Eleaml


LE
CORRESPONDANT
RECUEIL PÉRIODIQUE
RELIGION — PHILOSOPHIE POLITIQUE
— SCIENCES —
LITTÉRATURE BEAUX-ARTS

TOME CINQUANTE-SIXIÈME
DE LA COLLECTION
SÉRIE TOME VINGTIÈME

PARIS
CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE DE TOURNON, 29

1862

ROME ET NAPLES

AU MOIS DE MAI 1862.

C'est encore dans la question romaine qu'il faut chercher l'événement du mois. Jamais question, nous ne ferons nulle difficulté d'en convenir, ne tint si longtemps le devant de la scène et ne remua si obstinément les âmes. En vain d'autres horizons se sont-ils ouverts en vain a-t-on essayé des plus violentes diversions, ici des expéditions lointaines qui offrent à l'imagination populaire le double attrait de fa gloire à conquérir et d'une énigme à deviner, là le chapitre toujours séduisant des innovations économiques et des expériences financières; rien n'y fait, rien ne parvient à écarter des esprits cette inquiétude singulière de savoir si Rome restera au Pape ou sera livrée airTièmont. 

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 Cette affaire, où l'on ne voulait voir d'abord qu'une querelle de sacristie, risque de rester la grosse affaire de notre temps.On y revient par tous les chemins qui devraient nous en éloigner, par la Cochinchine, par le Mexique et par le budget de M. Fould. La politique ressemble, au moins dans ce détail, à ces belles toiles du Poussin au fond desquelles on voit poindre le dôme de Saint-Pierre.

Chaque époque a eu ainsi sa question dont elle s'est plus ou moins heureusement tirée et qui sert à la caractériser dans l'histoire. La Restauration avait à opérer la conciliation nécessaire entre la tradition et la liberté. La monarchie de Juillet voulut consolider le gouvernement dela Révolution dans les classes moyennes. La République de février souleva comme un pavé le problème du prolétariat, qui l'écrasa en retombant sur elle.


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Par la guerre d'Italie, l'Empire actuel s'est donné à résoudre la question de la Papauté.

La résoudra-t-il? On a semblé le croire, on l'a beaucoup dit ce mois dernier. Nous sera-t-il permis d'observer qu'aucun des incidents qui viennent d'émouvoir l'opinion ne nous a paru de nature à justifier ni tant d'alarmes chez nos amis, ni tant d'espérances mauvaises chez les autres? Que M. de Lavalette fût renvoyé à son poste, que M. de Goyon fût rappelé du sien: qu'y avait-il là qui permit de conclure aux solutions extrêmes que les uns redoutent et que les autres provoquent? M. de Goyon a-t-il jamais songé à se poser en champion quand même des droits du Saint-Père? M. de Lavalette s'en est-il publiquement déclaré l'ennemi? Le général et l'ambassadeur sont-ils donc autre chose que les agents du même gouvernement, c'est-à-dire probablement de la même politique? Admettre que, sur un intérêt de cet ordre, le pouvoir flotterait sans pensée fixe, sans plan arrêté, sans parti pris, serait le comble de l'injure. Qu'on puisse se résigner, par exemple, à ne rien savoir jusqu'à nouvel ordre du but et des détails de notre descente au Mexique, cela peut s'excuser; mais qu'après trois années environ d'événements dont l'initiative est à nous et de polémiques dont la France a été le principal théâtre, on ne sache pas si l'on doit maintenir à Rome le chef de la religion catholique, le souverain que nos armes ont glorieusement rétabli et gardent encore à l'heure qu'il est: voilà ce que notre raison, d'accord avec notre orgueil patriotique, se refuse absolument à accepter.

Laissons donc le gouvernement dans le mystère impénétrable de ses conseils, et voyons la question dans la presse, cet autre gouvernement bien déchu, hélas! de son ancienne puissance, mais qui du moins a des ministres responsables et avec qui on peut procéder encore par voie d'interpellation. Trois opinions s'y sont fait jour. L'une, qui prend pour programme les deux discours du prince Napoléon au Sénat et que nous n'avons pas à qualifier d'une façon plus précise; l'autre, qui voudrait loyalement revenir aux stipulations de Villafranca; la troisième enfin, qui trouverait plus habile d'attendre du temps el des événements inévitables une solution qui se fait chaque jour et qu'il serait imprudent de précipiter.

De ces trois opinions, ce n'est malheureusement ni à la seconde ni même à la troisième que le récent départ du prince Napoléon a semblé donner raison. Quand le bruit s'est répandu que le prince allait prendre la mer, personne n'a douté que ce ne fût pour passer le détroit ct aller à Londres, où l'appellent en effet ses fondions de président du jury français d'exposition. C'est au contraire vers Naples q"e s'est dirigé le gendre de Victor-Emmanuel. Le Moniteur assure qu'il s'agit d'une simple politesse de beau-fils à beau-père et que le prince


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n'a reçu aucune mission de l'Empereur. Nous le croyons sans hésiter; mais il faut convenir que le lieu et le moment choisis pour cette visite lui laissent, en dépit de la note officielle, toute la valeur d'une démonstration politique. Le roi de Piémont est en train, en effet, de refaire la conquête du royaume de Naples que les victoires de Garibaldi et les millions de voix du plébiscite ne lui avaient, faut-il croire, qu'imparfaitement assuré. Conquête pacifique celle-là, avec des festins, des bals, des discours, des manifestations populaires, des feux d'artifice et des coups de canon chargés à poudre! Pour celte campagne, comme pour celle qui l'a conduit du Tessin au Mincio, quel meilleur allié à montrer que le prince à qui le roi d'Italie a donné sa fille et qui a fait connaître avec tant d'éclat à la tribune la politique qu'il conseille à son cousin l'empereur des Français? Aussi les journaux qui passent pour lui être acquis se sont-ils consolés de la note du Moniteur, en rappelant ses discours au Sénat, qui sont aussi au Moniteur et même au Moniteur des Communes.

C'est dans ces feuilles qu'il faut lire les curieux détails de la réception faite au nouveau roi d'Italie dans l'ancien royaume des Deux-Siciles. Jamais nous n'aurions cru que tant de lyrisme monarchique pût se cacher sous tant de rigidité républicaine. Bals à la cour, illuminations dans les rues, harangues des fonctionnaires, courses de chevaux, chasses royales, tout est raconté avec un attendrissement naît comme autant de victoires de la démocratie sur l'esprit rétrograde. Pour donner plus d'apparence de réalité à l'enthousiasme des Napolitains, on avoue qu'ils avaient très-froidement reçu le roi libérateur, il y a deux ans, lors de sa première visite à côté de Garibaldi. On ne savait rien de lui à cette époque, on n'aimait que le conquérant révolutionnaire de la Sicile, on comprenait si peu encore la grande question italienne! Mais de 1860 à 1862 tout a changé en mieux: on a goûté les douceurs du régime piémontais, on s'est laissé gagner par la prospérité sans exemple qu'il a répandue sur le pays. Ne voit on pas clairement que l'unité de l'Italie est faite, sans le moindre obstacle qui vaille la peine d'être mentionné, ni à Rome, ni à Venise, ni même dans les Calabres?

Nous prenons acte de cette confession, mais il nous est difficile de ne pas remarquer que les journaux qui viennent de donner ce bon exemple racontaient du voyage de Victor-Emmanuel en décembre 1860 exactement ce qu'ils racontent du voyage de mai 1862, et qu'il est prudent de remettre tout au moins à l'année prochaine le plaisir de croire à leurs nouveaux récits. Peut-être même la vérité ne tardera-t-elle pas aussi longtemps à reprendre ses droits. L'Indépendance belge ne nous annonçait-elle pas hier que le roi avail reçu 70, 000 suppliques dans une semaine et que M. Rattazzi avait 500 solliciteurs à recevoir par jour?


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Nous conseillons à ce sujet au ministre piémontais de faire garder sa porte par des bersaglieri de son pays. On pourra lui raconter à Naples qu'en 1848 un ministre constitutionnel, ayant crié à la garde pour se débarrasser d'un patriote qui lui présentait sa pétition le pistolet sur la gorge, vit entrer dans son cabinet les hommes du poste armés aussi de pétitions, qu'il dut, bon gré, mal gré, orner de son parafe. «Il s'agit, écrit le correspondant napolitain du journal belge, de contenter tout le monde dans un pays où chacun se croit volé de la place, de la distinction, de la pension ou de l'aumône qu'il n'a pas. Nous comptons ici cent mille individus qui se croient le droit de manger, dormir et se promener aux frais de l'État, parce qu'ils ont voté le plébiscite.» Voilà l'enthousiasme de Naples! Y avait-il plus de cent mille Camoristi derrière les voitures du roi de Piémont?

On aura beau faire, les Piémontais y perdront leurs peines, les pétitionnaires y perdront leurs cris. On ne renouvelle pas un pays en deux ans de guerre civile et de persécution, on n'invente pas un peuple comme une dépêche télégraphique. La question napolitaine restera une question toute politique qu'on tentera vainement de résoudre par des améliorations administratives. Sans doute il y a d'immenses progrès à réaliser, il y a tout à faire dans cette terre classique du farniente et de la buonamano. Mais, pour le moment, l'instinct national parle seul, le besoin de revenir à une existence indépendante domine tous les autres. L'administration, même la plus prudente et la mieux ordonnée, ne peut être que détestable et détestée quand elle s'exerce par les mains de l'étranger. Les Autrichiens l'ont bien vu en Lombardie; les Piémontais l'apprennent plus cruellement encore dans les provinces du Sud. On a détruit l'existence séculaire du plus grand État de l'Italie, on a humilié une ville fière de tenir, grâce à ses rois, le troisième rang parmi les capitales de l'Europe; on a voulu faire de ce grand État la province sacrifiée d'un royaume chimérique, de cette capitale habituée au luxe des cours et des ambassades, l'humble résidence d'un gouverneur envoyé de Turin. C'est cette déchéance de tout un peuple sous prétexte d'unité qu'il est difficile de faire accepter par ce peuple. Après le prince de Carignan M. Farini, après M. Farini M. Nigra, après M. Nigra M. San Martino, après M. San Martino le général Cialdini, après le général Cialdini le général la Marmora; aucun n'a pu y réussir. Le roi galant homme, qu'on avoue aujourd'hui avoir commencé par un échec avant ses nombreux lieutenants, sera-t-il plus heureux cette fois? Nous ne pouvons le croire. En rendant pour quelques jours aux Napolitains les pompes de la présence royale, on ne leur ménage qu'un plus triste désappointement après le départ de ce monarque de passage.


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Un mois de fêtes et de spectacles est vite passé, à Naples surtout. Le roi parti, le bruit va cesser et la situation retombera juste au point où elle était la veille de son arrivée. «Pensez-vous, écrivait dernièrement l'historien Ferrari, qu'on n'accusera pas d'être papiste ou bourbonien, pensez-vous que tant de nations aussi anciennes que l'Italie qui ont repoussé dans le temps l'unité des Lombards, que tant de capitales si orgueilleuses de leur indépendance, si jalouses des souvenirs et des trophées du passé, soient fatiguées d'avoir une existence à elles, soient assaillies par ce taedium vitse qui précède le suicide? Non, quand tous les Italiens viendraient défiler devant moi dans le parlement de Turin en criant l'un après l'autre: Je le jure. Je garderais entière ma conviction, et je dirais en moi-même qu'ils mentent tous sans le savoir (direi meco stesso che mentiscono senza saperlo).

En promettant partout où il passe Rome pour capitale, absolument comme si le Pape et l'armée française n'y étaient plus, Victor-Emmanuel prouve lui-même combien est profond et populaire chez les Napolitains le sentiment de honte d'obéir à un roi de Turin. A Salerne, le syndic ayant offert la ville, la province, le clergé, sans oublier la garde nationale, pour aider au triomphe de l'unité italienne, le roi a accepté à mains serrées en disant qu'il aurait peut-être Bientôt besoin de ce concours. «Sire, irons-nous à Rome? a repris le syndic en pleurant de joie. — Oui, nous irons à Rome, a répondu le roi de sa voix la plus solennelle, et bientôt. Si vous nourrissez un tif désir d'y aller j'y suis, moi, obligé par serment1.» Cette scène, ajoute-t-on, a vivement ému non-seule ment le harangueur, qui avait commencé à pleurer en adressant sa question, mais la foule, qui ne mit pas en doute qu'on ne partît dès le lendemain pour décider le général de Goyon à faire ses malles un peu plus vite. Le lendemain, le roi allait à la chasse au loup dans une forêt voisine. Ce parti était sans doute le plus prudent, mais nous eussions préféré que l'ambitieux héritier de la maison de Savoie eût été visiter à la cathédrale la chapelle où repose le grand pontife Grégoire VII, chassé de Rome par les unitaires du onzième siècle et mort à Salerne en prononçant ces paroles qu'on lit encore sur son tombeau: Justitiam dilexi et iniquitatem odi, propterea in exilio morior! Le successeur de Grégoire VII trône encore au Vatican: où sont les empereurs de la maison de Franconie? qu'est devenu le saint-empire lui-même?


1 Journal des Débats du 14 mai.


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II


Pendant que tout ce tumulte se fait contre elle à ses portes, Rome prépare dans le calme religieux de ses basiliques la solennité de la canonisation des martyrs du Japon. Il y a plus de deux cents ans, quelques prêtres européens, ambassadeurs du Christ dans cet empire qui nous [envoie à son tour des ambassades, quelques néophytes indigènes souffrirent la mort pour la croix sur ces plages inhospitalières si souvent rougies du sang chrétien. A voir le ton dégagé des journaux démocratiques qui mentionnent ce fait, on reconnaît tout de suite que cet héroïsme n'a rien qui les surprenne, et que mourir dans les plus affreux tourments plutôt que de renier sa croyance est pour eux chose de tous les jours et qui peut se passer de louanges. L'Église n'a point une si haute idée de la nature humaine. Elle entoure d'honneurs exceptionnels ces obscures victimes qui ne lui ont pas refusé le témoignage du sang; elle propose les martyrs à l'imitation des fidèles en les faisant monter au rang des saints. De tous les points du globe se dirigent vers Rome les évêques pour entendre de la bouche du Saint-Père les noms des glorieux élus. Il en vient des États-Unis, du Canada, des Églises d'Afrique et de l'Asie; il en vient de l'Angleterre, de l'Allemagne et du fond de la malheureuse Pologne. Comme le sénat romain qui vendait le champ sur lequel Annibal était campé, Pie IX convoque ses frères de l'épiscopat dans ce dernier asile de Rome, qui peut-être ne sera plus à lui quand les plus éloignés y arriveront.

Mais ce n'est pas seulement dans le contraste de cette fêle mystique donnée par la cour de Rome au milieu de l'Italie déchaînée que réside l'enseignement qu'il en faut tirer. Ce n'est pas non plus le spectacle de la parole pontificale portée par l'électricité à tous les points du monde, les mers traversées en quelques jours, les chemins de fer effaçant les frontières et les distances, tous ces progrès merveilleux du siècle, qu'on avait cru peut-être tourner contre l'Église, concourant aujourd'hui à son triomphe; la vraie leçon politique, la vraie utilité présente de cette réunion, c'est qu'au milieu des complications qui nous assiègent elle ail pu être conçue, annoncée et si facilement accomplie. Tous ces évêques, tous ces vieillards vénérables que nous voyons se leverun à un de leurs sièges à l'appel du Pape, se mettent en route en toute sécurité. Ils savent en effet qu'ils vont à Rome, la ville des chrétiens; ils savent qu'ils vont chez le Saint-Père, c'est-à-dire chez eux.


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De leur côté, les divers États auxquels ils appartiennent ne pourraient les arrêter à la frontière par aucune objection sérieuse, par aucune appréhension avouable. La solennité est toute catholique;!e Saint-Père est dans le plein exercice de sa souveraineté purement spirituelle. Or supposez qu'il y ait à Rome un autre gouvernement que celui de Pie IX, supposez que la ville sainte soit la résidence du roi d'Italie en m^me temps que la capitale de la chrétienté, soudain tout change, tout se complique, tout devient suspect et difficile. Des relations de ce nouveau souverain avec les diverses couronnes dépendrait l'accueil qui serait fait à l'invitation du pontife dans les divers États. Non-seulement les pouvoirs publics et l'opinion, mais les évêques eux-mêmes ne pourraient se soustraire longtemps à cette impression toujours dominante des événements du jour, et le gouvernement de l'Église, soumis à toutes les fluctuations de la politique, pas serait peu à peu des mains du Saint-Père et des évêques dans celles des souverains et des ambassadeurs.

Aujourd'hui, par exemple, si Victor-Emmanuel siégeait au Quirinal, s'imagine-t-on que l'Autriche laisserait aller ses évêques à Rome? Croit-on que la Russie, la Prusse, l'Espagne, la Bavière, qui n'ont pas voulu reconnaître le nouveau roi, reconnaîtraient au premier de ses sujets le droit de convoquer chez lui les chefs spirituels de leurs catholiques? Est-on bien sûr que l'Angleterre ne verrait pas bientôt d'un œil jaloux cette influence prépondérante de la catholicité passer d'un petit État insignifiant à un grand État nouveau et voisin de la France? Et la France elle-même est elle assurée de vivre toujours en parfaite harmonie avec un obligé qu'au fond elle n'aime pas, et qui le lui rend bien? De qui se composerait donc cette réunion, qui n'est ni un concile œcuménique, comme on l'a naïvement avancé au Sénat, ni un jubilé, comme on l'a dit dans les feuilles populaires? Probablement des seuls évêques du royaume d'Italie, les seuls précisément qu'on ne verra pas le mois prochain dans la basilique vaticane. Le gouvernement piémontais, ayant usurpé une partie des domaines de l'Église et jeté son dévolu sur Rome elle-même, se voit contraint, en effet, d'interdire à ses prêtres la vérité au tombeau des Apôtres.

Ainsi voilà un acte de la juridiction spirituelle, voilà une manifestation de la foi catholique sans aucun mélange d'intérêt temporel. Comment sera-t-elle possible? Parce que le Pape a gardé en toute souveraineté un lambeau de territoire. Pourquoi sera-t-elle incomplète? Parce que celte souveraineté a été diminuée par la violence, et qu'elle est, pour ce qu'il en reste, non moins violemment niée et menacée.

Et cependant ne nous parlait-on pas tout à l'heure d'un ultimatum qui devait être présenté à Pie IX, au nom de la France qui le protège et du Piémont qui le dépouille. 


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Difficile besogne, effrayante responsabilité, que la dernière offre de capitulation à porter à l'auguste assiégé du Vatican! On cherche un milieu qui n'existe pas, pas plus pour le Pape que pour aucun autre souverain, entre la position de prince et celle de sujet. On s'efforce de réduire à rien le pouvoir qu'on laisserait au Saint-Père, et c'est cependant sur ce reste misérable qu'on prétend fonder son indépendance future. Que lui demande-t-on? D'acquiescer publiquement aux usurpations commises par le Piémont sur le patrimoine de l'Église, de reprendre peut-être un vain titre de suzeraineté sur ce territoire définitivement perdu, et de sauver par cette concession de principe une souveraineté nominale sur le territoire qu'on jugerait à propos de lui laisser.

Je m'étonne d'abord de cette obstination brutale à exiger le consentement du Pape à tout ce qui] s'est fait contre ses droits depuis trois ans. Ce serait s'y prendre un peu tard, on en conviendra, pour lui demander la permission d'entrer chez lui: n'y saurait-on rester sans son agrément? A quelles préoccupations contradictoires cède-t-on, sans peut-être s'en rendre compte? N'aurait-on plus foi dans la vertu des plébiscites? Va-t-on reconnaître que nous n'avons pas eu tort de révoquer en doute leur sincérité et leur valeur intrinsèque? Vous avez un litre, gardez-le: mais, si vous ne voulez pas que nous disions qu'il est frauduleux et fabriqué de vos propres mains, ne mettez pas tant de hâte à le changer contre un autre. Vous vous êtes passé du Pape pour commencer vos spoliations, sachez vous en passer pour commettre la dernière. Vous nous direz que c'est précisément celle-là qui vous embarrasse, et que, dans celte voie où vous avez mis le pied, vous n'êtes plus libre de ne pas aller jusqu'au bout. Nous le voyons bien, mais il était si facile de ne pas faire le premier pas, et il serait si facile encore de revenir à la justice!

Puis, quelle place aurait donc dans notre droit public cet État singulier dont les correspondances étrangères nous ont présenté le tableau ces jours derniers? Pendant qu'une partie, tout en appartenant au Pape, puisqu'il y lèverait les impôts, obéirait au roi d'Italie, puisque son parlement y ferait la loi, l'autre verrait son souverain de parle suffrage universel relever de l'ancien souverain de droit divin. Nous nous figurions que l'Europe en avait fini, depuis les premières années de ce siècle, avec les pays médiatisés. Il nous semblait qu'il n'y avait plus sur notre continent que des États existant par eux-mêmes, des États parla grâce de Dieu, Monaco comme la France, Saint-Marin comme l'Angleterre, le val d'Andorre comme la Russie, les plus insignifiants duchés d'Allemagne comme l'Autriche ou la Prusse. Allons-nous donc revenir aux habitudes féodales? Verrons-nous encore des royaumes qui


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dépendent d'autres royaumes, des souverains qui doivent foi et hommage à d'autres souverains? Veut-on rétablir pour le possesseur de la Romagne et de l'Ombrie le tribut de la haquenée, dû autrefois par les rois de Naples, et que Pie IX a supprimé1?

Qu'on n'essaye pas d'ailleurs de se faire illusion ni de nous la faire sur les vraies dispositions du parti qui domine en Italie. A quelque titre, si amoindri fût-il, qu'on laissât Rome à la Papauté, ce serait trop encore pour ceux qui ont fait contre elle le serment d'Annibal. — Ayant un pouvoir absolu sur tout le reste de la Péninsule, on ne souffrirait pas longtemps cette anomalie ridicule d'une ville partageant son obéissance entre le roi d'Italie et un autre souverain; on en aurait vite fini avec cet Avignon italien qui devrait être en même temps la capitale d'une monarchie nouvelle. Un humoriste a spirituellement écrit l'histoire d'un homme qui avait perdu son ombre; la Papauté, dans cette hypothèse, ne serait-elle pas une ombre qui aurait perdu son corps?

S'il est évident que Rome ne pourrait en aucun cas rester au Pape du consentement des Piémontais, il ne l'est pas moins que le Pape ne pourrait rester à Rome avec eux, se résignât-il même à abdiquer en faveur de leur roi. Qui ne voit que ce serait chaque jour des complots, des dénonciations, des émeutes de la part de la faction qui vient de prendre les armes à Bcrgame et à Brescia?Les journaux et les tribunes feraient bientôt de la Papauté un moyen parlementaire, un instrumentes intrigues italiennes; tantôt ses griefs trop légitimes seraient exploités par l'opposition; plus souvent le pouvoir étendrait sur elle sa protection compromettante. On se servirait du Pape dans les Chambres romaines, comme on s'est servi autrefois du droit de visite ou des réclamations du ministre Pritchard. Le Saint-Père ne peut donc à aucun titre rester à Rome avec le roi d'Italie. Il faut que le second renonce à monter au Capitole ou que le premier se résigne à sortir du Vatican.


1 On sait que ce tribut consistait en une somme d'argent portée au Vatican sur une mule blanche richement caparaçonnée. Cette redevance féodale, prétexte annuel de conflit entre la cour de Naples et la cour de Rome, avait été consentie en 1267 par Charles d'Anjou, lorsqu'il reçut de Clément IV l'investiture du royaume de Naples et de Sicile. Mais ce qu'on' ne sait pas suffisamment, c'est que sous cet usage de pure forme se cachait, comme dans la plupart des actes politiques du Saint-Siège, une pensée de prévoyance et de garantie pour l'indépendance italienne. Le même traité de 1267 {Artaud, Hist. d'Italie, p. 91), déclarait en effet la couronne de Naples incompatible avec la couronne impériale, et même avec la possession de la Lombardie. Aussi voyons-nous, cinq siècles plus tard, le pape Clément XI refuser adroitement ce tribut de la haquenée que lui offraient à la fois les ambassadeurs d'Autriche et d'Espagne, dont les souverains avaient d'égales prétentions sur l'antique conquête de Charles d'Anjou. A l'Autriche, il disait: «Vous êtes l'Empire, t't vous ne pouvez régner à Naples;» — à l'Espagne: «Vous tenez Milan, et la bulle d'investiture ne me permet pas de vous reconnaître dans les Deux-Siciles.» Ainsi se préparait le retour du vieux royaume guelphe à une royauté purement italienne.


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Dans une brochure que nous aimons à rappeler, parce qu'elle a semblé marquer un pas en avant dans cette question immobile, M. Sauzet conclut avec une heureuse concision: «Quitter Rome avant l'entrée des Piémontais serait déserter; y rester après serait abdiquer1»

Cette hypothèse de la fuite du Pape a suffi pour jeter le trouble dans les rangs de ceux qui s'acharnent à le dépouiller. M. Piétri, notamment, s'en est préoccupé en rééditant, avec commentaires, un discours qu'il eût mieux fait de laisser dans la nécropole du Moniteur. Que nous veut M. le sénateur et quelle manie le possède d'abuser à ce point de la parole et de l'écritoire, tout en se montrant si courroucé contre ce qu'il appelle le « mensonge parlementaire? » En vérité il est possible que de tels écrits, qui n'auraient pas trouvé dix lecteurs, il y a quinze ans, aient aujourd'hui quelque importance, — et nous sommes porté à le croire en voyant les Débats eux-mêmes leur faire accueil; —mais il nous est franchement impossible de leur accorder aucune valeur. «Les vrais catholiques, assure M. Piétri, savent bien que le Pape ne peut pas quitter Rome.» Si M. Piétri et les vrais catholiques savent réellement cela, nous ne craignons pas d'affirmer qu'ils en savent plus que le Pape lui-même. Quoi! ne jamais quitter Rome, même lorsque, comme en 1848, le Pape est assiégé dans son palais; même, comme cela sera peut-être demain, s'il ne pourrait y rester qu'en sanctionnant la victoire des ennemis de l'Église! «Quoique les temps modernes aient été fertiles en humiliations pour les têtes couronnées, vient de répondre noblement Mgr de Poitiers, on n'a pas encore vu la dignité royale oublieuse d'elle-même à ce point qu'un souverain se soit résigné au rôle de sujet pensionné de l'usurpateur2.»

M. Disraèli, qui n'est pas un vrai catholique comme M. Piétri, mais qui a du moins les vues et le langage d'un homme d'État, vient de prouver aussi devant la Chambre des communes que Pie IX doit rester à Rome. D'après l'orateur des tories, ce qui importe aux États protestants, comme aux États catholiques, ce n'est pas que le Pape garde une portion quelconque de l'Italie, c'est qu'il ne soit ni à Avignon sous la main de la France, ni dans quelque ville du Danube sous la main de l'Autriche. S'il était forcé de sortir de Rome, un sentiment d'inquiétude et d'agitation des plus dangereux se répandrait en Europe. La puissance catholique chez laquelle il lui plairait de se fixer en recevrait un accroissement énorme d'influence et d'autorité.


1 Les deux politiques et le partage de Rome, par P. Sauzet.

2 Réponse de Mgr l'évêque de Poitiers à S. Exe. M. Billault, ministre-commissaire du gouvernement.



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L'Angleterre, qui a plusieurs millions de sujets catholiques, ne pourrait pas rester indifférente à de tels changements. Quant à la France, ne voulant pas prendre le Pape chez elle de peur de s'attirer l'animadversion de l'Angleterre, elle ne se soucierait pas non plus de céder à aucune autre nation le chef et le gouvernement de son Église. On serait donc obligé d'en revenir, après une période de troubles, à l'ancien arrangement des choses, non pas, observe l'orateur anglais, parce qu'il est bon et désirable en soi, mais parce qu'il peut seul garantir le repos de l'Europe et l'indépendance de la Papauté.

Ainsi l'ont pensé en 1815 lord Grey, lord Liverpool, M. Canning, lord Wellesley, qui n'étaient, au dire de M. Disraëli, ni des bigots ni des fous, et que M. Piétri lui-même éprouverait quelque embarras à traiter de «capucins.» Ainsi parlait en 1849 lord Lansdown, répondant à des interpellations, pendant que nos canons faisaient brèche dans les murs de Rome. Quelle distance de cette noble politique à ce dernier discours de lord Palmerston, que nos journaux officieux ont soin de faire connaître seul et où leur patriotisme applaudit les plus basses rancunes de la révolution dans les rancunes de l'Angleterre protestante! Il ne faut que louer davantage M. Disraéli d'avoir montré ce rare courage d'un chef de parti que quelques voix à peine tiennent éloigné du pouvoir, et qui ose se prononcer contre la passion du moment pour rester fidèle aux meilleures traditions de son pays. Voilà des exemples qui ont, ce nous semble, quelque grandeur, et gui peuvent consoler les amis du régime parlementaire des injures intéressées de M. Piétri. Sans doute, comme le disait le comte Rossi, lorsqu'il se rendait à la Chambre romaine d'où il ne devait pas revenir, la cause du Pape est la cause de Dieu; mais elle est pour tout homme d'État digne de ce nom, pour tout homme politique qui porte dans les affaires de chaque jour le sens du droit et de l'histoire, la cause européenne par excellence, la cause d'aujourd'hui et de demain, la cause intime de chaque conscience et la cause publique de chaque Etat.

Les consciences ont leur force secrète à laquelle, à la longue, rien ne résiste. Les voies de la Providence apparaîtront tôt ou tard dans cette question où l'on voudrait peut-être n'être pas entré et dont on ne sait trop comment sortir. Dieu fera son œuvre à son heure et par les moyens qui lui sont familiers. Ce qui importe à chacun de nous, aux plus humbles comme aux plus illustres, c'est, comme le conseil en a été donné tant de fois et avec une si haule autorité à celle même place, de se préserver de tout découragement, de ne pas se lasser d'opposer les mêmes vérités aux mêmes impostures, de se dégager publiquement de toute connivence, de toute adhésion, même par le silence, dans les événements qui semblent se préparer.


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Nous aurons ainsi suivi la droite ligne du devoir et de la raison; les gouvernements feront ensuite ce que leur conseillera le soin de leur honneur et de leurs intérêts. Quand on voit quelle gloire rejaillit encore, après mille ans, sur le fondateur de la dynastie carolingienne, pour avoir assuré par l'établissement du pouvoir temporel l'indépendance de la Papauté, on se prend à frémir en songeant à quelle longue responsabilité historique seraient voués ceux qui livreraient cette œuvre des siècles à la brutalité des passions d'un jour.

LÉOPOLD DE GAILLARD.









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