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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXIII ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUARANTE-QUATRIÈME

PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDER
RUE SAINT-BENOIT, 20

1863

L'UNITÉ DE L'ITALIE,

LA PAPAUTÉ ET LA FRANCE

I. Documens diplomatiques, 1863. — II. La Souveraineté pontifcale et l'Italie par M. Eugène Rendu, 1863. — III. Le Gouvernement temporel des Papes jugé par la diplomatie française. — IV. La Fédération et l'Unité en Italie, par M. Proudhon. — V. L'Abandon de Rome, par M. de La Guéronnière. — VI. Le Provincie Méridionale del regno d'Italia, par G. Manna; Napoli. — VII. Suite présente Condizione d'Italia, pensieri di G. La Farina, Turin, etc.

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Ce n'est pas sans un sentiment d'invincible et oppressive perplexité que des esprits sincères peuvent voir depuis quelque temps cette redoutable question des destinées de l'Italie et de Rome se compliquer, s'obscurcir, se perdre dans les fatalités et les contradictions, et en venir à ce point où, à n'observer que l'extérieur des choses, elle n'aurait plus d'issue. Elle en a une pourtant, il faut le croire, car ce n'est pas pour rien que la France a combattu et que tout un peuple s'est levé au retentissement de ses armes, secouru ou suscité par elle; mais cette issue, où donc est-elle? Sous quel amas de passions et d'intérêts ou d'opinions contraires semblet-elle disparaître un instant? A travers quels obstacles cette question italienne, vrai drame interrompu, a-t-elle à se frayer une route? — Va-t-elle continuer à se développer dans le sens national et aller jusqu'au bout de cette transformation qui est un des grands faits de l'histoire contemporaine? Une force indéclinable, souveraine et impassible l'arrête au passage. — Va-t-elle rebrousser chemin jusqu'à la restauration de tous ces pouvoirs qui ont disparu d'eux-mêmes encore plus qu'ils n'ont été renversés?

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Une force bien plus. irrésistible la retient, la force des choses, ce guide tout-puissant et invisible des événemens. Elle ne peut ainsi ni reculer ni -avancer.

Autre problème qui s'élève ici parallèlement: quelle est la direction définitive de la politique française? La France, après avoir eu son épée enfoncée jusqu'à la garde dans les affaires italiennes, peut-elle laisser retomber tout ce qu'elle a aidé à vivre dans la décomposition par l'impossibilité d'aller plus loin? N'est-elle pas engagée, bien plus que par une garantie diplomatique, par cette liberté même dont elle a entouré l'œuvre qui s'accomplissait devant elle, à côté d'elle, après avoir été commencée par elle? Est-il donc vrai que ses traditions soient dans un camp et ses principes dans l'autre, qu'il y ait guerre entre ses intérêts et ses sympathies, entre ses instincts d'émancipation et sa politique religieuse à cause de Rome? Est-il vrai enfin, comme on le dit quelquefois avec une légèreté tranchante et prétentieuse, qu'accepter l'unité de l'Italie pour ce qu'elle est et pour ce qu'elle peut être, ce soit sacrifier la France et les conditions permanentes de sa grandeur à une cause étrangère par un caprice de dilettantisme révolutionnaire? C'est là le doute émouvant et complexe qui retentit dans le secret des consciences comme dans les discussions publiques, et le malheur, le grand malheur, c'est que dans ce doute prolongé les esprits indécis et flottants s'étourdissent eux-mêmes. Le trouble des imaginations s'ajoute au trouble des faits en l'aggravant, et produit cette confusion, ces équivoques, ces combinaisons bizarres que nous voyons: M. Proudhon qui soutient le pape et la fédération, — des prêtres, des jésuites qui sont pour l'unité de l'Italie, des hommes qui sont libéraux à Paris et ne le sont plus à Rome, en compensation de ceux qui réservent tout leur libéralisme pour Rome et n'en gardent rien pour Paris, des publicistes qui passent leur vie à renier la nationalité italienne et sont pleins de feu pour la nationalité napolitaine ou modénaise. C'est le choc de toutes les contradictions et de toutes les passions servant à épaissir une obscurité au sein de laquelle la politique s'arrête immobile et comme embarrassée de son œuvre.

Il y a eu un jour, à l'origine, où elle était simple, cette question italienne, elle le paraissait du moins. On ne voyait en elle qu'une revendication légitime d'indépendance, une manifestation de nationalité en face de la domination étrangère. Toutes les questions d'organisation intérieure, de formes, de combinaisons futures, disparaissaient dans ce premier et énergique mouvement. Ceux mêmes qui pressentaient avec alarme les conséquences irrésistiblement libérales de cette entreprise de délivrance, ceux qui étaient instinctivement plus sensibles aux dangers qu'on allait courir à Rome

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et à Naples qu'aux souffrances qu'on supportait à Milan, ceux qui auraient empêché la guerre s'ils avaient pu et qui la suivaient avec un redoublement d'anxiété quand elle avait commencé, ceux-là mêmes osaient à peine avouer leurs craintes, moins encore une hostilité, devant ce droit éclatant d'un peuple appelé aux armes et à l'affranchissement des Alpes à l'Adriatique. Puis le combat était engagé, et sous les plis de ce drapeau couvrant la renaissance ou favéneinent d'une nation les dissentiments se taisaient un instant. A mesure cependant que ce grand et généreux rêve d'une Italie indépendante devenait une réalité, et qu'à la guerre succédait ce mouvement en quelque sorte méthodique que M. l'évêque d'Orléans a un jour appelé, dans un excès de langage, «une suite misérable de nos victoires,» la question s'est étrangement compliquée, je l'avoue; elle s'est aggravée par le progrès même de cette émancipation intérieure et spontanée qui, en envahissant l'Italie entière, est devenue toute. une révolution.

Au premier souffle de la guerre, des ducs grands et petits sont tombés sans gloire pour ne plus se relever, et ces ducs ont laissé sans doute des cliens, des serviteurs attachés à leur fortune. Des autonomies revêtues du lustre des souvenirs et des traditions, répondant au vieil instinct municipal, ont abdiqué devant la pensée supérieure d'une concentration des forces nationales, et ces autonomies, images de tout un passé, n'ont pu disparaître sans laisser des traces dans plus d'une intelligence. L'intégrité de la domination temporelle du saint-siège a été entamée, et l'instinct religieux du monde catholique est venu Se jeter dans la mêlée: la question de la souveraineté pontificale a surgi. Le droit populaire, triomphant partout, a partout provoqué au combat le droit dynastique, historique et traditionnel, et c'est ainsi que s'est dessiné ce double courant: d'un côté, la transformation de l'Italie précipitant sa marche ou paraissant s'arrêter quelquefois, mais toujours fixe dans son but; de l'autre, tous ces intérêts lésés, froissés, se relevant pour tenter un dernier effort et se liguant instinctivement partout pour une défense désespérée. C'est ainsi que des victoires mêmes de la nationalité italienne est née cette coalition, dangereuse sans doute par la nature de ses éléments et par les auxiliaires qu'elle rencontre, assez forte pour susciter des obstacles, assez habile pour se faire une arme des hésitations ou des défaillances, mais assez aveugle pour ne point voir que, par des résistances plus bruyantes qu'efficaces, elle ne fait qu'aider à une destinée qui s'accomplit; c'est ainsi enfin que ce qui n'a été d'abord que le duel du sentiment national d'un peuple et d'une domination étrangère est devenu, sous ses noms du pape,

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du roi de Naples, de l'Italie, une lutte de tous les intérêts politiques et religieux dépassant les Alpes et embrassant le monde.

Ce que veut l'Italie dans cette lutte, ce qu'elle poursuit à travers les hasards d'une vie singulièrement agitée, c'est écrit en traits de feu dans son histoire depuis quatre ans, dans les actes de son parlement, dans les manifestations de sa diplomatie comme dans les témérités de ses chefs populaires, dans toute cette carrière si diverse qui va des retentissantes proclamations de Milan au dernier combat d'Aspromonte, où est tombé Garibaldi en expiation d'une impétuosité irréfléchie de patriotisme, d'un défi jeté à notre puissance. Ce qui est dans les traditions, dans les intérêts et dans la politique de la France, à part bien entendu les vaines sommations de la force, je le dirai aussi; mais que veulent ceux qui, interprètes éplorés ou irrités de toutes les choses plus qu'à demi vaincues, assiègent l'Italie de leurs protestations stériles, tournent en impossibilités contre elle les obstacles qu'ils lui suscitent, et s'épuisent en solutions pour éluder la seule vraie et inévitable, la seule qui s'impose désormais comme le moyen libéral de dénouer une question de liberté et d'indépendance? A quelle date et à quel ordre de combinaisons s'arrêtent-ils, — à la restauration du passé, à Villafranca, à Zurich, aux annexions restreintes, à l'Italie du nord, à la sanction de ce qui existe moins ce qui reste à faire, à l'unité moins ce qui l'affermit et la couronne, à une organisation fédérative moins les conditions qui auraient pu la faire vivre? Je cherche la vérité au milieu de toutes les contradictions qui survivent encore dans une sorte de trêve passagère laissée aux événements et aux passions. De quelque façon qu'on juge tout ce qui s'est accompli depuis quelques années au-delà des Alpes, il est un fait éclatant comme le jour, c'est qu'une situation nouvelle a été créée. La guerre a donné la Lombardie au Piémont, la paix a valu à l'Italie une conquête bien plus précieuse encore, la liberté intérieure sous la sauvegarde du principe de non-intervention proclamé par la France; c'est le mouvement propagé avec une rapidité merveilleuse dans ces conditions d'une liberté nouvelle, c'est ce mouvement qui a fait l'unité par la dissolution de tous les pouvoirs en mésintelligence avec leur temps et avec Leur pays, par la fusion ou l'étreinte de toutes les parties de la péninsule, — moins Venise, où l'Autriche est restée au nom. d'un droit désormais précaire, réduit à vivre armé entre quatre forteresses, — moins Rome, où la France, par sa parole encore plus que par ses armes, reste la gardienne d'un grand problème religieux.

Cette situation, telle qu'elle est sortie des dernières crises italiennes, avec ce qu'elle a d'irrévocable et d'incomplet, ne s'appuie pas

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seulement sur un acte de souveraineté nationale qui lui imprime le caractère du droit; elle se corrobore des combinaisons territoriales qui sont venues s'y mêler, de la reconnaissance de presque toute l'Europe, qui en est la légalisation diplomatique, de tout ce qui fait de ce mot d'Italie le signe d'une puissance régulière assez forte pour en imposer à beaucoup d'ennemis, et même pour contenir de trop ardents amis. Cette puissance nouvelle, l'unité, l'Italie, on peut la contester, lui faire la guerre directement ou indirectement, par une attitude passivement menaçante, comme l'Autriche, par une mauvaise humeur tenace et vaine, comme l'Espagne, par toutes ces velléités de réaction qui s'unissent dans un même effort; elle n'existe pas moins, elle a sa dynastie, son gouvernement, son armée, sa diplomatie, ses lois, ses hommes d'état. Quelles sont donc les difficultés qu'elle rencontre, difficultés réelles et grandes encore, il est vrai, mais que l'esprit de parti grossit pour en faire des impossibilités? Elles sont tout à la fois intérieures, diplomatiques, religieuses, et si je voulais les résumer dans une expression plus sensible, je dirais qu'elles sont, quoique d'une façon inégale, à Naples, de ce côté des Alpes et à Rome, sans compter Venise, dont la délivrance à l'heure voulue eût été peut-être la grande et souveraine solution. C'est bien là, si je ne me trompe, la question dans toute sa complexité. Raisonnons donc.

Quand on parle légèrement de cette révolution d'Italie conduite avec un mélange d'audace et d'habile sagacité, quand on affecte de la représenter comme une œuvre de bouleversement, d'ambition et de conquête, lorsqu'on accumule les injustices contre le Piémont parce qu'il a été le nerf de cette transformation, et lorsqu'enfin on cherche à passionner la France, par des motifs de politique ou de religion, contre quelques-unes des conséquences de son propre ouvrage, que veut-on dire? On oublie trois ou quatre choses de premier ordre, la nature et l'origine de ce mouvement, la manière dont il s'est accompli, ce que la France représente dans le monde, ce que peut être l'action religieuse dans notre temps, au sein des sociétés modernes. Si l'unité, à son apparition récente en Italie, n'eût été que l'utopie ambitieuse, le rêve enflammé de quelques conspirateurs, elle serait déjà morte, ou, pour mieux dire, elle n'aurait pas vécu; elle serait restée dans les limbes des méditations confuses des sectaires. Ce qui fait au contraire son originalité contemporaine et sa force, c'est qu'elle est l'expression naturelle et pratique d'une situation irrésistible, c'est qu'elle apparaît avec ce caractère rigoureux des combinaisons qui sont le produit des événements encore plus que des théories, c'est qu'en un mot elle a éclaté comme une nécessité imprévue, précipitée peut-être, mais impérieuse.

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A dire vrai même, c'est peut-être un abus de l'histoire, une illusion rétrospective de chercher dans le passé la trace, l'ébauche de cette unité, comme pour la revêtir du prestige de l'ancienneté. Que cette pensée ait voyagé dans le moyen âge italien, qu'elle ait hanté les imaginations les plus puissantes, que la péninsule ait été le théâtre séculaire d'une lutte entre l'unité rêvée sous des formes diverses et les traditions municipales finissant par se fixer dans une multitude de principautés rivales, rien n'est plus certain; mais ici éclate la différence. Autrefois c'était l'unité par l'idée impériale ou par l'idée papale, c'est-à-dire toujours la subordination de l'Italie à une pensée plus universelle que nationale et en quelque sorte la négation de sa personnalité, de même que l'indépendance par des principautés multiples n'était d'un autre côté qu'une conception toute locale, assez vivace pour s'élever sans cesse entre le pape et l'empereur, trop faible pour rien organiser par elle-même, et n'aboutissant en fin de compte qu'à introduire périodiquement l'étranger dans les démêlés italiens. Ce qu'on n'a vu jamais, ce qu'on ne voit, ce qui n'a été possible qu'aujourd'hui, c'est l'unité par un acte de souveraineté populaire et par la liberté, par la fusion spontanée des lois, des intérêts et des autonomies, par la substitution de l'idée d'une indépendance collective et nationale à l'idée plus restreinte et toute locale d'une indépendance morcelée, précaire, toujours flottante entre toutes les influences, enfin par l'affirmation d'une personnalité italienne. C'est là ce qu'il y a de nouveau, d'essentiellement moderne dans ce mouvement où viennent se résoudre, comme dans une donnée supérieure, toutes les traditions de luttes et d'antagonismes qui ont agité l'Italie, dans ce mouvement qui descend en droite ligne de la révolution française, mère de ce double principe de l'indépendance des nations et de l'émancipation des peuples dans leur vie politique et civile.

Comment cependant la réalisation de ce principe a-t-elle été si impétueuse et si prompte au-delà des Alpes, et comment en si peu d'années, presque en si peu de jours, cet ordre nouveau a-t-il pris corps à ce point qu'il faudrait une révolution pour le détruire? Comment à une certaine heure l'Italie, placée entre l'unité, qui était un rêve encore, et la confédération, qui semblait la forme d'indépendance la plus rapprochée, la plus naturelle, a-t-elle hardiment choisi la première? Est-ce qu'une organisation fédérative n'assurait pas à la nationalité italienne des garanties suffisantes, conformes à son génie et à ses traditions, en lui épargnant les problèmes devant lesquels elle se débat aujourd'hui? Il y a eu des moments, cela est certain, où une confédération eût été possible, et il y en a eu même où elle eût été saluée comme une faveur de la fortune. On peut tout dire sur ce point.


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Je veux bien refaire avec M. Proudhon un cours de géographie politique et apprendre de lui que l'Italie est une botte, qu'elle a la taille longue et fine, qu'elle est coupée dans son étendue par la chaîne de l'Apennin, partagée en zones du nord et du midi, en bassins du Pô et du Tibre, sans compter les îles, et que ce sont là des conditions merveilleusement favorables à un système de fédération. D'autres parleront des bienfaits de l'autonomie, de tous ces foyers distincts et brillans de civilisation, de toutes ces villes en rivalité permanente, même des droits des princes liés à un certain ordre européen. L'unité s'est fait jour cependant; quelle a été sa raison d'être? Elle en a surtout une qui résume toutes les autres, la nécessité de concentrer les éléments nationaux, de créer une force compacte et homogène en présence de l'œuvre de l'indépendance restée inachevée. Reportez-vous au lendemain de Villafranca: il était déjà tard alors pour la confédération, et il est encore bien plus tard aujourd'hui. L'Italie, au lendemain de cette paix qui venait clore à l'improviste une éclatante campagne, avait deux voies devant elle: l'une, périlleuse, il est vrai, mais où, avec la liberté qui lui était assurée, elle pouvait arriver à prendre possession de ses destinées par le débordement en quelque sorte régulier du droit national sur des souverainetés dont quelques-unes n'existaient même plus; l'autre, plus diplomatique et plus sûre sans doute, mais où en acceptant une fédération avec l'Autriche à Venise, avec les ducs restaurés, avec le pape dans la plénitude du pouvoir temporel, avec Naples en défiance et des princes rattachés à la protection autrichienne par la solidarité de la crainte, elle courait le danger de rester divisée et impuissante devant un problème plutôt suspendu que résolu.

Situation assurément dramatique et pleine de perplexité! Ce qui a poussé l'Italie à se jeter en avant, ce n'est point une fantaisie perturbatrice et révolutionnaire, c'est un sentiment national plus profond, plus réfléchi, plus complexe qu'on ne le dit, et à ce moment celui qui exprimait le mieux ce sentiment, ce n'était peut-être ni M. de Cavour, ni Garibaldi: c'était un homme d'une physionomie originale et d'une vigoureuse trempe de caractère, fier, obstiné et passionné avec une sorte de froideur, d'idées peu étendues, d'une intelligence peu souple, mais d'une énergique fixité de résolution, d'une dignité sévère et simple, n'ayant nul goût pour le désordre tout en étant le plus révolutionnaire des aristocrates, vrai type de gentilhomme d'autrefois transporté dans notre temps; c'était le dictateur temporaire de Florence, le baron Bettino Ricasoli, personnage étrange, qui plongeait par sa race dans le passé de la Toscane et qui semblait ne représenter la tradition florentine dans toute sa hauteur que pour donner un sens


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plus décisif à l'abdication qu'il eu faisait, qui a pu depuis se montrer trop homme d'état d'une ville dans le gouvernement de l'Italie, mais qui était alors à Florence le plus Italien des Italiens par le coup d'œil et par l'action. Le baron Ricasoli se faisait le théoricien intrépide de cette unité qui ne s'appelait encore que l'annexion, et c'est par lui peut-être qu'elle a triomphé; c'est lui qui en précisait la signification lorsqu'il disait à ceux qui cherchaient à l'ébranler: «Le caractère principal ou pour mieux dire unique et exclusif du mouvement italien de 1859 est le sentiment de la nationalité. Cela est si vrai qu'aucune question de forme gouvernementale intérieure n'est venue cette fois, comme cela est malheureusement arrivé en 1848, troubler l'élan des Italiens dans la conquête de l'indépendance nationale... Tant que la guerre durait encore, tant qu'on avait l'espérance que le royaume de la Haute-Italie, les Autrichiens étant chassés de toute la péninsule, verrait sa force accrue de la Vénétie, l'autonomie toscane avait ses défenseurs. Maintenant ils ont disparu. Pourquoi? Parce qu'en Toscane la pensée italienne domine toutes les autres...» Et ailleurs: a Assurément la Toscane répugnerait à se laisser absorber par un pays étranger, hétérogène, qui voudrait la mettre à son niveau dans une condition de barbarie relative; mais plus on la considère comme avancée dans la civilisation et fière de ce privilège, plus on doit lui supposer l'intelligence des conditions propres à garder et à faire valoir ce don qu'elle possède. Aujourd'hui la Toscane, comme les autres états de l'Italie, a fait la douloureuse expérience du peu de sécurité et de la stérilité des bonnes institutions dans les petits états: elle a vu dans sa petitesse une menace perpétuelle contre sa civilisation, et ce qui s'appelait amour de l'autonomie est devenu en fait désir de s'agrandir et de se fortifier pour sa propre défense...» II n'y a ici, on le voit, nulle trace d'une passion purement révolutionnaire; tout procède du sentiment de nationalité. Voilà l'origine! Et si, à part la logique et la force des choses, l'Italie, dans sa marche vers l'unité, a eu des auxiliaires efficaces, quoique involontaires, ce sont ceux qui, arrivant toujours tardivement, toujours en arrière d'une révolution, préconisaient l'immobilité quand de simples réformes intérieures eussent été un bienfait, se rattachaient aux réformes quand le mouvement avait pris déjà un caractère national, invoquaient la confédération lorsque la confédération était déjà dépassée, et ne cessent de combattre avec l'expédient de la veille l'événement du lendemain.

Il y a d'ailleurs un fait qu'on oublie aujourd'hui après quatre ans, et qui est comme l'expression de la toute-puissance de ce mouvement national dans son origine. Qu'a-t-il donc fallu pour faire disparaître

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ces autonomies, ces souverainetés, ces pouvoirs qui se sont fondus dans l'unité, et dont la résurrection est restée le mot d'ordre de toutes les velléités de réaction? Rien n'est en vérité plus simple: ils se sont évanouis encore plus qu'ils n'ont été renversés; ils sont tombés sans lutte, sans débat, sous le poids de leur propre faiblesse, bien plus que devant la sédition et la violence. Un souille s'est élevé, et tout a été emporté. Qu'on se souvienne un instant: où était le duc de Modène lorsque la guerre éclatait? Il avait déjà passé dans le camp autrichien. A Florence, qu'arrive-t-il? Un jour, le 29 avril 1859, l'émotion remplit la ville à l'approche de la lutte qui va s'ouvrir en Lombardie; le grand-duc hésite, consulte tardivement quelques hommes libéraux, interroge sa petite armée, voit qu'il ne peut se défendre contre le mouvement universel, et peuple, bourgeoisie, soldats, tout se réunit pour voir passer sans outrage et sans regret cette famille de princes qui s'en va, laissant la Toscane à elle-même. Je n'ignore pas que cette maison de Lorraine a longtemps gouverné avec modération cette paisible Toscane au brillant passé, aux mœurs douces, où la peine de mort n'était pas même connue; mais elle s'était trop accoutumée à vivre de la protection étrangère, à peine déguisée sous une fiction d'indépendance.

Il y a pourtant dans ces événements accomplis comme une justice secrète et une moralité supérieure qui se révèle. Voulez-vous savoir comment ces princes sont tombés pour ne plus se relever? C'est parce qu'en 1849, dans le feu des révolutions, rappelés spontanément par le peuple toscan à la condition de ne point invoquer l'Autriche et de maintenir le régime constitutionnel qui était leur œuvre, ils oubliaient, le lendemain de leur rentrée, ce qu'ils avaient promis, appelaient ou subissaient l'intervention autrichienne, et se hâtaient de supprimer toute constitution; c'est parce que dix ans après, en 1859, ils étaient dans le camp autrichien, attendant l'issue de Magenta et de Solferino pour rentrer en Toscane. C'est ce qui a fait leur chute si prompte et si irrévocable; c'est ce souvenir qui a fait l'annexion et l'unité. Et à Bologne en était-il autrement qu'à Florence? C'était peut-être encore plus soudain et plus significatif. L'occupation étrangère cessant le 14 juin 1859 dans des vues de stratégie, l'autorité pontificale n'avait pas même l'idée qu'elle pût tenir un instant, et c'est un ministre des affaires étrangères de France qui a porté ce jugement: «Les Autrichiens repassant le Pô, le pays s'appartenait entièrement à lui-même...  Les populations de la Romagne se sont trouvées plutôt encore qu'elles ne se sont rendues indépendantes... » A Naples même, où la question devient pourtant plus grave, où il y avait une armée, un royaume de huit millions d'hommes, une autonomie ancienne, et réunissant toutes

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les conditions de vie, que s'est-il passé? Rappelez-vous cette aventure étrange, Garibaldi entrant avec quatre hommes dans Naples et trouvant une armée décomposée, un jeune roi en fuite, qui allait s'enfermer effaré dans une forteresse. Je ne veux ici que remettre en lumière quelques-uns des traits de cette révolution jaillissant en quelque sorte du sol, précipitée sur certains points, j'en conviens, par des moyens hasardeux, mais ne trouvant nulle part une résistance sérieuse, et partout moralement accomplie avant de se manifester par des votes. Ainsi s'est déroulé ce mouvement, un jour la Romagne, un autre jour les Marches et l'Ombrie, hier la Toscane, demain la Sicile et Naples. Ainsi s'est réalisée cette unité où les autonomies locales ont disparu, et d'où est sortie l'Italie dans sa soudaine croissance.

Voilà ce qu'on oublie lorsqu'on s'efforce de déconsidérer, d'affaiblir le travail de ces quatre années en le représentant comme une usurpation révolutionnaire, comme un artifice d'ambition, en se faisant des susceptibilités locales survivantes une arme contre ce qu'on appelle d'une façon assez barbare le piémontisme, en dépeignant l'Italie comme une terre ravagée et conquise, que le Piémont gouverne, administre, pressure à son profit, et qu'il marque à son effigie du pommeau de son épée. Le Piémont a fait beaucoup sans doute pour l'Italie; il lui a donné une armée, une dynastie ancienne et rajeunie par la popularité, l'ordre, la discipline, un drapeau. L'œuvre achevée cependant, que reste-t-il? Le Piémont n'est plus qu'une des grandes provinces de la péninsule; l'armée d'autrefois est devenue l'armée italienne, où les anciens états du roi Victor Emmanuel ne comptent que pour moins de quatre-vingt mille hommes sur plus de trois cent mille. Les lois, c'est le parlement qui les fait, et dans ce parlement la représentation piémontaise n'est qu'une minorité. Le président du sénat est un Sicilien, le président de la chambre des députés est un Vénitien. Les cours de magistrature sont pleines d'Italiens de toutes les contrées. Dans le ministère même qui est aujourd'hui au pouvoir, le président du conseil, M. Farini, est des états romains, aussi bien que le ministre des affaires étrangères, le comte Pasolini; le ministre des finances, M. Minghetti, est de Bologne; le ministre de l'intérieur, M. Peruzzi, est de Florence. Tout se mêle. Or ceux qui en France se font les adversaires passionnés de ces transformations et les accusateurs du Piémont, ceux-là savent-ils quel jour cette Italie nouvelle a fait le plus de chemin! C'est le jour où la cession de la Savoie et de Nice s'est accomplie. M. de Cavour, en signant l'abandon de ces anciennes provinces, n'ignorait pas qu'il rompait avec une tradition pour entrer à pleines voiles dans un ordre nouveau; le parlement en avait l'instinct,


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et un orateur piémontais, alors secrétaire-général du ministère des affaires étrangères, M. Carutti, laissait éclater le mot de cette situation en disant dans un mouvement d'éloquence émue: «C'en est fait! sans Nice, sans la Savoie, il n'y a plus de Piémont; finis Piedimonti! Mais après lui avoir accordé un juste tribut de regrets, je me relève et je salue l'Italie à sa naissance.» Ce jour-là marquait le terme d'une évolution politique qui se poursuit depuis trois siècles, depuis Emmanuel-Philibert, et faisait de la couronne des ducs de Savoie une couronne exclusivement italienne; ce jour-là, la question des frontières, cette question des Alpes, si souvent débattue, était tranchée, et la fin du vieux Piémont laissait peut-être entrevoir dès lors le moment où Turin, la ville placée au pied des monts, la ville garde-frontières, cesserait d'être la capitale de cette Italie dont on saluait la naissance.

Que cette révolution si rapide et si profonde, si facile en même temps dans certaines parties de la péninsule, ait été sur d'autres points mêlée de violences partielles, de coups de fortune, de réactions de l'esprit municipal, qu'elle rencontre encore des difficultés d'organisation, d'affermissement, qu'elle ait à lutter tout à la fois avec des souvenirs, avec les espérances qu'entretient une œuvre inachevée, avec tous les embarras d'une crise d'assimilation, ce n'est point assurément ce qui peut étonner. Au fond cependant, où sont ces difficultés? Elles ne sont ni dans la Lombardie, annexée par la guerre, ni dans la Romagne et la Toscane, annexées par la volonté des populations, ni à Modène et à Parme, ni même dans l'Ombrie et dans les Marches, enlevées par un de ces actes d'audace qui déconcertent la diplomatie. Dans ces provinces, dans les dernières conquises surtout, c est à peine si la nécessité d'une force militaire se fait sentir, et au lendemain même de l'annexion il y a eu des moments où il n'y avait pas un soldat régulier dans les Marches. Les gardes nationales des diverses parties de la péninsule ont été appelées à concourir à l'œuvre commune, et se sont mêlées dans l'action. La loi la plus rigoureuse, quoique la plus inévitable du régime nouveau, la conscription, a été appliquée partout sans trouver de résistance. En un mot, on a vu s'accomplir dans le nord de l'Italie une révolution contre laquelle ne se sont élevées du sein du pays que quelques protestations isolées, sans écho, et qui n'a été signalée que par un excès populaire dont l'opinion universelle s'est émue, un meurtre à Parme. Les difficultés ne sont donc réelles et sérieuses que sur un point, à Naples, où elles se manifestent à la fois dans ce qu'elles ont de plus obscur et de plus criant; mais ici, qu'on ne s'y trompe pas, le problème est d'un ordre exceptionnel: il ne tient pas au regret du passé, à la vitalité de ce qui est tombé dans un jour d'orage,

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à une passion invincible d'autonomie; il tient à un ensemble de phénomènes que l'unité n'a point créés, qu'elle a fait simplement éclater comme une éruption redoutable du corps humain.

Il est facile sans doute de noter des méprises, des erreurs, des fautes de gouvernement, des malentendus dégénérant en impatiences et en querelles entre le nord et le midi. Au fond, ces accidents étaient inévitables. J'ai toujours admiré ceux qui, depuis le premier moment, voyant les dictateurs, les vicaires royaux, les lieutenants, se succéder, — M. Farini après Garibaldi, et après M. Farini le prince de Garignan avec M. Nigra, le général Cialdini après M. de San-Martine, et après Cialdini le général La Marmora, se sont dit, toutes les fois qu'ils ont vu paraître un homme nouveau, que tout allait finir. Ce n'est ni par la main d'un seul homme, ni en quelques mois, ni même en quelques années, que tout peut finir: c'est l'œuvre de bien des années encore, parce que la question qui s'agite à Naples est bien moins politique que sociale.

La question napolitaine, elle est vraiment dans l'anarchie morale et organique d'un pays où des contrées entières sont soustraites à toute vie civilisée faute d'un chemin, d'un sentier, où la vie agricole se réduit sur certains points au vagabondage des pâtres qui campent l'été dans les montagnes, où la religion, si pittoresque qu'elle puisse être, n'est qu'une superstition dont l'unique mobile est la peur de l'inconnu, de l'enfer, comme toute la politique était la peur du roi, du gendarme, où le brigandage est un phénomène naturel, traditionnel, et trouve d'autant plus de facilité qu'il peut échapper à la répression par la fuite sur les hauteurs ou dans la profondeur des forêts, où l'absence de toute sécurité enfin crée une sorte de connivence par crainte ou par habitude entre la population et les bandits. La question napolitaine, elle est dans cette situation que dépeignait un agent consulaire français placé dans les Abruzzes. «Ce qui se passe aujourd'hui, écrivait-il en 1861, est la conséquence obligée du système démoralisateur appliqué, par Ferdinand II. Depuis 1848, il n'avait eu qu'une pensée, qu'un but, rendre le retour au régime constitutionnel impossible par l'asservissement complet de la classe moyenne. L'avilissement calculé de la bourgeoisie, la licence autorisée et encouragée de la basse classe devaient priver la première de toute confiance, de toute force...  Pendant que Ferdinand II laissait à la basse classe une liberté presque illimitée, il adoptait pour la bourgeoisie un système qui devait infailliblement lui faire perdre toute son énergie. Chacun était impitoyablement interné dans sa localité. Les magistrats communaux étaient pour la plupart choisis en dehors de la bourgeoisie...  La lecture du journal officiel avait fini par être interdite dans les cafés.

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On refusait aux pères de famille l'autorisation d'envoyer leurs fils dans les grands centres pour terminer leur éducation. Les familles de chaque localité avaient fini par ne plus se voir pour ne pas exciter les soupçons d'une police toujours prête à s'alarmer...» Un des produits assurément les plus curieux de cette anarchie qui date de loin, que la configuration du pays favorise, que l'incurie des gouvernements a entretenue, qu'un calcul politique a même aggravée, c'est cette association étrange qu'on ne s'est décidé à attaquer de front qu'assez récemment, la Camorra, sorte de franc-maçonnerie populaire organisée entre les hommes de violence et d'énergie pour opprimer les faibles et les timides, et assez puissante pour que les régimes précédons, ne pouvant la supprimer, aient tenu souvent à ne pas l'avoir pour ennemie. Elle a été en effet une puissance originale, cette Camorra qu'un des plus spirituels chroniqueurs des révolutions italiennes décrit dans un livre sur le Brigandage dans les provinces napolitaines. «Tous ceux qui osaient manier un poignard, dit-il, étaient fiers de lui appartenir; ils passaient par deux degrés d'initiation et finissaient par être enrôlés. Ils avaient des chefs dans les douze quartiers de Naples, dans toutes les villes du royaume, dans tous les bataillons de l'armée. Ils régnaient partout où le peuple était. réuni; ils prélevaient un impôt sur l'argent que vous donniez au cocher de votre voiture, ils assistaient aux marchés et s'attribuaient une part du prix des ventes; ils veillaient aux parties de cartes entre gens du peuple, et du gagnant ils recevaient un tribut. Ils dominaient enfin dans les prisons, et la police ne s'y opposait pas; à l'occasion, au contraire, elle les appelait à son aide...  Quelquefois le gouvernement arrêtait les camorristes et les envoyait aux galères; mais même de là ils épouvantaient les hommes honnêtes qui vivaient en pleine liberté...  Cette société avait des lieux où elle se réunissait, une forte organisation, des lois inflexibles. Les chefs s'attribuaient des droits effrayants sur les affiliés. Si un assassinat était imposé à ceux-ci, ils étaient contraints d'obéir sous peine de mort. Le poignard punissait toute infraction et tranchait toute dispute...»

Qu'on imagine un pays ainsi organisé, avec de telles mœurs, avec l'oppression en haut, la licence en bas, la démoralisation et le culte ou la crainte de la force partout; qu'on ajoute encore quelques autres causes nées de la révolution ou coïncidant avec elle, l'ébranlement des esprits, une pénurie de récoltes survenant en ce moment dans les campagnes: il est arrivé ce qui devait arriver, ce qu'on a vu à d'autres époques, en 1799 et en 1808. Le brigandage a éclaté, non comme une protestation d'opinion, mais comme l'explosion de tous ces éléments anarchiques trouvant par malheur une force, un prétexte politique,

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une excitation dans la présence du roi François II à Rome, ou dans quelques mesures peu prévoyantes, telles que le congé accordé par le gouvernement nouveau aux soldats de l'armée régulière napolitaine après la prise de Gaëte et l'application de la loi sur la suppression des ordres religieux, qui, en blessant le clergé, le rejetait dans l'hostilité. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait eu des hommes, passion nés et sincères qui se sont jetés dans ces troubles eu croyant défendre un principe; mais le brigandage napolitain a été visiblement du brigandage dans son ensemble, la ligue de tous les éléments déclassés, galériens évadés, malfaiteurs, vagabonds en guerre avec la justice et la société civilisée. Qu'étaient en effet ces chefs de bandes? L'un était un ancien forçat en fuite coupable de trente délits ou crimes, et il se faisait général; l'autre n'avait commis que quinze vols et n'avait été que quatre fois assassin et se faisait colonel; un troisième, plus modeste, n'avait sur la conscience que quatre vols et deux homicides: il se contentait du grade de major. Le drapeau du roi François II s'est trouvé, il faut le dire, confié à d'étranges mains.

Je ne sais s'il est un témoignage plus éloquent dans sa simplicité de la nature de ces bandes et de leurs chefs, des déceptions réservées aux étrangers jetés dans ces aventures et même au fond des vrais sentiments du pays, que le journal laissé par ce malheureux officier espagnol, don José Borges, qu'une mort tragique surprit au moment où il cherchait à s'évader de cette galère. Celui-là était un vrai soldat, un chef énergique de partisans, ayant servi la cause de don Carlos en Espagne et cherchant les occasions de servir encore la légitimité. Il avait cru trouver une de ces occasions à Naples, et il était parti avec des instructions du général Clary, qui était à Rome auprès de François II. Il débarqua dans les Calabres, sur la plage de Brancaleone, avec quelques hommes et des armes, croyant sans doute trouver des éléments de guerre civile; mais il ne tarda pas à voir qu'il s'était trompé. Les chefs qu'il rencontre se défient de lui et se moquent de ses instructions. Mittica le retient presque prisonnier pendant qu'il s'en va dormir avec sa concubine dans un bois voisin. Et voilà Borges obligé de marcher avec quelques hommes dans un pays inconnu, à travers les forêts et les montagnes, ne voyant venir que peu de partisans, avouant que le peuple est bon, mais que «les riches, à peu d'exceptions près, sont partout mauvais,» harcelé d'ailleurs par les gardes urbaines. — «J'ai fait halte, dit-il, sur la montagne appelée le Feudo. Des gens armés, à coups de fusil, nous ont contraints à déloger. Nous avons fini par trouver un lieu écarté pour nous reposer. Le jour suivant, nous sommes arrivés à Cerri à cinq heures du matin. Nous avons fait halte à Serra di Cucco.

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Un ancien soldat du 3e de chasseurs s'est présenté en demandant de m'accompagner. C'est le seul partisan que j'aie trouvé jusqu'ici...» II en est ainsi à chaque page. «Nous avons rencontré un paysan de Taverna qui partait avec deux mules chargées de bois de construction. Après l'avoir interrogé, je lui ai donné de l'argent pour qu'il nous portât des provisions. Nous l'avons attendu inutilement: au lieu du pain et du vin que je lui avais payés très cher, il nous a envoyé une colonne de Piémontais...  — On me dit qu'un détachement des nôtres est débarqué à Bossano: c'est une illusion.» Borges, en pénétrant dans la Basilicate, rencontre un autre chef de bande, Crocco, et il n'est pas plus heureux avec lui qu'avec Mittica. Crocco ne veut d'aucune organisation, parce que s'il y en avait une et si on faisait une vraie campagne, il ne serait plus rien, tandis qu'il est tout-puissant dans les bois que personne ne connaît mieux que lui. Le partisan espagnol note en passant: «Scène dégoûtante! Crocco réunit ses anciens compagnons de vol; les autres soldats sont désarmés violemment. On leur prend leurs fusils. Quelques soldats fuient, d'autres se plaignent: ils demandent à servir pour un peu de pain, même sans solde, disent-ils; mais ces assassins sont inexorables...»

De guerre lasse, il ne reste plus à Borges qu'à se frayer un chemin jusqu'à la frontière des états du pape pour revenir à Rome, et il marche, désillusionné, ayant à supporter la misère, le dénuement, la faim, trop heureux quand il a un peu de pain. Il avait encore avec lui vingt-quatre hommes partageant ses privations. Il touchait au but après avoir traversé les Calabres et les Abruzzes, après avoir dormi la nuit dans la neige, enduré toutes les souffrances, lorsqu'il fut pris et fusillé. Il mourut intrépidement, louant en vrai soldat la belle attitude des bersaglieri qui étaient chargés de lui donner la mort et répétant: «J'allais dire au roi François II qu'il n'y a que des misérables et des scélérats pour le défendre, et que Crocco est un sacripant.» Un autre officier napolitain, qui avait accompagné Borges à son débarquement en Calabre et qui l'avait quitté dès les premiers jours, avait déjà déclaré de son côté qu'il avait espéré rencontrer une armée royaliste, qu'il n'avait trouvé qu'une bande de brigands, et que de dégoût il était parti. Que veux-je conclure de ces aveux d'hommes sincères dont l'un a expié de sa vie une entreprise aventureuse? C'est que le brigandage napolitain, tout dangereux qu'il soit, n'est point en réalité une guerre civile soutenue au nom d'un principe politique, qu'il n'est que le fruit amer et sanglant de cet état social que je dépeignais, que la masse du pays est restée sensée après tout, accessible peut-être au malaise, au mécontentement quand on ne ménage pas assez ses susceptibilités, son amour-propre, mais se refusant au fond à tout parti extrême,

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et que les difficultés qui existent à Naples sont de celles qui se guérissent par un bon gouvernement, par une action libérale et intelligente bien plus que par un retour au passé.

Admettons un moment néanmoins que l'œuvre périt au milieu de ces difficultés, que la question renaît tout entière, et que l'Italie, faute de pouvoir aller plus loin, ou même de pouvoir s'affermir dans les conditions actuelles, revient où on veut la ramener. A quelle combinaison va-t-on s'arrêter dans cette organisation fédérative qu'on essaierait de faire sortir d'une crise nouvelle? Sera-ce à la vraie et primitive confédération de tous les anciens états recomposés? Voilà donc une restauration complète naissant de je ne sais quelle circonstance mystérieuse et bien imprévue pour le moment. Quelque général d'aventure a renouvelé la scène de la rentrée à Naples du cardinal Ruffo, à la tête de ses Calabrais, en 1799. Le grand-duc de Toscane, fugitif volontaire du 29 avril 1859, hôte du camp autrichien à Solferino, a repris le chemin de Florence. Le duc de Modène ceint de nouveau sa microscopique couronne. L'Ombrie et les Marches se replacent sous l'autorité politique du Saint-Siège, et Bologne elle-même voit reparaître le légat qui, le 14 juin 1859, suivait dans sa retraite le corps d'occupation autrichien, laissant la Romagne indépendante. Le Piémont rentre dans ses frontières, agrandies jusqu'au Mincio, et le roi d'Italie redevient le roi de Sardaigne. Tout est pour le mieux. On revient à la situation qui existait avant la guerre, plus la réunion de la Lombardie. Tout ce qui est œuvre de la souveraineté nationale au-delà des Alpes disparaît; il ne reste que le prix de la conquête. C'est la victoire du droit des princes et du droit public de 1815 ébréché tout au plus d'une province.

Il y a des esprits qui croient cette résurrection possible, puisqu'ils la proposent ou la rêvent, puisqu'elle est le dernier mot de leur hostilité contre l'Italie actuelle, et ils n'ont pas tort en suivant la logique de leurs idées. D'abord il y a une conséquence qu'on ne semble pas soupçonner, et qui nous touche cependant, qui se lie intimement à cette restauration universelle des pouvoirs et des autonomies au-delà des Alpes: c'est la restitution de Nice et de la Savoie, puisque ces deux provinces n'ont été revendiquées par la France qu'en compensation de l'agrandissement territorial qu'assurait au royaume de la Haute-Italie la réunion de la Toscane et de la Romagne. Les deux annexions se lient diplomatiquement et encore plus moralement. Ceux qui demandent que l'une cesse demandent la fin de l'autre, ou font à la France un rôle qui n'est pas digne d'elle; mais en outre est-ce donc l'ordre qui rentre dans cette Italie remaniée, scindée de nouveau, parquée dans ses souverainetés restaurées, fût-elle liée par une confédération apparente?

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C'est bien plutôt assurément l'anarchie organisée sous la forme fédérative, avec des pouvoirs craintifs, effarés, pleins des souvenirs de leur défaite, toujours placés entre l'entraînement des populations et l'instinct de leur propre sûreté. Ce serait l'antagonisme de tous les intérêts, de toutes les situations, de tous les sentiments en défiance. Qui se chargerait des exécutions fédérales au sein de ces antagonismes d'idées, de principes? Qui contraindrait la Romagne, si elle résistait au pape? Comment, en un mot, faire vivre ensemble des pouvoirs séparés par tant d'événements, par tant de passions, les uns peut-être encore entraînés vers Venise, les autres invinciblement portés à s'appuyer encore d'une influence étrangère?

Il est vrai, diront les grands médiateurs d'idées qui n'acceptent ni l'unité ni l'ancienne confédération, il est vrai, l'Italie ne peut être rejetée dans un moule désormais brisé. On ne peut faire revivre toutes ces petites nationalités qui ont disparu au premier coup de vent de l'indépendance, avec toutes ces petites capitales, Modène, Parme, Florence, qui n'étaient que des postes avancés de l'Autriche; mais pourquoi ne formerait-on pas une confédération nouvelle avec deux royaumes considérables, — l'un au nord, composé du Piémont, de la Lombardie, de Parme, de Modène, de la Toscane, des Romagnes, des Marches, de l'Ombrie, —l'autre au midi, composé de Naples et de la Sicile, et au milieu le pape s'élevant comme une grande puissance morale unissant, conciliant les deux royaumes? On ne remarque pas que ce n'est tout au plus que déplacer la question, qu'on ne crée pas ainsi par un artifice de volonté une confédération avec un tête-à-tête de deux états surveillés par un vieux pontife. Quel souverain d'ailleurs irait régner à Naples? Serait-ce l'ancien roi François II? Serait-ce un prince nouveau, et quel prince? Est-ce que le pape admettrait plus aisément une diminution de souveraineté temporelle avec une fédération ainsi organisée? Et quelle serait sa situation entre deux royaumes toujours en contact et séparés par des souvenirs, par des animosités, par des questions d'intérêt, de voisinage, de politique, qui deviendraient une source éternelle de conflits? L'Italie ne serait plus qu'un champ clos où, à la place de souverainetés multiples formant du moins une sorte d'équilibre, il n'y aurait que deux ennemis en présence.

Qu'arriverait-il de toutes ces combinaisons fédératives trop vieilles au moins de cinq ans? Un des hommes les plus sensés de Naples, qui ne dissimule nullement les difficultés actuelles, qui a même travaillé à une alliance avec le Piémont à la veille de la chute de François II, M. Manna, le dit: «La solution unitaire aurait peut-être pu être différée en principe; mais puisque le problème est posé,

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puisque l'unité a été solennellement proclamée et mise en pratique, on ne peut plus revenir en arrière. L'Italie a goûté le fruit défendu, et plus jamais elle ne l'oubliera. Il n'est plus possible de se contenter d'une solution plus modeste; il n'est plus possible de se plier à un système de division et de séparation. Si par malheur cela arrivait un jour, vous pouvez être certain que le jour suivant les mêmes aspirations se réveilleraient plus impétueuses. Ces années d'union laisseraient des regrets inexprimables. Les souffrances, les difficultés, les désordres survenus seraient entièrement oubliés. Dans toutes les parties de l'Italie, on ne ferait que célébrer comme une ère de gloire et de grandeur cette époque où les deux portions de la péninsule furent unies sous un même sceptre. Bien vite les regrets prendraient la forme de l'agitation. Toutes les imaginations travailleraient sur ce thème unique; toute l'activité nationale serait tournée vers ce but, et le pays se débattrait dans des convulsions pour retrouver son intégrité comme les membres coupés et palpitants d'un corps animé qui se cherchent pour se rejoindre. Que celui qui travaille à diviser l'Italie pense à ces tourments; qu'il pense que l'unité est cette fois l'acheminement à l'indépendance nationale, que cette indépendance n'est point encore atteinte, et que toute division morale ou matérielle rendrait l'entreprise impossible...» De telle sorte qu'à n'observer que les éléments politiques qui s'agitent au-delà des Alpes, l'unité, par l'impossibilité de toute autre combinaison aussi bien que par un entraînement mêlé de réflexion, est devenue aujourd'hui la forme inévitable de l'indépendance italienne, et il y a mieux même, selon la remarque récente d'un homme qui a dirigé la politique française, M. Thouvenel, elle est devenue, en se personnifiant dans une monarchie populaire, la seule condition d'ordre possible en Italie.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que dans cette carrière où se forme une nationalité qui a eu la France pour premier et tout-puissant auxiliaire, dont la France a été à chaque pas la gardienne, la protectrice, et dont elle reste l'alliée, ce soit la politique de la France elle-même qu'on représente comme l'obstacle immuable contre lequel vient se briser l'unité de l'Italie. — C'est l'indépendance italienne, disent magistralement ceux qui ne suivent les événements que pour les combattre, c'est l'indépendance italienne que la France est allée faire vivre par les armes et par l'appui de son influence, ce n'est point l'unité qu'elle est allée créer. L'indépendance de l'Italie est un intérêt français, l'unité est une contradiction des idées que nous avons portées au-delà des Alpes, de nos desseins et de notre histoire; c'est une diminution de puissance pour la France, et par les perspectives que laissent entrevoir ses aspirations vers Rome, c'est une menace de crise religieuse;

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c'est une nouveauté périlleuse pour l'Italie elle-même, dupe d'une illusion de grandeur, aussi bien que pour la France et l'Europe, et peu s'en faut que M. Proudhon, en bon serviteur du pape et de l'ordre public européen, n'ensevelisse sous les flots de son ironie ces pauvres libéraux français qu'il dépeint si gaillardement comme «enchaînés au caroccio de l'Italie une et indivisible.» La vérité qui éclate dans ces contradictions d'opinions excitées autour du nom de l'Italie, c'est qu'il y a en présence deux politiques: l'une qui n'eût point fait la guerre de 1859, et qui, depuis qu'elle est finie, est occupée à en combattre les conséquences en s'armant de toutes les difficultés nées d'une situation si prodigieusement nouvelle: l'autre qui a fait la guerre, et qui, après l'avoir faite, se sent évidemment liée à la renaissance d'une nation sans subordonner ses sympathies aux procédés de cette renaissance et à la forme définitive sous laquelle elle apparaît. La vérité est encore que tous ces esprits rassemblés par un lien d'hostilité contre l'unité de l'Italie, théoriciens plus ou moins déguisés de réaction, démocrates d'humeur goguenarde et rêveurs de combinaisons impossibles, qui se posent modestement en interprètes souverains de la pensée française, sont peut-être ceux qui se méprennent le plus sur le caractère de la politique de la France, sur les principes de son action et sur ses intérêts. Au fond, qu'a donc fait la France, qu'a-t-elle voulu et qu'a-t-elle pu vouloir ou permettre sans être infidèle à elle-même?

Il y a, si je ne me trompe, ici une question de responsabilité à préciser. Non sans doute, et il est bien facile de se retrancher dans ces réserves de diplomatie, la France n'a point pris sur elle, en allant au-delà des Alpes, la responsabilité directe d'une transformation de l'Italie. Elle a fait la guerre par un sentiment énergique de son intérêt propre et par un mouvement de sympathie supérieure pour une cause nationale et libérale. Elle s'est arrêtée dans la guerre là où elle a cru voir que son intérêt le plus direct s'arrêtait, et que sa sympathie allait s'engager trop avant dans une révolution de pouvoirs intérieurs déjà visible. En un mot, elle s'est retirée de la lutte, elle s'est dégagée à l'heure voulue par elle, laissant le Piémont agrandi d'une province sous sa garantie, l'Italie libre pour tout le reste, proposant ses idées sans les imposer, rentrant en quelque sorte dans le rôle d'une médiatrice en face d'un mouvement dont elle déclinait la direction, et depuis, à mesure que les événements se sont déroulés, elle a suivi le même système, caractérisant sa situation et limitant sa responsabilité par des réserves, se dégageant diplomatiquement tantôt vis-à-vis de l'Autriche, tantôt vis-à-vis de l'Italie. Lorsque la question de l'annexion de l'Italie centrale devenait plus pressante, dépassant les vues de Villafranca et de Zurich, la France disait en somme à l'Italie:

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Voilà ce que je peux permettre, l'annexion de Modène et de Parme, l'autonomie de la Toscane avec un prince élu par le pays, l'administration séparée de la Romagne sous la forme d'un vicariat exercé par le roi Victor Emmanuel. Dans ces limites, « la Sardaigne est sûre de m'avoir avec elle et derrière elle. » Dans toute autre hypothèse, l'Italie est libre, elle peut courir les hasards; mais elle ne doit compter que sur ses forces. La France revendique l'indépendance de sa politique dans des complications qu'elle n'aura pas à dénouer, puisque ses conseils auront été impuissants à les prévenir. — C'est le résumé de la dépêche que M. Thouvenel adressait le 24 février 1860 à Turin, après avoir négocié à Vienne l'inexécution du traité de Zurich.

Lorsque bientôt le royaume du midi était menacé par Garibaldi, la France faisait ce qu'elle pouvait pour détourner cette immense crise, pour sauver Naples après la Sicile perdue, pour étayer un trône qui « se fût infailliblement écroulé tout seul, » sans Garibaldi, selon une remarque récente de M. Thouvenel, et même après le dénoûment elle assistait de la présence de ses vaisseaux le roi François II jusque dans son dernier asile de Gaëte. A l'invasion soudaine de l'Ombrie et des Marches par le Piémont, elle opposait une protestation, et elle rappelait son ministre de Turin. Avant la guerre enfin, comme pendant la guerre et après la guerre, elle ne cessait de rappeler à l'Italie les engagements et les intérêts qui l'avaient conduite à Rome, et qui l'y retenaient comme la gardienne de la sécurité du Saint-Siège. Il est donc vrai que politiquement, diplomatiquement, la France est libre, et qu'à côté de chaque événement il y a une réserve, une manifestation d'irresponsabilité, même quelquefois un désaveu ou une réprobation. Quel est le véritable sens de cette série d'actes? C'est simplement de dégager l'indépendance d'action de notre politique, en faisant la part des responsabilités, en traçant une limite entre ce qui est notre œuvre, ce que nous garantissons et ce que nous ne garantissons plus; mais ce serait en même temps une étrange méprise de croire que parce que la France est sans engagement envers l'unité de l'Italie, elle n'est point liée moralement à ce vaste travail d'un peuple qui s'efforce de revivre en concentrant tous ses éléments de grandeur, qu'au-dessus de cette solidarité des faits et des procédés habilement déclinée pas à pas il n'y a point une solidarité supérieure d'idées, de tendances et d'intérêts généraux.

Elle existe au contraire, cette solidarité d'un ordre supérieur, dans l'émancipation contemporaine de l'Italie, et elle éclate partout, elle domine tout, je ne dis pas même depuis le jour où nos batailIons se précipitaient à travers les Alpes dans les plaines du Piémont et de la Lombardie,

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mais surtout assurément depuis l'heure où retentissait à Milan cette proclamation qui ne s'adressait plus ni aux Piémontais ni aux Lombards, qui parlait aux Italiens en leur disant: «Je ne viens pas ici avec un système préconçu pour déposséder les souverains ni pour vous imposer ma volonté. Mon armée ne s'occupera que de deux choses: combattre vos ennemis et maintenir l'ordre intérieur; elle ne mettra aucun obstacle à la manifestation de vos vœux légitimes. La Providence favorise quelquefois les peuples en leur donnant l'occasion de grandir tout à coup, mais c'est à la condition qu'ils sachent en profiter. Profitez donc de la fortune qui s'offre à vous!...  Unissez-vous dans un seul but, l'affranchissement de votre pays. Organisez-vous militairement, volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel. Souvenez-vous que sans discipline il n'y a pas d'armée, et, animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd'hui que soldats; demain vous serez citoyens libres d'un grand pays!» Le jour où ce langage était tenu au milieu d'une nation ébranlée par la guerre, en présence de souverainetés déjà tombées ou menacées, l'unité de l'Italie, fût-elle encore imprévue, n'était plus impossible, et la politique française, sans être asservie aux incidents, avait accepté au fond, qu'elle y songeât on qu'elle n'y songeât point, toutes les formes régulières de l'indépendance italienne. Ce qui lie la France moralement encore plus que ses réserves diplomatiques ne la dégagent, c'est la liberté intérieure qu'elle a assurée volontairement, avec préméditation, aux Italiens, qu'elle a garantie après la paix, c'est le principe de non-intervention qu'elle a proclamé en le plaçant sous la sauvegarde de son épée, en traçant la limite que l'Autriche ne pouvait franchir sans se retrouver en présence d'une armée française. M. de Cavour, avec son habile sagacité, ne s'y trompait pas: il entrevoyait bien vite ce qu'il y avait de ressources pour l'Italie dans cette situation; aussi, lorsqu'on lui demandait si en échange de la Savoie et de Nice il avait du moins obtenu de la France la garantie des annexions de la Toscane et de la Romagne, il répondait aussitôt: «Non-seulement l'annexion n'a pas été garantie par la France, mais je déclare que si cette garantie nous eût été offerte, nous l'eussions refusée. Une garantie eût comporté un contrôle, une domination de la part de la France. Il nous a paru très suffisant que cette puissance eût déclaré solennellement à l'Europe qu'elle ferait respecter en Italie le principe de non-intervention.»

Et voilà comment la France est intimement liée par un principe dont elle s'est faite la gardienne, et à l'abri duquel l'Italie a pu se transformer en un royaume unique; voilà comment, en condamnant certains procédés, en se dégageant des solidarités partielles,

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elle n'en est pas moins venue à reconnaître l'Italie comme une fille émancipée de ses œuvres. Je vais plus loin, et je me demande si cette responsabilité morale n'est pas bien autrement décisive et entraînante que les responsabilités mesurées et définies par la diplomatie. Qu'on admette un instant une conflagration en Italie, fût-elle provoquée par les Italiens eux-mêmes dans un mouvement d'irréflexion: l'Autriche retrouve la victoire et souffle sur ce rêve d'une Italie unie, le roi de Naples rentre dans son royaume, le pape à Bologne, le grand-duc de Toscane à Florence, les ducs dans leurs duchés. La Lombardie seule est habilement respectée pour désintéresser la politique française. Matériellement, diplomatiquement la parole de la France resterait intacte. Qui oserait dire cependant que ce ne serait pas une défaite pour son ascendant, pour ses idées? Qui pourrait dire que l'instinct public ne souffrirait pas, que dans cette retraite précipitée d'une cause que n'auraient pas suffi à protéger ces ombres de trente mille soldats dont M. Thouvenel parlait récemment dans le sénat il n'y aurait pas une atteinte profonde, quoique indirecte, à tous nos intérêts généraux d'influence et de grandeur? Et ici s'élève justement la raison qu'on donne comme la plus décisive, cette question des intérêts permanents, de la politique traditionnelle de la France.

C'est un thème respectable mis à la mode depuis quelque temps. Il était déjà un peu en usage lorsqu'il ne s'agissait que de l'agrandissement possible du Piémont par l'affranchissement de la Lombardie et de Venise; mais, depuis que l'unité est apparue au-delà des Alpes, il est devenu tout à fait souverain. Il a d'ailleurs une teinte diplomatique et historique qui donne de l'importance; c'est tout de suite quelque chose de s'attribuer le privilège exclusif de comprendre la grandeur morale et nationale de son pays, de parler au l’nom de la vieille politique française. — Quoi donc! la France peut elle vouloir qu'il s'élève à ses portes une puissance militaire de premier ordre, une Prusse du midi, tandis qu'il y en a une assez embarrassante au nord? Peut-elle prêter la main à cette formation d'un grand état réunissant trente millions d'hommes, ayant les lignes stratégiques les plus belles, la formidable défense des quatre forteresses occupées aujourd'hui par l'Autriche, possédant sur trois mers des côtes assez étendues pour avoir bientôt une marine nombreuse et hardie remplissant l'Adriatique et la Méditerranée? Pouvons-nous être allés au-delà des Alpes pour nous créer ce danger d'une force qu'un caprice d'ingratitude peut jeter un jour ou l'autre dans un camp ennemi? L'intérêt permanent et vital de la France s'y oppose; sa vraie politique, c'est celle de Henri IV dans ses projets de fédération, celle qu'on essayait encore un moment

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au dernier siècle par les négociations du marquis d'Argenson, — politique toujours favorable à l'indépendance italienne, il est vrai, mais toujours soigneuse aussi de maintenir la division des souverainetés. Divisée, l'Italie n'est qu'un état défensif qui nous couvre; unie, elle est une menace par sa puissance offensive, et au jour des coalitions encore possible elle devient sur notre flanc l'avant-garde des hostilités contre nous. — Je ne diminue rien, ce me semble. Qu'il y ait pour la France en Italie, comme partout, des intérêts traditionnels et permanents, je ne l'ignore pas; mais il y a une chose qu'on oublie, c'est que le roi Henri IV n'est peut-être plus sur le trône, que M. de Ghoiseul n'est plus ministre, et qu'il s'est passé un événement comme la révolution française, qui a ses conséquences dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure, qui modifie étrangement toutes les conditions de puissance morale et nationale.

Une réflexion plus sérieuse conduirait à une conception plus large de l'intérêt traditionnel de la France. C'était tout simple autrefois, au temps d'Henri IV comme au XVme siècle, — qu'il s'agît d'exclure entièrement l'Autriche ou de lutter d'influence avec elle en Italie, — que toute combinaison se fondât sur la subdivision des souverainetés. D'abord ces souverainetés existaient, ayant leur raison d'être, vigoureuses, multiples. Lorsque Henri IV, dans ses vues grandioses, méditait la fédération, la ligue, suivant le vieux mot, d'une Italie indépendante avec le pape pour chef, il y en avait quinze ou seize: c'étaient des royaumes, des duchés, des seigneuries, des républiques, — la Lombardie qu'on devait conquérir pour l'ériger en royaume avec le Piémont, les états du Saint-Siège, Florence, Mantoue, Plaisance, Venise, Gênes, Lucques, Piombino, Correggio, Final, etc. Lorsque cette tradition d'une ligue renaissait au dernier siècle dans l'esprit du marquis d'Argenson, les mêmes souverainetés existaient, quoique moins nombreuses, et il y a cent ans pas plus qu'il y a près de trois siècles, on n'avait point l'idée qu'il pût y avoir un droit supérieur à tous ces droits de princes, de ducs et de seigneurs. La fédération ou la ligue était la forme nécessaire d'organisation d'une Italie indépendante. A défaut même de cette combinaison, il était naturel encore que la France vît une condition favorable dans la division des souverainetés. C'était un moyen de balancer l'influence de l'Autriche en conquérant des trônes, et c'est ainsi que la maison de Bourbon allait régner à Parme, à Naples. Rien n'était plus simple dans un temps où la puissance d'un pays se confondait et se résumait dans l'intérêt dynastique.

En est-il de même aujourd'hui après la révolution française, qui a jeté dans la politique cet élément nouveau, le droit des peuples,

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le principe de l'indépendance des nations par leur propre souveraineté? Ce qui est invariable, ce qui est de tradition pour la France au-delà des Alpes, c'est d'éloigner, d'exclure ou de balancer la domination étrangère; ce qui se mêle désormais à cette pensée fixe, c'est l'idée d'un droit nouveau servant à vaincre cette domination et à la remplacer par un peuple. Je comprends bien qu'une Italie divisée fut un avantage tant que la politique se réduisait à un jeu d'influences qui aurait persisté au sein même d'une fédération. C'était un équilibre recherché bien plus qu'une indépendance réelle. Aujourd'hui c'est cette indépendance existant par elle-même, reposant sur des principes qui sont les nôtres, c'est cette indépendance qu'il faut créer, et c'est ce qu'exprimait M. Thouvenel lorsqu'il disait dans un moment décisif: «L'Italie pendant des siècles a été un champ ouvert à une lutte d'influence entre la France et l'Autriche. C'est ce champ qu'il faut à jamais fermer. C'est l'Italie elle-même qu'il s'agit de constituer comme un intermédiaire, comme une sorte de terrain désormais impénétrable à l'action tour à tour prédominante et toujours précaire de l'une ou l'autre de ces deux puissances.» Ce corps, impénétrable, est-ce en organisant une faiblesse toujours tentatrice qu'on le créera? N'est-ce point au contraire notre intérêt de voir grandir une vraie nation qui est une force de plus pour nous, parce qu'elle représente à nos côtés les mômes idées, parce qu'elle est liée à toute notre fortune morale? Et si l'Italie a des côtes étendues, une population maritime nombreuse, tout ce qu'il faut pour former une marine, est-ce donc un si grand mal? N'est-ce pas aussi un intérêt permanent de la France de voir se développer d'autres marines à côté de la sienne? Un des griefs de certains défenseurs de l'intérêt traditionnel contre la guerre d'Orient, c'était, je me souviens, qu'on allait follement aider l'Angleterre à détruire la marine russe. Est-ce donc un péril que la création d'une marine nouvelle? Je sais bien qu'on entrevoit les temps de conflits et les coalitions européennes où il y aurait une puissance militaire de plus. Qu'on me permette un souvenir de l'histoire. Reportez-vous un instant à l'époque où l'Europe, provoquée par une immense ambition qui rie laissait debout aucune indépendance, refluait vers nos vieilles frontières et se préparait à pénétrer jusqu'au cœur de la France. Si Napoléon, au lieu d'une Italie rattachée en partie à l'empire et distribuée pour le reste en principautés feudataires de famille, eût trouvé une Italie unie, indépendante, organisée, et liée à la France par l'intérêt évident de sa propre conservation, pensez-vous que c'eût été un danger, et qu'une armée italienne, s'avançant sur ses frontières aux revers des coalisés, n'eût pas été de quelque poids pour la défense commune? Napoléon trouva la faiblesse là où il l'avait mise.

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Il ne vit pas que, puisqu'il bouleversait tout le système ancien et les souverainetés en Italie, il devait du moins se créer une force, se donner un peuple pour allié, et une des causes de sa catastrophe est dans ce mot, d'une simplicité éloquente, de Balbo: «Il tomba par cette seule erreur de n'avoir pas fondé sa puissance, au dedans sur la liberté, au dehors sur l'indépendance des nations, c'est-à dire au dedans et au dehors sur l'attachement intéressé des peuples.» Supposez des conflagrations nouvelles éclatant aujourd'hui: le danger serait-il dans la puissance démesurée de l'Italie résultant de son unité? Ne serait-il pas bien plutôt dans tout ce qui lui manque, dans ce qu'il lui reste à faire, et dans la faiblesse d'une crise de transformation? Le quadrilatère serait-il un plus grand péril entre les mains des Italiens qu'entre les mains des Autrichiens?

Ce qui arrivera de cette création d'une puissance nouvelle dans l'avenir, nul ne peut le dire assurément, et dans tous les cas l'Italie ne serait un danger, même avec son unité, que si la France s'abaissait et s'épuisait dans la décadence; mais ce qui n'est point douteux, c'est que pour le moment, et pour longtemps encore, la France est l'alliée naturelle de l'Italie, comme l'Italie est l'alliée nécessaire delà France, et les Italiens sont trop fins pour ne pas sentir que cette alliance est la condition inévitable des deux pays au milieu de 'tout ce mouvement qui agite aujourd'hui l'Europe. Qu'on jette donc un regard sur le continent: n'aperçoit-on pas partout l'effort des peuples, des nationalités qui aspirent à vivre, et l'effort des réactions qui luttent, qui se défendent contre la puissance des idées nouvelles? L'Italie a été reconnue diplomatiquement, il est vrai; mais les principes en vertu desquels elle existe sont-ils tellement en sûreté qu'il n'y ait qu'à changer de camp, à briguer toutes les alliances? Et pour la France elle-même, qui, par son instinct, par son génie, par une nécessité morale de sa situation, est la première engagée dans ces luttes, est-il indifférent d'avoir avec elle une puissance de plus, et une puissance efficace, alliée d'idées et de forces, intéressée à la victoire définitive d'une cause qui est celle du droit nouveau?

Je comprends: ce n'est pas dans une impossibilité intérieure d'organisation que l'Italie trouve le plus grand obstacle; ce n'est pas par une raison d'équilibre de puissance que la France est intéressée à ne pas laisser s'accomplir l'unité. C'est une question religieuse qui s'élève et qui domine la question nationale. Entre les Italiens et le dernier but de leurs aspirations, il y a la souveraineté pontificale, qui ne disparaît pas comme une couronne de grand-duc. L'unité peut presser de toutes parts cette frontière diminuée des états de l'église et enlacer de ses replis le vieux patrimoine de Saint-Pierre;

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elle ne peut aller jusqu'à Rome, parce que le pape y est comme dans un dernier asile dont la France protège l'inviolabilité, et tant que le pape-roi est à Rome, revendiquant l'intégrité de sa domination temporelle, l'unité italienne, privée de son centre, flottant entre des villes rivales qui se disputent la primauté, est à la merci des incertitudes. De là cette alternative audacieusement posée par le moins politique et le plus honnête des agitateurs populaires et relevée par tous les ennemis de l'Italie comme la condamnation de l'unité: Rome ou la mort! Et cependant ni l'Italie ne peut être la mort de la papauté, ni la papauté ne peut être la mort de l'Italie aspirant à se concentrer dans son unité. Il y a une logique qui suit son cours, même quand elle semble s'arrêter ou se voiler un instant. Je ne sais ni à quelle heure ni comment les Italiens iront à Rome; ce qui est certain, c'est qu'il y a désormais dans ce vieux centre du catholicisme et dans le monde un problème inévitable: la fin du pouvoir temporel du Saint-Siège tel qu'il a existé jusqu'ici et la nécessité de trouver pour la papauté une autre forme, d'autres conditions d'indépendance.

Ce qui vient se placer à Rome entre l'Italie et le couronnement de son unité, ce n'est pas le poids d'une force vivante, c'est le poids de tout un passé et d'un avenir inconnu, et s'il y a une incertitude, elle n'est plus dans la question même, elle n'est que dans la manière de la résoudre. La fin de la vieille autorité politique du Saint-Siège, elle est écrite dans la situation qui lui est faite, dans l'impossibilité de la reconstituer ou de la raffermir, même territorialement réduite, dans toutes les anomalies de son existence contemporaine, — et une chose curieuse dont semblent ne pas s'apercevoir ceux qui croient avoir tout sauvé quand ils ont obtenu une trêve, c'est qu'au moment même où ils défendent si passionnément cette autorité, ils en constatent la décadence en invoquant la seule condition qui assure un reste de vie précaire à une ombre de pouvoir. N'est-il pas trop évident en effet que la souveraineté temporelle du pape n'existe plus par elle-même, que si l'armée française quittait Rome, la question serait résolue en un quart d'heure, comme elle était tranchée en 1859 à Bologne au départ des Autrichiens? Depuis longtemps, c'est par la force étrangère que la papauté politique est restaurée, soutenue. Qu'on lui rende, si l'on veut, l'intégrité de ses états, l'occupation devra visiblement s'étendre avec son domaine. Plus l'occupation s'étendra, plus elle constatera l'inefficacité du pouvoir temporel comme garantie d'indépendance. Qu'on suive les conséquences: si la liberté du pontife n'existe pas moins dans de telles conditions, si elle reste spirituellement entière aujourd'hui, au milieu d'un camp français, avec un territoire réduit à Rome et à la campagne romaine, c'est donc qu'elle ne tient pas

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essentiellement à la réalité du pouvoir politique, à l'étendue d'un état, qu'elle a une garantie plus sûre dans la conscience d'un pape. Et c'est ainsi que de cette situation même se dégage le double fait d'une souveraineté temporelle insuffisante à se soutenir par sa propre force, n'existant que comme une ombre autour de laquelle une armée étrangère fait sentinelle, et d'une éclipse réelle d'autorité politique qui cependant n'empêche pas l'indépendance du pontife.

Sait-on ce qui a contribué le plus à affaiblir l'idée de la souveraineté temporelle du Saint-Siège et à préparer son irrémédiable chute? C'est cette impossibilité de se réformer qu'on a fait peser sur elle, et qu'elle a semblé accepter en se retranchant dans une sorte d'immobilité transformée en dogme. Il y a un mot, un sentiment et une pensée qui ont joué un grand rôle dans les affaires contemporaines de la papauté. Ce mot, c'est: « impossible! pas de transaction! » Le sentiment est celui de son irresponsabilité même politique devant les hommes. La pensée, c'est de tout attendre moins d'une initiative prévoyante et efficace que des événements. Lorsque le pape Grégoire XVI était près de mourir après un règne qui laissait le Saint-Siège singulièrement compromis, il disait à un prêtre, M. l'abbé Bernardi, aujourd'hui grand-vicaire de l'évêché de Pignerol: «L'administration des états de l'église a besoin d'une grande réforme. J'étais trop vieux pour l'entreprendre, car il faut que celui qui corn-, menée une telle œuvre puisse la mener à bonne fin. Après moi, on élira un pape jeune; ce sera à lui de faire des choses sans lesquelles on ne peut plus marcher.» Ces paroles du vieux pape expirant étaient le programme des premiers jours du pontificat de Pie IX. L'erreur de la politique romaine, lente d'abord dans cette œuvre de réforme, souvent dépassée par l'opinion et bientôt surprise par les révolutions de 1848, fut de croire que ce qui était nécessaire avant l'orage ne l'était plus après cette douloureuse expérience, qu'on pouvait sans risque revenir à ce que Grégoire XVI avait fait, non à ce qu'il avait dit, et qu'une restauration de la papauté par les armes de la France pouvait couvrir une réaction d'absolutisme et d'immobilité. De là cette double situation du Saint-Siège et de la politique française, l'un ramené à Rome, perdant le temps le plus précieux et laissant s'accumuler les dangers par l'inaction dans la sécurité, l'autre réduite à protéger ce qu'elle n'approuvait pas et engagée dès ce moment dans cette voie sans issue où elle se débat encore aujourd'hui.

C'est peut-être, dans l'histoire des affaires politiques du Saint-Siège, le moment le plus décisif de notre temps, non-seulement par la catastrophe visible, extérieure, d'un pouvoir jeté dans l'exil et ramené par une armée étrangère volant au secours du chef du catholicisme, mais encore par le sens moral de ces événements,

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et parce que c'est l'heure où se noue en quelque sorte le drame des destinées actuelles de la papauté. Ce qui est certain, c'est que dès ce moment, sous le coup même de ce retour de fortune de 1849, la souveraineté temporelle du Saint-Siège était placée dans cette alternative de chercher dans une énergique tentative de reconstitution et de réforme une force propre, un gage de durée, ou de ne vivre indéfiniment désormais que par l'occupation étrangère, c'est-à-dire par un fait qui était la négation de son existence comme pouvoir politique, le signe sensible de sa mort lente. Je voudrais préciser cette situation de 1849 au point de vue de la France et du sens que prenait dans les esprits cette expédition qui ramenait le pape à Rome.

II y a eu évidemment dès l'origine deux interprétations et comme deux politiques. Aux yeux des uns, c'était une restauration pure et simple, sans conditions, du pouvoir temporel dans l'intégrité de ses droits et de son omnipotence; c'était une affirmation à main armée de la souveraineté temporelle dans ce qu'elle avait de plus absolu, indépendamment des circonstances et des nécessités morales du temps. Des esprits ardents et intempérants, comme M. de Montalembert, tenaient même le pape en garde contre un retour de velléités trop réformatrices. «Si on voyait Pie IX profiter si peu de l'expérience douloureuse qu'il a faite, disait M. de Montalembert, et vouloir recommencer à courir les risques de la situation où il s'est déjà trouvé, si on le voyait rétablir, non pas même la liberté de la presse, non pas même la garde civique, mais seulement le pouvoir parlementaire que le motu proprio refuse, je dis humblement, sincèrement, que la confiance, la profonde et filiale confiance que nous avons en lui, serait alarmée. L'autorité personnelle du pape actuel serait ébranlée dans l'opinion des catholiques...» Mais en même temps que disait la politique française par l'organe même du ministre qui est encore appelé aujourd'hui à conduire nos affaires avec Rome, M. Drouyn de Lhuys, au moment où l'expédition s'engageait? «On se repose sur l'assurance que des forces étrangères ramèneront le pape dans ses états; mais songe-t-on à l'avenir qu'on lui prépare en le poussant dans ces voies funestes? Les leçons de l'expérience seront-elles donc toujours perdues?...  Le respect que nous avons pour le Saint-Père ne nous permet pas d'admettre que les institutions qu'il avait données à son peuple aient été complètement annulées par les événements...  La pensée que le régime antérieur à 1846 se relèverait à Rome n'est jamais entrée dans nos prévisions ni dans nos calculs. Nous avons agi sous l'influence d'une tout autre conviction...» Et n'est-ce pas encore un ministre des affaires étrangères, d'un esprit aussi sincère qu'élevé, M. de Tocqueville,

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qui prononçait devant l'assemblée législative, après la restauration du pape, ces paroles prophétiques: « Je suis convaincu, et je ne crains pas d'apporter cette conviction à la tribune, que si le Saint-Siège n'apporte pas dans la condition des états romains, dans leurs lois, dans leurs habitudes judiciaires, administratives, des réformes considérables, s'il n'y joint pas des institutions libérales compatibles avec la condition actuelle des peuples, je suis convaincu, dis-je, que quelle que soit la force qui s'attache à cette vieille institution du pouvoir temporel des papes, quelle que soit la puissance des mains qui s'étendront d'un bout à l'autre de l'Europe pour le soutenir, ce pouvoir sera bientôt en grand péril?»

Dix ans se sont passés, l'œuvre s'est accomplie; le pouvoir temporel des papes est mort faute d'avoir rien fait. Il a attendu, et pendant ce temps 1849 a conduit à 1856, à ce congrès de Paris où la question en réalité se posait sous le voile d'une question d'occupation étrangère. Le pouvoir temporel est arrivé désarmé à 1859, au moment de la guerre. Alors les événements se précipitent, les conséquences éclatent d'elles-mêmes comme des coups de foudre; la Romagne indépendante conduit à la séparation des Marches et de l'Ombrie. L'unité de l'Italie se fait, et la question est à Rome resserrée dans ce petit territoire, grand par les souvenirs, empreint encore de la majesté du passé, mais où ne survit plus qu'un pouvoir incertain, démembré, réduit à se réfugier dans des protestations inutiles et à n'avoir d'espérances que par des catastrophes de réaction universelle.

On a souvent parlé de réformes, il est vrai; on en parle encore aujourd'hui, et il y a eu sans doute des moments où à Rome, plus que partout ailleurs en Italie, des réformes auraient pu tout au moins ajourner ou adoucir la crise; la souveraineté politique du Saint-Siège aurait pu se sauver notamment par un large système de décentralisation désintéressant le pays en laissant survivre en haut l'autorité morale du pape, réalisant ce mot dans lequel le vieux marquis Gino Capponi voyait l'unique solution d'une difficulté jusqu'ici insoluble: que le pape règne sans gouverner. C'était la solution qu'entrevoyait aussi le père Ventura. «Le pape devait être roi, disait-il, pour être indépendant; mais il ne devait pas l'être pour être effacé par la royauté. Il devait dominer tout, mais en laissant tout à sa place; il devait régner et laisser les différentes parties du pays s'administrer elles-mêmes...» Malheureusement, quand on s'est cru un moment assuré contre le péril, les réformes ont été ajournées; quand le péril A éclaté par des diminutions de territoire, on les a de même ajournées en les faisant dépendre de la réalisation de choses impossibles, et toujours au fond les réformes ont été un expédient

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encore plus qu'une pensée sérieuse. Un ministre napolitain qui était à Rome en 1859, et dont on a divulgué la correspondance, dévoilait ce système en écrivant à son gouvernement: «Le cardinal ne m'a pas caché sa pensée intime sur la valeur de ces concessions, dont il a toujours été l'adversaire, et auxquelles il ne consentirait, à toute extrémité, que pour raffermir le pouvoir du Saint-Siège ébranlé sur ses bases, pour assurer l'intégrité de ses états, et prévenir, éviter, par des concessions sans portée, celles que la force des circonstances et la dureté des temps pourraient un jour imposer au Saint-Siège.» C'est peut-être encore le système de réformes utiles que le dernier exposé des affaires de l'empire représente comme en pratique aujourd'hui à Rome. Ce système a conduit aux démembrements, à toutes les défaites matérielles du pouvoir temporel; mais il a eu en outre un résultat moral bien autrement grave: il a livré cette question de la souveraineté politique du Saint-Siège à toutes les discussions, il a provoqué la lumière et l'examen. Il a conduit les esprits à remuer tous ces problèmes de la souveraineté temporelle des papes, de sa nature et de ses origines, des fatalités de sa politique, de son caractère tout humain indépendant du dogme, de cette confusion de pouvoirs qui met la théocratie dans la vie civile, de cette fiction qui subordonne l'existence nationale d'un peuple à une nécessité de religion, et alors ce qui aurait pu vivre encore dans un demi-jour prudemment maintenu par un gouvernement habile à désarmer, à satisfaire l'opinion, est devenu impossible à la lumière de cette enquête, où la papauté politique s'est effondrée, et où il n'est resté que la papauté religieuse.

Que des réformes n'aient point été accomplies à l'heure où elles auraient pu être efficaces, que la cour de Rome, sans y prendre garde, soit allée d'elle-même au-devant du péril en prenant une attitude d'incompatibilité avec l'Italie et avec l'esprit moderne, que l'on ait laissé passer le moment des transactions, oui sans doute; mais il y a au fond une cause plus générale, supérieure, qui domine toutes les autres, dont les accidents de la crise actuelle ne sont que les faces particulières, et qui a peut-être agi d'autant plus énergiquement que la France a le premier rôle dans ces événements, et que la protection dont elle couvre le Saint-Siège est limitée par les idées dont elle est la vivante personnification. Cette cause, c'est le principe même sur lequel repose l'autorité temporelle des papes, non telle qu'elle a toujours existé, mais telle qu'elle existe aujourd'hui par l'identification absolue du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Il y a une chose dont on ne semble pas s'apercevoir, c'est que cette crise qui a éclaté tout à coup n'est que la conséquence nécessaire, inévitable, de tout un mouvement

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auquel la révolution française a communiqué une redoutable puissance.

C'est une question grande comme le monde et qui est aujourd'hui concentrée à Rome; c'est la question de la souveraineté politique de l'église. Un homme assurément fidèle au Saint-Siège, de beaucoup de candeur, mais sans illusion, un ambassadeur de France, M. de Rayneval, entrevoyait la situation périlleuse que l'action du temps avait faite à la papauté en l'isolant. «Les dernières traces des anciennes souverainetés ecclésiastiques avaient disparu de l'Europe, dit-il; nos pères, accoutumés à ce spectacle, n'y voyaient rien de singulier. Aux yeux de la génération nouvelle, un gouvernement de cette espèce, resté seul au monde, devient une anomalie.» Non seulement les souverainetés ecclésiastiques ont disparu, mais peu à peu, dans la plupart des pays, l'église a perdu ses propriétés, ses privilèges, ses juridictions, ses immixtions dans la vie civile, tout ce qui faisait d'elle une puissance publique associée en quelque sorte à la souveraineté. Il n'est resté que Rome, où a survécu sous sa forme la plus absolue le principe de la confusion des deux pouvoirs, la théocratie dans la vie politique et civile, et d'envahissement en envahissement le flot de l'esprit moderne est monté jusqu'à Rome. Or, s'il est un pays qui représente le principe opposé de la séparation des pouvoirs, de l'indépendance mutuelle de la loi civile et de la loi religieuse, qui ait résisté pour maintenir cette distinction, n'est-ce point la France? Ce principe était l'essence même du gallicanisme; la révolution française est venue lui donner une extension plus grande, plus générale, et c'est ce qui fait que de toutes les révolutions elle est la plus universelle. Elle a été la grande affirmation de l'indépendance de la vie nationale, civile, intellectuelle. Et c'est à la France, qui a fait la révolution de 17SP, qui a proclamé le droit des nations et l'indépendance de la vie civile, c'est à la France, si catholique qu'elle soit restée, que vous voulez demander de protéger ce qu'elle a détruit chez elle-même, de maintenir indéfiniment par les armes ce que ses idées et ses actes désavouent! Je ne sais en vérité ce que nous pourrions répondre aux Italiens, s'ils nous tenaient comme nation le langage que nous tient l'auteur d'un livre sur le Pouvoir temporel des papes, M. Giorgini. «Vous qui prêchez le respect du droit, dit-il, donnez donc l'exemple! Si la France est catholique, si tout ce qui afflige le saint-père l'afflige, donnez au saint-siège, qui se trouve dans des circonstances douloureuses, les consolations que vous pouvez lui donner tout de suite, facilement, parce que tout dépend de vous. — La France a des lois organiques qui vont contre le droit canonique, qui lèsent la liberté de l'église. Napoléon les fit approuver par le corps législatif;

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mais les protestations de Rome subsistent: abolissez les lois organiques. — La France possède Avignon. Le pape avait à cette possession des titres non moins clairs que ceux qu'il invoque pour les Romagnes. Le cardinal Consalvi a protesté au congrès de Vienne contre l'annexion à la France. Rendez Avignon. Ces réparations seront pour le Saint-Siège un motif d'allégresse plus grand que tout ce qui pourrait venir de nous. Quand ces actes seront accomplis, venez nous parler de nos devoirs, et nous serons prêts à vous entendre...» C'est ainsi que le pouvoir temporel périt sous l'action d'une loi dont la France elle-même est la personnification la plus éclatante. C'est ainsi que tout conduit à la nécessité d'une solution qui replace la papauté dans des conditions plus normales, où elle puisse, par une autorité religieuse plus libre, reprendre une vie nouvelle.

Et, à vrai dire, ce n'est ni la France ni l'Italie qui sont les plus intéressées à cette solution. Politiquement la France peut attendre; elle est à Rome remplissant un rôle d'honneur et de désintéressement qui n'engage point son action définitive. Elle écarte pour le moment les problèmes qui peuvent naître d'une situation nouvelle de l'église; elle laisse aux passions religieuses le temps de se calmer. L'Italie elle-même peut à la rigueur attendre encore, et en y réfléchissant, à un point de vue plus élevé et plus large, je ne sais même si c'est un intérêt bien clair, bien pressant pour les Italiens que la France quitte immédiatement Rome. N'est-il point évident en effet que l'occupation temporaire de Rome n'est qu'un des éléments de la crise actuelle? L'unité eût-elle dès ce moment son centre à Rome, la question italienne ne serait point résolue. Elle est en suspens tant que l'Autriche est à Venise. Tant que la domination étrangère est sur le Mincio, l'Italie est en présence d'un choc toujours possible, et elle se trouve dans cette condition étrange, que tout ce qui est fait est à la merci de ce qui reste à faire. Or, dans une telle condition, la présence de la France à Rome ne peut-elle pas être d'une certaine valeur? S'il y a donc une difficulté pour l'Italie, elle n'est pas de celles qui sont sans compensation; mais c'est le catholicisme surtout qui est intéressé à voir cesser une situation pénible et sans avenir, où la souveraineté du Saint-Siège s'affaisse dans les impossibilités, où l'on demande au pape des réformes qu'il aurait pu sans doute accorder d'autres fois avec fruit, qu'il ne peut plus accorder avec dignité, parce qu'il n'est plus temps, parce qu'elles ne serviraient à rien. C'est le sentiment catholique qui est intéressé désormais à voir cesser ces confusions, qui font de la papauté, de l'autorité religieuse la plus élevée, l'alliée par des considérations terrestres de toutes les réactions, l'antagoniste des nationalités renaissantes et des principes de la civilisation moderne!

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 Et si l'on répète que, pour que les pouvoirs soient séparés partout, il faut qu'ils soient unis à Rome, c'est le sentiment catholique plus encore que le sentiment libéral qui doit décliner énergiquement cette théorie spécieuse et dangereuse, dont le dernier mot est l'immobilisation d'un peuple dans un intérêt religieux, qui ne tendrait à rien moins qu'à établir au profit des catholiques une population de mainmorte.

A tout prendre, la puissance morale d'un pape n'est pas dans quelques lieues de terrain. Lorsque Napoléon disait qu'il fallait traiter le Saint-Père comme s'il avait une armée de deux cent mille hommes, ce n'était pas du souverain de quelques petits territoires qu'il parlait. Lorsque le pape à Savone ou à Fontainebleau inquiétait l'homme le plus puissant de la terre et lui résistait, il n'avait plus de souveraineté temporelle. Je ne veux pas dire assurément que ce soit une condition normale pour un pape d'être à Savone ou à Fontainebleau: mais cela prouve au moins que la puissance d'un souverain pontife est indépendante de l'étendue de son domaine et de ses droits terrestres. Le pape actuel, je le disais, a perdu la plupart de ses provinces, fondues aujourd'hui dans le royaume italien; ce qui lui reste de ses états est sous la garde d'une armée d'occupation, le Vatican n'est plus pour lui qu'une tente qui peut se replier demain: il ne s'est pas montré moins indépendant de parole comme d'action, et je ne sais s'il peut y avoir une image plus expressive des extraordinaires anomalies du moment présent que ce dialogue plusieurs fois renouvelé entre un protecteur dont la présence est le signe d'une souveraineté illusoire et un prince temporel qui n'est rien politiquement, qui ne peut rien, et qui répond avec une fermeté calme: «Le souverain pontife est engagé par serment à ne rien céder du territoire de l'église; le Saint-Père ne fera donc aucune concession de cette nature, un conclave n'aurait pas le droit d'en faire, un nouveau pontife n'en pourrait pas faire, ses successeurs de siècle en siècle ne seraient pas plus libres d'en faire.»

Réfléchissez bien: ce qui frappe dans ce spectacle caractéristique, ce n'est pas la lutte pour un territoire, ce n'est pas la résistance au nom d'une cause vaincue; c'est ce sentiment moral qui ne s'appuie sur aucune force matérielle et qui survit à l'autorité temporelle qu'il revendique. Assise sur les ruines d'une souveraineté morte, que des réformes sur les passeports ne feront pas assurément revivre, la papauté, pour le bien même du catholicisme, n'a qu'un refuge: c'est la liberté par une séparation des pouvoirs, qui n'est en fin de compte que l'application d'un des premiers principes de l'Évangile, la liberté qui rompt les solidarités funestes en affranchissant le pontificat de cette condition périlleuse où l'on voit tour à tour la subordination de l'intérêt religieux à des considérations politiques

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et la subordination de la vie politique d'un peuple à un intérêt religieux, où l'on a pu se demander plus d'une fois si le pape, en se taisant sur la Pologne, ne ménageait pas un protecteur politique, et si, en se faisant l'allié de l'empereur d'Autriche en Italie, il ne cherchait pas à s'assurer une défense. C'est une nouveauté sans doute, et de telles nouveautés étonnent, inquiètent quelquefois, sont pleines de conséquences qui touchent à tout, dont on n'entrevoit même pas toutes les suites. L'n pape moins Italien, sans l'attache d'un pouvoir politique, devient plus universel, plus libre moralement vis-à-vis de toutes les puissances terrestres. C'est tout un ordre de changements possibles dans l'organisation de l'église, dans les rapports entre le pouvoir religieux et l'état; mais, à n'observer que le monde contemporain, la liberté, là où elle a régné, n'a-t-elle pas été plus favorable au sentiment religieux que tous les despotismes? Le clergé français actuel est né sous la loi de la séparation des pouvoirs, de la situation très nouvelle qui lui a été. faite au commencement de ce siècle: il est probablement aujourd'hui dans son ensemble le plus éclairé, le plus pur, même le plus indépendant. Et puis si c'est une nécessité qu'on ne peut plus élu(1er! On pourrait répondre par un mot que Joseph de Maistre disait un jour dans d'autres circonstances, et qui pourrait s'appliquer ù tout ce qui s'est fait en Italie: «Si c'est un mal, il aurait fallu y penser plus tôt.»

Ainsi donc, qu'on ne s'y trompe pas quelques trêves qui surviennent momentanément entre les opinions et dans la marche des choses, il y a une loi qui s'accomplit. Ce qu'on nomme l'indépendance de l'Italie, c'est désormais l'unité; c'est la substitution de la nation italienne aux autonomies, dont l'histoire est achevée. Cette unité, dans son application, peut se combiner avec l'élément local, laisser aux anciennes provinces la liberté de leurs intérêts et de leurs traditions, de leur administration par un régime largement décentralisateur, et ce système n'en est plus même à se produire: c'est celui qui tendait à subdiviser le royaume en régions formant tout un ensemble de groupes concentriques; mais au-dessus il y a l'unité politique, il y a l'Italie embrassant toutes ces régions et les enlaçant du lien national. C'est cela qui est l'œuvre de ces quatre années et qui s'appelle l'indépendance italienne. — Ce qu'on nomme d'un autre côté l'indépendance du pape, ce n'est plus la souveraineté temporelle telle qu'elle a existé. Cette indépendance, dans sa garantie extérieure, peut prendre telle ou telle forme; ce n'est plus l'état ecclésiastique. Au fond, le problème est moralement résolu, et si Rome est encore séparée de l'Italie, c'est, comme on l'a dit, par une suspension du droit des Romains;

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mais en même temps, entre les résultats accomplis déjà et les conséquences qui restent à réaliser, il y a une question de conduite qui n'échappait pas à M. de Cavour le jour où, avec son esprit hardi et prévoyant, il fixait le but et les moyens d'y arriver en se donnant de l'espace. «J'ai affirmé et j'affirme encore, disait-il, que Rome, Rome seule, doit être la capitale de l'Italie; mais ici commencent les difficultés. Il faut que nous allions à Rome, mais à ces deux conditions: que ce soit de concert avec la France, et que la grande masse des catholiques en Italie et ailleurs ne voie pas dans la réunion de Rome au reste de l'Italie le signal de l'asservissement de l'église. Il faut, en d'autres termes, que nous allions à Rome sans que l'indépendance du souverain pontife en soit diminuée...» Et quand on pressait M. de Cavour, quand on lui demandait une date, il répliquait: «Dites-moi ce que seront l'Italie et l'Europe dans six mois, et je vous répondrai,» c'est-à-dire que, le principe de Rome capitale de l'Italie une fois proclamé, il en subordonnait la réalisation aux circonstances générales, au temps, à l'action morale. Lorsque Garibaldi et ses partisans tentaient de brusquer la solution par violence, ils ne voyaient pas que non-seulement ils allaient se briser contre une susceptibilité militaire de la France, mais encore qu'ils risquaient les destinées de l'Italie sur un de ces mots de joueur qui veulent dire la ruine plutôt que l'attente, — qu'en faisant de la possession immédiate de Rome une condition de vie ou de mort pour l'unité, ils encourageaient les espérances des ennemis de cette unité, et leur montraient le point à défendre à outrance. Il y a pour l'Italie une manière plus sûre, plus infaillible d'aller à Rome, comme le remarque un Italien, c'est d'organiser son administration, de discipliner son armée, de créer ses finances, de relever son crédit, de développer le travail; c'est de montrer à l'église que la liberté qu'elle lui promet n'est pas un mot, et d'agir sur l'Europe libérale par le spectacle d'un peuple prouvant sa vie par le mouvement.

L'Italie, sans être à l'abri des crises et des incertitudes, est assez avancée déjà pour que ses malheurs disparaissent un peu dans sa vie nouvelle, et tandis que jour par jour elle se dégage du passé, voici un autre peuple qui se lève avec l'héroïsme d'un désespoir viril, seul, sans armes, n'ayant d'autre bouclier que son patriotisme et son courage, soutenant depuis un mois la lutte la plus émouvante contre une puissance qu'on a crue colossale, et qui semble ne plus l'être que par les barbaries qui se commettent en son nom. On ne les traite plus déjà heureusement de révolutionnaires, ces insurgés polonais qui disaient récemment à un Français allant de Saint-Pétersbourg à Paris, arrêté par eux et passant dans leur camp:

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«Allez dire en France que nous ne sommes ni des communistes ni des partageux, que nous sommes des malheureux qui demandent leur patrie!» Il y a des casuistes subtils qui ont l'œil assez fin pour faire des distinctions et qui changent d'opinion selon qu'ils se tournent au nord ou au midi, vers l'Italie ou vers la Pologne. Dans toute âme vraiment libérale, ces causes se rejoignent, et la plus touchante est toujours celle qui souffre le plus. Elles sont sœurs, et l'Italie, toute jeune encore, serait déjà trop diplomate et trop avisée, si elle oubliait que ce sont ses affaires aussi qui se débattent en Pologne, que l'alliance de la Russie ne vaut pas le principe au nom duquel elle vit, et que la liberté italienne a trop à faire encore pour mettre une sourdine quand il s'agit de la liberté et de l'indépendance des autres peuples. Pour nous, ce qui nous frappe et ce qui nous touche dans ces causes, c'est d'abord qu'elles sont justes, que ce sont les causes du sang versé, des droits violés, des nations qui veulent vivre, mais en outre c'est qu'à leur succès se lie la cause de la liberté intérieure, de la sécurité morale en Europe. Savez-vous ce qui fait de ces réveils de peuples des causes essentiellement libérales? C'est qu'ils portent le dernier coup à ce faisceau d'absolutisme qui s'est toujours recomposé au nord, qui a vécu d'une complicité d'oppression, et qui a réagi quelquefois sur la France elle-même. Quant à la France, en aidant, selon les moments, de ses sympathies, de ses vœux ou de son action, à cet affranchissement des nations, elle travaille plus qu'on ne pense à sa propre liberté, et elle y trouve sûrement la garantie durable de sa puissance morale.

CHARLES DE MAZADE.







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