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LETTRES

NAPOLITAINES

PAR

LE MARQUIS P. C. ULLOA

PRESIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES DE SA MAJESTY LE ROI DES DEUX-SICILES.
Troisieme edition etrangere
BRUXELLES
H. GOEMAERE, IMPRIMEUR EDITEUR
RUE DE LA MONTAGNE, 52

1864

(2)

LA JUSTICE 130
LES JUGEMENTS 141
L'ÉDUCATION 149
LA LITTÉRATURE 159
LE COMMERCE 167
LES FINANCES 177
LES FINANCES 185
LA DETTE PUBLIQUE 190
LA MORALE 201
LA RELIGION 209
LA POLITIQUE 220
LA RESTAURATION 230
L'AVENIR 246

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LA JUSTICE.

A M. BERRTER.

Monsieur,

Comment le gouvernement militaire a-t-il traité les lois napolitaines? Notre code civil n'est conservé que provisoirement. Le parlement avait décidé que les provinces méridionales continueraient d'être régies par ce code général. Or, une circulaire du garde-des-sceaux vient de prescrire la célébration des mariages non-catholiques, nouvelle insulte aux convictions religieuses et nouvelle violation de la loi. La loi de l'enregistrement pèse, avec son injuste fiscalité, sur les procès de peu d'importance, qui regardent particulièrement le peuple. On est obligé de payer, pour la même créance, quatre fois la taxe, depuis une sentence de condamnation jusqu'à l'expropriation. On a déjà élaboré, dit-on, le code général, le code de commerce, et l'on va prochainement les présenter à la législature: on assure que tous ces codes ne sont qu'un amalgame des lois napolitaines, piémontaises et léopoldines. Mais on a aboli immédiatement dans le royaume no lois pénales; car les lois pénales sont étroitement liées à l'ordre public, et constituent, par conséquent, la force du pouvoir. Les barbares qui inondèrent L'Italie, à la chute de l'empire romain, ne s'y prirent pas autrement. On avait permis à la Toscane, qui avait voté l'annexion, de se régir d'après ses lois, et on priva de ses codes le royaume de Naples, qui ne s'était que soumis, disait-on, à l'unification. Sous le prétexte de l'unité italienne, au lieu d'appliquer les lois pénales napolitaines aux autres parties de la péninsule, qui s'en seraient, sans doute, bien trouvées, on imposa à Naples les lois piémontaises.

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C'est que la dictature subalpine prenait plaisir à étouffer et à détruire tout ce qu'il pouvait y avoir de gloire et de richesse intellectuelle dans le royaume.

Cependant le code piémontais n'est que le code de l'empire de 1810, moins quelques dispositions et la confiscation. Pas de distinction entre la récidive et la réitération, pas de gradation dans la complicité; toute la rigueur d'un pouvoir soupçonneux pour les attentats contre l'État et pour le respect dû aux autorités; la peine de mort prodiguée comme dans son modèle. Je me borne à vous citer une disposition. L'auteur d'une tentative quelconque et non acceptée de conspiration, dans le bût de changer la forme du gouvernement, est puni de la réclusion, et cette peine peut encore s'étendre aux travaux forcés, selon la gravité des circonstances.

Parmi les peines figure encore l'exposition; parmi les crimes, l'inceste, que les lois napolitaines avaient su comprendre dans les dispostions générales, et le suicide, dont la peine retombe sur les héritiers. Lès dispositions testamentaires du coupable sont déclarées nulles, et, si le crime n'a été que tenté, le coupable peut être enfermé trois ans. Il ne faut pas oublier qu'en Piémont la loi Albertine de 1851 abolit le supplice de la roue et la peine de mort pour les vols simples, les flétrissures, les tenailles et la confiscation. Ainsi, l'homicide volontaire, dans le code piémontais, est encore puni des travaux forcés à perpétuité, même lorsqu'il est accompagné de circonstances atténuantes. Dans les lois criminelles, on aime à trouver la garantie de l'intérêt public et de l'intérêt particulier, et ces deux intérêts équilibrés et dûment satisfaits. Or, dans la législation sarde publiée en 1859, on ne trouve pas cet équilibre exigé par la justice et l'humanité. C'est surtout le soupçon et la jalousie du pouvoir qui y percent à chaque ligne.

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On n'a qu'à lire les dispositions sur la conspiration, sur la résistance à la force et à l'autorité publique pour s'en convaincre. En investissant l'autorité d'un droit terrible, celui de la répression par les armes, la loi napolitaine ne permettait à la force publique l'emploi des armes que dans le case violences; le code piémontais punit d'an emprisonnement fie six jours à cinq ans l'homicide commis, dans l'exercice de la force publique, par excès de vivacité. La loi napolitaine n'était indulgente, pour le révélateur, que lorsque ses aveux avaient précédé les poursuites, et pouvaient se prendre pour un témoignage de repentir. Le code piémontais accorde son indulgence (l'exemption de la peine) à tout accusé qui a dénoncé et fait découvrir un coupable. C'est favoriser d'une manière immorale la délation. À ce code Àlbertin, on a uni le code militaire sarde, qui est d'une sévérité draconienne. On a aboli la peine de la baguette; maison lie les soldats à des poteaux, et on les condamne au pain et à l'eau: dans tous les corps de garde, on voit suspendues des chaînes de différente dimension. Les lois d'instruction criminelle ont doté le royaume de Naples du jury, ce qui peut avoir mérité l'approbation de ceux qui préfèrent le jury à la magistrature. Mais, par le temps de troubles qui court, les jurés ont-ils été plus humains et plus indépendants?

Ce que l'homme équitable et vertueux, disait Erskine, doit demander au Très-Haut avec le plus d'instance, c'est que la justice humaine soit pure, élevée, bienfaisante comme la justice céleste.» Or, la justice piémontaise s'est tout d'abord présentée, au royaume de Naples, la hache du licteur à la main. Le système de masquer une usurpation, en se servant des magistrats comme des formes établies d'un État pour introduire une domination nouvelle, est une artifice politique très ancien.

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La nouvelle administration devait donc marcher, si tant est qu'elle le pût, sur les traces de la précédente. Le mécanisme du gouvernement nouveau ne pouvait se construire qu'avec les ressorts brisés et dispersés de l'ancien. Mais on aima mieux recourir à des instruments, dont la révolution seule connaissait la force et la portée. Tous les agents révolutionnaires, tous ces hommes du lendemain qui attendent patiemment le succès, s'agitaient, sollicitaient, ayant tous des suppliques à la main avec force assurances de dévouement. Dans ce foyer d'intrigues incessantes on n'eut ni le temps ni la volonté d'un triage éclairé. Tandis que les bons magistrats peuvent quelquefois rendre tolérables des lois mauvaises, le gouvernement piémontais, qui se proposait de réformer et de moraliser l'ancienne magistrature, l'a désorganisée en y introduisant des hommes ignorants et inconnus, dont le seul mérite était d'avoir conspiré contre l'ancien gouvernement et d'avoir subi des condamnations politiques. Les intrigues venant au secours des ambitions, on fit placée l'avidité impatiente de milliers de solliciteurs; la magistrature se vit envahie par toutes les jeunes et vaniteuses excroissances de la révolution. Les anciens magistrats furent tous confondus dans la même réprobation; très peu, et la plupart sous le patronage de quelque comité, réussirent à conserver leur emploi. Cent cinquante magistrats, sur quatre ou cinq cents, furent écartés par la seule épuration du 6 avril 4362, et c'était la troisième! Et, pourtant, le parlement italien prétend toujours que ce sont les débris de l'ancienne magistrature qui compromettent la justice. Ne la-trouve-ton pas encore assez servi le?

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La magistrature nouvelle prêta naturellement son appui au pouvoir: les magistrats furent chargés, non pas de juger, mais de défendre le gouvernement contre les sentiments du peuplé et contre les entreprises des partis; toutes les rigueurs devaient tomber sur les vaincus. Ces nouveaux magistrats se laissent, chaque jour, surprendre en flagrant délit d'oubli de leurs serments; on les trouve toujours prodigues de ces vexations inutiles et honteuses qui excitent contre un gouvernement soupçonneux plus de haine encore que les rigueurs. On a osé accuser l'ancienne magistrature de n'être pas restée impassible au milieu des événements et de ne s'être pas scrupuleusement renfermée dans ses attributions. Les magistrats créés par la révolution se glorifient de n'être pas les juges de tous, sans distinction d'opinion, et ce n'est qu'aux voleurs et aux meurtriers qu'ils veulent inspirer une pleine confiance dans leurs arrêts.

Ne croyez pas que la nouvelle magistrature pèche jamais par excès de pitié envers un accusé, et soit portée à énerver la justice à force de philanthropie; ne croyez pas qu'elle livre jamais sans défense l'État et les personnes aux attentats du crime puissant et impuni! On dirait, au contraire, qu'elle regrette de n'avoir plus à sa disposition les pénalités iniques et les supplices atroces du passé. Il n'est pas rare que des procureurs généraux se plaignent de ne pouvoir demander que des peines trop légères à leurs yeux. Que dirait-on, en France, d'un accusateur public qui, comme M. Tramontano, dans son réquisitoire contre le colonel Cosenza, avertirait les jurés que les procès politiques sont des exceptions et qu'il faut les juger moins en magistrats qu'en partisans?

On a eu d'ailleurs un exemple à jamais mémorable de l'indépendance Se cette magistrature.

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La Cour de Cassation de Naples, après l'échauffourée d'Àspromonte, dépouilla de leur compétence les tribunaux des Calabres sur un télégramme du ministère de Turin, télégramme qu'on osa même mentionner dans le réquisitoire de l'avocat-général et dans l'arrêt. Dans le procès de la princesse Sciarra, on déclara que son innocence ne devait être relevée que dans les débats.

Le lieutenant-général militaire se mêle aussi de justice: ainsi, dans le procès du colonel Cosenza, M. Lamarmora recommanda à la Cour de soigner la procédure, car le colonel devait, sans aucun doute, être condamné. Ce sont là des avertissements toujours bien compris; car ces juges, à qui on a conféré l'inamovibilité, ne doivent jouir de ce privilège qu'au bout de trois ans: or, l'application de la loi ne date que de 1862.

Que dire du code d'instruction criminelle? La faculté accordée par les lois napolitaines, de mettre un prévenu en liberté provisoire a été restreinte par le Code pié-montais et presque toujours retirée en matière poli tique. Le juge, autrefois, devait immédiatement procéder à l'interrogatoire d'un prévenu: le Code sarde dispense le magistrat de ce devoir, en cas de flagrant délit; dans tous les autres cas, il peut ajourner cette formalité, à la seule condition de mentionner la cause du retard. Autrefois, on ne pouvait refuser la faculté de visiter les prévenus après leur interrogatoire: aujourd'hui, elle dépend du bon plaisir d'un procureur du roi ou d'un juge d'instruction. Pour obtenir cette faveur les parents et les défenseurs doivent attendre la notification de l'acte d'accusation, notification qui est ajournée parfois jusqu'à quinze mois. Les avocats du barreau napolitain ont signé en pure perte une protestation énergique, rappelant que les prévenus ont pour eux la présomption de l'innocence.

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Les chambres d'accusation, dont la mission est de garantir l'intérêt individuel, le compromettent toujours quand il s'agit d'imputations politiques, et déclinent toute responsabilité. Être prévenu c'est, à leurs yeux, être coupable.

Elles laissent aux assises le soin et le danger de l'acquittement. C'est ainsi que s'interprète le vœu de la loi (même de la loi piémontaise): que la détention préventive soit aussi brève que possible. Les jugements de mise en accusation ne sont que la justification de la police. Il n'y a pas un exemple de magistrat qui ne préfère la fortune à l'indépendance et à la justice. La Cour de Santa-Maria ne mit en liberté près de trois cents individus, emprisonnés arbitrairement et dès le principe déclarés innocents par les témoins, qu'après leur avoir fait subir une longue détention. Elle n'avait que ce moyen d'éviter le reproche d'indulgence, et peut-être le courroux du pouvoir. L'opinion publique... Il n'en est jamais question. Une Cour a refusé de reconnaître un décret de grâce, signé par François II, lorsqu'il était encore sur le Vulturne: notez que le crime avait été commis sur le territoire occupé par les troupes napolitaines, et que la grâce n'avait été accordée que par cela seul que la juridiction des magistrats était interdite, le reste du territoire se trouvant au pouvoir de l'ennemi. La Cour s'appuya sur ce considérant: que le roi étant sorti de Naples, il était déchu de ses droits de souverain. Et les prévenus, après une longue détention, furent condamnés.

Ces magistrats peureux et indécis ne se soucient nullement de hâter et d'assurer le cours de la justice: ainsi, le président de la Cour de Naples, M. Jacques Tofano, supposant que la lenteur apportée dans les jugements était la cause de sa destitution, reconnut, dans une justification imprimée, que cette accusation était fondée, mais en s'en glorifiant comme d'un acte de prudence patriotique de sa part.

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Car, forcé, disait-il, de libérer, faute de preuves, une foule de détenus, il avait pensé qu'une telle conduite rendrait la situation du royaume plus grave et plus dangereuse, au moment où l'insurrection venait d'éclater... Justification digne de Carrier ou de Lebon! Ce type de magistrat annexionniste prenait le masque de la justice, plus odieux mille fois que le mépris effronté de l'opinion. Heureux les opprimés, qui, après une détention raisonnable, sont renvoyés aux assises: les autres pourrissent dans les prisons, au milieu de tout ce que, les grandes villes produisent de plus corrompu et immonde.

Combien de milliers de prévenus ont été jetés en prison sans prévention et sans procès! Ils n'avaient commis d'autre crime que celui de haïr leurs oppresseurs et de soupirer après le jour de la délivrance; après tout, est-il étonnant qu'une annexion imposée par la force soit exécrée par les hommes qui voient leur patrie asservie et dépouillée, les campagnes, les villes mises à feu et à sang et les exécutions sommaires à l'ordre du jour? Mais les usurpateurs, sous l'impression des craintes qui suivent toujours les nouvelles conquêtes, ne se préoccupent que de leur sécurité. Ils ne croient pouvoir la garantir que par l'exil et l'emprisonnement de tous ceux qui excitent leurs soupçons. Des gens de bien, souvent même des membres distingués de l'aristocratie, ont été enfermés avec les malfaiteurs les plus infâmes; quantité d'hommes distingués par leur position sociale, leur fortune, leur savoir; des prêtres, d'une grande piété, ont été emprisonnés et, confondus avec les voleurs et les assassins. Le duc de Popoli, seulement, fut assez heureux pour sortir après cinq jours de détention et il eut assez de prudence et de mépris pour ne pas marchander son droit de s'exiler. Les détenus sont assujettis à des traitements inouïs.

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Il ne leur est pas permis d'écrire ou de recevoir des lettres, ni de s'approcher des grilles; leurs parents et leurs avocats ne peuvent que très rarement les visiter, en présence des geôliers. Il n'y aurait qu'à lire le règlement des prisons pour se convaincre que le Spielberg a été calomnié. Les gardiens, d'ailleurs, sont presque tous Piémontais. Au fait, pourquoi le$ détenus seraient-ils mieux traités que lès soldats?

Le doute est-il possible, Monsieur, après la séance mémorable du parlement britannique, dans laquelle des orateurs ont signalé à l'indignation de l'Europe la tyrannie et les atrocités piémontaises dans le royaume de Naples; après le témoignage d'un personnage aussi noble et généreux que lord Henry Lennox, qui affirmait sur son honneur ce qu'il avait vu par lui-même en parcourant L'Italie? N'a-t-il pas flétri, devant le peuple anglais et devant l'Europe, l'état des prisons napolitaines et dénoncé le nombre de prisonniers détenus depuis dix-huit mois et même deux ans, sans connaître le crime qui leur est imputé, sans avoir été interrogés, à tel point qu'ils ont même cessé de se plaindre? Plusieurs étaient des gentilshommes courbés sous. le poids des années ou se traînant sur des béquilles. Lord Lennox a vu les prévenus politiques pèle-mêle avec les condamnés pour crimes atroces, avec les condamnés à mort; ceux-ci confondus avec des officiers de la garde nationale, des endettés, des prêtres, des évêques; des hommes distingués pat leur naissance et leur éducation traînant la chaîne de forçat et liés aux brigands condamnés pour vol et pour meurtre; des volontaires garibaldiens, car on avait bien accepté leur concours pour allumer l'incendie, mais on n'a plus voulu d'eux pour l'éteindre; des femmes accusées de sympathies politiques, enfermées avec d'ignobles prostituées, la lie des carrefours; trois demoiselles, que les plus dures natures auraient épargnées, condamnées à vivre dans un pareil milieu.

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Ah! l'âme généreuse de l'Anglais dut alors être assaillie par le triste souvenir des jeunes filles de Taunton! Et cependant 'quelle différence! Les jeunes Anglaises du dix-septième siècle offrirent un étendard a Montmouth, un moment triomphant dans sa rébellion, au lieu que les jeunes Napolitaines du dix-neuvième siècle ont suspendu à une fenêtre un drap de lit qu'on a aussitôt transformé en drapeau bourbonnien! Les Anglaises expièrent leur faute dans une prison où sévissait une maladie contagieuse, et finirent par payer une rançon; mais les Napolitaines sont demeurées longtemps au sein de cette contagion de l'âme, et n'en sont peut-être sorties que flétries à jamais par un pareil contact.

Le philanthrope anglais, ce digne compatriote d'Howard, vit entasser, dans des prisons disposées primitivement pour cinq ou six cents détenus, douze ou treize cents prisonniers. Ces malheureux, tressaillant d'aise comme à la vue d'une divinité tutélaire, l'assaillirent de cris lamentables, de prières, de supplications désespérées, demandant, non pas la liberté, mais des juges et un jugement. Ils se pressaient autour de lui, les. yeux injectés de sang, les bras tendus, implorant son patronage. Leurs vêtements usés tombaient en haillons et couvraient à peine leur nudité. Et toutes ces créatures humaines étaient condamnées à se nourrir d'un pain noir qu'on n'aurait pas jeté aux chiens et qui ne cédait pas même sous la pression du pied. Le noble lord put constater que leur état de malpropreté repoussante, l'air vicié qu'ils respiraient, et leur nourriture malsaine avaient fait éclater le typhus: aussi compara-t-il ce triste et hideux spectacle à l'Enfer du Dante, et ces malheureux aux damnés qui n'avaient que Paroles de douleur et hurlements de rage!

Que n'eût il pas dit en visitant les prisons des provinces, celles de Cosenza, de Potenza, de Catanzaro, où les détenus sont amoncelés sans paille, sans couvertures; où, dans la dernière de ces villes,

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deux cent quatre-vingts prisonniers ont été atteints du typhus en 1862; en voyant, à Foggia, les prisonniers entassés (faute de local) dans des maisons de bois, étroites et infectes; les prisons d'Avellino encombrées de vieillards, le femmes, d'enfants étendus sur la dure, parce que leurs pères, leurs fils, leurs maris combattent parmi les insurgés; le fort de Mer, à Brindisi, regorgeant de détenus d'honnête condition, au milieu des murailles qui suent l'humidité et la mort, et ceux qu'on croit dangereux garrottés à des poteaux? Que n'eût-il pas dit, en attendant les cris lamentables des prévenus frappés par les geôliers ou les gardes nationaux...? Il y en eut un, à Ni sida, qu'on avait lié à la grille d'une fenêtre par une chaîne qui retenait ses mains et ses pieds. Tous ces détenus sont maigres et jaunes, et répandent dans leurs cachots une atmosphère de puanteur et de peste qui peut les venger de leurs juges, mais aussi empoisonner d'un moment à l'autre des villes innocentes. Lord Lennox n'a pu partager l'indifférence qu'affectent les dominateurs de Naples, et à laquelle ils veulent habituer la société. Ah! que son ardent amour de la justice et de l'humanité ne l'a-t-il conduit dans les entrailles de la terre, dans les anciens caveaux des églises de quelques localités de la Basilicate, où l'on descend les détenus, là où jadis on descendait les cadavres! A la vue de ces souffrances inconnues aux négres transportés du Congo au Brésil, il se serait écrié que sur le sol napolitain, jadis l'Éden de L'Italie, il y a maintenant quelque chose de pire que l'Enfer du Dante!

Albano, le 11 août 1865.

LES JUGEMENTS.

A M. BERRTER.

Monsieur

Une fois l'annexion accomplie, il n'y eut plus de liberté individuelle à Naples. On emprisonna sans plainte, sans procès, sans mandat de l'autorité judiciaire. La délation devint un métier

patriotiquement

autorisé. H suffit du caprice d'un mouchard, d'un garde national, d'un camorriste, du premier venu qui s'en arrogeait le droit parce qu'il en avait le pouvoir, pour faire arrêter des gens dont le seul crime était de se plaindre de l'asservissement de la patrie. Vous vouliez vous venger d'une demande repoussée, d'un procès perdu, de quelque réprimande encourue pour dérèglement de mœurs: vous dénonciez! C'est ainsi que plusieurs prêtres furent arrêtés dans les provinces, que l'ancien procureur-général François Morelli se vit assailli dans la rue de Tolède et traîné en prison. Quiconque était resté fidèle à lavieille foi, se trouva dans le même péril et eut à redouter le même sort. Le prince d'Ottojano, Joseph de Medici, dut endurer quatre mois d'emprisonnement et faire émjgrer son fils, avant qu'on ne le comblât d'honneurs pour son éclatante apostasie. Complice impitoyable du pouvoir absolu, il avait oublié son ancienne complicité pour s'en épargner les remords. Ce sont des accommodements de conscience qui n'honorent personne, ni ceux qui les provoquent» ni ceux qui en assument la responsabilité. A Naples. néanmoins, une telle conduite n'a pas toujours été une garantie.

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Que penserait la France, que penserait l'Angleterre de ces violations brutales de la liberté individuelle, qui peut seule contribuer à la sécurité et, par conséquent, au bonheur des habitants? Que doivent dire les Anglais, eux si attachés à cette loi de l'habeas corpus qu'ils considèrent comme le frein le plus puissant que la législation ait jamais imposé à la tyrannie? Et cependant la crainte des emprisonnements arbitraires était telle que personne n'osait plus se diriger de Naples vers l'État pontifical, sans prendre la voie de Livourne ou de Marseille. Au retour, ces précautions ne suffisaient même pas. Un préfet, M. Pascal Mirabella, revenant de Marseille après six mois d'exil volontaire, se vit arrêté, dès qu'il eut décliné son nom, et fût enfermé pour seize-mois.

L'inviolabilité du domicile n'a pas été respectée davantage. Les gardes nationaux, les camorristes, la jeunesse des écoles s'arrogèrent le droit d'envahir les maisons des suspects. Du 1er janvier à la fin de mars 1862, on fit 1,511 visites domiciliaires dans la seule ville de Naples. On traînait les citoyens en prison,, en les maltraitant sans pitié. On a vu un carabinier à cheval conduire un malheureux lié par le cou et incapable de suivre le trot de la monture; des détenu entassés sur une charrette où on transportait deux religieux pèle-mêle avec des voleurs. Un jour, le peuple dût s'ameuter pour soustraire un prisonnier aux brutalités d'un gendarme, qui l'avait attaché à la queue de son cheval. Les autorités ne donnent pas meilleur exemple; le questeur (préfet de police) M. d'Amore, blessa lui-même du bout de son revolver un certain Tancredi, qui refusait de s'avouer coupable de complot bourbonnien. Ce préfet, magistrat sorti de la révolution, n'ambitionne qu'une gloire: il l'a déjà obtenue.

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Les officiers qui avaient combattu sur le Vulturne et le Garigliano, malgré les capitulations de Capoue, de Messine et de Gaëte, au lieu de se voir incorporés dans les rangs de la nouvelle armée ou admis à une retraite honorable, ont été arrêtés, pendant la nuit, dans leur paisible domicile, entassés sur un navire et transportés à Gènes, puis à Alexandrie. On n'a jamais daigné leur faire connaître la cause de leur arrestation, le magistrat qui s'avait ordonnée, ni la sentence qui les vouait à cet ostracisme arbitraire. Ceux qui, fidèles à leur serment, avaient combattu jusqu'à la dernière heure, ont été ' arrêtés à leur retour à Naples, après la chute de Gaëte, et déportés à l'Ile pauvre et aride de Ponza. Il y a plus: on envoya des bâtiments à Civita Vecchia, prendre les officiers qui, s'étant réfugiés avec leur division sur le territoire romain, avaient été plus tard admis à jouir de la capitulation de Gaëte, au prix de la cession de Messine et de Civitella del Tronto. A leur arrivée, on les conduisit, ignominieusement escortés, dans les forts de Naples, et, après dix-sept jours de détention, on les envoya à Ponza, où se trouvaient déjà leurs malheureux compagnons d'armes.

Les Bourbons, Monsieur, donnèrent l'exemple d'une conduite bien autrement loyale, en 1815, car alors tous les grades de l'armée vaincue furent reconnus. Nos officiers invoquent en Tain leur capitulation: on redoute l'élément napolitain, et on veut récompenser l'élément piémontais. Plusieurs de ces infortunés sont aujourd'hui relégués dans leur pays natal, où l'absence les avait fait oublier, ou dans des places fortes où ils manquent de tout. En rentrant dans leurs foyers, les soldats ont été insultés, maltraités, emprisonnés, tantôt par les anti-bourbonniens, tantôt par les autorités elles-mêmes; heureux ceux qui ont pu prendre la fuite!

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Trois ans de domination piémontaise se sont déjà écoulés» et les arrestations arbitraires n'ont pas cessé. On ose même justifier ces attentats; on vous dit qu'il y aurait ignorance, rigorisme à vouloir les condamner d'après des règles qui ne peuvent être observées que dans des temps où l'ordre est rétabli... Qu'un peuple qui veut assurer sa liberté doit se prévaloir de tout ce qui peut tendre à ce but, etc. Ce sont là les maximes des hommes du pouvoir, et surtout du préfet de police de Naples. Et ces hommes, qui s'écartent, à chaque instant, des formes prescrites par la loi et de toute règle de justice et de morale, se vantent d'avoir soustrait le peuple à l'ancienne tyrannie!

Le gouvernement piémontais ne s'est jamais fait scrupule de violer le secret des lettres. Que de fois des carabiniers postés derrière les grilles du bureau ont arrêté ceux qui venaient réclamer une lettre suspecte, une lettre de Malte, de Marseille, surtout de Rome, dans laquelle on avait trouvé quelque phrase amphibologique, l'expression d'espérances de familles ou seulement d'un vœu! Le procès contre le duc de Cajaniello n'eut pas d'autre cause: il est vrai qu'on fut contraint de reconnaître son innocence, après une détention de huit mois. Le procès du marquis Spaventa avait commencé par une lettre énigmatique surprise sur un paysan, lorsqu'une lettre surprise à la poste avait déjà mis la police aux aguets. Après une longue détention et un jugement solennel, sinon impartial, il fallut aussi se résigner à l'acquittement. Des faits analogues se sont produits dans un grand nombre de localités. Parfois, on a fait écrire des lettres par des agents provocateurs, pour avoir des réponses à faire figurer comme pièces de conviction. Tout cela est si vrai que le cabinet de Turin, accusé de la violation du secret des lettres confiées à l'administration, ne se défendit qu'en refusant à la Chambre la présentation des documents.

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Et c'était ce même cabinet, qui se disait entravé, dans la répression de l'insurrection napolitaine, par son respect de la légalité et des garanties constitutionnelles! C'est ainsi, Monsieur, que sans compter le nombre des détenus dans les prisons militaires (elles sont encombrées), la population des prisons civiles a été parfois de plus de 50,000, chiffre qui ne fut jamais atteint par le passé, en comptant tous les prisonniers ordinaires et politiques écroués en cinq ans. Dans le budget de l'année courante on a demandé une augmentation de fonds pour les prisons, en portant le chiffre des prisonniers pour toute L'Italie à 32,023. Mais un député du parlement italien, en prenant comme moyenne la moitié de 2,400 prisonniers de Salerne, a porté le nombre des détenus, pour les seules provinces-méridionales, à 23,000 (1). Les lenteurs des jugements y doivent contribuer encore. Dans la seule province de Salerne, en 1862, sur 1,800 prévenus, il n'en fut jugé que 100. Une lettre d'un général piémontais, publiée par les journaux, annonçait que les prisons de la province de Basilicate regorgeaient de gens dont la justice ne savait que faire, leur inscription sur le registre d'écrou

n'étant accompagnée d'aucun procès-verbal, constatant le motif de leur arrestation.

Et quelle garantie trouvent les accusés dans les magistrats, dans le jury? Aucun prisonnier accusé d'un crime politique ne peu! attendre d'eux un jugement impartial. Les vainqueurs ne doivent jamais être appelés à prononcer sur le sort des vaincus, à plus forte raison de ceux qui n'ont pas pris part à la lutte. Or, les magistrats sortis de l'urne dictatoriale ou de l'urne ministérielle de Turin annoncent, à peine assis, le sort de l'accusé.

(1) Lord Cochrane, dans un ouvrage sous presse, évalue le nombre des détenus dans les prisons napolitaines au chiffre effrayant de quatre-vingt

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Les jurés ont les yeux fixés sur le président: le président est Jupiter qui dirige tout d'un signe de tête. La rédaction des listes des jurés est souvent contrôlée par les autorités administratives, qui usent sans honte de tous les avantages que la lettre de la loi donne au gouvernement. La liste des jurés est dressée, chaque année, par des syndics nommés par le gouvernement; mais les préfets peuvent y ajouter ou y retrancher. A l'époque de la session, une commission administrative prend, sur cette liste, un nom par chaque série de quatre cents inscrits; le préfet et le conseil provincial, parcourent cette nouvelle liste et ont chacun le droit de rayer un quart des noms. Enfin, on tire au sort trente noms, parmi lesquels le ministère public peut en récuser huit, de même que l'accusé. H ne peut résulter de toutes ces radiations qu'un jury obéissant, zélé et nullement scrupuleux dans les procès politiques. En général, les jurés sont des hommes de parti, choisis arbitrairement par des préfets dévoués au gouvernement et à leur propre fortune. Sachant qu'ils vont se confondre de nouveau dans la multitude ils ne sont retenus par aucune honte, par aucune responsabilité, suivent sans scrupule la direction de magistrats ou les inspirations du parti et s'empressent,, ou par passion politique ou par crainte égoïste, de justifier toutes les oppressions du pouvoir. C'est devant ces jurés passés au crible de plusieurs radiations administratives, que sont traînés les accusés politiques sur le sort desquels ils doivent prononcer par un oui ou un non, sans être obligés de justifier leurs décisions. Les assises, en province, ont jugé 50 et même 100 accusés à la fois, et le jury a dû répondre a 7,500 questions dans une seule cause! Et combien de faux témoins ne comparaissent-ils devant ce jury pour obtenir le pardon ou la faveur du pouvoir!

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Combien d'autres faits lamentables aurait enregistré votre criminaliste Béranger, s'il eut pu connaître les verdicts du jury napolitain!

Les condamnés n'obtiennent que des regrets universels, pieux et secret hommage rendu à la vertu ou au malheur; mais les jugements restent toujours ce qu'ils sont: la passion sans la vérité et la force sans le devoir. Est-ce un magistrat consciencieux qui a~condamné le comte de Christen aux galères? Le chevalier Gabriel Quattromani, aveugle et plus que sexagénaire, avait confié. à la princesse Sciarra, partant pour Rome, des lettres cachetées, dont deux exprimaient chiffres des vœux et des espérances qu'on ne pouvait qualifier de coupables qu'avec beaucoup de bonne volonté. Le vieillard, traîné devant les assises, avouait avoir remis des lettres, mais niait les deux lettres incriminées, qu'il lui était impossible, a lui aveugle, d'avoir vu mettre dans le même paquet. Or, la princesse fut acquittée et l'illustre littérateur fut condamné à dix ans de réclusion. Ah! si une ancienne Cour criminelle eut raisonné ce jugement! Mais le jury ne prononce que sur son honneur et sa conscience. Talents oratoires, logique, passion, tout est inutile. Votre mâle raison, Monsieur, la hauteur de votre intelligence, l'inépuisable verve et le prestige de votre éloquence échoueraient devant de pareils magistrats; vous ne pourriez pas même leur dire:frappe, mais écoute.

Peut-être est-il plus juste de s'en prendre aux temps qu'aux hommes: l'abaissement des caractères suit toujours de près les troubles civils.

Devant cette justice populaire, sont traînés parfois des accusés qui dominent leurs juges de toute la hauteur de leur dignité, et qui repoussent tout moyen de défense comme indigne de leur position d'opprimés; ils se laissent accuser de conspiration, convaincre et condamner sur des motifs si frivoles que l'esprit de parti et de chicane en a souvent rougi.

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La plupart sont des martyrs obscurs, qui ne songent pas à se faire un mérite de leur dévouement, qui savent que, quand même le jury rendrait un verdict de non-culpabilité, la prison les attend toujours. On n'a pas abrogé, que je sache, l'ordonnance de R. Gonforti, autrefois ministre de Garibaldi, et maintenant président de Cour de Cassation, qui prescrit aux gouverneurs des provinces de retenir sous les verroux ceux que les magistrats auront déclarés innocents; on doit attendre le bon plaisir de la police. En Angleterre, en France, en Belgique, partout, le plus pauvre ouvrier, le paysan attaché à sa charrue jouit, sous l'égide de la loi, d'une entière liberté; envoyé aux assises, il est sûr d'y comparaître dans trois mois et de recouvrer immédiatement sa liberté, si on l'acquitte. A Naples, sous le gouvernement italien, des hommes distingués par leur nom, leur fortune, leur savoir, par les fonctions publiques qu'ils ont exercées, sont arrachés de leur domicile, tantôt exilés, tantôt jetés en prison et si, par exception, leur innocence est proclamée par les ma gistrats, on les laisse pourrir indéfiniment dans leur cachot. Le peuple a le sentiment profond de la justice; il la sent vivante et lumineuse dans sa conscience, cette justice absolue comme Dieu même; le gouvernement moralisateur, lui seul, ne la tient pas pour nécessaire à la société civile. Il n'a fait que substituer la justice privée à la justice publique, et pas un acte de clémence jusqu'à présent! Ah! que je me sens pris-, d'admiration pour cette vieille barbarie que le gouvernement de Turin a voulu faire disparaître!...

Albano, le 18 septembre 1863.

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L'ÉDUCATION.

À M. GUIZOT, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

Monsieur,

Il n'est permis à aucun pays de séparer complètement ses destinées littéraires de ses destinées politiques. Les vicissitudes cruelles, quelle royaume de Na pies a traversées pendant plus d'un demi-siècle, y ont toujours mis la pensée à une sérieuse et solennelle épreuve. Au commencement de ce siècle, l'œil le moins exercé eut pu voir que le génie et la science n'avaient pas survécu à l'état de choses qui leur avait donné naissance. Les grands hommes, dont le talent avait répandu tant d'éclat sur le royaume, au dix-huitièmes siècle, et qui avaient été formés dans des jours fortunés, n'avaient point laissé d'héritiers. Néanmoins, sous la conquête française, on pouvait encore apercevoir des restes de grandeur, de splendides débris, de magnifiques ruines, comme les murs noircis d'un édifice que la flamme a consumé. Peu après, les hommes les plus versés dans, les sciences et les lettres se proposèrent de relever ce que la tourmente avait abattu. La littérature née de cette tentative et qui, dans le principe, avait montré plus d'esprit et d'habileté que de dignité et de patriotisme, mit bientôt au-dessus du pouvoir la souveraineté de l'indépendance, de la justice et de la raison: si elle avait perdu en profondeur, elle avait gagné en étendue et en superficie. Sous la Restauration, cette littérature tendit à créer l'aristocratie de l'intelligence.

Les âmes se retrempaient par le retour vers les idées sévères de nationalité, de monarchie et de morale qui s'opéra de toutes parts.

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Tout semblait facile alors, tant il y avait d'union dans les esprits et de bonheur dans les circonstances! C'était la restauration moderne d'un temple antique.

La révolution de 4820 provoqua un débordement d'activité intellectuelle et l'apparition d'une foule d'écrits brûlants; mais peu à peu, le mouvement intellectuel reprit sa marche interrompue et l'esprit de ta restauration put renaître. Le gouvernement y contribua en réorganisant les lycées, en autorisant des sociétés littéraires, de sciences, de médecine, de droit, d'agriculture; en créant des centres d'instruction et de civilisation dans les provinces, des écoles pour l'instruction de l'enfance, des collèges pour initier l'adolescence à la littérature. Il y avait l'Université pour dispenser l'enseignement supérieur et l'Académie royale pour couronner les travaux. En 1830, le retour à toutes les inspirations généreuses fut manifeste et de nobles efforts furent tentés à la fois dans toutes les branches du savoir: les sciences physiques et naturelles, l'histoire, la jurisprudence, l'économie politique, les sciences morales. Les circonstances étant favorables, ce mouvement s'étendit depuis, avec une modération qui était le meilleur présage de sa durée.

Mais les derniers filets de ces sources si vives et si abondantes ne vont-ils pas encore se perdre dans le sable? L'activité intellectuelle qui a survécu dans le royaume à bien des déceptions, résisté à toutes les rivalités, défié les entraînements passagers de la gloire militaire et les perturbations civiles, pourra-t-elle survivre à la ruine de la monarchie et à la perte de l'indépendance nationale?

Il est dans la nature même d'une révolution d'entraver le progrès des lumières; les crises politiques sont aux lettres et aux sciences ce qu'un orage est à l'atmosphère.

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Il n'y a que la paix, pour développer la somme d'intelligence d'un peuple, parce que la littérature subit toujours l'influence des passions, des actions, des plaisirs et des douleurs de ceux qui la cultivent. Ceux qui disent que les temps d'émotions politiques produisent les œuvres éminentes et originales, confondent les lettres et les arts avec le génie qui se fraye une route à travers tous les obstacles d'une époque. Dante, éprouvé par la persécution, l'exil et la pauvreté; Mil-ton, courbé par les souffrances, triste et aveugle, purent méditer des chants sublimes et saints, au milieu des effervescences politiques de leur époque, comme ils l'auraient fait dans des temps parfaitement calmes. Mais la pensée, qui craint le bruit des armes et le conflit des luttes civile, ne déploie guère ses ailes lors de l'ébranlement de la société. Quelle splendeur les littératures anglaise et française eurent-elles perdant la révolution? En temps de crise sociale, les écrivains ne songent pas à réclamer du public une attention absorbée tout entière par les événements, et qui leur serait refusée à coup sûr. Une génération, qui subit une révolution, est presque toujours insensible à la gloire des lettres. En Angleterre, par exemple, le règne de Charles II fut stérile, et les beaux modèles ne se produisirent que sous la reine Anne. La révolution passée, le calme rétabli, l'espérance renaît et les esprits peuvent revenir à leurs anciens travaux et aux paisibles préoccupations du passé. C'est ainsi que la littérature fleurit de nouveau, en France, sous la Restauration.

La littérature, presque toujours responsable des perturbations sociales, travaille, au moment de la restauration, à modifier les idées et à purifier les sentiments: la raison et la science réparent alors les ravages auxquels elles ont contribué. La plupart des écrivains ont à faire oublier les excès où ils se sont précipités par entraînement.

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Ce sont eux alors qui commandent la réserve à la philosophie, à l'histoire, à l'économie politique et surtout aux œuvres d'imagination. Mais quand une perturbation sociale affaiblit le sentiment moral d'un peuple sous le coup d'une transformation profonde, quand un peuple perd son individualité, les lettres ne peuvent devenir un art libéral, comme au temps d'Auguste. Elles demeurent étrangères aux intérêts de la politique et de l'État. Les savants seront nécessairement relégués loin des intérêts actifs de la vie, ils n'auront plus la passion du bien public par l'espoir d'y contribuer. Ce sera alors la littérature de l'Irlande et de la Pologne. Cette dernière n'a vécu, pendant près d'un siècle, que sur la terre étrangère. On comptera de brillantes individualités; mais il n'y aura plus d'aspiration vers l'avenir, parce qu'on ne pourra plus donner d'impulsion à la régénération du pays. On ne s'exposera plus pour mériter l'estime générale, car la faveur publique ne sera plus là pour encourager de tels, efforts; on ne songera plus aux gloires du passé. L'esprit national est en rapport direct avec la vivacité des souvenirs nationaux. Les institutions civiles détruites, la civilisation, qui est aussi un produit du sol, doit d'ailleurs s'arrêter. L'indépendance de la pensée une fois compromise, l'harmonie de la littérature avec les sentiments du peuple sera, rompue et on ne pourra plus confondre, comme au seizième siècle, la littérature avec la civilisation et il sera impossible de la populariser dans les classes inférieures.

C'est ce qui se passe déjà dans les Deux-Siciles.

On espérait que le gouvernement italien, qui se posait en réformateur, s'efforcerait de ramener les institutions napolitaines à leur splendeur première et encouragerait le mouvement intellectuel...

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C'était bien mal connaître les desseins de l'absorption piémontaise. La situation des hommes de lettres devint aussi fausse que celle des hommes politiques; on entendit bientôt leur bizarre concert de louanges exaltées et de critiques amères, dans une partie de L'Italie plus adulatrice encore que la Grèce. Mais l'encens qu'ils prodiguaient au nouveau régime, et les malédictions dont ils accablaient le pouvoir déchu, ne devaient pas les sauver!

La politique des prudents, depuis Auguste jusqu'à nos jours, a toujours été de déguiser des actes de vigueur sous des formes populaires; la politique du Piémont a été toute contraire. Il se dit que, pour assouplir les volontés, il fallait détruire, et il se mit à l'œuvre avec la précipitation d'un pouvoir qui craint de ne pas durer, avec l'irréflexion et la brusquerie du sectaire, non avec la prudence du législateur. Il ne tint compte ni des exigences du passé, ni des faits, ni des résistances. Il jugea tout un passé avec une fatuité inconcevable, et ne fit grâce à rien. On commença par supprimer l'Académie royale de Naples, dont faisait partie cette Académie d'Herculanum qui avait su, par son immense érudition, forcer l'antiquité à nous révéler tous ses secrets ensevelis sous la cendre et la lave, puis l'Académie royale, à laquelle les meilleurs écrivains d'Europe étaient fiers d'appartenir. On dispersa même l'Université de Naples, (ondée par Frédéric II de Sonabe à une époque de ténèbres; on y supprima, entre autres chaires, celle de théologie, on destitua brutalement plusieurs professeurs. Des hommes remarquables par leur savoir furent remplacés par d'autres, qui n'avaient d'autre mérite que celui d'avoir été conspirateurs ou exilés et qui cumulèrent plusieurs chaires pour doubler leurs appointements.

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Plusieurs sont en même temps députés au parlement et professeurs! La jeunesse a réclamé et s'est même soulevée en vain, comme on l'a vu à Palerme, contre un pareil état de choses. Les Universités sont à peu près désertées par les. professeurs et profanées par les étudiants: ainsi, celle de Naples, qui comptait, en 1861 et 1862,9,595 étudiants, n'a délivré en 1865 que trois inscriptions, bien que la xloi permette de se présenter sans inscriptions préalables.

Peu après, on abolit l'Institut des Beaux-Arts sur le seul ordre d'un proconsul piémontais. On nomma un nouveau Directeur du Musée des Beaux-Arts, un patricien qui fit briser les modèles des fameux chevaux de Canova, parce qu'ils représentaient deux rois de la maison de Bourbon! Au lieu d'un de ces anachorètes de l'érudition pris dans l'Académie d'Herculanum, on nomma Directeur des musées nationaux le romancier Alexandre Dumas, qui s'installa dans un palais royal, trancha du prince, eut des équipages et une meute, et reçut la mission de diriger les fouilles de Pompéie en même temps que la publication d'un ouvrage archéologique! Nous avons été témoins de la destruction de l'Académie; nous ne tarderons pas à voir déserts et dépouillés ces musées, où le monde venait admirer les restes de l'ancienne civilisation. Les Napolitains, placés au milieu des trésors enfouis de la civilisation grecque et romaine, ont toujours étudié l'antique avec ardeur, et surtout les monuments de Pompéie et d'Herculanum. Plus on a fouillé notre sol, plus on en a exhumé de chefs-d'œuvre: le gouvernement des Bourbons n'avait cessé d'encourager ces recherches, et Naples, dès le dix-huitième siècle, était un foyer de lumières archéologiques pour le reste de l'Europe. De nos jours, Pompéie se ressent de l'invasion et de l'annexion.

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Un conseiller de la Lieutenance piémontaise y a dérobé, en partant, des statuettes de bronze; le gouvernement y a fait détacher une admirable peinture pour la transporter à Turin. Une statuts, découverte à Pœstum, a pris la route du. Nord; quantité d'objets précieux ont été offerts à de hauts personnages, souvent même sans le consentement du gouvernement. Un personnage étranger s'est approprié les antiquités trouvées dans des fouilles exécutées à Cumes, par son ordre; un autre étranger a loué les terrains voisins du chemin de fer, et y fait fouiller pour son propre compte. Le gouvernement, qui permet ces profanations, ferme aussi les yeux sur certaines jongleries pour le moins assez singulières. Ainsi, tout dernièrement, on a répandu le bruit de la découverte d'une tasse d'or très remarquable; puis, il a bien fallu avouer que cette trouvaille avait été combinée par un directeur ambitieux d'accord avec un artiste. Sans les murmures du peuple, on aurait emporté à Turin les portes de bronze du Château-Neuf, ce chef-d'œuvre du quinzième siècle.

Le passé ne doit plus revivre; mais au moins, quel sera l'avenir? Toutes les illusions à cet égard se sont évanouies. Le Piémont a repris le système de la conquête espagnole. On a désorganisé le Collège militaire, fondation de Ferdinand IV, transformée en 4811 en école polytechnique et où la jeunesse venait de toutes les parties de L'Italie étudier l'art militaire; l'École militaire de Maddaloni a été dissoute; le collège civil, qui y était établi depuis plus d'un demi-siècle a été abandonné. En 1862, il y avait quinze professeurs et deux élèves. Les parents aiment mieux voir leurs enfants en proie à l'ignorance qu'au vice. Turin, il est vrai, envoya, un jour, un inspecteur des études à Napies, et M. Lavia, qui devait réorganiser les collèges, s'empressa de leur imposer... ses institutions et ses livres.

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Les collèges, tenus par les Ordres religieux, disparurent tout à coup avec ces Ordres. Telle a été, entre autres, la destinée du collège et des écoles des Jésuites où se conservaient les belles traditions de l'éducation classique. Le gouvernement n'a eu garde de respecter le Collège de Marine, ancienne institution de Charles III, pépinière d'officiers si distingués qu'ils ont combattu avec honneur à côté des Espagnols, des Français et des Anglais. L'école des Ponts et Chaussées, établissement scientifique qui n'a jamais eu son pareil en Italie, est menacée: on a déjà suspendu, depuis trois ans, les examens d'admission. Beaucoup d'instituts privés (et il y en avait un grand nombre) on dû fermer leurs portes: l'émigration des familles aisées et les troubles incessants de la ville leur ont porté un coup fatal. L'enseignement privé (dans lequel le gouvernement n'avait autrefois aucune immixtion) est aujourd'hui rendu impossible.

La licence ne tardera pas à produire un de ses effets ordinaires: la dégradation morale des femmes. A l'époque où tous les intérêts sociaux recevaient une protection également éclairée et féconde, l'éducation des femmes, à Naples, était particulièrement soignée, et peut-être plus cultivée, proportion gardée, que celle des hommes. Plusieurs napolitaines se distinguèrent dans les lettres et surtout dans la poésie, toujours si sympathique aux femmes. Leur vie s'écoulait dans la pratique des devoirs sérieux de la famille et dans les travaux littéraires, sans envie, sans vanité. Qu'est devenue, depuis, cette éducation des femmes, si essentielle à toute société? Les deux pensionnats royaux de jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie ont reçu un coup terrible, le jour où des gendarmes sont venus en expulser les institutrices, parce que les pensionnaires avaient brisé un buste du roi Victor-Emmanuel!

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Plusieurs élèves ont été chassées, d'autres retirées par leurs parents. Les autres instituts de demoiselles sont presque tous fermés ou déserts. Les écoles primaires et secondaires n'ont pu se soutenir, faute de fonds, et vous n'en trouverez pas une dans toutes les communes du royaume. L'Asile d'enfance et l'établissement des Orphelines du choléra, entretenus par les subventions de la noblesse, n'existent plus. La révolution, qui a promis avec tant de fracas une foule de créations, n'a encore mis la main à l'œuvre que pour détruire.

C'est ainsi que le gouvernement de Turin, sous prétexte de faire reverdir l'arbre, a mis la cognée aux racines. Que dirait-on, en France d'un régime qui abolirait l'Institut, l'École polytechnique, l'École de Saint-Cyr, sans les remplacer? Que dirait-on, en Angleterre, si on voyait-fermer les Universités d'Oxford et de Cambridge? Eh bien, tous les établissements littéraires du royaume de Naples ont été sacrifiés au Piémont, qui est la Béotie italienne! Qu'arrivera-t-il, quand le temps des vengeances politiques sera passé, quand, au lieu de démolir, on songera (si jamais on y songe!) à reconstruire? S'il est vrai qu'il s'opère, au sein des sociétés, des changements graduels et presque imperceptibles, qui affectent le bonheur d'un pays d'une manière bien plus puissante que les révolutions politiques, que doit-on attendre de cette démolition, qui a touché précipitamment et témérairement à tous les intérêts du présent et de l'avenir?

Aussi, voyez les résultats I Depuis trois ans, il n'y a plus de littérature dans le royaume de Naples, pas même une qui ait l'humiliante prétention de soutenir le nouveau régime. Si le ciel eût continué à protéger les progrès de l'esprit humain dans toutes ses directions et n'eût pas aveuglé les hommes,

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les opinions, réformatrices sans violence, modérées sans arbitraire, libres sans licence, eussent fondé et légué à la postérité une œuvre solide et lumineuse: au lieu de cela, la révolution et la conquête ont jonché le sol de ruines. En trois ans, on n'a publié à Naples que des brochures, la plupart sans importance, misérable indice de l'effervescence des esprits, œuvres de folliculaires qui ne savent rien pardonner au malheur, aigres polémiques qui ne passionnent pas même les contemporains! On dirait que l'intelligence, en proie à trop d'orages, et au milieu de tant et de si rapides vicissitudes, a perdu toute sa clarté, et se tient à l'écart pour échapper aux influences du temps et au ravage des idées dominantes. Pas d'ouvrages sérieux, pas d'œuvres d'imagination, pas même d'hymnes à la louange des nouveaux dominateurs!

La source de l'invention dans les arts semble tarie, comme si les artistes avaient brisé leur ciseau, leur palette et leur lyre enchanteresse. En pouvait-il être autrement, puisqu'il n'y a plus de Cour pour protéger les Beaux-Arts et pour féconder le talent, comme par le passé? En trois ans, on n'a vu éclore à Naples (ni même en Italie) aucune œuvre digne des couronnes de la renommée. Toute une pléiade d'artistes s'est éclipsée comme par enchantement, depuis l'émigration des patriciens qui l'accueillaient dans leurs salons et de la Cour qui fécondait ses inspirations..

Rome,15 juin 1862.

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LA LITTÉRATURE.

A M. GUIZOT.

Monsieur,

Il est impossible de méconnaître l'influence de la littérature sur les esprits. Or, il s'opère dans le royaume de Naples, un renversement total d'idées morales, il y a déjà toute une révolution accomplie dans les âmes. La littérature ne peut être que mauvaise, quand elle n'est plus la sauvegarde des mœurs qui l'inspirent. Car, les mœurs se reproduisant partout dans les lettres, la littérature ne puise ses beautés durables que dans la morale la plus délicate. Tant d'événements accomplis en peu de temps par la force, tant de sentiments généreux devenus objet de moquerie et de mépris, tant de crimes absous par le succès doivent la corrompre et l'affaiblir. Elle vise depuis trois ans, à devenir licencieuse.

Les époques de conflagrations politiques, favorables peut-être à l'historien et à l'observateur philosophique, ne le sont point, à mon avis, aux auteurs dramatiques. Le théâtre se lie à tous les événements qui constituent la vie sociale, et les écrivains ont toujours proclamé que le théâtre est un moyen d'influence sur les mœurs. Les démocrates convièrent, de tout temps, le. peuple aux représentations scéniques. Le dix-huitième siècle s'est attaché les classes inférieures par le théâtre, au commencement du siècle, en lui donnant des spectacles gratuits; la populace de Naples allait devenir celle des Césars. Ce ne fut que plus tard qu'on s'interdit ce moyen de popularité. Le Napolitain a toujours aimé le théâtre à la folie.

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Mais à Naples, sous un ciel riant qui enveloppe les objets de si splendides clartés, où l'air du soir est embaumé de parfums, où tout est harmonie, il faut au théâtre des couleurs brillantes, naïves, gracieuses, des œuvres élégantes. Le drame a besoin de rester intimement uni à la religion: le théâtre n'a d'existence populaire qu'à la condition de reproduire la foi du peuple.

Or, l'invasion, qui s'annonçait comme venant moraliser les Napolitains, encouragea, dès le principe, le dévergondage des théâtres. Ceux qui plaçaient la conscience dans le dévouement au pouvoir, firent représenter des drames pleins d'allusions politiques, dont le public révolutionnaire avait le secret, et des portraits qu'on se faisait une joie puérile de reconnaître. La démagogie appelant toujours le peuple aux représentations scéniques, on donna des drames égrillards qui gavaient d'autre mérite qu'une scandaleuse immoralité. Les artistes corrompaient les spectateurs, et les spectateurs les artistes. Bientôt après, le fanatisme et l'incrédulité enseignèrent au peuple que la religion ne saurait être qu'une infirmité de l'âme. Le catholicisme fut assailli, par tous les talons rouges de la dramaturgie révolutionnaire, de sarcasmes cyniques dont Diderot lui-même aurait souri de mépris et de dégoût. C'étaient les cardinaux, c'était le Pape, c'étaient les martyrs et les saints qu'on traînait sur les tréteaux. Le mérite de ces sortes d'ouvrages n'est d'ordinaire que dans la malignité; mais ils servaient à répandre le matérialisme dans les rangs du peuple, à faire la guerre à Rome. Ne laissa-t-on pas la populace de Londres brûler l'effigie du Pape? Pourquoi la populace de L'Italie resterait-elle au-dessous de la populace anglaise?

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Cependant, la licence des représentations pouvant éloigner du théâtre les honnêtes gens, le gouvernement permit de colporter, dans les rues et dans les lieux publics, les livres les plus obscènes et les pins immondes. Le gendre dramatique, créé pour une société où la masse des individus ne lit pas, perd tous les jours de son influence et de sa popularité par la diffusion des lumières. La presse vint donc en aide aux drames licencieux et irréligieux. Des crieurs publics vendent dans les rues d'abominables pamphlets; d'ignobles et repoussantes gravures sont étalées aux devantures des magasins. On déverse le ridicule sur tout ce qui est digne de respect; sur le malheur même. Il y a toujours de la noblesse, pour un gouvernement, à ne pas laisser insulter un adversaire tombé; mais ce gouvernement, né d'une conquête dont la rapidité a paru tenir du prodige, si impitoyable quand il sévit contre tout regret du passé, laisse, depuis trois ans, imprimer et circuler ces infamies. On avait pompeusement promis de relever la condition morale et intellectuelle du peuple napolitain; au lieu de cela, on a corrompu les mœurs publiques et privées et mis obstacle au progrès des lumières.

Ce qui se passe à Naples a peu de retentissement en Europe: la presse et la télégraphie privée, si longtemps complices de la conspiration piémontaise et qui faussèrent autrefois l'opinion de l'Europe sur la vraie situation du royaume, ont maintenant adopté la complicité du silence. On a prôné les inappréciables bienfaits qui devaient indemniser les Deux-Siciles de la spoliation, des ruines et du sang répandu: c'étaient l'unité et la grandeur de L'Italie, la prospérité et la liberté, la liberté de la pensée et de la presse avant tout. Or, ceux-là même qui ont proclamé la liberté ont constitué l'arbitraire.

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La liberté n'a été accordée que pour assurer le triomphe et le despotisme d'une seule opinion. Le nouveau pouvoir a créé des journaux qui l'encensent, flattent le succès et accablent les vaincus de leurs satires, métier de valets qui, selon le Piémont, s'appelle œuvre de patriotisme!

Au moment même où tant d'atteintes portées au cœur de la nation causaient une douleur profonde et générale, quelques esprits d'une trempe, pi us vigoureuse n'avaient pas désespéré, sinon d'affranchir, au moins d'améliorer le sort du pays. Et comme dans les États, la force d'impulsion et tle résistance est au centre, c'est dans la capitale qu'ils fondèrent des journaux. Las de leur silence et honteux de ne vivre que pour eux-mêmes, ils se proposèrent de limiter leur opposition à déplorer ou à défendre. Ce n'est pas que, même à notre époque d'affaissement des consciences et d'ingratitude politique, on ne rencontre ça et là des nobles cœurs et de courageux écrivains, mais ils croient préparer de loin les esprits en ne soutenant pas ouvertement la cause populaire. Le pouvoir actuel ne veut pardonner au talent que s'il abdique son indépendance: il a trop besoin d'inspirer la crainte pour tolérer en aucune manière la liberté de la pensée. Il ne veut que des écrivains assouplis qui se placent sous sa direction, qui recherchent son patronage, qui sentent le besoin de flatter, de ramper. On ne doit pas même respirer l'orgueil de l'opprimé: ce serait le bruit sourd du flot qui annonce la tempête. Les journaux légitimistes, ou supposés tels, étaient donc les seuls dangereux, parce qu'eux seuls parlaient au peuple; aussi les rédacteurs et les gérants se virent-ils bientôt appelés devant les magistrats, condamnés à des amendes énormes, emprisonnés. La presse ne peut pas mettre le doigt sur les plaies du pays.

Cependant, Monsieur, le pouvoir ne tarda guère à se passer de ces simulacres de justice.

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On supprima arbitrairement quelques journaux et l'on incarcéra les gérants sans aucun mandat judiciaire. Bien plus, on déchaîna sur les imprimeries des hordes de sicaires, de sbires, de camorristes et d'étudiants, qui brisèrent les presses, assaillirent les ouvriers et mirent le feu aux journaux. C'est ainsi qu'ont succombé, en peu de temps,

Il Corriere délia Domenica, la Gazzetta del mezzodi, la Stampa méridionale, l'Aurora, l'Araldo cattolico, l'Equattore, le Veridico, le Vesuvio, le Napoli, le Ciabattino, la Croce rossa, la Settimana...

Vingt-sept journaux. Si les séquestres de la justice et les émeutes organisées par le pouvoir respectèrent le Torino, le Macchiavelli, la Tragicommedia les rédacteurs n'en furent pas moins intimidés au moyen de lettres anonymes ou par des menaces insolemment jetées dans les rues par quelque bravo. Il va sans dire que leurs plaintes sont toujours repoussées et qu'il leur arrive parfois de payer une amende et d'aller en prison pour des articles dont l'émeute a déjà fait justice!

Croiriez-vous que M. Ottavio Tupputi, général commandant de la garde nationale, a écrit au procureur-général pour lui imposer de redoubler de sévérité contre les journaux de l'opposition!

Il aurait fallu un courage à toute épreuve et une persévérance surhumaine pour continuer à. lutter contre les séquestres, les amendes, les emprisonnements et les guets-apens. Les imprimeurs s'arrogeaient d'ailleurs le droit de refuser leur presse si on ne leur soumettait préalablement les articles! Comment donc la presse eût-elle pu dévoiler les misères et l'oppression du pays, bâillonnée comme elle Tétait? Si on entend parfois les cris étouffés d'un peuple trahi, c'est grâce à la presse républicaine! Le gouvernement de Turin la respecte et, tout en la combattant, voit en elle une garantie de la révolution.

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L'unité italienne étant d'origine républicaine, il y a amnistie réciproque. Partout, dans la péninsule, il en est de même: la violence d'un côté, l'indulgence de l'autre: on a peur du passé, on est insouciant de l'avenir. La presse étrangère est, en général, ou mal renseignée ou complice, rarement par pur intérêt politique.

Dans les révolutions précédentes, Monsieur, le royaume avait été cruellement éprouvé, mais il n'avait pas perdu son activité intellectuelle. Les événements qui signalèrent les premières années de ce siècle, la conquête qui avait préféré détruire au lieu de réformer, le bouleversement politique de 1830 devaient naturellement réagir et causer un profond découragement. Mais, quelque grande qu'ait été sur l'état des lettres la portée de pareils événements, elles ne furent pas atteintes dans leurs principes essentiels. Aujourd'hui, après la perte de la patrie, la destruction des institutions et l'engourdissement de l'esprit public, attendons-nous à la paralysie et à la mort. Le pays n'est pas dépourvu d'hommes qui pensent, observent, méditent et connaissent tous les secrets de l'art d'écrire; mais ces hommes se sont retirés de la scène après le dernier bouleversement. Un jour viendra, où la lassitude et le dégoût succéderont à la fièvre actuelle, et vaincus et vainqueurs en éprouveront également les effets., Après la destruction de l'indépendance et des institutions nationales, la jeunesse, qui reviendra de ses égarements, se trouvera broyée par la révolution avec laquelle elle aura joué. Fût-elle encore ardente et studieuse, où trouvera-t-elle un enseignement, des encouragements, des exemples? Quelle place tiendra-t-elle dans la famille des écrivains italiens? Cette jeunesse dont les travaux ont été malheureusement interrompus par la crise révolutionnaire, sera écartée à tout jamais du théâtre où elle commençait à briller.

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La nouvelle génération, née au milieu d'un découragement profond et général, pourra-t-elle se vouer a l'étude et en attendre un heureux développement? Ne vous semble-t-elle pas condamnée à s'affaisser sur elle-même avec une effrayante atonie?

Il y aura peut-être encore une littérature, mais ce sera la littérature terne et rampante de cet essaim d'hommes de lettres qui bourdonnent toujours autour du pouvoir, et se mettent au service des événements pour donner raison à la fortune. On s'adonnera aux sciences exactes, à la science médicale, qui tiennent de plus près à l'utilité générale. Les orateurs, pour mieux soulager la misère et défendre l'opprimé, poliront encore leurs discours, comme les sculpteurs polissent leurs marbres. Mais les sciences morales, qui exercent un si puissant empire sur les âmes, qui éclairent, dirigent, fécondent et conservent la civilisation, seront offusquées par le matérialisme que laissent après elles, les révolutions. On prêchera la théorie de l'intérêt, puis, un jour, la chirurgie prétendra expliquer la loi de l'entendement humain. La littérature, s'il en existe encore quelque peu, agira sur les âmes comme le galvanisme sur les nerfs elle les irritera et les tourmentera. La conquête a déjà, en peu de temps, opéré une transformation étonnante dans les mœurs et dans les habitudes: on a vu l'apothéose du régicide, la glorification de la rébellion et du crime, de la poésie sur le sang versé. Si l'on n'y apporte remède, la génération nouvelle entrera dans un monde plus facile que scrupuleux, plus ambitieux de fortune que de grandeur. La société aura remplacé la vertu par les convenances, la probité parles saillies de l'esprit, la morale par l'égoïsme et pan. un épicuréisme dépouillé même de l'élégance. Il n'y aura plus que le seul intérêt du plaisir et, par conséquent, de la fortune.

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Quand les jouissances morales n'ont plus d'attrait, l'esprit humain, vous le savez, Monsieur, cherche nécessairement le» plaisirs sensuels.

Albano, le 5 juillet 1863.

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LE COMMERCE.

A L'HONORABLE SIR R. COBDEN, A LONDRES.

Monsieur,

Vous avez visité, en 1845, Naples, cette terre de nos regrets et de nos affections, en venant nous apporter les germes de la liberté commerciale. Vous avez pu vous convaincre alors que ces doctrines avaient été, pour la première fois, proclamées par les économistes napolitains. Vous avez observé à Naples l'essor du travail, de l'industrie et du commerce. Si vous n'y avez pas trouvé un développement incessant et rationnel de toutes les forces productives du pays, c'est que l'esprit d'association, qui date de 1833, éprouva le contre-coup de circonstances malheureuses et imprévues. Toutefois, vous avez pu voir un gouvernement résolu à suivre la tendance du siècle, qui est d'associer de plus en plus l'activité nationale aux besoins de l'État, un gouverne ment convaincu de la nécessité d'encourager et de développer l'agriculture, le commerce et l'industrie. Vous avez dû constater le prodigieux accroissement de la puissance productive, le royaume, essentiellement agricole, ayant peu de capitaux à engager dans l'industrie. Quelques manufactures, écrasées par une concurrence d'autant plus sensible que les nouveaux moyens de communication se perfectionnaient chaque jour, ne pouvaient malgré les encouragements, obtenir la fabrition à bon marché, qui est une nécessité de la civilisation actuelle.

Vous avez reconnu, Monsieur, que, n'ayant pas de grandes industries créées à l'abri de tarifs protecteurs, le gouvernement n'était pas hostiles à la liberté du commerce.

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Le côté faible de notre législation était l'esprit par trop protectionniste des lois françaises. Néanmoins le gouvernement avait réduit peu à peu les droits de douane, au moyen de traités conçus dans un esprit pratique, large et libéral. Vous avez peut-être remarqué chez nous plus d'hésitation que d'impulsion; mais les réformes étaient pressenties et désirées par le gouvernement. De quelque côté qu'on tournât les regards, il était impossible de n'être pas frappé des immenses progrès qui venaient d'être réalisés: la vapeur et la télégraphie, par exemple. Notre marine marchande était dix fois plus nombreuse qu'au commencement de ce siècle; notre marine militaire, relativement imposante. La population avait doublé en cinquante ans; la richesse et les besoins des individus avaient augmenté en proportion. On avait multiplié les commodités et les jouissances et diminué le nombre et la violence des calamités publiques. C'était la une révolution dont on jouissait avec l'indifférence qui suit d'ordinaire les conquêtes accomplies. On s'efforçait d'établir une union intime entre les sciences, les arts et l'industrie, surtout en vue de la prospérité du commerce. Le signe évident de la marche ascendante du commerce était dans le nombre de bâtiments nationaux iet dans l'accroissement du produit des droits de la douane. Celle de Naples percevait à elle seule jusqu'à 130,000 francs par jour. Cette branche du revenu public avait augmenté d'environ quatre millions. Le peuple faisait fructifier lui-même ses économies dans la petite culture et le petit commerce. Les seules entreprises, pouvant donner lieuh de grandes associations de capitaux, étaient les assurances: aussi s'étaient-elles rapidement multipliées.

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Cependant, Monsieur, à peine l'orage qui gronde, depuis soixante-dix ans, sur l'Europe se fut-il déchaîné sur Naples, le commerce, plus inconstant que lèvent du Midi, déploya ses voiles vers d'autres rivages.

Till, more unsteady than the southern gale

Commerce ou other shores display'd her sail

Goldsmith ne pouvait prédire plus exactement le sort du commerce napolitain.

En examinant la situation économique du royaume vers la fin de 1859, on y retrouve les alternatives de confiance et de découragement, que devait produire la mobilité delà situation politique. Notre commerce venait à peine de se remettre du contre-coup de la guerre d'Italie, lorsque l'agitation intérieure, présage d'événements plus graves, le compromit de nouveau. La spéculation eut peur des premiers indices de révolution. Les événements de Sicile paralysèrent le commerce avec l'étranger, et on ne tarda pas à se trouver bien loin des statistiques de 1850. Le système de la Caisse d'escompte ne put raffermir le crédit: on préféra le placement des capitaux dans les fonds publics; car, malgré une baisse progressive, la rente 5 p.100 était encore à 115. Les faillites avaient été peu nombreuses. Le chiffre des importations baissait plus -rapidement que celui des exportations. La crise pouvait avoir atteint la finance et le haut commerce; mais les classes inférieures ne s'en ressentaient pas encore dans leur bien-être. Bientôt les craintes ne furent que trop fondées. Les importations devinrent nulles, et on ne constata d'autre exportation que celle du numéraire.

La révolution se sentit elle-même troublée, et, le 10 septembre, Garibaldi prorogea de deux mqis les échéances des effets commerciaux. Un peu plus tard, le gouvernement de Turin recourut à de nouvelles prorogations, au profit de ceux qui avaient joui de la première. Les faillites se succédèrent à Naples, avec une rapidité effrayante, au grand détriment du commerce étranger.

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Les journaux anglais nous ont donné le bilan de la diminution du commerce britannique, dans les premières années qui ont succédé à la révolution. La Chambre des Communes a évalué les exportations an glaises, pour l'année 1861, à 48,146,104 f. et pour l'année 1862 à 51,712,064 f. chiffres qui accusent un diminution de presque 18 millions. On aurait dû mettre en regard de ces chiffres celui des exportations anglaises dans le royaume des Deux-Siciles avant la révolution! Et quelle n'aura pas été, en 1865, la diminution sur les fers, le lin, les aciers, la laine et le& cotons! Les échanges ont nécessairement souffert. Il faut le demander au dépôt de Malte,, à qui le débouché de la Sicile est pour ainsi dire fermé. Naples n'avait certes pas un commerce comparable à celui de vos villes manufacturières, mais vous l'avez trouvé prospère: aujourd'hui, les transactions sont devenues presque nulles, le mouvement du port insignifiant. Vous n'auriez qu'à entrer dans le premier magasin venu, pour entendre les négociants et les fabricants se plaindre amèrement de la situation actuelle. Vos compatriotes, s'ils veulent être francs et sincères, vous diront que s'ils ont gagné au commencement de la révolution, ils ont beaucoup perdu depuis. Les banquiers ne voient plus arriver d'Anglais à Naples, ou du moins très peu appartenant à l'aristocratie. Vos nationaux n'ont plus-de ministre à Naples. Les négociants vous avoueront qu'ils vendent la moitié de ce qu'ils vendaient autre fois. Us vous diront que leurs correspondants ne font plus que des expéditions limitées, avec injonction de retirer tout de suite les marchandises de là douane, de les placer le plus tôt possible, et d'en réaliser la valeur. Combien n'a pas perdu le commerce français à la suppression de la Cour de Naples, d'un gouvernement princier et d'une haute administration?

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Quelle ressource pouvait retrouver le commerce, lorsque les bâtiments n'étaient plus admis qu'à l'échelle de Gênes, afin que la perception des droits de douane se fit dans le voisinage du gouvernement de Turin? Les ports de Naples et de Messine furent sacrifiés à celui de Gênes, tandis qu'on faisait peser toutes les charges nouvelles sur le trésor napolitain. La douane de Naples se tint un jour pour très heureuse parce qu'elle encaissa 15,000 francs. L'abolition de la franchise du port, de Messine causa un véritable désastre. Jugez si la marine marchande a éprouvé le contre-coup de toutes ces mesures!

On a remarqué que des dépenses prodigues, de lourds impôts, d'absurdes restrictions commerciales, et même les incendies et les inondations ne peuvent détruire le capital d'un pays aussi rapidement que les efforts privés des citoyens le constituent. Cependant, la guerre, la révolte, la persécution doivent entraver, sinon détruire, l'industrie. À Naples, la révolution ruina brusquement un grand nombre de fortunes modestes. Le commerce des valeurs mobilières, après avoir considérablement décliné, subit un rude temps d'arrêt. Le monopole des produits du Piémont compromit toutes les petites industries.

Agitation se traduit, en économie politique, par diminution de travail et de prospérité. Il se passa à Naples ce qu'on observe partout à toutes les époques de révolution. Les émeutes de la rue et les menaces de la police obligeaient, chaque jour, les magasins à se fermer avec précipitation. Où trouver des acheteurs, quand la population a peur de descendre dans les rues? Les transactions commerciales sont-elles possibles, si l'habitant est tout absorbé par la conservation de sa propriété?

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L'invasion et la guerre civile interrompirent toute communication avec les provinces, où la capitale faisait déborder son activité au moyen de foires hebdomadaires. Les fabriques dé draps de Sora durent suspendre leurs travaux dès. les premiers jours de septembre, et s'adresser au roi, alors à Gaëte, pour pouvoir se procurer à l'étranger les matières qui leur faisaient défaut.

Au commencement dû siècle, Monsieur, le royaume se couvrit de contrebandiers, qui neutralisaient les effets funestes du blocus continental. La contrebande devint, à peu près, l'unique ressource du commerce» et la morale publique en reçut de rudes atteintes. En 1860, la contrebande reparut, sans que les autorités déployassent une grande activité pour la réprimer, et elle ne tarda pas à s'exercer sur une vaste échelle. On vit des choses inouïes: les soldats-citoyens favoriser fraternellement les entreprises des contrebandiers, les-contrebandiers se présenter aux commerçants honnêtes et pacifiques, et les contraindre par leurs menaces à accepter leurs services et leur coopération. La propriété étant aussi compromise que la justice, le commerce se trouva aussi radicalement atteint que le droit.

La consommation souffrait d'ailleurs considérablement du manque de crédit et de l'absence de la Cour, du corps diplomatique, et de la presque totalité de la noblesse. La suppression et l'expulsion de quelques ordres religieux, l'appropriation des rentes ecclésiastiques, l'abolition des ministères et de plusieurs administrations et la Restitution d'une foule d'employés, eurent des effets désastreux pour le commerce et l'industrie. La circulation du numéraire venant à cesser, le travail manqua toril à coup à la classe innombrable des artisans.

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Partout ailleurs, Monsieur, c'est la plèbe qui, n'ayant rien à perdre, aspire aux changements violents. Mais le peuple napolitain, content drs bienfaits du ciel et du climat, a des sens assez vifs qui portent à son âme des impressions rapides et nettes, par lesquelles il comprend, devine et conclut à l'instant. Le peuple de Masaniello, ayant oublié les troubles passés et ne sentant pas les aiguillons de la misère, n'était pas inquiet. Il ne rêvait que fêtes et plaisirs, il n'avait pas besoin d'un Cotisée. Mais cette plèbe est, comme partout ailleurs, sensible aux biens matériels. On lui avait annoncé que Garibaldi allait faire de Naples un paradis terrestre; que le prix du pain baisserait à l'arrivée du dictateur et qu'on ne payerait plus de loyer l C'étaient les promesses fallacieuses à l'aide desquelles on l'avait fait applaudir à l'entrée de Garibaldi. Mais la réalité ne tarda pas à lui dessiller les yeux. Les décrets sur les salles d'asile, la caisse d'épargne, l'assainissement des logements, l'érection d'un collège pour les fils du peuple ne triomphèrent pas de son indifférence: on aurait proclamé le droit au travail, qu'il ne s'en serait pas ému! Plus les illusions, dont les comités avaient bercé ce peuple, avaient été grandes, plus le désenchantement était douloureux.

On était entré dans cette voie de langueur commerciale qui mène à la diminution forcée du travail. Des milliers d'ouvriers, de matelots, de domestiques avaient été jetés sur le pavé en moins d'un mois. Les effets du chômage sur la tranquillité publique ne sont que trop connus. Le manque de crédit et de commerce, la guerre et les troubles civils firent bientôt hausser le prix des blés et du pain. La classe ouvrière accabla les Piémontais de ses imprécations, les traitant d'étrangers, de lourdauds, de barbares, etc.

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Les esprits étaient déjà bien aigris, lorsque le gouvernement décréta la fermeture des arsenaux et des chantiers. La flotte fut conduite à Gênes; le chantier de Castellammare supprimé, tous le personnel licencié. Les arsenaux de terre, où étaient déposées tant de richesses militaires, furent pillés sans honte et sans ménagement; 250,000 fusils et tous les canons de bronze des arsenaux et des places furent expédiés en Piémont. Après la chute de Gaëte, le pillage et la destruction ne connurent plus de bornes. Les palais de Naples, de Capodimonte, de Portici, de Caserte, de la Favorita, riches de tant de magnifiques œuvres d'art, devinrent les dépouilles opimes de Turin et des Verres, qui venaient à Naples, l'un après l'autre, y remplir à court intervalle les fonctions de proconsuls. On les voit maintenant se pavaner, sur les bords de la Dora, dans ces mômes voitures de luxe qui servaient autrefois aux pompes des Bourbons de Naples! Ce qui restait du pillage de l'argenterie des tables royales fut vendu à l'enchère-: les batteries de cuisine

furent enlevées et dirigées sur Turin. Tous ces vols avaient lieu en présence du peuple, qui ne se doute pas encore de tous ceux qui ont été commis mystérieusement. Mais c'est lui qui devait en ressentir les effets, puisque des milliers d'ouvriers vivaient de ce luxe et de ces richesses. On licencia l'armée; on émancipait de la contrainte de la discipline environ 100,000 hommes, en les plaçant dans une situation telle qu'ils devaient voler ou mourir de faim. Turin envoya tout à Naples, les vêtements, les chaussures des soldats, le papier et la cire d'Espagne pour les administrations publiques, de tout moins bon et plus cher qu'à Naples. On envoya les nouvelles balances et les nouvelles mesures, les bancs pour les écoles et jusqu'à la pierre de construction!

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On parlait ej on parle encore de travaux utiles: on ne fit que démolir, mais les travaux de réédification ne sont pas encore commencés. Ce n'est pas tout: Turin voulut bientôt arracher au peuple le dernier morceau de pain qu'il pouvait gagner à la sueur de son front. Naples se vit inondé d'ouvriers de chemins de fer, de portefaix dédouanes, de femmes pour travailler dans les fabriques de tabacs, de démolisseurs, de maçons pour ouvrir des rues, et mêmes de nourrices pour les enfants trouvés! Jamais les aventuriers écossais ne se jetèrent sur l'Angleterre avec plus d'empressement et d'avidité. Le sol napolitain devint la Californie de tous ces Irlandais de L'Italie.

De mémoire d'homme, il n'y avait jamais eu de grèves d'ouvriers à Naples; il en éclata bientôt à Piedimonte, à la Cava, au chemin de fer, a l'arsenal de marine où le sang même coula. Les cochers de fiacre se répandirent les armes à la main dans les rues de Nazies et de Palerme. Les portefaix firent grève à Messine. Les femmes qui travaillaient dans la manufacture des tabacs, à Naples, se révoltèrent en demandant le même salaire que les Piémontaises. Mais la grève la plus formidable fut celle des balayeurs de rues: ils étaient précédés par les membres d'un Comité, de Masaniello!

Le gouvernement, qui s'était servi si souvent des ouvriers pour exécuter ses coups de main, se trouva sans force pour réprimer leurs excès.

Je prévoyais déjà, l'année dernière, que Naples ne tarderait pas a devenir, comme Manchester, le théâtre de scènes sanglantes. L'établissement de Pietrarsa, unique en Italie et digne d'être comparé aux meilleurs du même genre eu Europe, avait coûté des millions au gouvernement des Bourbons. Les ouvriers dépendaient du gouvernement; vivaient paisiblement de leur travail et étaient, pour ainsi dire, considérés comme employés publics.

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Le gouvernement de Turin a tout récemment affermé cet établissement à un particulier, pour une somme annuelle qui ne représente pas mêmes les intérêts des capitaux. On voulait imposer une diminution de salaire et un accroissement de travail aux ouvriers qui,»»gris par le long chômage de l'industrie, la cherté des vivres, l'incertitude de l'avenir, envoyèrent une députation au nouveau directeur. Celui-ci, pour toute réponse, en donna avis au commandant de la garnison de Portici. Trois cents hommes arrivèrent à la hâte et, sans sommation, sans provocation, sans enquête préalable, le commandant ordonna une décharge. Les ouvriers, surpris et épouvantés, s'enfuirent précipitamment: il furent poursuivis à coups de fusil, on tira sur 'ceux qui s'étaient jetés à la mer. Onze morts et un grand nombre de blessés furent le glorieux trophée de cette répression brutale, commise par surprise contre des ouvriers sans défense. L'énormité même du fait a inspiré l'excuse d'une provocation, que toute la presse a démentie. Qu'eût-on dit, en Angleterre, si la troupe avait tiré sur les ouvriers de Woolwich, de Leedsou de Bolton, sans la présence d'un magistrat, ni sommation préalable?

Ainsi l'invasion piémontaise a été fatale à notre commerce. Avec la fédération, nous aurions eu l'unité militaire, une sorte de Zollverein italien, l'unité des intérêts et des forces... On a préféré l'unité politique à l'union; on n'a pas accompli l'unité et on a rendu l'union impossible.

Àlbano, le 4 août 1863,

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LES FINANCES.

A SIR DISRAELI, A LONDRES.

Monsieur,

L'idée d'esquisser l'état du tableau financier de mon pays, joint, au mérite d'être incontestablement patriotique, celui d'être parfaitement équitable. Ne voyons-nous pas, chaque jour, paraître des brochures et imprimer des discours, où la situation des Deux-Siciles est méconnue? J'ose donc me flatter qu'en coordonnant mes souvenirs, je pourrai, par les jugements que je me permettrai de porter, réparer, au moins auprès de vous, l'injustice et l'ingratitude de l'opinion.

Les finances d'un État ne peuvent être appréciées qu'à un point de vue comparatif. Personne, d'ailleurs, ne comprend mieux que vous, Monsieur, que les finances embrassent tout, touchent à tout, aux charges, aux ressources, aux moyens (le développer la richesse publique, à tout ce qui constitue la force d'un pays. S'il est vrai que l'habileté et la prévoyance d'un gouvernement se constatent par l'état de ses finances, il faut convenir que le système financier du royaume de Naples était bien assis et son crédit solidement établi.

Ce système, depuis cent trente-quatre ans, a toujours été de ne pas grever les peuples d'impôts nouveaux, et d'alléger autant que possible les anciens. La conquête française elle-même n'imposa pas lourdement le royaume; la restauration abolit bientôt quelques-unes des taxes nouvelles produisant 9,951,692 fr.

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Les intérêts de la dette publique, à la fin de 1819, n'étaient que de 5,680,000 fr. Par suite de la révolution de 1820, l'État se vit obligé de contracter un emprunt de 320 raillions, et les finances se trouvèrent grevées de 20,763,420 fr. d'intérêt. Mais les taxes, auxquelles on eut recours pour faire face aux nouveaux besoins, ne furent que dé 8,280,000 fr. Elles furent même abolies plus tard en partie, de sorte qu'on peut dire que la prospérité nationale seule a porté le revenu public de 64 millions, chiffre de 4815, à 128 millions, chiffre des dernières années. La production en toutes choses avait augmenté, tous les genres de consommation étaient devenus plus, faciles. On pouvait estimer à 50 pour 100 l'augmentation des récoltes en céréales depuis 1815. Ainsi, on savait pu fournir beaucoup plus d'impôts et beaucoup plus d'emprunts que par le passé.

La révolution de 1848 coûta 120 millions à l'État. Le budget des recettes, pour 1848 et 4849, avait été calculé à 223,544,244 fr.; mais en réalité, on n'eut que 176,943,546 fr. Us dépenses, fixés à 211,053,687 fr., s'élevèrent, au contraire, à 239,858,604 fr. Le découvert matériel du trésor, à la fin de 1849, était de 62,915,188 fr. Les pertes d'armes, de munitions, de matériel, ne figuraient pas dans ce chiffre, mais les budgets postérieurs devaient s'en ressentir. Ainsi, l'état financier, du royaume, & la fin de 1849, était à peu près le même qu'en 1821. Cependant, on n'eut pas recours à de nouvelles taxes; on combla le déficit en chargeant la dette de 5,240,731 fr. d'intérêt, et par la rentrée d'anciennes créances de la Trésorerie. Et ici, il faut remarquer, Monsieur, que si le royaume augmentait les intérêts de sa dette de 8 millions, le Piémont avait augmenté la sienne, presque en même temps, de 58,614,470 fr.

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On pouvait avoir, dans le pays, l'opinion que la politique financière, de l'État n'était pas conduite avec un véritable esprit d'ordre et de prévoyance, mais il est désormais évident que s'il y eut des incertitudes et des inconséquences depuis 1849, on n'a du moins constaté ni maladresse, ni improbité. Le crédit ne s'était jamais trouvé en souffrance. La situation financière du royaume, depuis 1349, avait été toujours favorable sous le rapport de la progression des recettes, de la non-augmentation des dépenses et de l'élévation du cours de la Bourse. La rente napolitaine était devenue, depuis cette époque, une valeur des plus recherchées. A force d'économie depuis 1848 et 1849, on avait presque rétabli l'équilibre. Tous les gouvernements ont un intérêt capital à soigner leurs finances; car tous les gouvernements sont intéressés à faire le bien: aucun d'eux ne fait le mal de son gré et avec préméditation; ce serait se suicider. Mais il y a des circonstances extraordinaires qui dérangent toutes les prévisions et détruisent tous les calculs. La solution du problème de l'équilibre dans les finances avait été trouvée dans le développement des forces productives et de la richesse latente du pays. L'accroissement de la population et l'augmentation naturelle de quelques branches du revenu public témoignaient d'un progrès qui, pour avoir été lent, n'en avait été pas moins réel. Les impôts ne gênaient pas l'essor de la prospérité publique: on pouvait même les regarder comme un encouragement à la production, puisque, en définitive, le développement de la richesse publique ne repose que sur le travail. Le recouvrement de tous les fonds du trésor s'était toujours exécuté avec une régularité et une facilité, qui ne laissaient rien à désirer, tout en ménageant les contribuables.

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Malgré cela, on ne pouvait se dissimuler qu'un de ces accidents, qui échappent à la prévoyance des gouvernements les plus sages, suffirait pour plonger l'État dans une crise peut-être irréparable.

En 1859, à l'avènement de François II, la situation des finances du royaume était relativement prospère. Le budget de 1859 portait 128,072,426 fr. de recettes et 126,577,010 fr. de dépenses, ce qui donne un excédant de 1,695,416 fr. Cependant, ces éléments de prospérité ne pouvaient se développer qu'à la condition de ménager les ressources actuelles et d'apporter un temps d'arrêt aux dépenses. Le budget de la guerre compromit l'équilibre. Depuis les dépenses, les désordres et le gaspillage apportés par la révolution de 1848, il avait été impossible de se procurer un excédant qui pût subvenir aux besoins imprévus et extraordinaires. Deux millions étaient une trop faible ressource. Vous avez judicieusement remarqué dernièrement que la dépense d'un État résulte toujours de son système politique: mais, dans le royaume de Naples, outre les embarras du dehors, on éprouva une disette, deux épidémies et deux tremblements de terre: Les dépenses extraordinaires de 1859 provenaient du licenciement de la division suisse, après la révolte du 8 juillet, licenciement qui avait coûté environ quatre millions, et de la formation d'une nouvelle division nationale. Peu après, on sentit le besoin de concentrer un corps d'observation dans les Abruzzes, et de le mettre en état d'entrer en campagne. Il fallut enfin donner plus d'activité aux manufactures d'armes de précision et de poudres, pour l'approvisionnement des places. Les dépenses du second semestre 1859 avaient été de 142,062,271 francs, et les recettes de 120,873,940 francs, ce qui avait élevé l'excédant des dépenses sur les revenus à 21,188,331 francs.

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Cependant, par les ressources de la Trésorerie, on avait comblé le vide et rétabli l'équilibre. À la fin de 1859, on pouvait disposer de 46,666,447 francs pour Tannée suivante; en y ajoutant la rente aliénée, on ayait en portefeuille 24,648,962 fr. L'exercice 1859 fut donc clos en parfait équilibre. On se flattait de pouvoir plus tard opérer une réforme et augmenter considérablement le revenu public. Les contributions ordinaires, le timbre, l'enregistrement, les douanes avaient donné un produit de beaucoup supérieur au précédent. Comme on avait exactement calculé les ressources jugées nécessaires pour l'exercice 1860, on n'avait pas de rai sons d'être inquiet.

Il y avait néanmoins urgence de rétablir le budget de la guerre, car les dépenses (celles du moins qui se soldaient par le budget) s'élevant à 45,808,880 fr., avaient été augmentées de beaucoup par les circonstances imprévues de l'année. Avec de Tordre et de l'économie, avec l'accroissement naturel du produit des impôts, on se flattait de faire face à tout. Tous les gouvernements ont, à un moment de crise imprévue, éprouvé des embarras financiers. Les finances anglaises connaissent, elles aussi, les découverts, depuis quelques années, quoiqu'elles n'atteignent pas les proportions colossales auxquelles sont arrivées celles d'autres pays. Quant aux dépenses justifiées par les nécessités de la politique, la sagesse d'un gouvernement peut les couvrir par des réductions sérieuses. Or, le gouvernement de Naples en eut-il le temps comme il en avait l'intention? Il avait, au point de vue du revenu, de belles et légitimes espérances, dont il pouvait tirer un parti fécond. Ce n'était pas une confiance optimiste. Le budget de 1860 accusait un découvert de 22,955,545 fr.; mais, avec la réserve de 24,648,962 fr., dont j'ai parlé, on obtenait un excédant de 1,695,246 fr. à la fin de Tannée. Malheureusement, la situation allait tout à coup changer.

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Lors de l'invasion de Garibaldi et de la révolte de Palerme, on se trouver obligé à des dépenses excessives par les croisières, l'envoi de navires, de troupes, de munitions et même de vivres; car les troupes devaient se nourrir, sur le sol napolitain. Le budget de là guerre, à la fin de juin 1860, se trouvait déjà porté à 31,080,148 fr.; c'était un excédant de 8,185,708 fr. dans les dépenses de la guerre. Ainsi, au commencement du second semestre 4860, le découvert, qui n'aurait pas dû dépasser 2 millions et demi, dépassait 26 millions 175,321 fr. La paix seule eût permis de compter sur le rétablissement de l'équilibre.

On ne voulut pas recourir à la ressource coûteuse des emprunts, et on chargea la maison Rothschild de vendre des coupons de rente 5 pour cent, qu'on lui remettait selon le besoin. La rente napolitaine avait été à 115, quand celle du Piémont n'était qu'à 85, et, dans les occasions où le gouvernement napolitain avait eu besoin de recourir aux emprunts, on les lui avait offerts au taux de 90, tandis que le Piémont ne les obtenait qu'à 80. Malgré cela, le cours de la Bourse se maintint entre 108 et 113, à 4 1/2 pour cent. C'était une condition assez rare dans l'histoire des finances d'Europe. La maison Rothschild ne prenait que sept huitièmes pour cent. On eut donc recours à l'hypothèque d'une partie de la rente, aux bons de la Trésorerie, pris par la Caisse d'escompte. De 1 million 200,000 fr. de rente, la moitié seulement était aliénée au 20 juin. Le reste, ajouté au surplus de 1859, donnait une ressource de 28,964,089 fr. Au premier juillet, donc, malgré la tourmente révolutionnaire, tout espoir n'était pas perdu de rétablir l'équilibre général, le second semestre de l'année étant celui qui rendait le, plus et qui couvrait ordinairement le déficit du premier.

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Mais, le 1° septembre, il fallut encore émettre 4 million et demi de rente, ce qui, calculé au pair, donnait une valeur de 29,749,356 fr.

Toutes ces ressources étaient à peu près intactes, le 6. Voilà pourquoi, à son entrée à Naples, l'envahisseur trouva encore un trésor capable de subvenir aux besoins de l'État et même de la guerre.

Et pourtant le nouveau gouvernement se plaignit, dès le premier jour, du manque d'argent. C'est que l'administration devint un monstre de dilapidation et de corruption. On commença par s'emparer des résidences royales, de leurs meubles, de leur argenterie, des objets d'art et de luxe, sans en dresser aucun inventaire. On alloua 6,000 fr. par jour pour l'entretien de la table du dictateur, qui cependant vivait très sobrement. Hais ses prodittateurs, ses secrétaires, ses aides de camp étaient éblouis et n'étaient pas entrés pour rien dans le palais des Incas de L'Italie. Par décret du dictateur, le gouvernement se saisit des fonds publics appartenant à la famille royale, sous prétexte qu'ils revenaient à l'État. C'était une spoliation de fonds qui, d'après la loi fondamentale de la dette publique, étaient sacrés. La révolution, qui ne respecte rien, les avait toujours et partout respectés. Ces fonds appartenaient au roi, comme dot de sa mère, et formaient la dot des princesses royales. La valeur de ces biens s'élevait au delà de 40 millions; mais on n'en avoua que 24, en alléguant qu'ils devaient être distribués aux patriotes qui avaient souffert pour la cause de la liberté. En même temps, on séquestra les majorais des princes, les biens de l'Ordre Constantinien, et, toujours au nom de la liberté, les biens de l'Église. La grande excuse était la nécessité, excuse qu'on allègue aussi dans les bois.

Les besoins et l'avidité grandissant tous les jours, on ne s'en tint pas là. On supprima les fonds des ministères, que le gouvernement

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se plut à appeler secrets; on éleva le taux de l'intérêt de la Caisse d'escompte de 6 à 6 p. c, même pour les coupons de rente et pour le dépôt des objets précieux à la Banque. On rendit à Naples la perception de l'octroi. C'était une mesure populaire; mais, dans un pareil moment, cette mesure diminuait les ressources financières. L'impôt foncier ne pouvait être payé exactement; les postes, faute de communications, et l'enregistrement, par l'inaction des tribunaux, ne rendaient presque rien. On vendit secrètement pour plusieurs millions de rente. Rien ne combla le gouffre: un mois après l'arrivée du dictateur, on ne savait plus comment se procurer de l'argent; on frissonnait à l'idée d'un revers militaire, à la perspective d'avoir à servir les intérêts de la rente dans trois mois.

Il va sans dire que le commerce et le crédit étaient en souffrance. Le jour de l'entrée de Garibaldi, on avait imposé à la Bourse, bien que fermée, une hausse de fonds, pour faire impression sur l'opinion publique: le lendemain, les fonds publics, cette expression positive de l'état des esprits; baissèrent brusquement, et la rente publique qui, sous le gouvernement légitime, était montée à 418, ne tarda pas à descendre à 65!

Toutes les bourses se fermaient; les fournisseurs refusaient de pourvoir aux besoins des troupes, ou passaient des contrats scandaleux; personne n'entendait faire de sacrifice pour soutenir la révolution. Dans la prévision de la guerre, le dictateur chargea une commission de recueillir des subsides pour Rome et Venise; mais cet appel au patriotisme italienne trouva aucun écho. Ceux qui auraient pu faire des sacrifices n'avaient pas confiance dans la durée de l'œuvre révolutionnaire.

Rome, le 18 juillet 1861.

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LES FINANCES.

A SIR DISRAELI.

Monsieur,

Un. gouvernement exerce toujours une influence certaine sur l'ensemble et l'action des affaires financières, commerciales et industrielles; mais, sous Garibaldi, le ministre des finances devint un être tout à fait passif. Le gaspillage, grâce aux impérieuses exigences de M. Bertani, et aux récompenses que s'adjugeaient eux-mêmes les émigrés et les militaires, prit des proportions telles qu'on sévit bientôt dans l'impossibilité de suffire aux besoins du gouvernement et de la guerre. Le dictateur lui-même puisait dans le trésor public, pour distribuer des largesses à ses favoris. La plupart des émigrés obtinrent, pour eux et pour les leurs, des sommes énormes comme consolation des souffrances passées. Le ministre Conforti, prit pour lui 300,000 fr., total des appointements qu'il aurait dû toucher pendant douze ans comme ministre, s'il fût resté en place: or, il ne l'avait été que quarante jours. Le miuistre Scialoja, prit pour lui et pour son père, environ 200,000 fr., et signa lui-même l'ordonnance. Les appointements des nouveaux fonctionnaires, les. pensions de retraite largement accordées à ceux qui avaient perdu leurs places par l'exil, absorbèrent des sommes fabuleuses. Un ex-sous lieutenant d'infanterie, Philippe d'Agresta, nommé directeur des douanes, se retira de ce poste, au bout d'un mois, avec une rente de 13,000 fr., rente égale à la totalité de ses appointements.

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Un autre qui, en 1848, avait été deux mois en place, obtint une retraite de 18,000 francs (le traitement d'un ministre plénipotentiaire), et cela ne l'empêcha pas de cumuler plus tard avec sa retraite, un autre emploi grassement rétribué. Un magistrat, n'ayant que dix ans de service, se fit donner le traitement de conseiller de Cassation. Mariano Ayala, jadis lieutenant d'artillerie, se créa général et prit un appartement dans le palais royal. Bref, les pensions de retraite grevèrent le trésor d'une dépense annuelle de quatre ou cinq millions, et les nouveaux traitements, ainsi que l'augmentation des anciens, de six autres millions.

On croit savoir qu'on puisa aussi dans le trésor napolitain des subventions pour les comités de Lîvourne et de Gènes; il est certain que 3,300,000 fr. furent en partie dirigés sur Gènes. On paya à la Société génoise Rubattini, 4,800,000 pour le Cagliari (qui lui avait été depuis longtemps rendu), pour les deux vapeurs le Lombardo et le Piemonte qui avaient transporté Garibaldi en Sicile, et pour un quatrième qui avait été coulé par l'escadre napolitaine. La préparation du plébiscite coûta fort cher, d'autant plus que les agents du pouvoir empochèrent l'argent et en dépensèrent le moins possible en prosélytisme. Un directeur et deux secrétaires d'État prirent à eux seuls presque deux millions. Le fait signalé par la presse, on jeta les hauts cris, on menaça d'intenter un procès... mais aucune plainte judiciaire ne fut portée. Vers la fin de septembre, les caisses étaient déjà vides, et on avait à peine de quoi faire vivre l'armée révolutionnaire.

Comment empêcher la dilapidation, quand il n'y avait pas de contrôle? Le dictateur, le pro-dictateur, puisaient dans le trésor à chaque instant, sans dire pourquoi, sur un simple billet;

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les militaires, la menace à la bouche et l'arme au poing, se faisaient ouvrir les caisses de la Banque; les volontaires vendaient leurs effets aussitôt après les avoir reçus et quelquefois même aux fournisseurs, puis s'en faisaient donner de nouveaux. Le commandant Zarabeccari les menaça en vain du code militaire; il fallut obliger tous ces gens sans feu ni lieu à se munir de papiers en règle, sous peine de bannissement. La précaution était sage, car le premier venu portant une chemise rouge pouvait se permettre toutes les indignités possibles. On cite un officier supérieur qui fit passer son enfant, âgé de six ans, pour officier, et lui $t payer deux mois de solde. Les désordres du Commissariat n'étaient pas moins honteux. Ofl commanda 72,000 capotes pour l'armée méridionale, qui se composait d'environ 25,000 hommes; ces capotes, payées par le trésor, ne furent jamais livrées. Dans quelques localités où l'on trouva des objets de fourniture ou d'équipement de l'armée napolitaine, chaque commandement se les appropria et les vendit aux fournisseurs qui les revendirent au ministère de la guerre!

On sait que l'armée méridionale fut licenciée, à l'arrivée des Piémontais. Les volontaires se présentèrent alors en foule à la Banque, pour exiger l'arriéré de leur solde. Les payements furent faits sur simple acte de présence. À la moindre opposition des employés, les garibaldiens dégainaient leurs sabres ou armaient leurs revolvers. Comme ils menaçaient d'enfoncer les portes de la Banque, il fallut envoyer un détachement les disperser à la baïonnette. Pour donner une idée de ce qu'a tiré du trésor napolitain l'armée méridionale, il suffit de dire qu'en 1861, quand elle était depuis longtemps dissoute, on lui paya encore près de quatre millions.

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Ces faits se sont passés à l'époque de transition entre la révolution et l'invasion. Sous le piémonttsme a dette publique fut augmentée de cinq millions. Des nuées d'employés de tout grade s'abattirent des Alpes sur Naples, sauterelles avides de larges indemnités et de gros appointements. Le préfet militaire, à Naples, outre sa solde de général et ses appointements comme préfet, a 12,000 fr. pour frais de représentation, et dispose de deux palais royaux. Deux employés qui l'assistent absorbent le reste des 304,000 fr. que coûte la préfecture militaire de Naples. Pison, en Grèce, et Verres, en Sicile, étaient peut-être plus modestes. L'amiral Tolosano s'est installé dans le splendide hôtel du prince de Capoue. Un conseiller de la Lieutenance, logé dans un appartement royal, s'est fait allouer 60,000 fr. de frais de restauration et pour y élever un théâtre. M. Alexandre Dumas, a eu, lui aussi, sa petite aubaine, environ 900,000 fr. à ce qu'on dit: il est vrai qu'il prétend avoir fourni des revolvers. On lui a cédé pour son usage un des palais de la couronne, et il dîne et chasse aux frais de l'ancienne liste civile.

Le crédit foncier, les salles d'asile, les écoles et le collège pour le peuple, les caisses d'épargne, les caisses de dépôts et de prêts, tout ce que le nouveau gouvernement avait promis, on l'attendait encore. Le pouvoir vivait au jour le jour, sans cesse stimulé par le manque de ressources. On osa même mettre la main sur l'argent des particuliers déposé à la Banque. Votre illustre W. Pitt, même au sein d'une guerre gigantesque, poussait à la multiplication des Banques. Chez nous, où il y avait peu d'institutions de crédit, le ministre piémontais détruisait le crédit d'une Banque de dépôts, qui comptait plusieurs siècles d'existence, et dont le papier inspirait une confiance illimitée. Le public retira ses dépôts.

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Le numéraire de la Banque était, le 27 août 1860, de 77,265,172 fr.; le 27 septembre, de 50,563,244 fr.; le 28 janvier 1861, de 31,600,460 fr. et le 13 avril suivant, de 27,394,896 fr. Cela n'a pas empêché le gouvernement d'enlever encore à la Banque» l'année dernière,6 raillions, en même temps qu'il retirait les dépôts métalliques de la Monnaie de Naples, le premier des établissements de ce genre, après ceux de Vienne et de Londres, pour les faire monnayer à Turin. Aujourd'hui, depuis le coup porté à la Banque de Naples, elle ne possède pas même la moitié de la somme déposée en 1861, tant la confiance publique s'est refroidie! On a beau publier dans le journal officiel le tableau des. dépôts journaliers, cette jonglerie ne trompe personne.

Rome, le 10 octobre 1862.

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LA DETTE PUBLIQUE.

A SIR DISRAELI.

Monsieur,

Enrichi des dépouilles de la Maison de Bourbon et des Ordres religieux, le nouveau pouvoir ne fut prodigue que de nouveaux impôts. Il voulut rétablir l'équilibre dans les finances, non pas en diminuant les dépenses, mais en augmentant les recettes, c'est-à-dire les impôts. La contribution de guerre était alors à peine levée, que d'autres taxes très lourdes, et jusqu'à présent inconnues, pesèrent sur le peuple.

Le Napolitain payait, depuis 1852,14 fr, par an et le Sicilien moins encore, tandis que le Toscan en payait 17, le Modénais 13, le Romain et le Parmesan 18, le Piémontais 19. Aujourd'hui, pour la seule taxe sur l'enregistrement des actes judiciaires, civils et administratifs, devenue obligatoire, de volontaire qu'elle était, le royaume de Naples, au lieu de 1,500,000 fr., paye 59,000,000. II y a d'autres taxes inconnues auparavant, comme celle sur les biens mobiliers, celle sur les successions, qui, en 1862, a rapporté, dans la seule ville de Naples, plus d'un million et demi. La Sicile paye sur les sels et les tabacs un impôt qu'elle ne connaissait pas. D'autres taxes nouvelles et l'augmentation des anciennes portent la moyenne individuelle de l'impôt à 25 fr. 25 c. On parle déjà de soumettre toute L'Italie au régime d'imposition en vigueur dans le Piémont; or, le Piémont est grevé de taxes encore inconnues au reste de la péninsule.

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On ne se demande même pas si tous ces impôts sont équitables, quelle sera leur influence sur la richesse publique, quel effet moral ils sont appelés à produire. Le gouvernement de Turin poursuit son œuvre et recommande aux préfets d'employer le vert et le sec, pour lui faire voter des remercîments par les conseils municipaux; les préfets n'y -manquent pas.

Cependant, ce gouvernement, qui, en pleine paix, a besoin d'un milliard, tandis, que les anciens gouvernements se contentaient de 500 millions, comment dé-pense-t-il ses ressources? Dans quel gouffre a-t-il jeté les richesses du royaume de Naples? Ce n'est pas l'entretien de son armée qui peut l'appauvrir: l'effectif de cette armée ne surpasse pas de beaucoup, s'il est vrai qu'il le surpasse, celui de toutes les troupes de la péninsule avant l'annexion. On fait sonner bien haut les 500,000 hommes de l'armée italienne; mais elle n'en comprend réellement que 250,000. Les armées des différents États d'Italie, y compris celle du Piémont» formaient un total de 228,953 hommes. A cela il faut ajouter que les finances pontificales supportaient alors les frais de l'occupation autrichienne. Comment ces. armées étaient-elles entretenues? L'armée napolitaine était la mieux habillée de l'Europe; celle de Modène, et du Pape étaient brillamment équipées. Aujourd'hui les troupes italiennes sont dans l'état le plus misérable: il n'y a pas d'étranger qui ne l'ait remarqué en traversant L'Italie. Le gouvernement n'a pourtant pas à entretenir tous les établissements militaires des États annexés. A Naples, par exemple, il a supprimé les chantiers, presque détruit les manufactures d'armes et les ateliers militaires et affermé l'établissement de Pietrarsa. N'oublions pas que les Suisses qui ont capitulé a Gaëte attendent encore leurs pensions, malgré les protestations du Conseil fédéral.

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Le gouvernement italien n'a pas de cours princières à entretenir à Naples, à Florence, à Parme, à Modène et dans les provinces de l'Église. Il n'a qu'une seule liste civile à solder, tandis qu'il a entre ses mains les biens de toutes les dynasties exilées. Il a supprimé partout, les ministères, ce qui a réalisé, et de son aveu même, une économie de 100,000 fr. à Naples. Il a supprimé la Monnaie, la Direction des postes et de la Télégraphie, tout étant concentré à Turin. La Banque ne lui coûte plus rien; on a aboli plusieurs administrations, entre autres celle des Ordres de chevalerie et des Ordres religieux. Cette mesure a permis de réaliser une économie de 30,000 fr., sur le sol Ordre Constantinien. Une somme de 80,000 fr. a pu être économisée sur les frais de perception de certains impôts. Le corps diplomatique et les consuls des États annexés ne reçoivent plus de traitement. On a aboli la Cour des comptes, à Païenne et à Naples, en les réduisant à une simple section.

Le gouvernement ne peut d'ailleurs alléguer, pour justifier les dépenses, ni grands travaux d'utilité publique, ni subsides à l'instruction publique, à l'industrie ou au commerce.

Depuis le 7 septembre jusqu'au mois de décembre 1860, il y eut dans les finances napolitaines un déficit d'environ 50 millions. Les événements de 4860, au 6 septembre, avait coûté au royaume de In a pies 65,248,618 fr.; le Piémont avait, dans la même année» augmenté sa dette de 150 millions. Mais le mal empira tellement Tannée suivante, que le déficit s'éleva de 80 à 90 millions. Néanmoins, dans les comptes rendu de la Trésorerie napolitaine, la guerre figure pour 10,823,120 fr. auxquels il faut ajouter, dans un temps où Farinée napolitaine n'existait plus,13,273,224 fr. payés à l'armée italienne par le Trésor et 6,798,166 fr. par les provinces.

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Mon intention n'étant pas de traiter à fond ces questions de finances, je simplifie autant que possible les chiffres et les calculs. Le budget en 1861 devait subir une diminution de rentrées résultant de la suppression des contributions de la Sicile (au delà de 16 millions), de la réduction des tarifs de douane et du prix du sel, et de la restitution des taxes de consommation à la ville de Naples. D'un autre côté, les dépenses se trouvaient considérablement réduites parla suppression de la liste civile, et des ministères de la guerre, de la marine et des affaires étrangères. Ainsi, s'il y avait une diminution d'environ 30 millions sur les rentrées, le budget se trouvait déchargé d'un passif de plus de 64 millions. Cependant les comptes rendus de 1861 constatent que les dépenses ont augmenté. Le passif avait été arrêté à 104,303,161 fr. Le royaume de Naples, comme toutes les autres provinces, devait subir sa part des dépenses générales, mais proportionnellement à sa population; il n'y pouvait donc contribuer que pour un tiers. Le budget total étant alors de 498,315,133 fr., Naples devait supporter une dépense d'environ 160 millions, ce qui, ajouté au passif prévu par le budget spécial des Deux-Siciles, donnait un passif total de 264,303,161 fr.

Pour y faire face, on vendit environ 34 millions de coupons de la rente, puis, au risque d'une disette, les denrées accumulées par le gouvernement précédent, ce qui procura 6 ou 7 autres millions. La situation devint si grave, que la pauvre ville de Turin dut faire l'aumône à Naples, naguère si florissante. Elle lui expédia à peu près 8 millions! On n'a, pour se convaincre de tous ces faits, qu'à lire le rapport du secrétaire des finances, M. Sacchi, Piémontais.

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On a vu, Monsieur, des gouvernements s'approprier, sans le moindre scrupule, le surplus des revenus produit par l'augmentation naturelle de la richesse; mais le gouvernement italien trouve tout simple qu'on paye davantage, lorsque le pays devient de plus en plus pauvre. Aux yeux des ministres, L'Italie est comme l'âne de Sterne, qui, accoutumé aux coups, regardait d'un air résigné, comme pour dire qu'on ne le battît pas trop fort, mais qu'on pouvait le battre si Ton voulait.

La situation déplorable des finances italiennes a donné lieu aux déficits des années 1860,1861 et 1862, et à de désastreux emprunts qui ont atteint, jusqu'à ce jour, le chiffre de 1,420 millions. La dette publique, lors de l'exposition du ministre Sella, s'était déjà accrue de 925 millions, et le nouvel État d'Italie payait, avec les dettes précédentes,308 millions d'intérêts. On a discuté dernièrement le budget de 1863 et celui de 1864; on lésa votés à la hâte, dans une seule séance! Qu'on les examine, et l'on verra que le découvert, au moment où j'écris ces lignes, est de 368,072,684 fr. Et cela sans préjudice d'autres dépenses extra budgétaires, comme il y en a eu dans les exercices précédents et sans tenir compte de l'émission toujours croissante des bons de la Trésorerie, émission qui crée une dette nouvelle. Le gouvernement italien se lance tête baissée dans les opérations financières les plus insensées. Tandis que la dépense collective de tous les États d'Europe s'est élevée, de 15 à 20 p.100, depuis la guerre de 1859, l'augmentation, dans le néo-royaume, a été de 100 p.100.

Vous connaissez l'exposé financier de M. Bastogi» vrai dédale imaginé pour que l'esprit le plus mathématique s'y égare. On a décidé raliénation des biens domaniaux et de ceux de la Caisse ecclésiastique:

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ces biens, au dire du ministre, produisaient un revenu de 26 millions, qui représente environ un milliard de capital. En cherchant, dans la vente de ces biens, une ressource extraordinaire, on oubliait que, même en dehors des obstacles et des résistances opposés par les consciences, rien n'est plus funeste que l'incertitude, et l'instabilité. Et pourtant, M. Bastogi affectait une béate assurance et se flattait de pouvoir faire face au déficit, qu'il n'évaluait qu'à 37 millions. Le déficit de 1861, à l'époque de la discussion de l'emprunt, était évalué à 314 millions; les crédits supplémentaires Font accru de 77 millions. Le déficit prévu pour 1862 était déjà de 317 millions. Ces deux exercices réunis donnaient l'énorme déficit de 717 millions. Le ministre comptait cependant sur 58,880,000 fr. provenant de l'aliénation des rentes napolitaines et siciliennes,. grâce à l'unification de la dette publique, et sur un emprunt de 500 millions. Il se flattait d'obtenir 139 millions par les nouveaux impôts, en sorte que le découvert réel ne devait plus être que de 20 millions!

Mais d'abord, Monsieur, les ressources alléguées étaient-elles réelles? Les financiers sérieux le contestaient. Le 21 décembre 1861, le ministre avait indiqué le déficit de l'année, sans parler du reliquat de 1860. Il avait énoncé simplement le déficit général pour 1861 à 400,408,507 fr. et le déficit prévu pour 1862 à environ 317,000,000 fr., ce qui formait un total de 717,408,507 fr., mais le déficit napolitain n'entrait dans ce calcul que pour 22 millions: or, il s'élevait à 90 millions. D'autre part si, pour une dépense prévue de 805 millions, on avait eu un déficit de 400 millions» comment le ministre, qui calculait, pour Us dépenses prévues en 1862, la somme de 840 millions, réduisait-t il le déficit à 317 millions?

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De combien les déficits ne dépassent-ils pas toujours les prévisions des ministres! Il avait, calculé les dépenses des années 1861 et 1862 à 717 millions et celles de la seule année 1862 & 158 millions; mais lorsque le budget fut publié, le déficit de 1862 se trouva être de 308 millions. Le successeur de M. Bastogi annonça, le 7 juin 1862, que le déficit de 1861 et 1862 n'était plus de 717 millions, mais de 1,004 millions. Les dépenses pour Tannée de 1862, déjà calculées à.860 millions, servirent élevées à 966 millions. Lequel donc des deux ministres exposait la vérité? Un de ces ministres cependant avait avoué qu'il n'y avait pas d'économies possibles, et que le seul moyen de couvrir le déficit, c'était les impôts, toujours les impôts. Le nouveau ministre, au contraire, tout en déclarant en plein parlement la situation financière épouvantable, promet des économies de 113 millions, mais il demande à en emprunter 700.

Dans le budget de 1863, les revenus figuraient pour 575,718,000 francs et les dépenses pour 880,355,000 francs. M. Minghetti promettait des économies (50 millions par an), pour faire face à la nouvelle dette, et une économie de 63,430,929 fr., en 1864. Mais il devait savoir qu'un tiers des impositions ne rentrent pas au trésor, les recettes présumées n'étant guère que de 500 millions, et les dépenses s'élevant à 880,360,435 fr.; il devait savoir que le déficit serait toujours d& 380 millions, lors même que les économies projetées seraient réalisées. En outre tenait-il compte, dans le chapitre des dépenses ordinaires, d'environ 50 millions représentant l'intérêt d'une nouvelle émission du dernier emprunt et la garantie des chemins de fer? Singulière façon de réaliser des économies! Le ministre avait promis une économie annuelle de 50 millions et voilà que les dépenses extraordinaires, calculées.

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d'abord à 100 millions par an, atteignent déjà dans l'exercice 1863 et 1864 le chiffre de 287 millions.

Qu'aura-t-on dit, en Angleterre, en entendant un ministre italien assurer que le roi Victor-Emmanuel n'avait pu trouver 500,000 fr. sur sa signature? Que dit-on en voyant des lettres de change de 2,000 et 500 fr. tirées par le trésor italien, à quatre mois de date? Et voilà cependant que le gouffre du déficit est toujours béant, et l'État se trouve grevé de 1,200,000,000 fr. de nouvelle dette. En un peu plus de deux ans, les emprunts italiens ont presque égalé les crédits extraordinaires ouverts en France dans les huit années écoulées de 1851 à 1858. Où passent donc les revenus de L'Italie? Seraient-ils par hasard absorbés par des sacrifices secrets? Walpole, dit-on, se vantait de savoir le tarif de chaque conscience, mais il l'avait appris pendant vingt ans de ministère. Oh! Monsieur, combien de Macheaths italiens ne donnent pas même la peine aux ministres de faire de telles études? Auprès d'eux, les Gueux de votre Gay seraient des enfants.

Il est vrai qu'on remarque, dans le budget de 1865,53 millions pour l'augmentation du traitement des employés publics: mais ces dépenses ne justifient pas le milliard emprunté en quelques années.

Pour ce qui a trait au royaume de Naples, à l'arriéré des précédents budgets viennent s'ajouter l'emprunt de la vente de la rente et ceux que le gouvernement de Turin a contractés. Avec cela, Naples doit supporter sa part des emprunts faits par le Piémont, en vue des annexions. En même temps, on a fondu la d«éte dans la dette italienne, pour avoir une seule catégorie de contribuables. C'est une fusion à laquelle ne gagne que Turin. Et s'il y a déjà deux milliards de déficit, la part de ce déficit, pour Naples, est dé plus de 600 millions, sans compter la Sicile.

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Cependant, Monsieur, un de ces ministres, voué à la recherche de la pierre philosophale, a pensé que les Italiens pouvaient bien se consoler, puisque dans la vieille Angleterre un habitant paye pour la dette de l'État 21 fr. f tandis qu'un Italien n'en paye encore que 7. Mais il aurait fallu nous dire, ce me semble, qui 1 est le capital productif des 27 millions d'Anglais et quel est celui des 22 millions d'Italiens. Est-ce en proportion du nombre des habitants que nous devons calculer désormais la dette et les taxes, et non en proportion de la richesse nationale? La France et l'Angleterre sont grevées d'impôts parce qu'elles sont riches, mais elles ne sont pas riches parce qu'elles payent autant d'impôts. La dépense ne constitue pas la richesse, mais c'est la richesse qui fournit à la dépense. Le ministre paraissait fier d'annoncer que l'intérêt de la dette, dans la Grande-Bretagne, absorbait 56 pour 100 sur les revenus, et en France 31, tandis qu'en Italie, il ne pouvait encore absorber que 26. La base de son raisonnement était que les recettes de l'État augmenteraient jusqu'à 600 millions. Mais les recettes, en 1860, au lieu de 547 millions, n'en avaient donné que 456; en 1861, on les avait évaluées à 477 millions et elles n'en avaient donné que 468; en 1862, on les avait évaluées à 551 et elles sont restées au-dessous. Si donc les recettes ne dépassent guère 468 millions, les intérêts de la dette étant de 156 millions, la proportion n'est plus de 21, mais bien de 35, ou de 32 et demi pour 100.

Admettons que les prévisions du ministre soient encore trompées par l'insuffisance des recettes ou par l'accroissement extraordinaire des dépenses, on n'aura d'autre expédient que l'augmentation de la dette. Or, qui s'appuie sur le crédit, s'appuie sur la plus facile, mais assurément sur la plus fragile de toutes les ressources.

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Il n'y a pas un État en Europe, qui n'ait doublé ses revenus, en moins d'un quart de siècle: L'Italie obtiendra-t-elle du ciel un tel bienfait, malgré les désordres de la révolution, les dévastations de la guerre civile, les défiances politiques de l'Europe, les alarmes du crédit, le découragement du commerce et de l'industrie? Et où est"il ce pouvoir fort, compacte, prévoyant, voulant le bien et aimant la patrie, dont la persévérante sagesse assure un tel prodige?

La situation du crédit public et du crédit privé devient de plus en plus inquiétante: tous les esprits sérieux s'en préoccupent. Mais quand on prend des millions^ on n'en saurait trop prendre. Les pouvoirs nouveaux ont de tout temps trouvé cette vieille maxime à leur convenance. Chargés de conduire à grandes guides le char de l'État, ces Titans, qui n'avaient su que déblatérer contre les anciens gouvernements de L'Italie, ont déjà donné la mesure de leur puissance; A bout d'expédients, ils vont emprunter encore, Le champ des emprunts est ouvert devant le nouveau pouvoir, et tous ses agents veulent y paître. Chez vous, Monsieur, où la responsabilité ministérielle est nettement définie et aboutit au parlement, où il n'est aucun Chancelier de l'Échiquier qui ne se fasse un point d'honneur de contenir la dépense dans le revenu, que dira-t-on de ces ministres, amateurs délicats de curiosités financières, qui conduisent les affaires de l'État, comme votre Addison, moraliste bienveillant, conduisait dans tous les faux pas son Roger de Coverley? Que dira-t-on de ces budgets italiens non discuté», de ces budgets convertis en lois en un jour, de ces emprunts énormes votés d'enthousiasme? Que pensera-t-on de ce gaspillage honteux, de ces dépenses faites en dehors du courant d'un exercice, de tous ces reliquats passifs qui, depuis 1861, dépassent toujours l'actif de la finance italienne?

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Que dira-t-on de cette confiance aveugle qui, seule, n'entend pas les craquements de l'édifice créé par la révolution, quand le monde entier s'en émeut?

Rome, le 4 octobre 1863.

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LA MORALE

A S. EM. LE CARDINAL WISEMAN, A LONDRES.

Éminence

Le roi Victo -Emmanuel a prétendu, à la face du monde, qu'il avait été appelé par les Napolitains à prendre la couronne de François II, son parent.
Mais quel corps de l'État, quels comices lui avaient exprimé ce vœu? Dix ou douze individus, envoyés par Garibaldi en danger, se constituèrent d'eux-mêmes les mandataires du peuple. Parmi eux se trouvaient quelques généraux et quelques fonctionnaires, devenus tristement célèbres par leur récente trahison. Les comices de Naples ne s'étaient pas encore tenus, quand les Piémontais entrèrent dans le royaume. Dans la proclamation d'Ancône, du 9 octobre, rédigée, dit-on, par le ministre Farini, on affichait les vœux des populations et les devoirs envers les Italiens, on se donnait la mission d'aller régénérer le royaume de Naples et moraliser ses habitants. C'était ajouter. l'ironie à la violation de tous les droits. C'était, après l'invasion des États pontificaux, une seconde confiscation par la force, une déchéance de par la justice. On se mettait en marche pour aller appuyer Garibaldi et ses cohortes; la complicité avait été jusqu'alors tacite, on avait maintenant l'effronterie de l'avouer. Le masque devenait désormais inutile.

La prétention de moraliser le peuple napolitain était une insulte sanglante, et une amère ironie à l'adresse des populations de la plus belle et de la plus riche contrée de L'Italie. Et cette prétention, c'étaient des Piémontais qui l'affichaient!

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Bien que l'antipathie entre les deux peuples ne fût pas alors ce qu'elle est devenue depuis, les Napolitains, exception faite d'un parti, ne regardaient pas les Piémontais comme des compatriotes. Les Piémontais ont en effet une physionomie propre, un dialecte distinct, des particularités morales et intellectuelles que la différence d'éducation ne suffit pas à expliquer. On les estimait comme de bons soldats; mais on les considérait, dans le Midi, comme n'appartenant pas à la même branche de la grande famille italienne. Ils n'en avaient que faiblement accru le patrimoine dans les arts de la paix, et n'occupaient qu'une bien modeste place dans les fastes d'une glorieuse littérature. Les Napolitains, qui se distinguent par leur vivacité, leur esprit, leur éloquence, et sont fiers d'avoir devancé tant d'autres peuples dans les sciences morales et les réformes civiles, ne virent dans ce fameux manifeste d'Ancône qu'une solennelle insolence.

Notre peuple, naturellement bon, est irascible, et le mépris l'exaspère aisément. Le sang de tous les hommes de cœur bouillonna à la lecture de la proclamation d'Ancône. Ce gouvernement allait-il travailler à la restauration des dogmes immuables et des principes de la morale, sans lesquels toute société est malade, toute autorité combattue et incertaine? Allait-il mettre un frein à la dissolution des mœurs, raffermir les sentiments religieux, accorder sa protection aux arts, aux lettres, aux sciences? Que ne devait pas faire, à en juger par ses promesses? Les esprits simples, tout en éprouvant plus de surprise que de confiance, se flattèrent de voir leur belle patrie mériter, sous peu, toutes les bénédictions du ciel et tous les éloges de la terre.

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On avait déjà expérimenté la civilisation que traîne à sa suite la révolution. Garibaldi avait déjà montré son respect des lois et de la morale. Un de ses décrets avait accordé une pension sur l'État à la fille adultérine de Pisacane tué dans la folle expédition de 1856. Un autre décret avait déclaré sacrée la mémoire d'Agés i las Milano, et alloué une pension à la mère et aux sœurs de ce régicide; en même temps, un certain Ayala était allé, à là tête de la garde nationale, déposer une couronne d'immortelles sur la tombe de ce lâche assassin.

A peine installé à la place de Garibaldi, le gouvernement sarde autorisa toutes les orgies de la pensée, toutes les dépravations de l'intelligence, dont la presse se rendit l'organe quotidien. Il permit la représentation de drames orduriers, dans lesquels les cardinaux, 'le. Pape, les martyrs, les saints étaient mis en scène. On toléra l'étalage des plus sales et des plus ignobles peintures, la vente d'abominables pamphlets et des livres les plus immondes, la prostitution la plus éhontée. C'est le travail des sorcières de votre Shakespeare: rassembler des poisons et des reptiles, pour arriver aux fins de l'ambition et au comble de l'ignominie. Trois, cent jeunes filles de la classe populaire furent expulsées de l'Albergo de' poveri, vaste établissement fondé sous Charles III, où plus de 5,000 pauvres et orphelins apprenaient un métier aux frais de l'État. Ces malheureuses, jetées tout à coup sur le pavé, sans moyen d'existence, devinrent presque toutes, le lendemain même, la proie facile du vice. Les directeurs firent exécuter lea% portraits en photographie de celles qui, plus heureuses, avaient obtenu la permission de rester dans l'établissement...

Ces portraits furent envoyés à Turin!

Le gouvernement avait donc oublié que, quand on laisse le vice relever la tête, de tristes événements se préparent; et qu'on ne se joue pas des grands principes qui forment le fondement d'une société?

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Or, on étalait cette tolérance, au moment même ou Ton abolissait les couvents, où Ton détruisait les établissements littéraires et scientifiques du royaume, où on laissait tomber en ruine les établissements de bienfaisance! Les anciens directeurs de ces établissements, pris dans la noblesse, exerçaient gratuitement leurs fonctions: on en nomma de nouveaux, en leur assignant des traitements élevés. Mais on ne tarda pas à constater une diminution de 200,000 fr. dans les revenus de ces asiles. Leur état est à présent on ne peut plus déplorable: on laisse les malheureux reclus de l'Albergo de poveri couverts de haillons et de vermine, sans lits, sans couvertures, sans nourriture suffisante. Pourquoi le gouvernement aurait-il plus de soins pour les pauvres qu'il n'en a pour les détenus? Une lettre adressée, l'année dernière, au général La Marmora et publiée par la presse, eut un grand retentissement dans le monde. L'auteur y faisait la plus triste peinture de cet établissement, invitait, le général à s'y rendre, et terminait par ces mots:

Rends-toi sur les lieux, observe, et tu nous diras si les Napolitains ont raison de maudire Turin!

Le général ne s'y rendit pas.

Faire régner l'ordre en tout et partout est le devoir capital d'un gouvernement nouveau, mais l'ordre, à Naples, se trouva des le principe aussi compromis, que la morale. Des passions brutales, l'égoïsme, l'orgueil, les nécessités du moment, les combinaisons de la politique, entravèrent bientôt le cours de la justice. Le gouvernement, par le seul fait de son origine, était porté à lâcher la bride à toutes les passions. Cette populace qui surgit des émeutes, ces bravi sortis de la foule, ces forçats en rupture de ban, devaient donner et donnèrent dans tous les excès.

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La révolution avait pris à sa solde les camorristes; dans la crainte, disait-elle, qu'ils ne fissent une réaction, mais dans le but réel de répandre la terreur. Lors de l'entrée de Gari-baldi, des bandes de condamnés s'échappèrent du bagne de Castellamare et vinrent renforcer la camorra; un ministre en fit mettre en liberté deux cent cinquante autres! Après le départ de Garibaldi, le Piémont accepta avec complaisance cet héritage de la révolution. Sûrs de l'impunité, ces hommes à face patibulaire se posèrent en hommes politiques et en adversaires de la dynastie de Bourbon 1 A Palerme, où l'anarchie était plus grande encore qu'à Naples, on fonda une secte d'assassins. Dix-sept victimes, en peu de jours, tombèrent sous les coups de ces misérables. On y avait discipliné le meurtre.

Pendant longtemps, Éminence, on a nié les crimes et l'existence même de ces êtres féroces, comme on a longtemps nié les atrocités commandées par les Fumel, les Pinelli, les Neri, les Galateri, les Bigotti, et tolérées par le gouvernement italien. Mais le pouvoir lui-même, après deux années de complicité, ne fut-il pas contraint de purger Naples de ces bandits? Quand il crut n'avoir plus besoin de leur appui fraternel, il les arrêta tous en une nuit, les jeta en prison et les fit transporter plus tard à Fénestrelle et dans l'île de Sardaigne. Les autres, au nombre de 1,180, ont été envoyés peupler les îles d'Elbe, de Capraja, de Gorgona et de Giglio.

Il était déjà trop tard. A Naples, on se trouva bientôt réduit à ne plus pouvoir parcourir les rues, ni la nuit ni même le jour. Le poignard d'un sicaire atteignit souvent sa victime en plein midi, dans les rues les plus fréquentées, et souvent en présence de la force publique.

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Le général Marulli, le capitaine Giordano, le général d'Ambrosio et son fils, un grand nombre d'employés civils furent lâchement insultés, frappés, laissés pour morts sur la voie publique. On n'avait qu'à dire de la victime: c'était un bourbonnien, et les carabiniers piémontàis laissaient le meurtrier libre et impuni. Les meurtres devinrent si fréquents que l'habitude en diminua l'horreur. Le gouvernement ne donnait d'autre consolation et d'autre sécurité au peuple napolitain que de lui apprendre, chaque jour, le nombre de ceux qui avaient été frappés ou tués par les sicaires. Cette chronique quotidienne eut à enregistrer, en 1861 et pour la seule ville de Naples, dix-neuf assassinats en moins de quinze jours! La statistique de 1861 accuse à Naples,4,500 crimes contre les personnes; dans le district de Palerme, du 1er juin au 15 octobre,6,745 crimes, dont 745 contre les personnes. En 1862, sur le nombre des crimes dont on avait connu les auteurs, on comptait 2,497 attentats contre les personnes et 1,698 contre la propriété. Dans la seule ville de Naples, et dans le seul mois d'octobre, sur 160 crimes graves, il y eut 98 meurtres en vingt jours. Dans la statistique de 1865, la moyenne des crimes serait de 5,000 et celle des délits de 6,000. De sorte qu'en calculant la proportion des crimes des provinces, toujours plus nombreux, sur ceux de la province de Naples, on aurait eu, en 1862,21,000 crimes pour 52,000 accusés, et 42,000 délits pour 52,008 prévenus: Cette proportion n'a guère varié en 1865, et on calcule qu'il y a un accusé sur 512 habitants, tandis qu'avant 1860, cette proportion n'était que de 4,083. Il n'est sorte de violence qu'on ne se permit contre les femmes, contrôles anciens militaires, parfois contre les autorités elles-mêmes. Je ne parle pas de la contrebande: des limiers de police en donnèrent l'exemple au public.

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On avait compté à peine quelques incendies dans la ville de Naples, en cinquante ans: un seul, en 4844, avait été attribué à la malveillance. En juillet et août 1860, quand la révolution était aux portes de la capitale, il en éclata plusieurs; et d'autres, plus tard, sous le gouvernement piémontais, notamment celui de l'Albergo def poveri.

On en essaya un autre bien autrement grave à la Conservation des hypothèques: heureusement les titres de presque toutes les fortunes ne périrent pas dans les flammes. Depuis le mois de septembre 1860, le nombre des vols avait été effrayant; après l'installation du gouvernement sarde, il augmenta de jour en jour. Enhardis par le manque de répression et devenus plus industrieux, les voleurs attaquaient les maisons, les boutiques, parfois les églises. Dernièrement, à la Favorita, campagne de la Cour où le peuple se rend en foule le dimanche, les voleurs attendirent ceux qui s'en retournaient pour les dépouiller; et c'était à une lieue et demie de la capitale! Souvent même, les voleurs se présentaient comme des agents de la force publique, ou habillés en gardes nationaux et se disant investis d'une mission. Ils avaient d'ailleurs des complices partout et même dans cette police réorganisée par le fameux Curletti, piémontais qui n'échappa au bourreau que par la fuite. Neuf malfaiteurs arrêtés à Pausilippe, au moment même où ils allaient commettre un vol, furent, deux jours après, relâchés: leur chef, un ancien sous-officier suisse, était connu par son audace et jjar ses relations avec la police. Il en fut de même d'autres vols commis dans les environs de Naples. Les coupables narguaient la justice. Lors d'un vol commis en 1862, près de Senerchia, au préjudice de plusieurs négociants, la police, faute de mieux, se vit réduite à faire indemniser les victimes par le maire et la municipalité.

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Il va sans dire que les suspects de bourbonnisme étaient recherchés et arrêtés avec plus d'activité et de rigueur. Dans les provinces, où les préfets ont à leurs ordres une police puissante et une force armée nombreuse, on surveille les moindres mouvements des hommes hostiles au gouvernement; mais on ferme les yeux et on reste les bras croisés quand il s'agit de désarmer les sicaires, d'assurer la tranquillité publique et de défendre la propriété. Personne n'ose porter plainte aux autorités, personne n'ose déposer en justice. On avait reproché à l'ancien gouvernement sa faiblesse: qu'arrive-t-il, maintenant que le gouvernement faible a été remplacé par un gouvernement fort?

Rome, le 16 juillet 1863.

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LA RELIGION.

A SON ÉMINENCE LE CARDINAL WISEMAN.

Éminence,

La masse du peuple ne comprend pas grand chose aux lois, mais elle comprend à merveille-l'outrage fait à la morale. Le peuple napolitain aurait pu, à la rigueur» rester étranger et indifférent aux offenses contre la morale publique, détourner les yeux des images licencieuses, s'interdire les spectacles et les théâtres. Mais ce n'était pas le compte du gouvernement qui se donnait pour moralisateur: il avait la prétention d'altérer les croyances religieuses d'un peuple éminemment catholique.

Afin de constituer l'unité en Italie, le Piémont s'efforça tout d'abord de détruire la seule unité qui y existât; l'unité religieuse. Ce fut dans ce but qu'il ouvrit la péninsule à Faction du protestantisme. La société moderne est basée sur l'Église; aussi est:ce l'Église qui souffre la première de toute révolution: à Naples, il y avait une raison plus directe encore. Dans l'esprit du peuple, le roi légitime et la religion se confondent: il fallait donc détruire la religion pour faire oublier le roi. De là les efforts du gouvernement pour détacher le peuple de ses vieilles croyances. Naples est trop près de Rome, et notre peuple, comme toute société catholique, est vivement intéressé à l'indépendance du chef spirituel de sa religion. Ne pouvant donc altérer essentiellement la constitution politique de l'Église à Rome, on cherche à ébranler à Naples, par les exemples et les séductions, les croyances du peuple.

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Des gens qui demandent tout haut qu'on ôte le Pape et qu'on ramène César, trouvent tout naturel de former cette turba salutatrix qui se prosternait devant Claude, Tibère ou Néron. On n'ose pas dire ce qu'on ose penser, et les hommes du gouvernement n'osent peut-être pas penser tout ce qu'ils oseront faire: ce que le gouvernement italien veut, il ne veut pas encore qu'on le sache.

Des prêtres séculiers et réguliers étaient allés au-devant de Garibaldien poussant des cris frénétiques; on avait vu des moines, le pistolet et le crucifix à la main, étaler la chemise rouge sur leur robe de bure. Mais le peuple, le vrai peuple, avait détourné les yeux ou souri de pitié à la vue de ces bouffonneries sacrilèges. L'immense majorité des prêtres, surtout à Naples, donnait l'exemple des vertus de leur état. On comprenait leur influence, on les savait hostiles, on se proposa donc de les combattre. Le gouvernement laissa toute liberté aux ennemis de l'Église. Le P. Gavazzi, ce moine éhonté et fou, ne rougit pas de prêcher sur les places et les quais la liberté de la femme et des unions, le socialisme, le mormonisme; le P. Pantaleo tint des conférences dans les églises, et fut applaudi par des prêtres apostats, comme un acteur au théâtre; le P. Joseph de Forino, le P. Giordano se firent les apôtrès de la révolution et de l'hérésie. En attendant une philosophie à l'usage du gouvernement, on se servit de la chaire. Il fut un temps, Émpnence, où Collins, Tindal et Bolingbroke devinrent les docteurs de votre jeunesse: la jeunesse italienne commence se éducation sous Gavazzi et Pantaleo. Le gouvernement, de son côté, s'emparait des églises pour les convertir en prisons et en casernes. La belle église de la Vittoria, à Palerme, fut changée en écurie! Ce n'était pas moins impolitique qu'impie.

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La spoliation devait devancer l'ère de la liberté: Garibaldi organisa le pillage l<g&1 du sanctuaire. Un décret du dictateur abolit la Compagnie de Jésus à dater du jour du débarquement des Mille.

Aux termes de cette disposition rétroactive, tous les contrats stipulés depuis le débarquement étaient résiliés! On supprima les couvents en allouant des pensions viagères aux religieux; on déclara les rentes épiscopales dévolues à l'État, en assignant aux évêques un traitement, de 8,000 fr. C'était l'abolition arbitraire du concordat, en môme temps qu'un vol commis au préjudice des pauvres. Votre Burke réprouvait les faits de ce genre commis par la république française, disant que l'Angleterre ne voit aucun inconvénient à ce que l'évoque de Durbam ou de Winchester possède 40,000 livres sterling de rente! Il flétrissait, dans ces faits, un attentat contre la propriété et une tentative contre la religion. Il est vrai que ces décrets de Garibaldi, quoique signés avec une insolente promptitude, ne furent pas immédiatement mis à exécution. Les couvents ne furent point encore supprimés de fait.

Le gouvernement de Turin profita des rentes confisquées, spoliation honteuse et manifeste; il accapara les dotations des religieuses venant des familles qui les avaient constituées et beaucoup de biens de couvents provenants de legs ou d'autres fondations pieuses. La propriété privée et les dispositions testamentaires se trouvaient à la fois violées. Une commission, sous l'apparence d'un protectorat bienveillant, prit possession des bénéfices vacants, administra les biens ecclésiastiques et les passa à l'administration des domaines. On mit la main sur les bénéfices, dont les titulaires furent l'objet de poursuites judiciaires; notamment sur les biens des évêques exilés.

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Aujourd'hui, l'affranchissement des rentes perpétuelles prépare les esprits à la vente des biens ecclésiastiques, en affaiblissant les répugnances des consciences, et en offrant d'ignobles appâts à l'avidité. Pour le moment, ces biens servent à payer les commissaires chargés de les dilapider, ou à d'autres usages. Des journaux ministériels, des acteurs, des prédicants d'impiété, ont reçu de grasses subventions sur les fonds de la Caisse ecclésiastique. Il y a plus: on en a payé les comédiens de S. Carlino, qui ont représenté devant la Cour, l'enthousiasme de la place à l'arrivée du roi d'Italie; et, l'hiver dernier, on y a puisé pour les bals du palais.

Tandis que cette spoliation se poursuit froidement et sans relâche, le gouvernement se dispense de payer les pensions alimentaires, ou les paye avec une telle inexactitude qu'un grand nombre de communautés religieuses endurent la faim. La pension d'une religieuse est réduite à huit tous par jour, et plusieurs monastères n'ont rien reçu depuis deux ans! Le gouvernement en vint jusqu'à contester aux religieux le droit de vivre dans la misère. On les expulsa de leurs anciens et paisibles asiles; on força la clôture d'une foule de monastères, à Naples, à Païenne, à Capoue, à Aversa, à Bari, etc. Plus d'une fois la garde nationale a refusé de coopérer à ces violences; souvent les supérieurs s'y sont opposés avec une fermeté digne des martyrs. A Naples, on voulut chasser de leurs cellules les Sacra-menti$tes, qui ne vivent que d'aumônes; et, pour qu'on abandonnât ce projet, il ne fallut rien moins que la colère du peuple prêt à se soulever. Cependant le gouvernement ayant obtenu avec facilité une loi qui l'autorisait à occuper à son gré toutes les maisons des corporations religieuses, on les convertit bientôt en casernes.

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Quelquefois, pour en chasser les religieux, on a enfoncé les portes à coups de bâche, on a escaladé les murs, en contenant le peuple au moyen d'un déploiement inaccoutumé de forces. On compte, depuis 1861 jusqu'à ce jour, dans toute L'Italie, plus de 200 maisons religieuses envahies; 13 ou 14,000 religieux dispersés,164 collégiales spoliées,721 converties en casernes,.100 églises changées en magasins. La plupart de ces envahissements ont eu lieu dans le royaume des Deux-Siciles. Et combien de monuments artistiques, d'objets précieux et de bibliothèques ont péri!

La persécution commença dès l'entrée de Garibaldi., A Naples, comme dans les provinces, des ecclésiastiques d'un caractère respectable furent expulsés de leurs cures, exposés aux outrages d'une populace fanatisée. Une foule de prêtres furent insul-. tés, maltraités dans les rues, incarcérés, parfois blessés à mort. Croyant que la résistance du clergé de Naples provenait des encouragements de l'archevêque, Garibaldi chassa ignominieusement de Naples le cardinal Riario Sforza; mais le peuple s'en étant ému, le dictateur fit répandre le bruit que l'amiral français s'était interposé et que le cardinal resterait. Il fit môme, la nuit suivante, éclairer les appartements de S. Em., pour faire croire à la foule que le Cardinal n'était pas parti.

Le gouvernement de Turin s'était flatté de former dans l'épiscopat et le clergé un parti docile aux inspirations de l'italianisme. Faute de les trouver dociles aux suggestions révolutionnaires, il fut résolu qu'ils seraient persécutés. Ce système de persécution se poursuit depuis environ trois ans, avec une impassible ténacité.

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On avait tenté, le lendemain de rentrée' de Garibaldi, de saccager le palais de la Nonciature, mais le drapeau français hissé sur la porte avait intimidé les émeutiers; le gouvernement de Turin permit de l'escalader en plein jour et d'en disperser les archives. Après avoir invité le Cardinal à rentrer, dans l'espoir d'exploiter son influence sur la population, on l'expulsa de nouveau. C'est sous le gouvernement de l'invasion que commença l'exil des évêques d'Aquila, de Castel-lamare, d'Andria, de Sessa, de Teramo, de Patti, tous prélats exemplaires par leur pitié et leur science; la plupart âgés et pouvant succomber aux fatigues du bannissement. En effet, ceux d'Isernia, dé Bovino et de Sora moururent à la peine. On en jeta plusieurs dans les prisons, par exemple Mgr Frascolla de Foggia, Mgr d'Ambrosio, évéque de Muro, les ordinaires de Reggio, de Sorrente, de Rossano, de Capaecio, d'An-glona. On arracha violemment de leurs sièges l'évéque d'Avellino, Mgr Gallo, l'archevêque de Trani, Mgr Bianchi, l'archevêque de Salerne, les évéques de Lecce, d'Acerenza, de Nardô. Ceux de Castellaneta et de Teano furent assaillis, blessés, et ne se sauvèrent que par un prodige. Le P. de Cesare, abbé de Montevergine, fut atteint par sept balles de fusil. Il échappa miraculeusement à la mort; mais les deux prévenus de ce guet-apens furent employés par la révolution dans l'administration de la Caisse ecclésiastique!

La presque totalité des évêques du royaume se sont réfugiés-en France et à Rome, ou sont relégués à Gênes et à Turin. Quand les populations en demandent le retour, le gouvernement répond que les évêques sont libres de revenir; niais il conseille en même temps à ces prélats de ne pas s'exposer, et séquestre les revenus des absents.

On arrête un grand nombre de prêtres, on intente des procès à ceux qui ne veulent obéir qu'à leur conscience, on les traîne sur la sellette des criminels

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pour les condamner à de fortes amendes, à l'emprisonnement, à la réclusion: le vicaire de la cathédrale de Naples, le vicaire forain de Procida, le vicaire de Reggio, qui a dû s'enfuir pour avoir écrit dans une circulaire: prions pour notre pasteur absent; 'un procès a été intenté à quantité d'autres, parce qu'ils avaient publié sans exequatur la bulle de la Croisade, qui a toujours été exempte de cette formalité. L'évêque d'Ëumenia s'est vu accusé d'avoir adressé une lettre d'exhortation aux élèves de son séminaire... et le séminaire a été. fermé. Les préfets d'Avellino, de Foggia, et d'autres provinces, ont placé le clergé sous la surveillance tyran-nique et outrageante de la police. La persécution ne ^arrête pas même devant les tombeaux: on s'est opposé aux funérailles d'un pieux archevêque, celui d'Amalfî; des furieux, pénétrant dans l'église, se sont rués sur le cadavre. On a cru -frapper l'imagination du peuple en faisant ensevelir au cimetière commun l'archevêque de Capoue, le Cardinal Cosenza, qui avait bien le droit de reposer dan son archevêché, pour la restauration duquel il avait dépensé plus de 400,000 fr. La charité de ce Cardinal était proverbiale: il donnait jusqu'à son linge aux pauvres, au point même d'en manquer au besoin. Ah! si, en Angleterre, il y a des hommes qui n'éprouvent pas une bien vive sympathie pour la personne de nos évêques et de nos prêtres catholiques, je leur dirai, comme un illustre orateur à la chambre des communes, qu'ils soient du moins assez anglais dans leurs sentiments pour accorder cette sympathie à quiconque est traité injustement, catholique ou protestant, prêtre ou laïque! Si notre clergé ne connaît pas encore les septembriseurs, c'est que le temps et le besoin de la tutelle étrangère s'y opposent. Tout en persécutant les prêtres et les religieux, on a pris à tâche de torturer les consciences.

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Garibaldi avait accordé le libre exercice aux cultes calviniste, grec et anglican. Cette concession pouvait être ignorée du peuple; mais les sentiments et les pratiques du P. Pantaleo et du P. Gavazzi ne Tétaient pas. Quand le bruit se répandit que le dernier de ces apostats allait prêcher au Gesù Nuovo pour le convertir en temple protestant, le peuple se regarda comme insulté dans sa religion, et se précipita dans l'église avec une fureur telle qu'on eut de la peine à en préserver le moine apostat. A Modica, en Sicile, les femmes du peuple, armées du couteau, s'opposèrent aux sermons d'un mauvais prêtre devenu fauteur d'hérésie. Et le Statut pié-montais proclame la tolérance religieuse! Les nouveaux Longobards ont changé le titre de ministre des affaires ecclésiastiques en celui de ministre des cultes. Ce ministre vient d'écrire une circulaire, par laquelle il oblige à reconnaître les mariages des non-catholiques, dans un pays où l'on n'a jamais reconnu que les unions célébrées devant l'Église. On reconnaîtra bientôt les mariages des Turcs et des Mormons! En attendant, deux prêtres se sont mariés publiquement devant l'officier civil, et le gouvernement a donné la plus grande publicité à cette union sacrilège. Soixante-dix-sept évêques ont inutilement adressé leurs remontrances au roi d'Italie et invoqué le Statut. Malgré cela, comment faire oublier au peuple ses traditions, comment affaiblir ses croyances et ses souvenirs pour le détacher de Rome?

La religion du peuple, à Napïes, ava'it une force indépendante du soutien du gouvernement. La tolérance de tous les cultes devait rencontrer bien des obstacles. Le pouvoir ne vit donc d'autre moyen que d'accorder son patronage à des énergumènes comme les Gavazzi et les Pantaleo, et à tous les défroqués. On leur donna pleine et entière liberté de prêcher, de profaner et de renier à leur aise.

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On voulait des hommes capables d'exciter toutes les passions haineuses, et on les trouva. Les prêtres catholiques, cependant, n'avaient rien perdu de leur dignité et de leur dévouement; mais ils se virent privés des égards dus à leur caractère. Le gouvernement, regardant comme un abus la liberté chrétienne de la prédication, mit tout en œuvre pour enchaîner la parole de Dieu qui ne saurait pas être liée.

Un manifeste du ministre Conforti avait annoncé qu'on punirait les ecclésiastiques qui se montreraient en chaire les ennemis de la cause nationale; plus lard il déclara dans une autre proclamation qu'il ne fallait pas confondre la religion avec ses ministres, punissables à l'égal de tous les autres citoyens. En même temps, il exhortait les Cours criminelles à sévir contre les prêtres et les évêques convaincus de tendances politiques contraires à l'intention du gouvernement, et recommandait d'encourager les prêtres rebelles à leurs évêques et infidèles à leurs devoirs envers l'Église.

La postérité aura peine à croire à ces circulaires du 10 avril et du 5 juillet 1862. Ce même garde-des sceaux proposa, plus tard, au parlement italien la fameuse loi dont on a dit qu'elle plaçait l'Église en état de siège.

Cependant, les prédicateurs n'ont jamais, ni à Naples ni ailleurs, soulevé, le peuple contre le nouveau pouvoir. Ce n'est pas en publicistes, mais en théologiens qu'ils combattaient une politique attentatoire à la morale et aux droits de l'Église. Ils déployaient toute la prudence et toute la modération possibles, aussi bien en chaire que dans les relations privées.

Rien ne pouvait désarmer un pouvoir ombrageux comme on n'en vit jamais, un pouvoir acharné contre des hommes dont l'idéal était la patrie,

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la conservation de la religion, des idées et des sentiments sur lesquels l'ordre social avait toujours reposé.

La loi, même en la torturant, ne lui donnant pas le droit de sévir contre eux, il se résolut à tolérer, à favoriser lès émeutes et, au besoin, à les préparer lui-même. On vit alors des forcenés se précipiter sur les prêtres, les arracher de l'autel ou de la chaire, les dépouiller de leurs ornements et les maltraiter. Dans l'église de Monserrato, à Naples, ils se ruèrent sur le prêtre au moment de l'élévation, et le renversèrent brutalement sur les degrés de l'autel. Dans la paroisse de Torre del Greco, des furieux dépouillèrent l'image de la Vierge de ses ornements, l'affublèrent à la garibaldienne et la portèrent en procession. Si le gouvernement ne fut pas l'instigateur de tous les sacrilèges, il ne fit rien du moins, pour les empêcher: nous faisons la part du feu! disaient les autorités en souriant.

Cependant, ces violences ne firent que donner aux prédicateurs la popularité du malheur et l'ascendant du succès. Le P. Cocozza, dominicain, orateur d'un talent énergique, choisi pour prêcher le carême de 4862 dans l'église S. Severino, voisine de l'Université, fut insulté pendant un de ses sermons, par une tourbe-d'étudiants en droit et en médecine. L'assistance se souleva comme un seul homme, et une lutte ^acharnée s'engagea entre ces jeunes libres-penseurs et le peuple. Les deux partis reçurent bientôt du renfort; on assiégea l'Université, et il y avaft déjà des blessés et des morts, quand les autorités, indolents spectateurs de tant de violences, intervinrent enfin, effrayées de l'irritation toujours croissante du peuple. On vit, pendant la lutte, quelques hommes du pouvoir se promener là en simples curieux, avec un visage satisfait et le sourire sur les lèvres. Le prédicateur fut mis en prison, où il attendit quatre mois la déclaration de son innocence.-

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On répéta les mêmes violences, dans les provinces, partout où Ton avait à craindre l'efficacité de la parole évangélique. C'est ainsi qu'on entend la formule de l'Église libre dans l'État libre t

Voilà, Éminence, comment s'y prend le Piémont pour moraliser le royaume de Naples. La prétendue régénération a engendré partout la dissolution des mœurs, le mépris du culte, la haine de l'autorité, le vol légal, l'homicide et la servitude. Et ce sont les missionnaires les plus ardents de l'indépendance italienne que sont devenus les instruments les plus actifs de la servitude du pays! Est-il possible que cette œuvre d'iniquité ait été comparée devant le peuple anglais, à l'éclatante apparition du soleil qui, se levant dans toute sa splendeur, contrasterait glorieusement avec l'obscurité qu'il aurait soudain dissipée!

Les âmes honnêtes ont été saisies d'horreur à ce trait d'amère ironie. Mais l'Angleterre ne fermera pas toujours les yeux à l'évidence. Dieu ne bénit pas les desseins contraires à sa justice, et ne permet pas longtemps que la société marche dans des voies autres que celles que sa providence lui a assignées. Je vous écris, Éminence, au mi lieu de ces éloquentes ruines de Rome, qui s'élèvent depuis des siècles, en témoignage de la justice divine. Nous avons été ramenés aux mauvais jours du XIIe siècle; mais n'oublions pas que les doctrines d'Arnauld de Brescia ont été dissipées comme les cendres de cet audacieux brouillon.

Rome, le 15 août 1863.-

219 -

LA POLITIQUE.

A LORD DERBY.

Milord,

Les idées abstraites, les innovations d'après un idéal préconçu, répugnent au caractère de votre nation. On n'a jamais accusé la politique anglaise d'imprévoyance et de sacrifier le présent à un avenir problématique. Principalement, depuis l'époque de Ghatham et de Burke, votre politique est une politique essentiellement pratique et dominée par les exigences des faits. L'expérience que l'Europe a faite des gestes de la dé magogie a permis à l'Angleterre de demeurer, en 1848, froide et tranquille. Le mépris des théories est, chez vous, à son comble. On comprend, en Angleterre, que ni l'intelligence d'un législateur ni l'épée d'un héros ne saurait affranchir une nation, et qu'on ne décrète pas plus l'unité et l'indépendance d'un peuple, qu'on n'improvise les qualités qui lui manquent. Or, la maison de Savoie et la révolution n'ont consulté que leurs convoitises, sans se préoccuper de rester dans les limites du possible.

L'Europe et l'histoire, Milord, n'oublieront jamais vos nobles efforts pour empêcher la guerre de 1859, et les sages conseils que vous vous efforçâtes de faire entendre. Une entente amicale aurait amené un dénoûment plus prompt, plus satisfaisant et plus durable de la question italienne. Vous déclariez que l'Angleterre verrait avec déplaisir troubler la paix de l'Europe;que l'Angleterre respecterait et ferait respecter les traités existants: qu'une nouvelle répartition de territoires ne s'aurait s'effectuer sans le consentement des puissances signataires du Congrès de Vienne.

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Les traités de 1815 avaient assuré la plus longue paix dont on eût le souvenir, et, dans votre opinion, ils répondaient encore à leur destination première. Malheureusement, la guerre avec l'Autricbe éclata et son issue fit supposer que la question italienne était résolue.

On se demandait chez vous si cette unité de L'Italie, au nom de laquelle on avait pris les armes, pouvait convenir à l'Angleterre! Il est permis de répondre négativement. Sa rivalité séculaire avec la France suggéra autrefois à l'Angleterre l'idée de créer, au pied des Alpes, un royaume hostile à sa vieille ennemie: c'était un projet de 1801, lors de la troisième coalition; c'était une idée caressée par Pitt. Or, cette idée est-elle pratique? Les guerres de la république, du consulat et de l'empire n'ont abouti qu'a un informe royaume d'Italie, qui tomba avec Napoléon. L'unité de L'Italie une fois réalisée, le Piémont, barrière mise par l'Europe entre la France et l'Autriche, disparaît de la carte; il est vrai qu'on a créé un État assez fort pour disputer à la France l'accès de l'Adige, mais cet État lui-même va s'élancer de la Lombardie sur le Danube. N'a-t-on pas déjà compris la nécessité de lui interdire l'accès de l'Adriatique? Dans le projet de Pitt d'ailleurs, le royaume d'Italie devait recevoir une constitution fédérative: il est important de ne pas perdre de vue ce point capital. En présence d'une révolution qui allait bouleverser la péninsule, on aurait dû raffermir la monarchie dans L'Italie méridionale; mais on ne sut pas réparer la faute

de 1848. L'unification de L'Italie impliquant la destruction, dans le bassin de la Méditerranée, de petits États ayant une marine limitée il en résulte un royaume compacte, avec ces côtes étendues, de beaux ports, d'excellents marins, à côté de la France et sur la même ligne que la Grèce et l'Espagne. Or, ce royaume, qui vous assure qu'il sera toujours l'ami de l'Angleterre?

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Ne peut-il pas devenir l'allié de la France, qui possède déjà l'Algérie? La Méditerranée ne serait-elle pas alors un lac franco-italien, c'est-à-dire français?

Vous avez pour tradition, Mi lord, de grouper autour de la reine des mers les États de second ordre. De même que l'ancienne France témoignait de la bienveillance aux États secondaires de l'Allemagne, la vieille Angleterre se ménageait certains États de L'Italie. Tout Anglais imbu des idées nationales reconnaît la nécessité d'avoir de l'influence sur le Portugal, une entente cordiale avec la Hollande et l'amitié du royaume de Naples. Cette politique vous ménage des ports d'une baute importance. Nelson, par exemple, a pu, après la bataille d'Aboukir, se réparer dans celui de Syracuse. Pourquoi renoncer à ces traditions?

Le gouvernement britannique voulait-il provoquer des réformes légitimes dans la péninsule, et y établir une civilisation moulée sur la sienne propre! Heureux notre siècle, s'il n'eût produit que de tels desseins! Mais c'est une étrange politique que celle qui veut profiter de la fiévreuse inquiétude des peuples pour en améliorer les lois. Dans le but de réformer L'Italie on est revenu à la politique de 1848. Pour faire cesser un état de choses, jugé excessif, il n'était besoin que de cette vieille autorité qui concilie l'impartialité et la modération, que de cette justice sereine qui est le premier besoin des rois et des nations. Satisfaire aux traités sans prolonger les obstacles à la paix, était-ce chose si difficile et qui pût nuire à la politique anglaise? La politique raffinée, a dit Burke, qu'on a appelé un grand médecin politique, a toujours été la mère de la confusion, et la sera tant que le monde existera.

Y avait-il de la prudence à graver dans vos colonies Vidée de la nationalité, qui provoque des réclamations €t plus tard l'insurrection?

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Je me demandais déjà, en 1850, si les vastes possessions de l'Inde vous resteraient toujours soumises. Les frontières de l'empire britannique, en Asie, avaient été considérablement reculées; la bataille de Goudjerat et la défaite des Sykbs semblaient avoir tout soumis à l'Angleterre, or, vous savez ce qui s'est passé depuis. Je me demandais si les plaintes et les réclamations du Canada et des îles Ioniennes seraient toujours vaines. Le mouvement démocratique excité par le voisinage de la Grèce, le sentiment de la nationalité, avaient déjà inspiré aux Ioniens des paroles de mécontentement et produit la révolte de Céphalonie. Or, voilà que, douze années après la publication de mes doutes, l'Angleterre annexe les îles Ioniennes à la Grèce. Si, un beau jour, le Canada cède au penchant qui l'attire vers les États-Unis, renouvellera-t-on les scènes de S. Denis et de S. Charles contre la population d'origine française? Croit-on n'avoir jamais à se ressentir, à l'intérieur, des émotions produites en Europe? Il n'y a qu'à se rappeler George Gordon, qu'on surnomma le Jean de Leyde de son siècle. Ce fut un épisode extraordinaire, il est vrai; mais il me souvient d'une caricature de Gilrays qui représentait Price, Paine et Priestley soufflant la révolution du haut delà chaire. On n'oubliera pas la formule de votre liturgie qui terminait leurs sermons. L'homme sage, Milord, se défie de la fortune et ne perd jamais de vue que, loin de diriger les orages, nous sommes presque toujours entraînés par eux.

En Italie, la politique anglaise a pu avoir un visage, mais a-t-elle eu une physionomie? Les faits ont souvent démenti les prévisions des politiques, et plus souvent encore la force des choses a violenté leurs desseins.

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Il est toujours bien de n'employer que des moyens loyaux pour se conserver le droit d'avoir un juste orgueil devant les contemporains et devant l'histoire. La prévoyance la plus élémentaire suffisait pour pronostiquer qu'à la suite des troubles d'Italie et des moyens adoptés, un souffle violent de révolution passerait sur toute l'Europe.

Depuis la paix de Villafranca, transaction aussi complète que satisfaisante (si elle eût été solide) puisqu'elle réalisait l'union italienne par la fédération, le Piémont se mit à la queue de la révolution pour en détruire une à une toutes les stipulations. Il souleva L'Italie centrale, provoqua l'annexion, envahit le royaume de Naples et l'étouffa dans le berceau même de sa liberté. Le Piémont intervint d'abord diplomatiquement, puis à l'aide des moyens révolutionnaires, et enfin à main armée, toujours dans le but de son agrandissement territorial. La maison de Savoie a déchiré les traités auxquels elle devait sa restauration et l'agrandissement de sa puissance. Mais, de l'aveu des hommes réfléchis, elle n'a travaillé qu'à sa propre ruine. Ce qui devait nuire avant tout au royaume d'Italie, ce qui devait fatalement le perdre, c'était son origine: son origine devait le rendre à la révolution d'où il était sorti, et le royaume de Naples devait l'entraîner dans sa ruine par sa propre gravité.

On s'est plu, dans votre parlement, à comparer les troubles et les désordres, qui accompagnent l'œuvre de l'unité italienne, à ceux qui suivirent l'annexion de l'Ecosse et de l'Irlande à l'Angleterre. On oubliait donc que si l'Irlande et l'Ecosse égalaient à elles deux l'étendue de l'Angleterre, elles étaient singulièrement inférieures à l'Angleterre sous le rapport delà population, de là richesse et de la civilisation?

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L'Ecosse avait été retardée par la stérilité du sol; les ténèbres du moyen âge recouvraient encore l'Irlande. En était-il de môme du royaume de Naples qui forme presque la moitié de L'Italie, et qui avait sur le Piémont une incontestable supériorité de richesse territoriale et de culture intellectuelle! En devenant partie intégrante de la monarchie britannique, l'Ecosse conserva toute sa dignité; elle donna un roi à l'Angleterre au lieu d'en recevoir un; elle conserva sa constitution et ses lois; ses tribunaux restèrent indépendants, et si l'Ecosse, malgré cela, fot, pendant plus d'un siècle, traitée à peu près comme une province, soumise, c'est que c'est le sort des pays annexés à un autre État jouissant de ressources plus grandes que les leurs. Le sort de l'Irlande est échu au royaume de Naples.

Voyez la crise dans laquelle se débat L'Italie. Elle tient d'entrer dans une phase nouvelle. La cause du Roi de Naples, le 6 septembre 1860, fut déclarée perdue. L'armée se retirait derrière le Vulturne, Gaëte devenait le champ d'asile des hommes dévoués à une monarchie peut-être à la veille de disparaître. C'était le dernier boulevard des résistances nationales contre l'occupation triomphante. François H avait su montrer au monde comment un roi doit défendre sa couronne mais on n'avait pour lui et pour les défenseurs de Gaëte qu'une stérile admiration. Tous les vieux principes étaient ébranlés, partout le droit paraissait vaincu. Il y avait encore des hommes qui ne s'inclinaient pas moins devant les braves qui en avaient été les derniers et héroïques défenseurs; mais le pouvoir, la forée, les hommages demeuraient le partage exclusif de ceux qui s'étaient volontairement et ignominieusement déshonorés par la trahison.

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Eh bien! deux mois ne s'étaient pas écoulés que déjà l'on frémissait à l'idée de voir le royaume converti en province, après huit siècles d'indépendance. L'irréligion, l'immoralité, l'abrutissement des esprits, les désordres de l'administration, la cupidité, la guerre civile en permanence, la banqueroute en perspective, voilà le spectacle de tous les jours qui accroît le désespoir et nourrit l'esprit de vengeance! Les événements se sont chargés et se chargeront encore de justifier les tristes appréhensions des hommes graves, des cœurs honnêtes. Les populations ont semblé un instant compter sur l'unité de L'Italie; mais l'hégémonie piémontaise ne tend qu'à désunir chaque jour davantage. En attendant, les partis poursuivent leurs rêves avec franchise et hardiesse. Le parti unitaire, jaloux de son pouvoir et de son influence, n'a d'autre appui que le gouvernement; et n'emploie pour s'assurer une existence régulière et définitive que ce qui le perdra un jour, la terreur et les violences. Le parti garibaldien, héritier des opinions et des tendances unitaires dans l'intérêt de la république, plus exalté dans ses passions, plus fougueux dans ses idées, rejeté pour un moment dans l'isolement, se réorganise dans la prévision d'un nouveau débordement révolutionnaire. Le parti légitimiste accroît toujours ses forces par le désespoir général et la ferme confiance qu'il faudra enfin relever de tant de désastres et de tant de ruines les trônes qui représentaient le bien, le noble, le juste. Les événements, Mi lord, n'ont-ils pas assez trompé, jusqu'à présent, -la sagesse des politiques? Ne les ont-ils pas dérangés dans leurs calculs? A-t -on de la répugnance à se donner un démenti? Mais, quand les nuages s'amoncellent de plus en plus à ^horizon, le devoir des vigies est d'annoncer l'imminence de la tempête, et celui des navigateurs est d'éviter à temps le péril.

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Aujourd'hui, comme en 1851, la question polonaise menace de prendre les proportions les plus graves; aujourd'hui, comme alors, le Saint-Siège lutte contre le déchaînement des pires passions. La révolution italienne, aujourd'hui encore, prétend combattre au nom de la nationalité et compromet l'équilibre européen. Il y a des causes de perturbation et de conflagration générale partout, en Europe, comme en Amérique. Quelles défiances, quels ressentiments, quelles rivalités peuvent donc empêcher les Cabinets de s'unir, quand un grand intérêt européen, un intérêt d'humanité et de civilisation, se trouve en cause? Sous le patronage des puissances européennes, L'Italie pourrait reconquérir son indépendance et recouvrer peu à peu sa force et sa prospérité. L'Angleterre a toujours exercé une grande influence sur les affaires du monde, parce qu'elle a un intérêt évident à entraver l'agrandissement illégal de toute puissance du continent. N'invoque-t-elle pas toujours et en ce moment même les ' traités existants? Et pourrait-elle permettre plus longtemps la destruction de ce système défensif qu'elle a, au prix de tant de sacrifices, contribué à établir en Europe? Voudrait-elle plus longtemps tolérer l'asservissement d'un peuple aussi ancien que le peuple napolitain? L'Angleterre, qui a lutté si longtemps contre la révolution française, souffrira-t-elle que la révolution italienne prenne ses ébats dans le royaume de Naples, pour que le peuple y perde son éclat, sa prospérité, et jusqu'à la conscience de son autonomie? Verrait-elle d'un œil indifférent la disparition de cette dynastie des Bourbons, qui a toujours été sa fidèle alliée en Italie? On m'objectera la non-intervention. Dans les préliminaires de Villafranca, œuvre de nécessité politique autant que de prévoyante modération, on a stipulé que toute intervention pour l'exécution du traité était interdite.

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C'était l'antithèse du fameux protocole d'Aix-la-Chapelle. Respecter le droit qu'ont les États de se gouverner comme bon leur semble et n'intervenir nulle part, en aucun cas, était un principe souvent posé, mais jamais accepté; la paix de Villafranca la proclamé en faveur de L'Italie. On lui laissait la responsabilité de ses futures résolutions. Mais ce principe, qui pouvait être admis lorsqu'il s'agissait de changements intimes dans un État déjà existant, ne pouvait être invoqué, quand il était question de remaniements territoriaux et de création de nouveaux États, qui allaient troubler les conditions de l'équilibre européen. Ce principe ne peut jamais recevoir une application absolue. Il est des circonstances où la conduite des nations qui environnent un peuple, peut compromettre la situation de ses propres affaires; ne pas intervenir serait alors une faiblesse. L'Angleterre était de cet avis à Troppau et à Laybach; car elle reconnaissait à tout État le droit d'intervenir, lorsque m sécurité et ses intérêts essentiels sont menacés dune manière sérieuse et immédiate, par les événements intérieurs d'un autre État. A ses yeux ce droit ne pouvait être justifié que par la plus urgente nécessité et devait être limité et régularisé par cette nécessité même. Intervenir alors, c'est défendre son droit et celui de tous; car il y a entre les intérêts politiques des États une connexité manifeste. Aucun roi, aucun peuple ne doit ni demander ni espérer un appui extérieur dans les agitations intérieures de l'État; mais tous les rois, tous les peuples ont le droit de ^demander la garantie de ces lois internationales qui ne permettent à aucun gouvernement de violer le droit public dans l'intérêt de soi ambition. C'est même un devoir naturel inhérent au droit de légitime défense. Compte-t-on sur le temps et sur la non-intervention pour détruire la propagande révolutionnaire impatiente de tout frein et de toute autorité?

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Veut-on que l'infatuation patriotique et nationale devienne une cause d'embrasement universel?

Albano, le 28 septembre 1863.

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LA RESTAURATION.

A LORD DERBY.

Milord,

«Le despotisme, à ce que je vois,» disait Louis XIV lui-même, ce n'est bon à rien, dût-il forcer un grand peuple à être heureux.» Que dire du despotisme qui a voulu forcer, l'épée a la main, le peuple napolitain à être heureux! Chez vous, une conquête plaça un duc de Normandie sur le trône d'Angleterre; mais cette conquête livra aussi toute la population anglaise à la tyrannie de la race normande; la conquête d'une nation par une autre fut rarement plus complète, a dit à ce propos un de vos historiens. Mats si les Plantage-nets avaient réussi à étendre aussi leur sceptre sur la France, il est probable, Milord, que l'Angleterre n'aurait jamais eu d'existence indépendante. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas eu de bataille d'Hastings dans le royaume de Naples; les Napolitains ne sont pas des Anglo-Saxons du onzième siècle. Trois ans se sont écoulés depuis l'invasion de Garibaldi et la chute de Gaëte; si la hache révolutionnaire peut renverser un trône, si l'épée d'un ennemi parjure peut effacer une monarchie sur la carte d'Europe, une nation ne se détruit point. Si, par impossible, elle venait a disparaître après une longue oppression, pour combien de temps l'Europe n'en serait-elle pas troublée et agitée? Et l'Angleterre n'aura-t-elle pas un jour à déplorer d'avoir permis l'absorption d'une principauté et d'un peuple qui furent sans cesse les amis des intérêts britanniques?

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La monarchie de Charles III, quoique unie par les liens du pacte de famille à celles de France et dEspagne, ne tourna jamais ses armes contre la Grande-Bretagne. Sur la fin du siècle dernier, pour avoir voulu suivre la fortune de l'Angleterre, le souverain de Na-ples fut contraint de se retirer en Sicile, comme les princes normands et aragonais l'avaient déjà fait, lors des précédentes invasions. Il vit le royaume mis à feu et à sang par les phalanges républicaines et par la guerre civile. Peu d'années après, et pour être resté fidèle à l'alliance anglaise, de nouvelles troupes françaises le contraignirent une seconde, fois à regagner cette île où il resta, dix ans, privé de la plus belle partie de son royaume. Durant ces dix années, ses peuples combattaient pour la cause anglaise; les soldats napolitains allaient, sous le drapeau britannique, combattre en Espagne contre d'autres soldats napolitains, qui suivaient les aigles françaises. C'était la guerre civile italienne transportée dans la péninsule hispanique. Que recueillit-il, ce souverain, de tant de sacrifices, de tant de malheurs, et de son exil? II. ne fit point partie du Congrès de Vienne, n'en reçut aucun accroissement de territoire et se vit même dépouillé d'une portion de ses états héréditaires. Pendant que les petites principautés elles-mêmes, le Piémont, la Suéde, la Toscane s'enrichissaient des dépouilles d'autres États, la monarchie napolitaine perdait l'île d'Elbe et les présides de Toscane, et se voyait réduite à payer des indemnités à quelque prince dépossédé. Quarante-six années s'écoulèrent depuis cette époque, et à l'aide d'une paix bienfaisante et d'une prédilection presque exclusive, les intérêts britanniques furent toujours protégés et favorisés dans le royaume de Naples.

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Mais, de son côté, la monarchie napolitaine devait se croire protégée par les traités de Vienne, dont les grandes puissances d'Europe s'étaient portées garants: elle comptait surtout sur la protection du peuple anglais dont les intérêts politiques et commerciaux se trouvaient enchaînés à son existence. Il y eut, à la vérité, des troubles politiques dans le royaume, après la restauration, mais ils ne différaient en rien de ceux qui agitèrent presque toute l'Europe, depuis la lointaine Russie jusqu'au Portugal. Les crises politiques de Naples, comme les autres agitations qui troublèrent l'Europe à cette époque, avaient rapport à la forme des institutions du pays, mais ne tendaient nullement à effacer une monarchie 4u nombre des Etats et à détruire l'indépendance d'un peuple. Un principe de nationalité qui, s'il parvenait à se substituer à la légitimité, mettrait en doute tous les droits consacrés par les traités et par le temps e^ réduirait en lambeaux les plus grands États, a seul pu déterminer une catastrophe aussi malheureuse et qui menace l'avenir de l'Europe entière.

Mais la question moraler Milord, plane au-dessus-de la question politique, car les principes de liberté et de justice sont la base de toute bonne politique. Eh quoi! l'Angleterre pourrait-elle permettre qu'un royaume, le jardin de L'Italie, rempli des trésors de l'art, de la science et de la littérature, patrie de tant d'hommes illustres dans toutes les branches du savoir humain, florissant par son commerce et son industrie, fût à jamais rayé de la carte d'Europe? Une ville célèbre par la sérénité de son ciel, par l'abondance des dons naturels et par sa nombreuse population, se verrait abaissée à l'état d'un simple municipe? Un peuple remarquable par la vivacité de son caractère et de son esprit. serait-il condamné à devenir le paria du Piémont?

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Les qualités, les avantages de toute nature, dont le ciel a comblé les Napolitains, devraient-ils donc devenir la cause de leur anéantissement politique? L'Angleterre laisserait-elle violer les traités au détriment d'une puissance amie et malgré les assurances les plus solennelles? Pourra-t-on, après ce sacrifice d'un peuple innocent, avoir foi dans le droit des gens, dans la force des traités? Osera-t-on convoquer un Congrès, après avoir permis au Piémont de recueillir les fruits de tant de perfidies et d'une guerre injuste contre un royaume assailli lâchement, et dans le seul but de renverser la monarchie des Bourbons?

On a dit dans votre parlement, Milord, que ce qui a commencé dans l'iniquité doit finir dans la honte et la déception.

En effet, l'unité de L'Italie, bien loin d'être un fait irrévocablement accompli, est encore un problème sans solution. De grandes forces, de puissantes institutions militaires peuvent bien donner pour quelque temps encore aux étrangers les moyens de prolonger leur tyrannie: un. code pénal cruel et cruellement appliqué peut bien encore protéger pour quelque temps l'oppression, mais la race qu'on prétend avoir conquise n'est ni domptée ni assimilée. Voyez la guerre qu'elle fait depuis trois ans à ses oppresseurs; voyez ces hommes hardis qui, comme les héros de vos vieilles ballades, se réfugient dans les bois et sur les montagnes, résistent, combattent et versent sang pour sang! L'animosité de deux peuples, en guerre, l'un avec l'autre, n'est pas comparable à l'acharnement de deux races qui, séparées moralement, se combattent sur les mêmes lieux. Ce sont des éléments hostiles qu'on ne pourra jamais fondre en une masse homogène. Ces bandes farouches, qu'on traite de hordes, ont mainte et mainte fois battu les troupes régulières; et usent, chaque jour, les forces du Piémont.

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Mais, en admettant qu'elles rendent impossibles la domination du Piémont et la réalisation de l'unité italienne, elles ne pourront pas amener la restauration du souverain légitime et le recouvrement, par chaque État, de sa nationalité vendue.

II faudra donc, Milord, revenir tôt ou tard à un arrangement plus conforme aux traditions et aux tendances des différentes populations 'italiennes. L'Europe finira par comprendre que la révolution italienne est cosmopolite. On ne doit jamais défier la fortune, mais la conjurer, et s'il y a, dans la vie des peuples, des phases terribles comme une expiation, les Napolitains ont déjà par trop de larmes, de ruines et de sang expié une faute momentanée, s'il est vrai que cette faute fut réellement la leur!

Mais quel sera cet arrangement? Toute combinaison, Milord, qui n'aurait pas la restauration pouf but, pourrait bien tout arranger en théorie, mais n'en serait pas moins impossible à réaliser. Pour prévenir une grande catastrophe, voudra-t-on imposer au Piémont l'exécution du traité de Yillafranca et de Zurich? Attend-on que cette unité improvisée, qui ne repose ni sur les traditions, ni sur les intérêts communs, qui est en contradiction avec la division géographique de la péninsule, s'écroule d'elle-même? Mais alors L'Italie ne se fera ni ne se défera pas de si tôt. Attend-on que la révolution jette le masque et aboutisse à je rie sais quelle République italienne? Attend-on, pour venir au secours de la coptrée la plus fertile et la plus ravissante de l'Europe, qu'elle soit descendue aux derniers degrés de la misère, de la servitude politique et de la torpeur intellectuelle?

Cuncta discordiis civxlibus fessa sub no-mine Principis imperium accepit, disait Tacite de Rome.

Attend-on que les Napolitains, si avides d'indépendance, de stabilité et de calme, acceptent un maître quelconque par lassitude?

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Après tout ce qui s'est passé en Italie, et en présence de ce qui s'y passe, ces prévisions n'ont rien de chimérique.

Mais si le royaume d'Italie est une utopie qui ne peut pas se réaliser, si son unité factice ne peut pas durer, si aucun homme d'État n'en doute en Europe, il ne reste plus qu'à souhaiter, qu'à préparer la restauration. Est-ce qu'on songerait à un nouveau prince, comme on vient de faire pour la Grèce? C'est ce que la justice, la politique et la morale réprouveraient; car le vaincu de Gaëte est toujours le représentant de la justice et du droit, et, par là, il est plus grand que son vainqueur. Pourquoi devrait-il céder son trône à un prince quelconque, et pour un nouvel essai que les faits ne tarderaient pas à condamner? Une possession de trois ou quatre ans, sans cesse combattue par les populations, pourrait-elle priver de ses droits la dynastie légitime? Invoquera-t-on ce plébiscite, œuvre de l'hypocrite ambition d'une minorité turbulente, et par lequel un royaume de dix millions d'habitants a été annexé à quelques vallées des Alpes? Ceux qui ont combattu et qui combattent, ceux qui résistent et qu'on emprisonne, qu'on juge et qu'on fusille, ceux qui se démettent ou s'exilent, ceux qui résistent par la presse ou par l'abstention, ne sont-ils pas plus nombreux et ne parlent-ils pas réellement plus haut que ceux qui ont prononcé l'annexion? D'ailleurs, ce plébiscite a été fait en vue de l'unité de L'Italie? Comment donc, l'unité une fois détruite, servirait-il de titre à tout autre dessein de reconstruction politique? En voulant ainsi résoudre la question, n'en aurait-on pas moins violé le droit des gens, le respect des traités et l'intérêt de l'Europe? Et puis, où trouver ce prince? Comment surmonter les difficultés qu'on a deux fois rencontrées en se mettant en quête d'un roi pour la Grèce?

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Il y a entre la Grèce et les Deux-Siciles, des différences trop capitales pour qu'un rapprochement quelconque soit possible. Les rivalités des grandes puissances pour le démembrement de l'empire Ottoman, qui peut se détruire m§js non se partager, n'offrent que trop de probabilités d'une conflagration générale. On s'est toujours coalisé, en Europe, contre toute puissance prépondérante: ainsi on se ligua, même au treizième siècle, contre Philippe-Auguste. Fera-t-on encore, et pour la troisième fois, une guerre d'un quart de siècle? La conquête ou l'usurpation du royaume de Naples excitera-t-elle moins d'appréhensions et de jalousies que ce renouvellement du pacte de famille, de ce mariage destiné à resserrer les liens qui unissaient la France à l'Espagne? En attendant, pourrait-on instituer dés puissances protectrices du royaume de Naples, ou bien laissera-ton les Deux-Siciles et tant de beaux ports au pouvoir d'une seule puissance dominante? Si ce n'est le dernier prince, qui pourrait ambitionner la couronne de Naples ou se flatter d'y avoir laissé des souvenirs? II n'y a plus que deux ou trois généraux, accablés par l'âge et les infirmités, qui se souviennent encore de l'occupation militaire. Ceux qui cherchent leur conviction dans l'histoire ne peuvent désirer une époque soldatesque. L'Angleterre, au dix-septième siècle, éprouva quelque temps les maux inséparables du gouvernement militaire, bien que mitigés par la sagesse et le grand caractère de celui qui exerçait le suprême pouvoir. Les souvenirs de l'histoire napolitaine, au commencement du dix-neuvième siècle, sont bien différents, et la prépotence des baïonnettes piémontaises n'est pas faite pour les détruire. Aucun ne pouvant contester les droits de la légitimité, quand même on trouverait un roi dans quelque pépinière de candidats à la royauté, en fera-t-on un Tarquin, un Augustule, un roi Théodore ou un comte Capodïstria?

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Aucun prince étranger ne pourrait poser d'une main ferme les assises de l'avenir. L'heure des écroulements venue, l'heure des reconstructions pourrait encore se faire longtemps attendre. Un gouvernement nouveau» fondé sur de nouvelles bases, éprouverait bientôt lui-même l'incertitude de son origine et ferait concevoir aux autres des doutes sur sa destinée. Tout pouvoir a besoin de cette force morale sans laquelle la résistance matérielle est moins une sauvegarde qu'un danger de plus. La tranquillité, au début d'une nouvelle dynastie, paraîtrait assurée, mais les troubles politiques seraient toujours profonds. Les esprits resteraient assombris, les intérêts alarmés. Regardez ce qu'éprouve le Piémont. Les puissances l'ont reconnu comme royaume d'Italie, quelques-unes l'ont puissamment aidé, la presse européenne l'a longtemps soutenu, les tribunes de quelques États l'ont applaudi; l'or des banquiers ne lui a pas manqué, le principe de la non-intervention l'a garanti; le nouveau royaume d'Italie a formé une armée nombreuse, le gouvernement a pour lui le parti de la. révolution qu'il a placé à la tête de l'administration et qui a conscience de combattre pour sa propre existence. La vapeur, les chemins de fer, la télégraphie décuplent ses forces militaires. Tout lui a été permis, la conspiration, la violation des traités, l'arbitraire, les emprisonnements iniques, les incendies, les massacres. Eh bien! où en est-il? QuVt-il recueilli? Là haine, des rancunes implacables et la persuasion que, le moment venu, à la première crise européenne, tout le peuple des Deux-Siciles se lèvera comme un seul homme pour le renverser! C'est qu'il lui a manqué l'espoir raisonnable de la stabilité. Or, où donc une nouvelle dynastie implantée dans le royaume de Naples trouverait-elle le calme et la persuasion de sa durée?

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Les nouvelles dynasties ont besoin de tranquillité et des bienfaits du temps. Un prince nouveau peut b^en se tracer un chemin, entrevoir même le port mais lui sera-t-il toujours permis de saisir le vent favorable et d'éviter les écueils? Que fera-t-il entre des partis, dont chacun réclamera le triomphe de ses propres opinions?

S'appuiera-t-il sur le parti piémontiste exécré de tous? Il n'y trouverait que des ambitions excessives, des prétentions exagérées et le mécontentement général. Il n'aurait fait que se substituer au Piémont, sans avoir pour lui le prestige de la gloire et de la grandeur de L'Italie.

S'appuiera-t-il sur le parti de la révolution? La révolution se masquerait-elle encore une fois derrière un titre de roi? La tromperait-il ou s'en servirait-il habilement? Comment en supporterait-il les exigences et l'audace? Vouloir régulariser la révolution, c'est chercher à discipliner le désordre. Le nouveau gouvernement, serait, dès le premier instant, moins embarrassé de ses adversaires que de ses fougueux défenseurs. La révolutionne lui permettrait pas de professer la liberté autrement qu'elle, et à tout autre profit qu'au sien. Un prince qui a besoin d'une faction pour gouverner ne peut pas s'arrêter. Le pays se consumerait en agitations stériles, car la révolution ne se modère pas au gré de ceux qui s'en servent; ayant sa part d'action, elle revendiquerait sa part de profit. Gomment se soustraire alors à la fatalité de rendre méfiance pour méfiance? La nouvelle dynastie (l'histoire de l'Europe est là toute récente encore pour nous l'apprendre) pourrait bien entendre crier contre elle à la trahison et à la vengeance. Le nouveau prince, qui voudrait fonder son pouvoir sur les multitudes, serait toujours incertain, embarrassé, placé entre le parti de la raison et celui de la passion.

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Comment dominer les consciences et détruire les convictions, le souverain légitime étant toujours là en présence du peuple, avec son droit et ses souvenirs? Où trouver une noblesse conservatrice, qui fournit un point d'appui, quand lui manquerait l'ancienne? Une aristocratie vigoureuse, apte à jouer un rôle politique, ne s'improvise pas; il faut qu'elle ait des racines Sans une tradition respectée. Où s'arrêterait-il? Pourrait-il avec liberté profiter des idées modernes sans détruire les anciennes sur lesquelles la monarchie, depuis des siècles, était fondée? Pourrait-il deviner les nécessités politiques de son règne pour céder ou résister à propos?

Admettons même qu'il parvînt à être ainsi soutenu par une aristocratie ralliée, par une bourgeoisie puissante, par une armée forte et dévouée. L'on pourrait en ce cas avoir pour quelque temps un prince fort, mais le système serait toujours faible. Il y aurait à combattre la coalition instantanée de la révolution et du piémontisme. Et comment, alors, ce nouveau prince pourrait-il comprimer, par son autorité privée, les mouvements désordonnés auxquels un État nouveau est toujours exposé, les combinaisons des sociétés secrètes et les calculs de la démagogie? Il lui arriverait ce qui est toujours et partout arrivé. Le plus petit mécontentement lui semblera un présage de révolution, toute émeute, une rébellion. Il voudra que tous ceux qui l'entourent ressentent les sentiments qui le torturent; il aura un gouvernement soupçonneux et vindicatif; ce sera l'héritier naturel du gouvernement piémontais. Ses succès même seraient vains: il triompherait sans s'affermir. Et ne rencontrât-il plus de résistance, il serait encore réduit à tendre de plus en plus les ressorts du pouvoir; il ne pourra pas repousser la responsabilité écrasante qui pèsera sur lui, et ne prendra jamais de racines dans le sol. Les forces matérielles, où les puiserait-il?

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Il voudra disposer d'une armée nombreuse pour se garantir des réactions populaires et des entreprises du prétendant légitime. Quand môme ceux qui se font massacrer pour reconquérir leur patrie n'auraient rien de politique, leur ôtera-t-on le prétexte de la nationalité et de l'indépendance. Laisseront-ils tomber les armes des mains, parce qu'un étranger se sera substitué à un autre prince également étranger? Le peuple, indifférent au début de la révolution, ne tardera pas à se soulever contre un maître étranger; parce qu'il les tient tous en suspicion, si ce n'est en haine.

Ce prince ayant besoin d'une forte armée, où trouvera-t-il des ressources dans un pays épuisé, grevé de dettes? A la dissolution du royaume d'Italie, les Deux-Sicile se trouveront accablées d'une dette qui absorbera, pour les simples intérêts, les deux tiers de l'ancien revenu de l'État. Est-ce le peuple qui fournira ces ressources, surtout s'il a lieu d'en redouter l'emploi contre lui-même? On ne pourra obtenir une armée sans le calme et la paix, en même temps qu'il sera impossible de rétablir la paix et le calme sans une armée.

Le nouveau prince sera-l-il le pupille d'une puissance étrangère? Alors cette puissance devra se faire la protectrice immédiate de la nouvelle dynastie, non-seulement contre les autres puissances, mais contre ses nouveaux sujets. En ce cas les autres puissances, plus ou moins ambitieuses, plus ou moins sensibles à leurs griefs passés, chercheront inévitablement à exciter et à utiliser les mécontentements populaires au profit de de leurs combinaisons politiques. Supposons pourtant que les jalousies d'influence n'encourageraient pas les troubles du royaume, un État qui perd sa considération au dehors est bientôt troublé au dedans. En outre, à quelle porte frapper pour trouver cette puissance protectrice?

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Jacques Ier, qui était réellement roi d'Angleterre, envoyait des ambassades à droite et à gauche sans pouvoir trouver un allié. Qu'arriverait-il d'un roi de Naples qui aurait aliéné son indépendance en devenant l'agent d'une cour étrangère? Toutes les portes se fermeraient au dehors, toutes les rivalités s'agiteraient au dedans. Il y aurait à Naples une lutte diplomatique incessante, envenimée par les discordes intérieures, et le pouvoir n'en serait que plus faible, plus déconsidéré, plus compromis.

Oui, Milord, la restauration peut seule assurer la paix de L'Italie et de l'Europe. La révolution s'arrêterait découragée devant la restauration. Sa domination violente n'aurait dévoilé que l'impuissance de ses idées, et son incurable inaptitude à concilier les institutions libres avec la paix intérieure, comme avec le sentiment monarchique du pays. Avant que la révolution puisse se remettre à l'œuvre, il s'écoulera bien un quart de siècle; c'est l'intervalle que notre Vésuve emploie à réunir les matériaux d'une éruption avant d'éclater. Force lui sera d'attendre une génération nouvelle. Le parti qui aura aidé l'un des États italiens à dévorer pour lui seul ce qui devait nourrir tout le corps, se verra trop abhorré pour ne pas s'efforcer d'obtenir l'oubli ou la clémence. Le pays une fois rendu à lui-même, les armes tomberont de toutes les mains; et la réaction disparaîtra comme les bandits s'effacèrent devant Charles III, et le brigandage devant Ferdinand Ier. La réaction se prononça en 1799 contre la république au nom du roi; elle résista depuis 1806 jusqu'à 1810 aux Français, pour la cause du roi légitime. Mais, en 1815, les Autrichiens qui ramenaient le Roi ne rencontrèrent pas la moindre velléité de résistance. Un mouvement d'intérêt et de sympathie, chez les esprits en apparence les plus hostiles, entraîna tout le monde vers la restauration.

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Le Roi rétabli se trouva tout d'un coup plus aimé de son peuple qu'aucun de ses prédécesseurs, plus que lui-même ne l'avait été avant ses malheurs. Gomment ce peuple n'accueillerait-il pas un jeune Roi qui reviendrait après avoir traversé toutes les vicissitudes de la fortune; un Roi, une Reine héroïque qui auraient passé de la grandeur et du luxe du palais à une vie de camps, de dangers et d'exil? Ce serait un courant d'enthousiasme; car le Roi viendrait délivrer le pays d'un intolérable esclavage, rétablir l'indépendance nationale et la splendeur de la monarchie, sans favoriser aucun parti. Pour cette œuvre glorieuse, mais bien plus difficile que celle de Charles III, qui eût à réformer et non à refaire, le Roi légitime deviendrait presque sans peine l'arbitre et le modérateur des partis, d'autant plus que la nature lui a départi un heureux caractère et des qualités excellentes pour remplir une tâche si belle. Il serait accueilli comme votre Charles II et comme Louis XVIII, mais il aurait la magnanimité d'Henri IV.

C'est une tâche immense que la reconstitution d'une société profondément secouée. Mais sous un tel sceptre, Milord, on pourrait obtenir l'union du prince avec le peuple, l'alliance de la religion et de la liberté. Par son influence réelle sur les esprits, il pourrait seul faire prévaloir un système qui découlerait de l'histoire et du travail des siècles. Le clergé sauvé de tant de persécutions, le parti royaliste victime d'une si longue oppression, les libéraux modérés bannis maintenant de la vie publique, tous se réuniraient autour du trône» parce qu'ils formeraient des courants d'idées qui toutes, répondraient à des besoins réels. Toutes les opinions comprendraient que la monarchie n'aurait pas trop de ces éléments divers pour vivre et pour se consolider après avoir été si terriblement ébranlée par la révolution;

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qu'elle ne pourrait tomber qu'au profit du désordre, et que si Pergama dextra Defendi postent, ce serait par l'union que se concilieraient les opinions et les partis.

Le Roi légitime pourrait se consacrer sans appréhensions et avec moins d'entraves à la prospérité du pays, parce que la restauration amènerait avec elle le sentiment de la stabilité. Le commerce et l'industrie reprendraient leur confiance dans l'avenir, parce qu'ils retrouveraient dans la restauration la paix et la sécurité. L'expérience, à l'heure qu'il est, a guéri les plus crédules; la révolution ne les séduirait certes plus guère.

Le Roi légitime n'aurait aucun prétendant à combattre. Les relations avec l'étranger seraient renouées dès le premier jour: la restauration n'aurait qu'à reprendre ses relations diplomatiques, ses traditions et les traités qui n'auraient été que suspendus. N'étant ni harcelée au dedans, ni suspecte au dehors, elle reposerait sur les anciennes garanties européennes. L'Europe se serait vue entraînée trop près du précipice pour n'être plus en garde contre une ambition conquérante ou contre l'hydre révolutionnaire. Le Roi pourrait cicatriser les plaies de son malheureux pays, sans avoir besoin d'une armée nombreuse qui absorbât les revenus de l'État; de son côté, le pays s'imposerait volontiers toutes les charges possibles, pour procurer des ressources à un gouvernement national et avoir une armée nationale. Cette armée serait dévouée au Roi du Vulturne et de Gaëte, sans devenir un poids accablant pour l'État ou un danger pour le pays. Le Roi légitime seul pourrait, sans hésitation et sans danger, réformer les lois,

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épurer le personnel, rendre l'administration éclairée, active et probe, s'entourer d'hommes d'expérience et mettre à contribution les lumières de ses sujets. Il pourrait seul adopter le système de réformes et de concessions graduelles qui porteraient leurs fruits si l'on y persévère jusqu'à la maturité. Après le rétablissement de l'autonomie napolitaine, L'Italie cesserait d'être un foyer de révolution menaçant pour la paix du monde.

Le royaume des Deux-Siciles, Milord, a été frappé dans sa richesse, dans son crédit, dans sa sécurité. Il n'a joui qu'en songe des avantages dont on l'avait flatté, et a perdu les biens réels dont il jouissait. Triste leçon de l'expérience I Ah! sans doute, les plaies du royaume saigneront encore; le crédit public et le crédit privé sont trop appauvris pour que l'industrie et le commerce n'en souffrent pas longtemps. Le seul qui puisse guérir les maux du pays est François II, et telle est la confiance du peuple, qu'il ne laisse passer aucune occasion d'exprimer à son Roi ses vœux et ses espérances. Des Adresses signées par des milliers d'hommes marquants dans les lettres, les sciences, la propriété, le commerce, sont chaque année déposées au pied du jeune monarque. La confiance ne repose que sur ce prince qui a montré tant de prudence, de courage et de fermeté au milieu des troubles, des révolutions et de la guerre. Il n'avait pas songé, vous pouvez m'en croire, Milord, à briguer un rôle dans la politique du monde; il prit le sien des mains de la nécessité, et le temps, qui mûrit les opinions des hommes, confirmera cette opinion.

Rome, le 5 novembre 1863.

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A LORD JOHN RUSSELL, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A LONDRES (1).

Milord,

Je compte tellement sur la bonté de V. G. que j'espère me faire pardonner par elle la liberté que je prends de lui écrire, et d'imprimer cette lettre avant d'en avoir obtenu la permission. Mais le temps me presse: l'autorité de votre parole peut engendrer un doute cruel dans les esprits; doute qui, dans notre position, nous serait désastreux.

Appelé à la présidence du Conseil de S. M. mon auguste Roi, j'ai pu, Milord, apprécier les vertus de ce prince, qui ont été pour moi un noble spectacle, soit au milieu des dangers d'un siège cruel, soit dans les douleurs et les peines de l'exil. Je me suis donc cru plus en devoir que personne de les dévoiler et de les défendre publiquement.

L'abîme de maux dans lequel est tombée ma patrie me commandait d'ailleurs d'en plaider la cause. C'était pour moi un devoir de sujet comme de citoyen; et si ma liberté a été trop grande, c'était pour moi, Milord, le droit du malheur.

Je profite de cette occasion pour vous présenter l'assurance du profond respect avec lequel je suis, etc.

(1)Cette lettre et la suivante ont été adressées en italien.

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L'AVENIR.

A LORD RUSSELL.

Milord,

Les paroles solennelles d'un ministre de la reine d'Angleterre revêtent le plus souvent une forte apparence de décision irrévocable qui peut, au besoin, être soutenue de toutes les forces de la puissance anglaise. Ainsi, les doutes exprimés au sujet de la restauration des princes italiens auraient ébranlé et fortement troublé l'esprit de tout ce qu'il y a en Italie d'âmes honnêtes et vraiment patriotiques, si le haut sens politique de V. G., Milord, et les traditions glorieuses de votre famille ne démontraient clairement que vos doutes étaient engendrés moins par une défiance naturelle envers les princes dépossédés, que par une sollicitude généreuse pour les destinées futures des peuples italiens.

Mais les malheurs de L'Italie et principalement ceux du royaume de Naples ont désormais tellement identifié le sort des peuples avec celui de leurs souverains qu'il n'est plus possible de les séparer, la délivrance des uns étant étroitement liée à la restauration des autres.

Pour ce qui regarde le royaume de Naples, Y. G., en exprimant ses doutes, ne confondrait-elle point par hasard la cause avec le prétexte d'une révolution qui, comme toujours, fut l'ouvrage d'un petit nombre et la perte du plus grand nombre?

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A l'appui de ce prétexte servirent quelques souvenirs historiques; la révolution aimait à trouver quelque ressemblance entre la dynastie des Bourbons et la race aragonnaise, et a espérer que le Roi François II irait terminer ses jours dans l'exil comme le dernier Frédéric. Mais ces souvenirs:atteignent-ils directement et seulement les souverains de la Maison de Naples? Les circonstances se ressemblent, sans être pour cela toujours les mêmes: je crois que personne, la main sur la conscience, n'a le droit de jeter la première pierre aux souverains des Deux-Siciles.

La constitution de 1812, Milord, fut accordée à la Sicile, grâce aux bons offices de l'Angleterre. Mais V. G. se rappelle les principes qui prévalurent ensuite au Congrès de Vienne. Elle n'a pas oublié que, lorsqu'on 1817 on publia une nouvelle constitution de l'île, l'Angleterre, à qui elle fut communiquée par l'entremise de Sir W. A. Court, se contenta de recommander ceux qui, en 1812, s'étaient montrés attachés à la cause britannique. La révolution de 1820 fut condamnée par l'Europe réunie en Congrès; en présence des révolutions militaires d'Espagne et de Portugal, l'Europe ne pouvait être indulgente envers la révolution politique de Naples qui était également une œuvre de prétoriens. L'Angleterre ne protesta pas alors; elle ne soutint pas le nouvel ordre de choses à Naples. Au contraire, lord Castelreagh déclara que l'Angleterre avait appuyé, mais non pas garanti la constitution sicilienne de 1812.

L'Angleterre ne faisait pas entendre à cette époque les fiers accents qui retentirent, deux ans plus tard, lors de l'invasion de l'Espagne; et ne se permit aucun acte menaçant, comme elle fit quelques années après, lors de la défense du Portugal.

- 248 -

Le souverain et les peuples des Deux-Siciles furent abandonnés à l'arbitrage suprême de l'Europe.

Il n'est pas nécessaire de faire appel à la haute intelligence de V. G. pour établir une différence entre Canning et Castelreagh. Quant aux vicissitudes du royaume de Naples en 1848, malgré toutes les grandes luttes contemporaines, il n'est donné à aucune sagesse politique d'éclairer encore le monde. Mais les événements qui, depuis deux ans, se succèdent en Italie, indiquent assez clairement quelle eût été la destinée de la dynastie des Bourbons, si la révolution était sortie triomphante des barricades. Cependant V. G. voudra bien considérer que le statut de 1848, malgré les ingratitudes habituelles de la révolution, ne fut jamais aboli, comme cela est arrivé ailleurs.

Y. G. doute-t-elle encore des spoliations, des exactions, des vexations, des violences et des crimes de toute nature qui se commettent dans les Deux-Siciles? Doute-t-elle qu'on insulte aux sentiments religieux, que la morale y soit tournée en dérision, qu'on détruise les lois, que la liberté individuelle, la liberté du domicile et celle des tribunaux soient le jouet et la risée de dominateurs sans pudeur et sans frein? Je ne saurais vous dissimuler, Milord, le profond étonnement que j'éprouve en voyant que des faits qui. se renouvellent chaque jour, dont des milliers d'Anglais sont témoins, que L'Italie entière déplore, que la presse périodique dénonce et dont le parlement italien lui-même confirme l'existence, ne sont révoqués en doute que dans les salles de Westminster. Y. G, n'admet-elle donc pas l'existence de la guerre civile dans les Deux-Siciles? Je prends la liberté de lui dire qu'il n'y a qu'elle, dans tout Londres, qui en doute.

- 249 -

Ces hommes en armes qui se battent en prenant le nom de François II pour cri de guerre, les rigueurs des proconsuls piémontais, les violences des troupes sardes, qui surpassent ce que-l'histoire nous raconte de plus horrible, le sang versé, les ossements qui blanchissent sur le sol napolitain... tout cela, Milord, ne provoquera-t-il jamais en vous un autre sentiment^que l'incrédulité? Le Cabinet de S. James a toujours été assez exactement informé de tout ce qui se passe aux coins les plus reculés du monde... Comment donc se fait-il que les cris de douleur, le bruit des exécutions, du sac et de l'incendie, la voix désespérée de tout un peuple ruiné et opprimé n'aient pu, depuis bientôt dix-huit mois, pénétrer jusqu'aux salons du Foreing-Office? V. G. n'a qu'à vouloir, et les infortunes des Deux-Siciles ne seront plus un mystère pour elle... Et alors, un Russel, ô Milord, ne croira plus que la meilleure liberté soit celle dont on a gratifié une si belle et aujourd'hui si malheureuse partie de L'Italie. V. G. alors rétractera, j'en suis convaincu, le vœu qu'elle a émis contre la restauration des princes italiens.

V. G. doute que, la restauration accomplie, les institutions libérales déjà accordées soient conservées, comme si l'Angleterre ne devait pas, au cas d'une restauration, peser de quelque poids dans les destins de L'Italie et conséquemment dans le royaume de Naples. L'Angleterre chercherait-elle hors d'elle-même les garanties qui peuvent faire accomplir les promesses des princes?

François II, jeune encore, a déjà rempli le monde du bruit de sa renommée: son caractère chevaleresque et sa valeur sont, Milord, encore bien au-dessous de son sens politique, de sa maturité et de son religieux amour pour ses peuples. Voilà des vertus que peuvent attester tous ceux qui l'approchent, surtout depuis qu'il mène une vie si retirée.

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Quand il affrontait les hasards des batailles et d'un siège glorieux, il combattait plus pour l'indépendance de son royaume que pour les intérêts de sa couronne. Il a su se montrer roi, jusque dans sa chute. V. G. admettra-t-elle qu'un jeune souverain, couvert d'une gloire impérissable, veuille jeter au vent ses promesses, ternir son honneur, justifier les défiances qui ont servi de prétexte à la révolution et s'exposer à entendre. les imprécations succéder aux hymnes d'amour, lui qui n'ignore pas que les peuples passent si vite de l'hosannah au crucifige?

V. G. suppose-t-elle qu'on puisse démentir des promesses publiées à plusieurs reprises, manquer à des assurances données maintes fois aux cabinets de l'Europe et s'exposer ainsi à ne trouver, en cas de guerre ou de bouleversements futurs, ni assistance, ni alliés? Y. G. croit-elle que le roi François II, après tant de douleurs imméritées, s'estimerait en sûreté, à l'extrémité de L'Italie, avec une forme de gouvernement autre que celle de presque tous les États d'Europe; et se croirait capable de braver, au sein d'un royaume qui comprend l'île la plus vaste de la Méditerranée et un littoral de 900 milles de développement,. les trames et les assauts futurs de la révolution?

Cette révolution, étouffée à Naples, continuerait à serpenter pas moins dans les entrailles de l'Europe et ne nous en menacerait pas moins. Parce que la restauration serait accomplie, les hostilités occultes de tel ou tel Potentat, les menées, la convoitise des ambitions étrangères cesseraient-elles par hasard?

Ne recommenceraient-elles pas à souffler sur les cendres encore chaudes d'un incendie qui a duré pendant des années, et qui a déjà tout dévoré, foi, croyances et honneur?

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Comment empêcher le mécontentement des populations trompées dans leur attente, de s'ouvrir de nouvelles voies, et de causer un nouvel et plus épouvantable embrasement?

Toutes les restaurations, Mi lord, eurent toujours pour appui, ou les armes disciplinées de l'intérieur, ou les armées étrangères, qui leur donnèrent la facilité et le temps de se former et de se consolider. V. G. ne croit certainement pas que la restauration aurait pu prendre racine sur le sol britannique, sans Monck et ses troupes. La révolution de 1688 ne dut-elle pas s'appuyer sur les bandes hollandaises? La première restauration espagnole et la restauration portugaise ne trouvèrent-elles pas des armées régulières et les armes anglaises, pour les soutenir? La seconde restauration espagnole ne se fit-elle pas sous la protection de l'armée française? Et pourtant à quels dangers et à combien de vicissitudes ne furent-elles pas exposées! Or, une fois la restauration napolitaine accomplie par un effort généreux des peuples, que ferait-elle sans ordre civil, sans finances, sans marine, sans armée, sans ressources, si l'affection des peuples ne lui venait en aide? Comment supposer qu'au milieu d'une œuvre si difficile et si longue, on veuille de gaîté de cœur augmenter à plaisir les difficultés et les périls, en laissant les peuples impatients du frein, frémissant de colère les uns contre les autres et libres de recourir aux armes? Comment d'ailleurs les contenir sans armes, et quand on aurait à lutter contre l'opinion publique, force si puissante au sortir d'une révolution?

La restauration arrivera-t-elle, Milord, par l'intervention des armées étrangères, l'Europe croyant devoir faire cesser les scènes de carnage qui désolent, depuis deux ans, notre patrie?

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Alors ce sera l'Europe qui devra rétablir l'ordre en Italie. Et quelle ne sera pas l'auto rite de l'Angleterre dans les conseils de l'Europe et dans deux de Naples, où elle a eu depuis longtemps une si grande prépondérance? Si la restauration n'a pas lieu simultanément dans les deux parties du royaume, d'une ne cédera évidemment qu'après avoir vu se réaliser dans l'autre les promesses faites à la nation? Et la partie qui persistera dans la résistance ne se prévaudra-t-elle pas alors des armes piémontaises, pour rendre impossibles Tordre, la paix et la stabilité (lu gouvernement, dans la partie soumise? Essayera-t-on de soumettre celle-là par les troupes organisées dans celle-ci? En admettant que l'Europe y consente, combien d'années ne s'écouleraient pas, avant que le pouvoir eût une marine et une armée assez fortes pour une telle entreprise? La restauration, enfin, s'effectuera-t-elle par la populace agitée et furieuse? L'Europe serait alors condamnée à voir, malgré la magnanimité des princes, se renouveler les bouleversements qui désolèrent au siècle dernier L'Italie et plus tard la péninsule espagnole. Mais ce ne sera jamais par ce moyen, Mi lord, que se fondera l'unité italienne, impossible par la différence des races, des caractères, des usages, des croyances et de l'histoire, et moins encore procurera-t-on à L'Italie cette liberté, dont V. G. est Te défenseur, et dont elle a puisé la conviction dans les traditions et jusque dans le martyre de sa famille.

Telles sont les raisons principales qui ne permettent pas de mettre en défiance les princes dépossédés. Mais François II, par sens politique autant que par bonté d'âme, est convaincu que la concession d'un gouvernement constitutionnel et représentatif pourra seule, quand le moment sera venu rendre à ses peuples la paix, la prospérité, la grandeur dont ils sont si misérablement dépouillés.

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Il est superflu de parler de pardon, d'oubli: François II a déjà tout pardonné, tout publié, car la magnanimité domine chez lui toutes les autres vertus. Il accueillera tout le monde, que ses peuples en soient convaincus, de quelque part qu'on vienne; pourvu qu'on vienne à lui sincèrement, qu'on se serre autour de lui dans le but sacré de remédier aux maux immenses et aux misères infinies de la patrie commune. C'est ainsi que, grâce aux efforts de tous, il espère inaugurer une ère de tranquillité, de prospérité, de splendeur inconnue auparavant. Pour des princes qui ont l'honneur de compter Henri IV parmi leurs ancêtres, Milord, ce sera toujours un grand exemple que celui de Louis XVIU octroyant à la France l'Ordonnance de S. Ouen, au sein des armées étrangères, et la maintenant dans toute sa teneur, malgré les cent jour» avec leurs funestes conséquences.

Telles sont, Milord, les convictions profondes d'un homme qui vit, depuis bientôt deux ans, aux côtés du Roi. Passionné, par amour de ma patrie, pour le régime constitutionnel, je m'en suis toujours montré le plus chaud défenseur, parce que je le crois seul capable de donner une base solide aux destinées des Deux-Siciles. Il me semble, si je ne me trompe, que je n'ai épargné» dans ces derniers temps, ni sacrifices, ni peines, pour amener chez nous à cette institution. Quand un poste éclatant m'a été offert, ce n'était plus une dignité, un commandement, mais un péril glorieux; et voilà pourquoi je l'ai accepté d'abord, gardé ensuite. Mes cheveux blancs me donnent le droit d'être cru, Milord, et j'ai la ferme conviction que lés promesses du Roi seront tenues religieusement; le passé étant l'école de l'avenir, j'espère que nos infortunes même auront été pour nous

- 254 -

une cause féconde de prospérités, que nous envieront les autres peuples.

Je vous prie de croire, Mi lord, au profond respect avec lequel je suis,

De V. G., etc.

Rome, le 28 mars 1862.

LE MARQUIS PIERRE C. ULLOA

TABLE DES MATIÈRES

Pages

AU LECTEUR 1

A M Le Baron de Beust, Ministre

des affaires étrangères, à Dresde

GAÊTE 3

LÀ RÉSISTANCE 10

A M Le Duc de la Rochefoucauld-

Doudeauville, à Paris

LA MONARCHIE NAPOLITAINE 14

LA CONSPIRATION 27

L'ABANDON 57

LE DÉPART 47

A M Le Baron, de Beust, Ministre des affaires étrangères, à Dresde

L'UNITÉ ITALIENNE, 56

LE PLÉBISCITE 69

- 236 -

A M le Baron de Wendland à Rome

LES OPINIONS 77

A M le Marquis de la Rochejaequelein, Sénateur

L'INSURRECTION 90

A M le Comte Nellessen, membre de la Haute-Chambre, à Berlin

La GUERRE CIVILE 100

A M le Marquis de la Rochejaequelein

LA TERREUR 112

A M Berryer

LES LOIS 120

LA JUSTICE 130

LES JUGEMENTS 141

A M Guizol, de l'Institut

L'ÉDUCATION 149

LA LITTÉRATURE 159

A Sir R Cobden

LE COMMERCE 167

A Sir B Disraeli

LES FINANCES 177

LES FINANCES 185

LA DETTE PUBLIQUE 190

- 257 -

A S Ém le Card Wiseman, à Londres

LA MORALE 201

LA RELIGION 209

A Lord Derby

LA POLITIQUE 220

LA RESTAURATION 230

A Lord John Russel, Ministre des affaires étrangères

L'AVENIR 246

Ouvrages du même auteur

1 Osservazioni su diversi punti del Codice Penale Napoli 1821

2 Dell'amministrazione della giustizia criminale nel Reame delle Due Sicilie Napoli 1855 1 vol

3 Delle vicissitudini del dritto penale in Italia Palermo 1845,3 ediz 2 vol

4 Discorsi intorno a leggi statistiche e giudizi penali Napoli

5 Della prescrizione contro la Chiesa Bavi 1852 1 vol

6 Coup d'oeil sur la Sicile, par P C O'Ravedon Genéve 1850 1 vol

7 Intorno alla confessione dei rei Palermo 1851, 2a ediz 1 vol

8 Dell'influenza del cristianesimo sul dritto penale dei Romani Palermo 1855 1 vol

9 Dell'aiuto delle scienze morali negli studi del dritto Napoli 1855 2 vol

10 Della vita e delle opere di N. Nicolini Napoli 1857 1 vol

11 Elogio di M. Agresti Napoli 1856

12 Elogio di Paolo dAmbrosio 1855

13 Papiers et souvenirs sur la littérature contemporain Naples 1858 2 vol

14 Delle presenti condizioni del Reame di Napoli Roma 1862 1 vol





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