de comprossion maintenant une paix plus apparente que réelle, précaire, souvent troublée. Ce qu'il avait regagné en puissance dans les réactions survenues après 1848, le gouvernement du roi Ferdinand ne l'avait pas retrouvé en sécurité. C'est ainsi que se succédaient par intervalles des mouvements quelquefois imprévus, ton jours impuissants, il est vrai, mais fatalement nés d'une sorte d'agitation latente: un jour l'insurrection de Bentivegna en Sicile; un autre jour la tentative de Pisacane et de quelques réfugiés à Sapri. Ce n'était pas assez pour ébranler le gouvernement; c'était assez pour réveiller les craintes, raviver la répression et motiver sans cesse quelque mesure menaçante, comme ce décret de 1856 qui punissait des fers le simple délit de port d'armes.

Ferdinand II, sur la fin de son règne, en était venu à croire à l'infaillibilité souveraine de son système politique. Ses victoires sur l'esprit révolutionnaire de 1848, en lui rendant l'indépendance absolue de son autorité, avaient redoublé en lui cet énergique sentiment du pouvoir qui a été son caractère dominant. Il se considérait un peu dans sa sphère napolitaine comme un des pontifes de l'ordre conservateur; il en avait l'orgueil, marchant en cela

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sur les traces de l'empereur Nicolas, son grand allié et son lointain modèle. Plus que jamais il était tout dans son gouvernement; rien ne se faisait que par sa volonté, dont les ministres étaient les exécuteurs soumis et craintifs. Un peu plus d'indépendance ou de hardiesse de la part de ses ministres eût mieux servi ses intérêts quelquefois; il en fît un jour l'épreuve à l'occasion des lettres de M. Gladstone. Ces lettres avaient été communiquées au prince Castelcicala, alors ambassadeur du roi Ferdinand à Londres, et elles ne devaient point être publiées, si le gouvernement napolitain voulait de lui-même et sans bruit remédier à quelques-uns des abus qui étaient signalés. Le prince Castelcicala transmit cette communication au marquis Fortunato, ministre des affaires étrangères de Naples; mais M. Fortunato craignit la colère du roi, il n'osa lui en parler, et les lettres furent mises au jour. Le prince Castelcicala fut vertement pris à parti par le ror pour n'avoir pas su détourner ce coup; il se défendit en rappelant la communication qu'il avait faite, et alors toute la mauvaise humeur du roi se tourna contre le marquis Fortunato, qui fut obligé de quitter le ministère des affaires étrangères.

Ce n'était pas M. Fortunato qui était coupable, c'était le système, et le roi lui-même sentait rejaillir contre lui un des effets de son système. Après les crises qu'il avait traversées et surmontées, non sans habileté et sans résolution, Ferdinand II n'était nullement disposé à changer de politique, et si quelque suggestion de ce genre arrivait jusqu'à lui, il était tout prêt à répondre qu'il connaissait son peuple, qu'il savait quel régime lui convenait. Il n'était nullement convaincu que la douceur fût le moyen de gouvernement le mieux adapté au caractère napolitain. Ferdinand n'ignorait pas que dans son entourage et dans son administration il y avait d'étranges abus et des malversations; mais, si on lui parlait de quelque changement possible de personnes, il embarrassait fort ses interlocuteurs par ses révélations sur ceux-là même qu'on désignait à son choix. Quant à une expérience nouvelle du régime constitutionnel, il en avait assez; il l'avait subi une fois, et il ne voulait plus recommencer. Il oubliait que l'expérience qui avait été faite en 1848, c'était l'expérience des agitations indéfinies et des manifestations des rues, ce n'était point l'épreuve du régime constitutionnel. Ces souvenirs de 1848 lui étaient singulièrement importuns, et il leur faisait la guerre au point d'envoyer en exil quelques personnes qui avaient assisté aux funérailles d'un ancien député du parlement napolitain. Il pensait définitivement, comme il le disait, que «les Bourbons de Naples ne sont pas du bois dont on fait les toupies.» C'est contre le pouvoir ainsi reconstitué, animé de cet esprit, et étrangement jaloux, au milieu d'un pays toujours prêt aux explosions,

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qu'allait échouer un jour la diplomatie de deux des plus grandes puissances du monde. Lorsque le congrès de Paris, après la guerre d'Orient, évoquait de son autorité propre les affaires d'Italie, il s'engageait évidemment dans une voie hérissée de difficultés, il soulevait une question qui était faite sans doute pour émouvoir l'Europe, mais qui n'était point arrivée encore à sa pleine et entière maturité. Pour le roi de Naples, cette intervention de la diplomatie européenne devait d’autant plus irriter ses jalousies et ses méfiances que l'initiative de cette question venait du Piémont; qu'il avait été jugé sans être entendu, et qu'il n'était pas absolument sans inquiétude au sujet d'une résurrection possible des prétentions dynastiques de la famille du roi Murat. Ce fut pour lui, en fin de compte, une occasion nouvelle de montrer ce caractère difficile à manier, cette fierté d'indépendance qui s'est toujours piquée de résister aux pressions étrangères. Si la France et l'Angleterre avaient cru tout d'abord à la facilité de pacifier l'Italie en obtenant des princes, notamment du pape et du roi de Naples, un adoucissement de régime, elles durent bientôt s'avouer qu'elles avaient eu une illusion naïve.

On se demanda dès le premier jour ce qu'allait faire le roi de Naples, on allait même jusqu'à prévoir la possibilité du rétablissement de la constitution. Ferdinand II ne fit rien, et il répondit aux communications faites au nom de la France d'un ton hautain, qu'il adoucit bientôt, il est vrai, mais qui restait comme l'expression spontanée de son orgueil blessé. «On ne peut comprendre, disait le ministre des affaires étrangères de Naples, comment le gouvernement français, qui se dit si bien informé de la situation des États du roi, peut justifier l'inadmissible ingérence qu'il prend dans nos affaires par la nécessité urgente des réformes à défaut desquelles il est convaincu que l'état actuel des choses à Naples et dans la Sicile constituerait un grave péril pour le repos de l'Italie... Le gouvernement du roi, qui évite scrupuleusement de s'ingérer dans les affaires des autres États, entend être le seul juge des besoins de son royaume à l'effet d'assurer la paix, qui ne sera point troublée, si les malintentionnés, privés de tout appui, se trouvent comprimés par les lois et la force du gouvernement, et c'est de cette manière seulement qu'on éloignera pour toujours le péril de nouvelles convulsions pouvant compromettre la paix de l'Italie.» Si le roi de Naples eût tout à fait osé, il-eût répondu par des arguments plus directs, par des comparaisons toujours embarrassantes; mais ce qu'il ne faisait pas par voie diplomatique, il le faisait faire dans une brochure qui paraissait à Londres, et où, avec un ton narquois de libéralisme, on disait: «Nous n'oublions pas que la vérité n'est guère autorisée à passer la frontière française.»

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Je ne rappelle pas ces paroles pour réveiller une querelle qui a disparu avec le dernier roi, mais pour montrer le ressort de ce caractère, toujours prêt à se relever sous la pression étrangère. Le roi de Naples consentit bien à adoucir son langage, il n'adoucit pas son régime; par une sorte de bravade, il laissait en ce moment même au contraire se dérouler un procès de conspiration où se révélaient encore une fois les procédés de la justice napolitaine. La France et l'Angleterre pourtant étaient engagées d'honneur à obtenir ce que le roi de Naples était engagé d'amour-propre à ne point accorder. De là une rupture diplomatique, et cette épreuve redoutée comme un péril nouveau, le prince napolitain la soutint braviment, montrant qu'il se suffisait à lui-même.

La rupture durait encore quand il est mort. Ainsi, jusque dans ses dernières années, Ferdinand II se relevait aux yeux de l'Europe par cette étrange et indépendante liberté d'allures qui se refusait à plier même devant les deux puissances réunies, et qui est un des traits curieux de cette figure de souverain. Et cependant l'Angleterre et la France avaient raison en signalant ce qu'il y avait de périlleux pour l'Italie dans cet état où la justice devenait l'instrument de la violence politique, où la vie civile était sans garantie, où une police audacieuse supp'éait à tous les moyens de gouvernement, et où tout un pays enfin flottait sans cesse entre l'anarchie et la compression, entre le danger des explosions soudaines et la soumission silencieuse à un régime d'arbitraire universel.

Telle était la situation où Ferdinand II laissait son royaume en mourant il y a quelques mois, et ici, en présence d'un règne nouveau inauguré au milieu des événements qui déjà se pressaient en Italie, surgissait naturellement Ce problème: le régime qui a duré plus de quarante ans à Naples, qui n'a subi que deux interruptions momentanées et violentes, en 1820 et en 1848, qui a été, il èst vrai, un obstacle à la révolution, mais qui n'a point créé la paix politique, ce régime peut-il durer? Le moment n'est-il pas venu au contraire pour Naples de chercher une sécurité nouvelle dans une politique plus favorable aux aspirations nationales de tous les Italiens, et de détendre tous ces ressorts qui font de la vie intérieure du royaume napolitain une lutte permanente et stérile? C'est là le problème que le roi François II a trouvé devant lui dès les premiers jours de son règne, qui a pu être ajourné, qui ne pourra être évité. C'est le malheur et l'honneur, si l'on veut, du royaume de Naples que tout ait un caractère décisif pour ce pays, que toute pensée sérieuse de réforme intérieure touche aussitôt à la politique et au vif des choses.

Ce ne sont point en effet les lois qui manquent à Naples. Le royaume des Deux-Siciles a le privilège d'avoir conservé des lois civiles supérieures à celles de tous les États de l'Italie: il a un système judiciaire qui, par lui-même,

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contient toutes les garanties; il a une organisation administrative aux apparences régulières. La constitution même n'a point cessé d'être une loi, elle n'est que suspendue. Tous les éléments d'un régime meilleur existent donc à Naples. Que manque-t-il? Une réalité répondant à ces apparences, l'exécution des lois, le respect des garanties de justice, l'intégrité des juges, la fidélité de l'administration. C'est ce qui fait que la première de toutes les questions pour le royaume napolitain est toujours dans la garantie supérieure qui assure toutes les autres, dans un régime politique où le pays ait sa part d'action, où la publicité soit un frein et un contrôle. Ce régime, qui n'a existé que de nom un moment en 1848, et qui était indéfiniment ajourné un an après, a-t-il été jugé à l'œuvre?

Le système constitutionnel, en réalité, disparut à cette époque avant de naître à la vie pratique. Il alla se briser contre les impatiences inexpérimentées des partis, il faut le dire aussi, contre la secrète hostilité du prince. Ferdinand II croyait trop peu à ce régime pour l'aider à vivre, s'il ne voulait ou ne pouvait vivre de lui-même. Il était depuis trop longtemps accoutumé à gouverner seul, en maître absolu, pour se plier subitement aux nécessités de la liberté politique. II ressemblait un peu trop enfin, dans ses ironiques défiances, à son aïeul Ferdinand Ier, disant à son peuple qui lui demandait une constitution: «Oui, mes enfants, je vous donnerai une constitution, je vous en donnerai même deux.» Et cependant tous ces événements qui remplissent l'histoire de Naples depuis un demi-siècle ont une lumineuse moralité politique: c'est que si l'esprit de conspiration, dernier expédient des partis, est impuissant à rien fonder, le régime absolu n'est pas moins impuissant à créer un ordre durable, à pacifier les esprits. Entre ces impossibilités diverses, la pensée d'un système de garanties constitutionnelles s'élève donc en médiatrice, conciliant à la fois l'intérêt du pays et la sécurité du trône même.

Cette œuvre était difficile à reprendre pour un prince comme Ferdinand II; elle devient plus facile avec un roi nouveau, sans engagements et sans liens avec le passé, uniquement intéressé à la paix et à la prospérité d'un règne qui commence. Le roi Ferdinand lui-même semblait n'être pas éloigné de le penser. On raconte que quelque? jours avant sa mort, venant de recevoir tes sacrements, il présenta son fils aux assistants en leur disant: «Voici votre roi.» Puis il ajouta: «Mon fils, je te conseille de ne pas gouverner avec trop de rigueur, les temps ne le permettent pas. Pour moi, comme homme politique, je n'ai rien à me reprocher.» Que voulait-il dire cependant lorsque, dans un moment d'hallucination de ses derniers jours, il laissait, à ce qu'on assure, échapper cette parole: «Hanno vinto la causa! — Ils ont gagné leur cause!»

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Ne faisait-il pas allusion à ces événements de la haute Italie qui déconcertaient sa vieille politique? Toujours est-il que François II entre plus libre dans la vie publique; il est jeune encore, il a vingt-trois ans à peine. Il a, dit-on, une vénération pieuse pour la mémoire de sa mère, la reine Christine, qui a laissé à Naples de touchants et fidèles souvenirs, et qui était du sang de Savoie. Par sa mère, François II se rattache donc au Piémont; il est de la maison, et dans ce royaume du nord de l'Italie il ne peut voir qu'un exemple d'une frappante éloquence, celui d'une vieille monarchie se rajeunissant au contact de l'espnt de nationalité,, s'affermissant et se fortifiant par l'alliance avec tous les justes instincts de liberté modérée.

C'est donc dans des conditions heureuses pour Naples et pour l'Italie que le nouveau roi monte au trône. La politique de François il reste encore empreinte, il est vrai, d'une singulière réserve, et semble ne se dévoiler qu'avec une certaine timidité. Le nouveau roi de Naples a cependant ouvert son règne par des amnisties qui n'ont besoin que d'être étendues et largement interprétées. Il a laissé voir le dessein d'assurer l'exécution des lois, d'épurer la magistrature, de remédier à des abus qu'il a publiquement reconnus. Enfin il a appelé à la tête du conseil un homme qui garde dans sa vieillesse un esprit actif et résolu, que son passé et son nom rattachent dans une certaine mesure au libéralisme: c'est le général Carlo Filangieri, prince de Satriano, qui est devenu le premier ministre du nouveau règne. François II aura sans doute plus d'une difficulté à vaincre, surtout autour de lui; il aura l'appui de son peuple, la sympathie de l'Europe, dans cette œuvre de réforme, devenue aujourd'hui d'autant plus naturelle, d'autant plus facile peut-être, que quelques-uns de ces moyens de gouvernement dont disposait le dernier roi tendent à s'affaiblir. Les Suisses viennent de disparaître du service de Naples à la suite d'une révolte; les capitulations qui existaient entre la république helvétique et le royaume des Deux-Siciles ont expiré, et le licenciement définitif s'est accompli. D'un autre côté l'Italie, sans voir se réaliser tous ses vœux, entre dans une voie où l'union des princes et des peuples deviendra sans doute Une nécessité heureuse.

L'union du royaume de Naples et du Piémont surtout serait la garantie de l'indépendance, de la paix et du rajeunissement politique de l'Italie. C'est ainsi que tout semble attirer le nouveau roi, le successeur de Ferdinand II, à une politique qui ouvrirait une ère nouvelle et rejetterait définitivement dans l’histoire toutes ces agitations, ces désordres invétérés et ces luttes dont la vie napolitaine a été depuis un demi-siècle la dramatique et violente expression.

CHARLES DE MAZADE.






















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