Eleaml - Nuovi Eleatici


LETTRES SUR LA RUSSIE, LA FINLANDE ET LA POLOGNE

PAR X. MARMIER.

Tome premier

PARIS

DELLOYE, ÉDITEUR,

LUBRARIE DU GRANIER FRÈRES,

FALAIS-ROYAL, GALERIE D’ORLÉANS.

1843

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LA GUERRA DI CRIMEA (1853-1856) - ELENCO DEI TESTI PUBBLICATI SUL NOSTRO SITO

Je m'en allais une fois encore vers les régions septentrionales, dans le but de continuer quelques études littéraires et historiques, entreprises depuis longtemps et si douces à poursuivre que j'oublie de les achever. La Finlande dont j'avais parcouru quelques années auparavant les côtes les plus éloignées, m'attirait de nouveau sur ses plages mélancoliques, au bord de ses lacs limpides voilés par l'ombre des pâles bouleaux, au milieu de ses simples et honnêtes tribus, si fidèles encore à leur nature primitive et à leurs mœurs patriarchales. Après avoir visité le long des bords du Muonio, le paerte rustique du fermier, la cabane silencieuse du pécheur, je voulais voir les villes de cette contrée solitaire, fondées par les rois, éclairées par la science, éveillées etanimées par le mouvement général de la civilisation. A Abo, j'aimais à rechercher les premières traces des écoles et de l'érudition finlandaise. A Helsingfors, je trouvais une grande et belle université, des livres, des journaux, tout ce qui tient au progrès des idées modernes, tempéré par un mélange original de traditions anciennes.

De Helsingfors à Pétersbourg, je n'avais plus qu'un étroit espace à franchir. La tentation était trop forte, je n'ai pu y résister, et une fois arrivé en Russie, je n'ai pu me borner à une étude purement littéraire. Tout ce qui m'apparaissait à travers ce pays si nouveau pour moi, si vaste et si varié dans son apparente uniformité m'entraînait dans un cercle d'observations bien plus étendu plus curieux et plus saisissant que ceux où j'étais entre jusque-là. Aspect de la contrée, caractère du peuple, administration, commerce, progrès merveilleux d'une nation si obscure encore il y a cent ans, base de sa puissance, rêves de son avenir, j'aurais voulu tout connaître, tout juger à la fois.

Quand à cette première ardeur a succédé la réflexion plus calme, j'ai tenté de voir, sans préventions aucunes, de même que sans enthousiasme factice ce qui s’offrait à mes regards et à ma pensée, j'ai interrogé sur les faits que je désirais connaître les opinions les plus contradictoires, et discuté mainte fois avec différentes personnes les questions auxquelles je cherchais une solution. Je sais qu'en Russie, la vérité est gardée par le glaive d'acier du despotisme, et qu'on ne soulève pas sans difficulté et sans crainte le lourd manteau qui la recouvre. Cependant, elle apparaît là aussi quelquefois toute nue et quelquefois elle parle, comme si elle n'était pas nuit et jour bâillonnée.

Ce livre est le résumé de ce que j'ai pu apprendre, recueillir dans une contrée où il y a tant de choses à apprendre et à recueillir. L'impartialité que j'apportais dans mes observations, j'ai tâché de la conserver dans mon récit. Entre les flatteurs officiels de la Russie, qui pour elle épuisent les formules de la louange, et les hommes indépendants, mais parfois trompés, qui ne considèrent que ses vices grossiers, ses vestiges de barbarie et son outrecuidance, il reste encore une assez large place pour ceux qui ne cher client qu'à voir cet empire tel qu'il est, dans son luxe désordonné et sa misère profonde, dans l'audacieux élan de sa pensée et les lourdes entraves de son état politique et social. C'est celte place que j'ambitionnais, car sur les plages du golfe de Finlande, comme sur les rives de la Néva, à Moscou comme à Varsovie, je ne voulais obéir qu'à un sentiment de cœur et de conscience, je ne voulais faire qu'un livre loyal et sincère.

Pontarlier, 1843.

PÉTERSBOÜBG

A. M. TH. GRETERIN

Je comprends à présent quelle surprise durent éprouver les confidents de Pierre 1(er), lorsqu’il leur avoua le projet qu’il avait conçu de déplacer la capitale de son empire, etde la transporter du sanctuaire auguste du Kremlin sur les plages de la Néva. J’admire plus que jamais l’esprit de divination de ce grand homme, l’idée d’avenir qui lui donnait Une noble audace, et l’inébranlable énergie avec laquelle il exécutait ses projets les plus téméraires. Qu’on se représente à l’unedes extrémités de la Russie, à la pointe du golfe de Finlande, une vaste plaine nue et froide baignée par une rivière que les grands bâtiments ne peuvent remonter. Quand Pierre I(er)choisit cène plaine pour y jeter les fondements de sa future résidence, ce n'était encore qu’un marais fangeux et sans cesse exposé aux inondations de la Neva; mais il avait appris en Hollande comment on dessèche le sol le plus humide, et comment on le garantit des ravages d’une onde impétueuse. Ce qui semblait aux autres un labeur effroyable n’était pour lui qu’un obstacle facile à surmonter, et il se mit à l’œuvre. Ilcommença par bâtir une forteresse pour défendre le cours de la Néva contre l’invasion des Suédois. Avant d’entreprendre cette construction, il fallait affermir et exhausser le sol, Les ouvriers appelés de toutes les parties de l’empire à cette œuvre nouvelle n’avaient pas même assez de hoyaux et de charrettes; ils portaient la terre dans les pans de leurs vêtements ou dans des nattes de paille. Une maladie, engendrée par le changement de climat, par les fatigues et l’humidité les décimait; mais rien n’ébranlait l'inflexible volonté du tzar. La forteresse fut achevée dans l’espace de cinq mois. Les Suédois, inquiets de ces préparatifs, s’avancèrent avec une année de-douze mille hommes; Pierre marcha à leur rencontre, les défit et revint à son œuvre. Quelque temps.après, il avait joint à la forteresse, inaugurée par une victoire, une double rangée de petites maisons en bois, une église, un arsenal, un corps de garde, une chancellerie, une pharmacie. La marine lui manquait encore. Pierre, qui était tour à tour soldat, ingénieur, architecte, matelot, qui enseignait par son exemple à sa nation tout ce qu’elle devait oser, s’en alla sur les rives du lac Ladoga élever un chantier et y construisit quinze bâtiments; puis il descendit jusqu’à l’embouchure de laNéva, et détermina la position on devait être bâtie la forteresse de Cronstadt. L’année même où il avait entrepris et achevé tant de travaux, un bâtiment hollandais arriva jusqu’à la ville naissante; il fut reçu avec acclamation, et ses officiers s’en retournèrent comblés de présents.

Pour hâter, l’exécution de ses plans, Pierre établit sa résidence sur les bords de la Néva. Il habitait une petite maison en bois composée seulement de deux chambres, d’un vestibule et d'une cuisine. C’est le premier palais impérial de Saint-Pétersbourg; c’est le monument sacré que tout étranger est avide de voir, et devant lequel tout vrai Russe devrait se prosterner avec respect. Non loin de cette humble demeure, Mentschikoff en construisit une autre pour lui également en bois, mais plus large et plus élégante. C’était là que Pierre I(er)donnait ses audiences.

Cependant l’exemple du souverain commençait à attirer un grand nombre de familles sur une plage naguère encore complètement déserte. Des ouvriers, des marchands, devinant tout ce qu’il y avait à gagner dans une capitale nouvelle, accoururent en foule. Il en vint de la Finlande et de la Livonie, de la vieille-cité de Novogorod et des steppes des Tartares. On leur donnait un terrain, du bois, et ils se construisaient une habitation. Non content de celte colonisation volontaire, le tzar, pour l’accroître et la régulariser, eut recours à son autorité absolue, et sans celte autorité inflexible il est probable qu’il n’aurait jamais pu exécuter aucun de ses audacieux projets. Il ordonna à trois cent cinquante familles nobles de venir s’établir à Pétersbourg, aux marchands et aux industriels de bàlir trois cents maisons, aux propriétaires riverains de la Néva d'élever un quai le long de ses bords. Tous les bateaux et navires qui remontaient le fleuve furent obligés de prendre pour lest un certain nombre de pierres de construction. En 1714, cette ville enfantée comme d’un jet par la volonté de Pierre I(er), comptait déjà plusieurs milliers d'habitations. Quelle joie et quel orgueil éclateraient dans les regards ardents de cet homme de génie s’il pouvait voir son œuvre telle qu’elle est aujourd’hui! En transportant son glaive et son sceptre à l’extrémité de ses états, son but était d’achever la conquête de la Finlande, d’étendre ainsi son empire jusqu’à la Baltique et de le mettre en contact avec lés nations les plus civilisées de l’Europe. Ce but a été poursuivi avec persévérance et atteint avec éclat par ses successeurs. La Finlande tout entière appartient maintenant à la Russie, et la civilisation est entrée dans Saint-Pétersbourg à pleines voiles.

Il faut le dire, la Russie est dans un remarquable état de progrès. Ses établissements publics, ses manufactures, ses routes et ses canaux, tout annonce dans ce pays un développement d’idées, d’industrie, qu’il serait ridicule de vouloir nier encore. Seulement le gouvernement se trouve placé dans une singulière situation. Il a désiré le progrès, il a tendu les mains à la civilisation, il lui a ouvert les ports de Cronstadt et les remparts de ses grandes villes: à présent qu’il la voit de plus près, à présent qu’elle a mis le pied sur le sol russe et qu’elle entre fièrement dans les bourgades sans s’inquiéter des factionnaires, elle lui apparaît comme le fantôme gigantesque qui cachait dans sa large enveloppe le diabolique esprit de Méphistophélès et épouvantait Faust. Il l’évoque pourtant, comme le magicien allemand évoquait les génies d’un autre monde pour satisfaire aux exigences de son ame inquiète, pour donner un nouvel essora son pouvoir ambitieux. Il aime celte civilisation, il la veut; mais il la voudrait innocente et candide comme au jour de son enfantement, dépouillée de son appareil formidable d’idées et de constitutions libérales, soumise comme un enfant à tous les articles de ses ukases et priant comme une jeune fille dans l’église de Kasan pour la prospérité du tzar et de sa famille. Il l’a prise avec une pensée d’absolutisme, comme un instrument qui ne devait point résister à sa direction; il voudrait la tenir entre ses mains, comme il tient l’autorité militaire et ecclésiastique, la gouverner comme un pope, la discipliner comme une recrue, la passer au tamis comme un grain. qui a besoin d'être épuré, la répandre lui-même à son gré, par petites doses, comme une médecine dangereuse. De là tant d’efforts pour l’empêcher de s’infiltrer sans sa participation dans l’esprit de ses peuples, tant de journaux coupés par ses ciseaux impitoyables aux endroits dangereux, tant de livres mis à l’index; de là tant d’hommes de police et de censeurs postés comme des sentinelles sur les frontières des régions scientifiques et littéraires, pour arrêter au passage toute phrase trop excentrique et toute idée trop aventureuse: véritable comédie de Beaumarchais! précaution inutile! Le sage docteur porte les clefs de sa maison attachées à sa ceinture, et on les lui vole. Il ferme la porte de sa demeure, et on entre par la fenêtre. Il croit garder sa pupille pour lui, et on la lui enlève. Toutes nos brochures politiques et la plupart de nos journaux sont sévèrement interdits en Russie; mais un grand nombre des romans et des ouvrages littéraires dont on tolère l’entrée sont imprégnés des idées qui occupent la presse périodique. Nul cabinet de lecture russe ne reçoit le National, mais on reçoit partout la Gazette de France, organe d’un libéralisme que l’on peut bien prendre à la lettre ((1). Les Russes n’obtiennent que difficilement la permission de voyager en France, et celte défense ne fait qu’irriter leur curiosité. Quand ils sont en Allemagne ou en Italie, ils recherchent avec ardeur tout ce qui vient de la France. On veut empêcher les principes d’examen, de discussion, de libéralisme, d’entrer dans l’empire, et les hommes même du pays, les voyageurs, apportent ces principes dans les replis de leur cœur et de leur conscience, là où la main de la police ni les. ciseaux de la censure ne peuvent pénétrer. L’idée que l’on redoute, l’idée proscrite par tant de règlements et entourée de tant de barrières, arrive en dépit de tous les obstacles qu’elle doit franchir. Elle traverse les mers, elle flotte sur les grandes routes, elle répand partout ses germes, comme ces semences légères que le vent emporte sur ses ailes d’une contrée à l’autre. Nul cordon sanitaire n’en peut arrêter la marche.

Jusqu’à présent l’instruction, la science, les œuvres de l’art et de la civilisation sont restées concentrées dans les hautes classes de la société. Le gouvernement, les nobles, les riches particuliers, sont seuls possesseurs de ce nouveau domaine, comme de l’ancien domaine territorial. Le peuple est encore plongé dans une ignorance profonde, dans le sommeil de l’indifférence et les ténèbres de la superstition. Cultiver ses terres et celles de son seigneur, gagner son existence à la sueur de son front, soit par le labeurde la charrue, soit par quelque métier, se prosterner et se signer devant chaque église et chaque croix qu’il rencontré, voilà tout son savoir et toute sa religion. On peut dire Sans exagération que les quatre cinquièmes des paysans russes ne savent ni lire ni écrire, ils ne savent pas même, pour la plupart, prononcer une prière dans leur église. Le signe de croix remplace pour eux toutes les invocations. Les prêtres, qui devraient les éclairer elles instruire, sont en général trop ignorants eux-mêmes ou trop insouciants pour remplir celte noble mission, et l’état précaire dans lequel ils vivent, ou pour mieux dire leur pauvreté, ne leur permet pas d’avoir sur leurs paroissiens l’influence légitime qui résulte d’une honnête aisance. Toutefois, ce peuple si ignorant encore, si abandonné à lui-même, a été doué parla nature d’une aptitude merveilleuse à comprendre et à saisir tout ce qui s’offre à son instinct. La misère, le besoin, qui souvent amortissent ou brisent les ressorts de l’intelligence, éveillent au contraire celle du paysan russe, et l’obéissance est pour lui un mobile puissant. Dans les régiments russes cantonnés loin des villes, le chef fait de ses soldats tout ce qu’il veut; il dit à l’un: Toi, tu seras cordonnier; à un autre: Tu seras tailleur; à un troisième: Tu seras maréchal-ferrant; et ces hommes prennent les ustensiles du métier qui leur a été assigné et deviennent ce qu’on leur a ordonné d’être,.ouvriers patients et laborieux, souvent artisans, habiles. Dans les campagnes, il en est qui, trouvant par hasard un livre, ont appris à lire, puis se sont efforcés d’avoir d’autres moyens d’instruction, et ont acquis ainsi des connaissances remarquables, tout en continuant à labourer le sol et à charrier leurs denrées. Je sais un jeune serf qui, de sa propre impulsion, s’est dévoué à l’étude de la médecine. A force de relire et d’analyser les livres dont il a besoin et qu’il n’a réunis qu’après de longues recherches, ce jeune homme est parvenu à subir un examen très honorable devant une faculté. Aujourd’hui il est installé comme médecin dans ht propriété seigneuriale à laquelle il appartient. Dans les villes, il y a un grand nombre de serfs qui, partis tout jeunes de leur cabane avec la permission de leur maître, se sont fait, par leur industrie, une haute position de fortune. M. Scheremetieff compte parmi ses serfs plusieurs millionnaires. Le gouverneur d'une des premières forteresses de l’empire et le premier fabricant de tabac de la Russie ont été serfs. Un des plus riches marchands de Moscou ne sait pas même lire les traites qu’il doit payer; on ne lui a jamais donné aucune leçon: l’intelligence mercantile s’est développée en lui par une sorte d’instinct inné, par la pratique journalière du commerce, et il fait pour plusieurs millions d’affaires par an.

J’avais déjà remarqué à l’extrémité du Nord cette aptitude du Russe pour tous les genres de travaux et tous les genres de métiers. Là, les populations avec lesquelles il établit des rapports deviennent bientôt ses tributaires; il les domine par sa patience, par son habileté, et, disons-le, souvent aussi par son astuce. Le navigateur russe entreprend de traverser la mer Glaciale avec des bâtiments auxquels un bon matelot norvégien dédaignerait d’amarrer un cordage, et à une époque où les autres navigateurs se hâtent de regagner le port. Le pêcheur rosse jette de larges filets là ou le pêcheur de Finnmarck ne sait encore poser, comme ses pères, qu’une ligne infructueuse. Le marchand russe enlève en deux semaines, avec quelques sacs de farine et quelques objets de quincaillerie, tout ce que le pauvre paysan de Norvège et le Lapon nomade ont péniblement pêché dans les eaux, atteint sur les rocs, pendant l’été et l’hiver.

A Saint-Pétersbourg, j’ai retrouvé sur une plus grande échelle, parmi les gens du peuple, les ouvriers, les cochers qui stationnent sur les places publiques, la même ténacité dans le travail, le même instinct du lucre et la même souplesse habile dans leurs transactions. La classe des cochers ou ischwoskyest surtout une race d’hommes à part et éminemment caractéristique, On ferait un livre curieux sur leurs moeurs, sur leur manière de vivre, sur les scènes journalières de drame ou de comédie dont ils sont les principaux héros. La plupart de ces cochers sont Russes et serfs de naissance j ils arrivent jeunes à Saint-Pétersbourg, servent d’abord comme valets jusqu’à ce qu’ils aient recueilli assez d’argent pour acheter un cheval, un droschky et un sac d’avoine, et alors les voilà heureux et fiers, maîtres de leur équipage, courant librement dans la grande ville, promenant tour à tour d’un des quartiers à l’autre le bourgeois de Pétersbourg et les voyageurs étrangers, l’officier et la marchande de modes, le grand seigneur qui n’a pas voulu se servir de sa voiture et l’ouvrier appelé par une pratique. Les voilà au milieu de la cité impériale vivant d’une vie plus nomade que les Tartares des steppes ou la tribu laponne, assoupis aux heures de repos sur leur siège, achetant au coin des rues un morceau de pain, un verre de kvass, et se mettant enroule au premier signal. Leurs chevaux sont comme eux habitués à supporter la faim, la soif, la fatigue et toutes les intempéries d’un climat inconstant et rigoureux. Leur petite voiture est en général très propre et bien tenue, et la plupart d’entre eux, avec leur longue barbe, leur cafetan bleu noué sur les flancs par une ceinture de couleur, et leur chapeau évasé, ressemblent assez à des cochers de bonne maison.

Nuit et jour, l’ischwoskysillonne les quais et les rues, marchant au petit pas, guettant çà et là le piéton. S’il vous voit arrêté au bord d’un trottoir, il accourt; si vous passez sans mol dire, il vous suit encore du regard; si vous vous retournez de son côté, il donne un coup de fouet à son cheval, et le voilà près de trous. Si enfin vous vous décidez à monter dans son droschky, alors commence la grande affaire. Comme il n’est soumis à aucune taxe régulière, il demande ordinairement par course ou par heure trois fois plus qu’il n’a droit d’attendre; et comme on se récrie sur ses prétentions exorbitantes, il a pour le soutenir une quantité de phrases apprises depuis longtemps, qu’il débile avec une incroyable volubilité. Il parle de la longueur des distances, du mauvais temps et du mauvais pavé; il vante la vigueur de son cheval et l’élégance de son équipage. Si c’est un jour de fêle, il a un autre thème bien plus long et bien plus difficile à écarter que celui des jours ordinaires. Par malheur pour lui, tandis qu’il pérore ainsi, d’autres cochers, guettant comme lui l’occasion de gagner quelques roubles, arrivent à la hâte. Il voit le danger de la concurrence, il cède, et une fois que le marché est conclu, l’ischwoskyest à vous avec son cheval et sa voiture, comme un vrai serf. Il obéit tête baissée au moindre signe que vous lui adressez. Il vous parle respectueusement en ôtant son chapeau, comme s’il parlait à son seigneur et maître..U arrête à votre gré la marche de son cheval, il fend la presse des voilures, tourne à droite et à gauche avec une dextérité merveilleuse. Son droschky n’est certes pas très commode. On s’y asseoit en l’enfourchant comme un cheval, on y ressent parfois de rudes cahots, et on n’y trouve aucun abri contre le vent et la pluie; mais c’est une voilure d’une légèreté extrême, avec laquelle on franchit rapidement les longues distances de Pétersbourg.

Si ce cocher ne connaît pas votre langue, n’importe, il vous comprend à un regard, à un signe. Il devine vos désirs, il vous secourt dans voire embarras. Qu’on lui dise seulement le nom de la rue, de la maison où l’on veut aller, il interroge lui-même le passant ou le boulchnik pour trouver les personnes que vous voulez voir. Un jour j’avais pris un ischwoskypour me conduire dans la Liteinia. Le lendemain je le rencontre à une autre extrémité de la ville, je lui indique la même rue, et sans mot dire il me conduit an pied de la même demeure où il m’avait déposé la veille. Deux trajets de suite lui avaient révélé les habitudes dé l’amitié. (2)

Le paveurs, les charpentiers, sont, comme ces cochers, doués d’un rare instinct et d’une résignation innée. La plupart n’ont d’autre instrument de travail qu’une hache; avec cette hache, ils façonnent des meubles, des lambris, ils cisèlent le bois, ils construisent des maisons et des navires. Ils travaillent patiemment tout le jour, et s’endorment l’hiver sous leur charpente, l’été au coin des rues. Le pavé nu leur sert de lit, une pierre est leur oreiller, et leur pelisse en peau de mouton devient leur couverture. Quand j’étais à Saint-Pétersbourg, je voyais chaque soir, à l’angle du pont de fer qui conduit au palais du grand duc, une pauvre femme, assise sur un banc de pierre, et dormant, la tête appuyée sur un panier. C’était une marchande de gâteaux, qui, l’été, ne cherchait pasun autre asyle. Elle venait là à la nuit tombante, et se réveillait au point du jour pour aller de côté et d'autre exercer son humble industrie. A la fin de l’hiver, la plupart de ces ouvriers, venus de l’intérieur du pays, s’en retournent dans leur famille avec le fruit de leur labeur et de leurs économies. Je les ai rencontrés par grandes bandes sur la roule de Moscou, portant le havresac sur l’épaule, les souliers d’écorce aux pieds, et marchant avec gaieté, comme des gens qui vont revoir le sol où ils sont nés et le toit qui leur est cher.

Qu’on observe avec impartialité tout ce qu’il y a de dons naturels, de force physique, de patience et de germes incultes chez ce peuple auquel nous appliquons encore journellement l’épithète de barbare; qu’on pense au développement que l’instruction même la plus restreinte pourrait lui donner, et je laisse à deviner jusqu’où il ira quand il aura porté la main à l’arbre de la science, et trempé son esprit à la source vive de la civilisation.

C’est par ses qualités naturelles et sa politique d’intuition que la Russie proprement dite, qui, il y a trois siècles, se composait de six millions d'hommes, a peu à peu subjugué, absorbé les innombrables peuplades qui l’entouraient, et conquis la moitié du globe. Dans son ignorance grossière, elle a su faire reconnaître sa supériorité intellectuelle aux hordes de Tartares et de Cosaques; elle les a séduites par ses présents, attirées par des négociations, enchaînées par la subtilité de son esprit et de ses moyens d'action. Bien inférieure pour la civilisation aux provinces finlandaises et aux provinces allemandes de la mer Baltique, elle a su se les attacher par des concessions temporaires de politique et d'administration, et des générosités adroitement faites. Son grand art a été d'étudier le caractère des peuplades qu'elle essayait de vaincre, de respecter leurs coutumes héréditaires, leur culte et leur genre de vie, d’adapter son système de gouvernement à leurs exigences, et de chercher à se les assimiler graduellement par la communauté des vues et des intérêts; c'est, en un mot, on ne peut le nier, un mode de gouvernement très doux et parfois presque paternel. Seulement il ne faut pas qu'une de ces populations, traitées avec tant de précautions, s’avise de faire entendre un cri de révolte, car alors le système d’assimilation cesse tout à coup. L’épée de fer pèse dans la balance, cl malheur aux vaincus!

Je reviens à Pétersbourg, et d’abord, je dois le dire, pendant tout le temps que j’ai passé dans cette ville, je n’ai point reconnu cette vénalité des employés, ni éprouvé ces inquisitions de la police, qu’on me présentait de loin comme un épouvantail. Il n’est que trop vrai pourtant que ces deux plaies existent au sein de l’administration et de la magistrature russe; les hommes du pays eux-mêmes ne m’en ont point fait mystère. Mais ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai point vu la bureaucratie me tendre la main, et que je n’ai eu recours à aucune séduction pécuniaire pour en obtenir ce que j’allais lui demander. Les petits employés ont seulement l’esprit étroit et l’humeur tout à la fois humble et arrogante. Il y a en eux de la nature du serf et de l’affranchi. Ils prennent au pied de la lettre le règlement qui leur est prescrit, obéissent comme des Cosaques à leur consigne, se courbent comme des valets devant leur chef, et se redressent de toute leur hauteur devant celui qui a besoin d’eux. Les employés supérieurs sont, en général, des hommes très affables, parlant facilement plusieurs langues, et pleins de courtoisie envers l’étranger. J’en citerais avec plaisir plusieurs, si je n’avais de bonnes raisons de croire qu’ils n’ont nulle envie de voir leur nom imprimé. Quant à la police, comment faire pour la dépeindre avec tous ses attraits et tous ses charmes? C’est la grâce en personne et l’urbanité même. Elle est coquette comme une jeune fille et mielleuse comme un faiseur de madrigaux; elle porte sur ses épaules un habit vert, symbole d’espérance, et un collet bleu comme l’azur du ciel.Je cherchais toujours sous ses broderies en or, sous ses rubans moirés, quelque griffe Cachée, quelque pointe de hallebarde, et, de quelque côté que je me tournasse, je ne rencontrais qu’un regard velouté et un sourire caressant. Il y a surtout à la chancellerie de M. le comte de.... un petit général qui est chargé de recevoir les étrangers, et qui parle comme un livre. Il a des compliments comme ceux de Vadius, et des épigrammes noyées dans des flots d’encens. A l’entendre, rien ne lui plaît plus que de voir les Français venir en Russie, et il voudrait qu’ils y restassent longtemps; leurs observations l’intéressent, leurs récits de voyage l’enchantent. Qu’une fois cette belle harangue finie, il dépêche un ou deux de ses agents à la suite de ces Français qu’il est si heureux de voir, que le domestique qui les sert, le maître d’hôtel qui les héberge, soient chargés de surveiller leurs occupations et de rendre compte de leurs démarches, c’est ce qui me parait au moins fort probable; mais celte inquisition journalière s’opère en silence et sans qu’on s’en aperçoive. Les ressorts de la police sont cachés comme ceux d’une montre sous un cadran d’émail; on sait qu’ils existent, qu’ils tournent régulièrement dans le cercle qui les renferme, on n’en distingue pas les mouvements, et on serait tenté parfois de les croire arrêtés, lorsqu’un beau jour les voilà qui sonnent l’heure fatale, et un homme que vous avez rencontré vingt fois, errant d’un pas de flâneur sur la Perspective, ou lisant d’un air fort grave les journaux au café Béranger, vient très poliment prier l’étranger de vouloir bien partir dans vingt-quatre heures, ou le citoyen russe de monter dans une kibitka qui va le conduire au delà de l’Oural, dans la Sibérie, que l’on dit être fort belle.

La police des rues s’exerce avec le même silence que celle de l’intérieur des maisons. En allant de côté et d’autre, on ne rencontre point de sergents de ville, point de gendarmes à pied ou à cheval. De distance en distance, on aperçoit seulement la petite cabane du boutschnik,

Il y a là trois hommes vêlas d'une redingote militaire, qui se promènent tour à tour devant leur corps de garde avec une hallebarde et un sifflet dont ils se serviraient au besoin pour appeler à leur secours le poste voisin. Il est rare qu’ils soient obligés d’en venir à cette extrémité. Leur plus fréquente occupation consiste à relever quelques hommes du peuple jetés par l’ivresse sur le pavé, ou à rappeler à l’ordre quelques cochers de fiacre Imprudents. Le reste du temps, ils peuvent dormir en paix dans leur gîte, ou s’asseoir paresseusement au soleil. Leur place leur a été accordée comme une retraite. La plupart d’entre eux ont été militaires, et on leur donne, après vingt ou trente ans de service, cet emploi d’agent de police comme on donne chez nous les.invalides. Et pourquoi d’ailleurs se préoccuperaient-ils d’un vain souci, ces honnêtes boutschniks? Les voleurs de Pétersbourg sont les voleurs les plus délicats qui existent. Ils n’exercent point leur métier avec la hache et l’effraction; ils ne frappent pas et n’assomment pas leur victime. Fi donc! ce sont là des cruautés auxquelles ils n’osent pas même songer. Non; ils vous enlèvent d’une main légère votre bourse ou votre portefeuille, ils glissent en passant une petite lame sous votre gilet, et voilà votre chaîne de montre partie. Les Spartiates, ces sages républicains qui se faisaient une loi d’honorer tous les genres de mérite, tantôt par un litre pompeux et tantôt par la prison, n’auraientpas manqué de récompenser des filous si experts, et les bons boutschniks, qui ne sont pas assez riches pour leur donner eux-mêmes celte récompense, les laissent du moins poursuivre en paix le cours de leurs exploits. Une fois qu’on sort des difficiles parages du monde politique, il y a dans l’âme de la police de Pétersbourg une sorte de commisération paternelle vraiment touchante. Ilsemble qu’elle se dise chaque matin en s’éveillant et en reprenant l’exercice de ses fonctions: Il faut que tout le monde vive; et elle enveloppe dans cet axiome charitable les filous elles voleurs, pourvu qu’ils se conduisent décemment et qu’ils ne fassent pas de bruit. Le premier jour de mon arrivée à Pétersbourg,. mon compagnon de voyage rencontra dans l’église de Kasan un de ces industriels ambulants, qui, jugeant à la rotondité de sa poche qu’il portait là un fardeau trop lourd, se fit un devoir de l’en délivrer, et lui enleva nn portefeuille renfermant six cents roubles. Le pauvre voyageur, privé ainsi d’unesomme dont il comptait faire un tout autre usage, s’adressa à plusieurs habitants de Pétersbourg, et leur demanda quel moyen il devait employer peur la recouvrer: il lui Ait répondu que toute démarche serait inutile, que la police le soumettrait à une foule de formalités fatigantes, coûteuses, et ne lui rendrait rien.

Le voyageur qui tient quelque peu au bien que la fortune lui a départi doit se tenir sur ses gardes dans un hôtel comme dans une petite forêt de Bondi, ne laisser, quand il sort, sur sa table que ce qui ne peut tenter aucune cupidité, mettre un double cadenas à sa malle, et fermer sa porte à double tour. Ces hôtels ont encore un autre inconvénient, non moins pénible à supporter? c’est mie saleté dont on ne trouverait peut-être pas d’exemple dans les plus obscures de l’Espagne, Je demeurais, à Pétersbourg, danse un hôtel que Fou m’avait indiqué comme un des meilleurs. Tous les sept ou huit jours, quand mon moujik, las de bâiller sur l’escalier, ne savait plus que faire, ilvenait relever la couverture de mou lit, versait un peu d’eau fraîche dans ma cuvette, et s’en allait enchanté d’avoir accompli do telles merveilles. Quant à nettoyer une commode, essayer un fauteuil c’était une œuvre par trop indigne de lui; il laissait paisiblement les flots de poussière s’amasser sur les meubles.

Quel contraste entre ces hôtels si sales, si déplaisants, et les grandes et majestueuses rues de Pétersbourg! On a tant de fois décrit l’aspect imposant de cette capitale, que je ne sais ce que je pourrais ajouter à tout ce qui en a été dit. Je ne me soucie pointde dépeindre l’un après l’autre tous ces quartiers, et de refaire ici Je Guide de l’étranger.C’est sans contredit la vide la. plus splendidement bâtie qui existe en Europe: desrues larges comme les squaresde Londres, dessinées symétriquement comme les allées d’un jardin du dix-huitième siècle des édifices qui ont un demi-quart de lieue d’étendue, et qui renferment à eux seuls une population plus nombreuse, que celle d’un grand nombre de petites villes de Suède, voire même d’Allemagne. Point de ruelles étroites et grossièrement construites, point de carrefours sombres; on dirait que cette immense cité n’est habitée que par des millionnaires; partout le même nivellement, partout de l’air et de l’espace, des maisons de tailleurs enrichis qui ressemblent. à des châteaux, des habitations de gentils hommes qui feraient envie à des princes; à chaque pas le balcon ciselé, la grille en fer, la colonne dorique, le bronze et le marbre, le porphyre et le granit. Tout cet ensemble de riches constructions, dominé par des toitures vertes, par des coupoles arrondies et dorées, par des flèches étincelantes qui s'élancent dans l’air comme des aiguilles, produit au premier abord un merveilleux effet. On s'en va de côté et d'autre avec une curiosité toujours croissante, on s'arrête et on regarde avec une surprise qui ne ressemble en rien à la surprise produite par l’aspect des autres villes. Bientôt à cet étonnement si nouveau succède je ne sais quelle fatigue d’esprit qui est comme un désenchantement. Dans ces rues si larges, si droites, à travers ces places bordées de tant de vastes édifices, il n’y a rien qui fixe l’œil et attire la pensée. L’histoire n'a pas encore donné à ces monuments splendides son auguste consécration, l’art ne leur a pas imprimé l’immortel caractère de sa perfection, la poésie ne les couvre pas de ses ailes; une ville sans histoire et sans souvenirs est comme une belle femme sans âme. L’histoire de Pétersbourg ne date que d’un siècle, et quand on a vu la chaloupe, la cabane, la première habitation de Pierre-le-Grand, l’Ermitage, quel est celui de ces édifices qui rappelle quelque glorieux souvenir? Pétersbourg est une ville toute jeune, qui se développe avec l'ardeur de la jeunesse et marche à pas de géant. Il y a trente ans, on ne voyait encore qu’un marais et des broussailles là où s’élève aujourd’hui un de ses quartiers les plus animés. On m’a cité un gentilhomme qui, revenant à Pétersbourg après quinze ans d’absence, et s’imaginant que les limites de sa ville natale étaient encore où il les avait laissées, s’arme un matin de son fusil, prend ses chiens, et se dirige vers la forêt où il avait coutume dans sa jeunesse d’aller chasser les loups et les sangliers; mais, en suivant la route naguère encore si solitaire et si sauvage, il trouve une double rangée d’élégantes maisons, et là où il n’avait jamais vu qu’un épais taillis, il aperçoit des magasins et des hôtels.

Entraînée ainsi par sa marche rapide, la population de Pétersbourg semble n’avoir eu jusqu’à présent qu’une pensée, celle de couvrir au plus tôt d’édifices l’immense espace qu’elle occupe, et de donner à ces constructions, par une étendue démesurée, par un luxe inoui de matériaux, un aspect colossal et pompeux. Quant à l’art même, à l’art qui, pour se développer dans sa grâce et sa majesté, n’a pas besoin de tant de Nous de pierres et de tant de dorures, on voit bien qu’elle a tenté aussi de le saisir; mais il a échappé à ses efforts. La plupart des édifices publics de Pétersbourg sont bâtis dans le plus mauvais goût: maladroite imitation de la renaissance, lourd pastiche de Informe grecque, copie fardée du rococo; peu de proportion dans l'ensemble; quelques jolis travaux çà et là dans les détails. L’église d’Isaac, toute bâtie en marbre, en porphyre et en granit, décourage déjà par son aspect ceux qui l’ont entreprise; elle aura cependant une magnifique partie: le fronton de M. Lemaire et le fronton d’un artiste russe de naissance, italien d’origine, dans lequel il y a une télé de vierge de toute beauté. Les deux statues en bronze placées devant l'église de Kasan sont d’une telle lourdeur de formes, qu’elles offusquent le regard le moins difficile en matière d’art, et la statue de Suwaroff, érigée près du pont de Kaminoi, est si grotesque, que je ne comprends pas qu'on la laisse encore debout. Restent parmi les œuvres de sculpture les quatre chevaux du pont Anischkoff, fiers, forts, superbes, pleins de vie, le léger monolithe de granit qui porte la statue d'Alexandre, et la statue équestre de Pierre-le-Grand, admirable conception de notre Falconet; parmi les édifices, on remarque le palais du grand-duc Michel, qui est d’une structure noble et élégante, et le Valais d’Hiver. Il n’y a pas dans le monde beaucoup de demeures aussi imposantes que celle-ci. C’est là que réside huit mois de l’année cet empereilr dont la domination s’étend sur les deux hémisphères, cet homme qui gouverne soixante millions d’hommes, ce souverain sans constitution, qui ordonne et qui est obéi, qui peut d'un trait de plume, d’un signe de tête, envoyer en Sibérie le plus puissant de ses nobles, et élever un pauvre serf au rang des princes. Auguste ne régnait pas sur un empire aussi vaste, et Louis XIV n’avait pas un pouvoir si absolu sur ses sujets. Les gens du peuple de Pétersbourg regardent ce palais avec un singulier mélange de respect craintif et de confiance; ils savent que là est leur destinée, leur loi suprême, la loi qui a régi leurs pères et qui régira peut-être encore leurs enfants. Les yeux fixés sur la demeure impériale, ils répètent leur proverbe traditionnel: «Près du tzar le pouvoir, près du tzar la mort.» Pans l’espace d’un siècle, ce palais a été le théâtre des fêtes les plus éclatantes et des plus profondes angoisses. C'est là que Catherine réunissait parfois la société d’élite dont elle aimait à s’entourer, et c’est là qu'Alexandre apprit l’entrée des Français à Moscou. Et quelle est, a dit un écrivain de Pétersbourg, quelle est la noble famille de Russie qui n’ait aussi quelque glorieux souvenir à revendiquer dans ces murs? Nos pères, nos ancêtres, toutes nos illustrations politiques, administratives, guerrières, y reçurent des mains du souverain et au nom de la patrie le témoignage de distinction dû à leurs travaux, à leurs services, à leur valeur. C’est ici que Lomonosoff, que Deijavin, firent résonner leur lyre nationale, que Karamsin lut les pages de son histoire devant une assemblée auguste. Ce palais est le palladium de toutes nos gloires, le Kremlin de notre histoire moderne.

Le jour où l’on vil ce Kremlin moderne envahi tout à coup par les flammes, dévasté, incendié, fut pour Pétersbourg un jour de douleur générale. Il semblait que chacun eût perdu sa propre maison en perdant cet édifice, orgueil de la ville, et des milliers de citoyens demandèrent spontanément à le rebâtir à leurs frais. Le comte Barincky offrit à l’empereur un million de sa fortune pour aider à sa reconstruction. Un pauvre marchand offrit avec empressement une somme de quinze cents roubles, fruit de ses travaux et de ses épargnes. Deux jours après l’incendie, Nicolas traversait une rue, seul, dans son léger droschky. Un homme portant la longue barbe et le cafetan de moujik accourt à sa rencontre, lui met sur les genoux vingt-cinq mille roubles en billets de banque, et s’enfuit sans même dire son nom. L’empereur n’a point voulu accepter ces offres généreuses, et le palais a été rebâti en quelques mois tel à peu près qu’il était autrefois, avec ses parquets de différentes couleurs, pareils à des mosaïques, ses petits appartements frais et mystérieux, ornés de colonnes de malachite, de meubles en lapis-lazuli, ses grandes salles de réception éblouissantes de splendeur, celle-ci dorée du haut en bas comme une image byzantine, celle-là revêtue du plus beau marbre. Une de ces salies est consacrée à la mémoire de Pierre-le-Grand, une autre à celle d’Alexandre. On aime à voir dans la demeure d’un souverain se perpétuer ainsi le souvenir de ses prédécesseurs les plus illustres; ils sont là auprès de lui comme les génies protecteurs de sa maison et de ses états. L’hommage qu’il leur décerne est comme un engagement qu'il prend d’imiter leur courage ou leur vertu, et, dans des circonstances difficiles, leur aspect peut lui inspirer d'heureuses pensées. Deux autres salles sont couvertes des portraits de tous les généraux qui ont fait la mémorable campagne de 1812, et de tous les maréchaux de l’empire russe. C’est là que j’ai vu pour la première fois un portrait de Potemkin. C’était un homme d’une taille colossale et d’une figure charmante, étonnant tout à la fois par la force de ses membres et la douce expression de ses yeux bleus, vraiment fait pour commander une armée de Cosaques et troubler le cœur d’une femme. Tous les meubles, les ornements précieux qui décoraient l’ancien palais, avaient été sauvés des flammes; ils décorent aujourd’hui le nouvel édifice. Il y a là des pyramides de vases d’or et de vermeil offerts à l’empereur et à son fils par les différentes villes qu’ils ont visitées; dans la chapelle, des images chargées de rubis, de diamants, d’émeraudes; et le petit Ermitage conserve la riche galerie de tableaux admirée de tous les connaisseurs.

S’il y a, comme nous l’avons dit, peu de véritable sentiment de l’art dans les constructions de Pétersbourg, cet eut de dénuement et de médiocrité ne dorera pas longtemps, nous osons le croire. L’empereur et les princes aiment les artistes, ils les accueillent avec distinction et les paient largement. Quand on sera moins pressé de bâtir, on fera à Pétersbourg des constructions d’un meilleur goût, on ornera les places publiques, les édifices, de monuments vraiment mémorables. En attendant, j’aimerais mieux revoir les rires étroites de Rouen ou de Nuremberg, que les larges avenues de cette immense ville.

Je dois noter pourtant deux quartiers qui font à juste titre Forgueil des habitants de Pétersbourg et charment constamment l’étranger: c’est le quartier de la Néva et celui de la Perspective de Newski. La Néva est l’un des plus beaux, des plus majestueux fleuves qui existent. Il sort du tac de Ladoga, et presque à sa source même, porte de gros navires. Pareil à la grande cité qu’il arrose, il surgit et se déroute au loin tout d’un coup; comme elle, il a été longtemps ignoré, et, comme elle, ila aujourd’hui un nom européen. C’est un fleuve actif et aristocratique, qui ne s’endort point sur tes sables d’une grève déserte, et n’arrose pas d’obscures cabanes. Des quais splendides l’enferment dans leur doublé rempart, des phares et des palais bordent de chaque côté son onde limpide, des flèches dorées scintillent sur ses flots comme des étoiles. Si à quelque distance de Pétersbourg il se divise luimême en plusieurs branches, si les rivières qui sortent de son lit s’en vont de côté et d’autre courir comme des enfants capricieux, elles ne compromettent pas la dignité de leur origine; elles enlacent dans leurs contours comme un bracelet d’argent les îles où se rassemble chaque été la haute société de Pétersbourg; elles serpentent le long des parcs impériaux et le long des frais cottages,au pied des tilleuls embaumés et des lilas en fleurs. La principale branche du fleuve poursuit cependant sa course solennelle; elle s’en va porter à la mer les denrées nationales et en rapporte les livres, les œuvres d’art et d’industrie de l’Europe occidentale, qui se répandront ensuite par les canaux, par les lacs jusque dans les provinces les plus reculées de l’empire. Pétersbourg est le principal foyer de la civilisation européenne en Russie, et la Neva est la roule féconde par laquelle cette civilisation arrive avec les bâtiments à voiles et les bateaux à vapeur, avec les cargaisons de marchands et les voyageurs.

L’été, à cette heure si douce dans les contrées du Nord où le soleil descend lentement à l’horizon et ne disparaît dans sa couche de pourpre que pour se relever bientôt plus pur et plus riant; quand la nature entière semble tout à la fois voilée par une gaze diaphane et éclairée par un crépuscule d’or et d’argent, qui répand sur les bois, sur les eaux, sur les plaines, les nuances les plus insaisissables et les teintes les plus suaves; qu’il est beau de voir du milieu des tarages ponts qui la traversent, entre les hauts édi lices qui la dominent, cette Néva sillonnée par des navires.et des chaloupes, poursuivant en silence son cours imposant, rassemblant sur ses vagues profondes les hommes et les œuvres de deux hémisphères, lien de la nature entre des régions divisées, instrument de Dieu dans le progrès de ses lois humanitaires! Mais j’oublie que M. de Maistre a dépeint dans de charmantes pages ce même tableau; je le copierais maladroitement en essayant de le reproduire.

Ce fleuve, si pur, si vénéré, est pourtant, comme le Rhône à Lyon et l’Y à Amsterdam, une cause perpétuelle d’effroi, au printemps, par le charriage de ses glaces; en automne, par ses inondations. En 1726, 1752, 1777, il bondit sur ses rives, et entraîna dans son débordement impétueux tout Ce qui se trouvait sur soit passage. En 1824, il menaçait la ville d’une dévastation entière. Les habitants effrayés montaient sur les toits, cherchaient un refuge sur la cime des arbres; c’était une vraie scène du déluge. On a marqué de tous côtés la hauteur à laquelle l’eau s’était élevée. Quelques pouces de plus et la ville était perdue.

La Perspective de Newskyest la rue la plus longue, la plus riante et la plus animée de Saint-Pétersbourg. Elle aboutit, d*un côté, à la façade de l’Amirauté, et s’étend au-delà du pont Anfschkoff. C’est le boulevard Italien, le Regent-Street de cette capitale du Nord, le foyer du luxe, le centre du mouvement. C’est là que se révèle surtout le caractère varié, cosmopolite,' de cette cité, bien plus européenne que russe: des enseignes bariolées et revêtues d’inscriptions en toute sorte de langues, des librairies françaises, allemandes, anglaises, cinq églises appartenant à cinq religions différentes, des hôtels de grands seigneurs et des magasins éblouissants de marchandises et de modes de Paris; à côté du bijoutier de Tula, le tailleur de Berlin; en face du marchand de cuirs d’Astracan, la porcelaine de Sèvres mêlée à celle de Russie le riche bazar anglais, qui paie 50,000 roubles de loyer par an, côte à côte avec le confiseur russe. La rue fait en ligne droite, comme une vraie perspective. Sur toute sa longueur, elle est bordée d'un excellent pavé en bois et de larges trottoirs. Au milieu est l’immense édifice de Gastinnoi Dvor,ville de boutiques et de comptoirs, amas gigantesque de toutes les denrées du Nord et de l’Orient, de toutes les productions de l’industrie nationale et de l’industrie étrangère. Là se presse une foule de marchands et d’oisifs, de filous expérimentés et de chalands précautionneux, de juifs et de chrétiens, de bourgeois et de soldats. C’est aux environs de ce bazar et le long des maisons qui aboutissent à l’opulente librairie de M. Bellizard que les gens du. monde et les désœuvrés de toute sorte s’en vont respirer le grand air et flâner capricieusement vers les deux ou trois heures de l’après-midi. Je ne connais pas un spectacle plus vivant, plus curieux, que celui-là, un coup d’œil plus pittoresque et plus mobile. On dirait un panorama dont les différentes images changent à tout instant, un caléidoscope dont les figures et les couleurs se reproduisent sans cesse sous des formes et des nuances nouvelles. Vous apercevez le dandy, rasé, parfumé, serré dans son gilet de cachemire, à côté dn moujik au large cafetan et à la longue barbe, qui se fait une gloire de garder l'antique costume et les mœurs primitives de ses pères. Le mahométan passe la tête haute devant l’église que le Russe salue en se signant trois fois; l’Arménien croise le catholique} la lourde charrette du paysan finlandais s’avance péniblement à la suite de la kibitka polonaise. Un feldjager,le manteau gris sur les épaules, le plumet blanc sur le chapeau, part au galop, Dieu sait pour quel lointain district. Ces feldjagers sont les courriers particuliers de l’empereur; ce sont eux qui, par l’incroyable rapidité de leur marche, rapprochent les immenses distances qui séparent Saint-Pétersbourg des frontières de l’empire. Assis sur une mauvaise charrette sans ressort et sans dossier, dont ils doivent changer à chaque relais, ils entreprennent des voyages de plus de mille lieues, et s’en vont nuit et jour, sans prendre de repos et sans dormir. C’est Fun des plus cruels métiers qui aient jamais été imaginés; aussi les feldjagers sont-ils bien payés. Ce sont pour la plupart des fils de soldats, qui ont été élevés par le gouvernement, et qui entrent dans ce corps de courriers comme sous*officiers. En portant au nord ou au sud les dépêches de l’empereur, en allant dans l’espace de quelques jours faire exécuter au delà de l’Oural, au pied du Caucase, un ordre de leur souverain maître, ils deviennent promptement officiers, et en vérité, quand on voit avec quelle ardeur ils remplissent leur mission, et à quelles fatigues ils se condamnent, on doit avouer qu’ils gagnent courageusement leurs épaulettes.

Ce qui contribue surtout à donner à la Perspective un aspect étrange, unique dans le monde, c’est la quantité d’habits brodés d’officiers et de soldats que l’on rencontre à tout instant. Il y a à Pétersbourg soixante mille hommes, infanterie, cavalerie, tartares et cosaques, allemands et circassiens, et un détachement formé de cinq hommes, choisis dans chacun des régiments de l’empire, qui représente comme une députation tous les uniformes et tous les corps de l’armée. Le plus beau, le plus riche, est celui des gardes circassiennes. Elles portent le costume national, la toque argentée avec une bordure de poil noir, le cafetan et le pantalon bleu avec de larges galons d’argent, à la ceinture le poignard ciselé du Caucase, sur la poitrine seize cartouches eu-fermées dans une botte d’argent. Les officiers de ce corps sont pour la plupart des princes, des chefs de clans, séparés par une longue hostilité des tribus sauvages qui occupent encore leurs montagnes, dévoués à il civilisation européenne, et conservant, au milieu des idées nouvelles qu’ils ont adoptées en Russie, un caractère à part, une énergique empreinte de nationalilé. J’en ai connu un jeune, beau, instruit, parlant avec facilité plusieurs langues, lisant toutes les œuvres littéraires de il France et de l’Allemagne, et tout imbu encore des traditions poétiques et guerrières de son pays. C’est un des hommes les plus intéressants que j’aie jamais rencontrés. Appelé par son père vieux et infirme, il s’en allait dans ses terres, voisines des clans non encore subjuguées, exposées sans cesse à leurs invasions, pour défendre sa famille et ses vassaux, et tâcher d’enlever les restes de sa fortune aux ravages de ses ennemis.

Les officiers russes en garnison à Pétersbourg doivent être constamment en uniforme. A la campagne même, il ne leur serait pas permis de franchir le seuil de leur maison sans avoir l’épée au côté et l’épaulette sur l’habit. Je laisse â penser quel étonnant effet doit produire l'aspect de cmvêtements argentés, dorés, bariolés de différentes couleurs, de ces casques et de ces chapeaux à panaches ondulants, de ces troupes qui circulent continuellement à pied ou à cheval, avec le tambour ou le clairon, enfin de tous ces soldats qui passent isolément, et qui, du plus loin qu’ils aperçoivent un de-leurs chefs, se découvrent et s’en vont jusqu’à lui le bonnet à la main. Il y a-, comme je-l’ai dit, soixante mille hommes de garnison à Pétersbourg. En retranchant d’une population de cinq cent mille hommes les femmes et les enfants, on peut dire que chaque sixième ou septième homme que l’on rencontre est un militaire. Ajoutes à cela les uniformes à parement vert, bleu, rouge, des divers fonctionnaires, ear ici chacun doit avoir un uniforme, le chef d'administration et l’employé subalterne, le professeur et l’étudiant. Sur l’uniforme d’un homme qui est depuis plusieurs années au service, il est rare qu’on ne voie pas briller une ou plusieurs croix. Tout ce que les voyageurs disent de ce luxe de décorations est encore bien au dessous de la réalité; le nombre des croix va sans cesse en augmentant. Les décorations sont ici un signe de distinction presque indispensable, laplupart des gens du monde ou des fonctionnaires n’attachent peut-être pas une valeur réelle à tel ou tel bout de ruban; cependant ils se trouveraient humiliés de ne pas avoir le droit de le porter comme leur collègue ou leur voisin. Certaines croix sont d’ailleurs l’emblème visible d’une dignité nominale; d’autres sont comme le certificat d'un certain nombre de services. Le grand fonctionnaire veut avoir la plaque en diamant pour paraître plus convenablement aux fêles de la cour; l’employé subalterne aspire au ruban de Wladimir, pour avoir une altitude plus imposante devant ses égaux ou ses inférieurs; et quand on a une décoration, on trouve que c’est peu: chacun tend la main, sollicite, espère, attend, et les croix de Stanislas, de Wladimir, de Sainte-Anne, etc, tombent de la chancellerie impériale, et rafraîchissent comme la rosée du ciel l’âme altérée du Russe fidèle. La croix du Christ a sauvé le monde; les croix du tzar sauvent chaque jour les fonctionnaires de l’empire du doute et du découragement.

Au milieu de la Perspective est l’église de Kasan, bâtie en 1811, sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, toute ruisselante d’or, d’argent et de pierres précieuses, et décorée des trophées de guerre de 1812 et 1815. On y voit les drapeaux enlevés à nos troupes pendant notre terrible retraite, le bâton de commandement du maréchal Davoust, perdu dans la même campagne, et les clefs des villes de France envahies trois ans après par les alliés. On n’a pas pu du moins y mettre celles de ma chère ville de Besançon, grâce au courage inébranlable avec lequel la vieille cité séquanaise fut défendue par le général Marulaz et la milice franc-comtoise (3). Non loin de là est la belle bibliothèque impériale, qui renferme aujourd’hui près de quatre cent mille volumes. Celte pacifique institution, qui ne devrait reposer que sous les ailes des muses, est pour la Russie un monument de conquête militaire. C’est par la guerre qu’elle s’est enrichie, c’est le sabre qui lui a donné ses trésors. Il y avait jadis à Ardibil, ville forte, sépulture de plusieurs générations de shahs persans, cent soixante-six volumes d'une rare valeur. En tête de la plupart de ces volumes ornés de vignettes et d'encadrements, on lisait ces mots: «Abba, de la famille de Sefy, chien gardien du seuil du sépulcre d’Aly, ûisd’Abou Tahil, avec qui soit la paix, a légué ces livres au tombeau illustre du shah Sefy, sur lequel Dieu étendra sa miséricorde. Il sera libre à tout le monde de les lire, à la condition toutefois qu’on ne les emportera pas hors du mausolée. Et si quelqu’un osait les enlever, que le sang de l’iman Hussein, à qui Dieu donne la paix, retombe sur lui.»

Les Russes n’ont pas eu peur du sang de l’iman Hussein. Le général Paul de Suchtelen est entré en 1827 dans le mausolée d’Ardibil, et a rapporté les cent soixante-six volumes à la bibliothèque impériale de Pétersbourg. Il y avait à Akhaltsikhé, dans la mosquée d’Ahmed, une bibliothèque orientale de trois cents volumes. Le maréchal Paskewitch l’a enlevée en 1839, avec cinquante manuscrits qui se trouvaient à Erzeroum, et, non content de cette capture guerrière, s’est fait donner par lé shah de Perse, comme supplément obligé, dix-huit ouvrages de luxe, parmi lesquels se trouvent leShah-Nameh,le divan de Hafiz, les œuvres complètes de Saadi. Les généraux russes connaissent la bibliographie. Un de nos orientalistes n’aurait pas mieux choisi. Mais ce ne sont là que de modestes tributs comparés à ceux qu’a payés la Pologne. Le comte Stanislas Zalouski, évêque de Cracovie, avait amassé, à force de recherches, de temps et d’argent, une bibliothèque de près de trois cent mille volumes, célèbre jadis dans toute l’Europe. Il la laissa en mourant à son neveu, André, évêque de Kiew, qui la légua à la république de Pologne. Elle fat transportée à Varsovie et ouverte en 1746 au public. Suwaroff, en subjuguant la Pologne, et enlever par ses Cosaques cette magnifique collection, et l'envoya à Catherine. En 1815, nouvelle invasion militaire à Varsovie et nouvel enlèvement de livres. En 1838, il restait encore sur cette inépuisable terre des Jagellons et des Sobieski cent cinquante mille volumes, recueillis à Varsovie, et plus de sept mille volumes rangés dans le château des princes Czartoriski. Cette fois, tout fut enlevé, jusqu’à la plus mince brochure, jusqu’au plus léger carton de manuscrits. Voilà l’origine de la bibliothèque de Pétersbourg.

A côté de cette collection formée par la force et l’injustice, il y en a une autre, recueillie sur notre sol, et qui est seulement l’œuvre de l’adresse. C'est un peu plus honnête, hélas! et nous n’avons pas le droit de réclamer. Pendant les premières années de notre révolution, il y avait en France un diplomate russe nommé Doubrowski, qui avait voyagé en Angleterre, en Allemagne, étudiant partout les catalogues, cherchant les livres rares, et qui arrivait à Paris juste à point pour satisfaire à bon marché ses goûts bibliographiques. Dans ce temps d’agitation et de désordre, de massacres et de terreur, on ne s’occupait guère de la valeur d’une bibliothèque et de l’importance d’un manuscrit. Les archives des monastères et des châteaux étaient saccagées et bouleversées, les livres jetés dans les rues par la populace, ou vendus à l’encan, et l’habile Doubrowski était là qui allait, qui venait librement, protégé par son caractère de diplomate, qui s’enquérait de la démolition de la Bastille, du pillage des abbayes, pour savoir ce qu’il en pouvait retirer, et qui achetait de gré à gré, pour quelques méchants assignats, un manuscrit, une charte, un recueil de lettres inédites, un livre au besoin, pourvu que ce fût un livre vraiment curieux; car il s’y connaissait, le terrible diplomate, et, dans ce champ immense où il récoltait une si belle moisson, il ne se serait pas amusé à glaner quelque volume vulgaire. Quelques années après, il retournait dans son pays emportant l’une des collections les plus précieuses qui existent, manuscrits sur vélin, documents inédits, trésors inestimables enlevées aux archives de notre histoire.

Sur les larges rayons où est rangée cette bibliothèque française dont je mesurais l’étendue avec douleur, on compte cent vingt volumes infolio des lettres de nos princes et de nos souverains, cent cinquante volumes d’autographes de différentes célébrités, un volume des lettres de Maurice à Henri IV, et plusieurs lettres de différents ministres et ambassadeurs de France. Parmi les manuscrits, on m’a montré une feuille de papier sur laquelle Louis XIV a écrit six fois de suite, en grosses lettres péniblement formées: «L’hommage est dû aux rois; ils font tout ce qui leur plaît. C’était là le sage axiome que son maître lui donnait à copier comme modèle d’écriture.

Je n’examinai que rapidement les manuscrits classiques grecs et latins décrits d’ailleurs très exactement par M. Adelung. Les ouvrages qui rappellent un de nos noms chéris ou une page de nos annales m’arrêtèrent plus long-temps. Je remarquai dans le nombre un petit volume renfermant les prières et psaumes en français, imprimé en lettres rapportées par Madame Elisabeth pendant les longs jours de deuil et d’angoisses que la malheureuse princesse a passés en prison.

Cette bibliothèque possède un autre monument de douleur d'une femme qui n’avait pas les mêmes vertus et qui ne mérite pas la même admiration, mais dont le nom éveille toujours, en dépit de ceux qui ont essayé de le noircir, une tendre sympathie, et dont l’image nous apparaît, à travers le voile du temps, entourée d’une auréole de grâce et de beauté. C’est un livre d’heuresde Marie Stuart. La pauvre femme l’a porté en Ecosse et en Angleterre, etl’a lu souvent, on le voit, avec de profanes distractions. Les versets austères des psaumes, les exhortations évangéliques tracées sur les pages de ce livre, les guirlandes de fleurs, les miniatures religieuses qui les entourent, ne détournaient point ses yeux et sa pensée des images mondaines. En essayant de se recueillir devant Dieu, elle entendait encore vibrer dans son cœur l’accent mélodieux d’une voix aimée ou le rire farouche d’une rivale sans pitié. Tantôt elle se laissait aller aux rêveries de son amour, et elle écrivait sur les marges du livre pieux;

Pour récompense et pour salaire

mon amour et de ma foi,

Rendez -m'en, ange tutélaire!

Autant que je vous en doi.

Et un peu plus loin:

Si mes pensées sont eslevéz,

Ne l'estime pas chose étrange;

Ils méritent d'être approuvez,

Ayant pour objet un bel ange.

Pour récompense et pour salaire

De mon amour et de ma foi,

Bendez-m'en, ange tutélaire!

Autant que je vous en doi.

Et un peu plus loin:

Si mes pensées sont eslevéz,

Ne l’estime pas chose étrange;

Ils méritent d'être approuvez.

Ayant pour objet un bel ange.

Tantôt elle fléchit sous le poids de son infortune, et, à côté des prières qui n’ont pu la consoler, elle écrit çà et là, selon l’émotion saisissante du moment, ces strophes douloureuses;

Un cœur que l'outrage martyre

Par un affront, par un refus,

A le pouvoir de faire dire:

Je ne suis plus ce que je fus.

En feinte mes amis changent leur bienveillance,

Tout le bien qu'ils me font est désirer ma mort;

Comme si en mourant j'étais en défaillance,

Dessus mes vêtements ils ont jeté le sort.

La vieillesse est un mal qui ne se peut guérir,

Et la jeunesse un bien que pas un ne ménage,

Qui fait qu'aussitôt né l'homme est près de mourir,

Et qui l'on croit heureux travaille davantage.

Je n’entreprendrai pas de décrire les autres établissements scientifiques de Pétersbourg. Je les ai visités comme tout voyageur qui a quelques désirs de s’instruire doit les visiter, mais pour pouvoir en parier convenablement, il faudrait avoir fait une étude spéciale de leur organisation, un examen approfondi de leur développement et ils mériteraient d’être à eux seuls l’objet d’un livre sérieux et étendu. (4)Ce que j’en ai vu a suffi du moins pour me démontrer que le gouvernement russe comprend toute l’importance des travaux de la science, encourage avec zèle leurs progrès et récompense libéralement les hommes qui s’y dévouent.

L’école des mines est une vaste et splendide institution qui a déjà rendu de grands services à la Russie et qui doit, par la suite, lui en rendre déplus grands encore. Elle fut fondée par l’impératrice Catherine en 1773 et réorganisée en 1834. Elle est placée aujourd’hui sous la direction de M. le général Tschefkine qui joint à des connaissances variées, à un savoir profond, une amabilité de caractère dont je ne suis pas le premier à faire l’éloge, Celte école-renferme trois cent vingt élèves, divisés en deux sections, la première suit des cours de grec, de latin, comme dans les collèges, la morale entre dans l’étude approfondie des sciences mathématiques et physiques. Une partie des élèves est entretenue aux frais dugouvernement, d’autres sont envoyés à l’école par divers établissements de mines, et quelques autres payent eux-mêmes leur pension. An sortir de l’école, les élèves sont envoyés dans des usines où ils doivent faire pendant deux ans des études pratiques, puis ils entrent au service du gouvernement, soit avec le grade d’officiers, soit avec celui de conducteurs, selon les études qu'ils ont faites et l’aptitude qu’ils ont montrée.

Les collections de cette école des mines sont magnifiques, on y trouve un assemblage complet des riches minéraux du nord, des plus beaux produits de l’Oural et de la Sibérie, un bloc d’émeraude renfermant vingt-trois de ces pierres précieuses dont les plus petites ont un pouce de longueur, un morceau de platine natif pesant dix livres, et évalué à 100,000 fr., un bloc de malachite de plus de trois pieds de diamètre, et une quantité de perles, de topazes, de diamants.

J’ai vu là aussi pour la première fois le squelette entier d’un mammouth, ce monstrueux animal auprès duquel un éléphant semblerait petit. Quand il errait autrefois dans les vastes plaines où ses ossements sont à présent ensevelis, il devait faire trembler la terre sous ses pas. (5)

L’université de Pétersbourg est l’une des plus riantes académies de l’empire russe. Catherine II avait formé dan» sa capitale, un gymnase normal qui plus tard fut transformé en un institut pédagogique. £n 1819, sur la demande de M. Ouwâroff, ministre de l’instruction publique, cet institut fut élevé au rang d’université. Dans l’espace de vingt années, elle a pris un grand accroissement. En 1826, il ne. s'y trouvait que trente-huit professeurs et cinquante un étudiants. En 1861, elle comptait cinquante huit professeurs et cinq cent trois étudiants. La somme affectée à ses dépenses s’élève chaque année à près de 300,000 fr. Le traitement des professeurs ordinaires est de 5,800 fr., celui des professeurs extraordinaires de 6,000 fr. De cette université ressortissent neuf gymnases, et deux cent quatre vingt-six écoles d’un ordre inférieur, qui en 1861 renfermaient ensemble seize mille cinquante quatre élèves. Le curateur de cette université est M. le prince Grégoire Wolkonsky, qui tout jeune encore s’est fait remarquer dans son pays par ses études sérieuses, par les connaissances qu’il a acquises en France et dans d’autres contrées. C’est lui qui régit cette grande institution et les écoles qui en dépendent sous la direction de M. Ouwâroff, l’un des hommes les plus intelligents et les plus spirituels qui existent dans le monde lettré. L’empereur honore cet habile ministre d’une bienveillance particulière, et la Russie entière lui doit de la reconnaissance pour les services qu’il lui a rendus dans le cours de sa longue administration. (6)

Pétersbourg, en été, n’est pas seulement à Pétersbourg; il faut aller le chercher aux îles de la Néva, où la haute société se retire, à Peterhoff, où est la résidence de l’empereur, à Oranienbaum, où s’élève le château bâti par Mentschikoff, favori de Pierre-le-Grand, qui abritait sa grandeur sous des lambris dorés, tandis que son maître poursuivait son œuvre dans une cabane, enfin à Tsarkoselo et Pawlowski. Un chemin de fer a été établi, il y a quelques années, entre cette résidence et Pétersbourg. Pour un rouble d’argent, on fait vingt-sept werstes en trois quarts d’heure. A peine sorti de Pétersbourg, on se retrouve déjà dans la plaine monotone et froide; plus de mouvement, plus rien qui rappelle le voisinage d’une grande ville; çà et là seulement quelques petits villages de colons allemands qui ont défriché cette terre et qui continuent à la cultiver. Bientôt, cependant, on voit surgir dans les airs la haute coupole dorée du palais de T sarkoselo. Il y a cinquante ans, non seulement la coupole, mais le toit des édifices, les bordures extérieures des fenêtres, tout'était doré. A présent, les toits sont peints en vert; les arabesques, les ciselures des portes et des fenêtres, sont revêtues d’une couleur jaune foncée, ce qui produit, sur une large façade blanche, un effet assez désagréable.

Tsarkoselo (village du tsar) n’était d’abord qu'une modeste propriété que Pierre-le-Grand donna à la belle Catherine. Catherine se contenta d’y faire bâtir quelques maisons en bois et une église. L’impératrice Élisabeth prit en grande affection ce coin de terre, je ne sais pourquoi, et voulut en faire une attrayante résidence, ce qui n’était pas facile. Catherine II continua l’œuvre d’Élisabeth. On sait que la fière impératrice ne se laissait pas arrêter par les obstacles, quand elle avait un caprice à satisfaire ou une idée à réaliser. IJ lui fallut d’abord une route pour se rendre plus commodément, dans se§ lourds carrosses, à ses palais d’été, et celte route coûta près d’un million.

Élisabeth avait déjà construit deux ou trois édifices et tracé les contours d’un parc immense, le plus grand parc peut-être qui existe en Europe. Catherine appela à elle des architectes, des sculpteurs, des jardiniers disciples de Le Nôtre, et des peintres de l’école de Watteau. On éleva des colonnades, des terrasses, des voûtes, des escaliers magnifiques j on décora l’intérieur des appartements de tout ce que le mauvais goût, aidé par le trésor impérial, pouvait imaginer de mieux pour suppléer à l’art: ici des salons en nacre de perle, eu laque de Chine, en lapis-lazuli, là des boudoirs couverts d’ambre, partout des meubles d’une recherche splendide.

Une partie du parc a été dessinée d’après les règles symétriques des beaux jours de Le Nôtre, une autre façonnée en forme de jardin anglais. Tout a été employé pour lui donner l’apparence la plus pittoresque) là où il n’y avait autrefois qu’une terre aride et fangeuse, on a planté des bois, tracé des routes tortueuses, semé des gazons, creusé des pièces d’eau. On a formé, à force de patience et de travail, des allées d’arbres presque touffues, et des points de vue qui ont la prétention de paraître imposants et sauvages. Inutile de dire que le promeneur retrouve là tout ce qui entre dans le procédé de fabrication d’un parc anglais bien organisé, ponts couverts, sources artificielles, fermes suisses, tours gothiques. De plus on a l’agrément de découvrir, en errant de côté et d’autre, des mosquées turques, des obélisques égyptiens, un village chinois, une colonne élevée en commémoration d’une victoire d’Orloff, et non loin de cette colonne historique un monument de deuil et de regret, la tombe des chiens favoris de Catherine et leur marbre funèbre, sur lequel trois courtisants de l’impératrice, M. de Ségur en tête, ont fait graver une longue épitaphe pour les recommander à l’amour de la postérité. Si les nymphes des eaux et des bois, les divinités austères de la nature du Nord, ne sont pas satisfaites de tous ces embellissements, il faut convenir qu’elles sont bien difficiles.

Quand on a vu l’une après l’autre ces fades ou prétentieuses inventions d’une époque de luxe et de galanterie, on aime à se reposer dans la maison de la ferme, qui est meublée très simplement et renferme pourtant un vrai trésor, une collection de quelques uns des meilleurs tableaux de Paul Potier, Berghem, Dujardin. Le bâtiment le plus curieux à visiter est un arsenal gothique consacré aux souvenirs du moyen-âge età des souvenirs de guerre plus récents. Un ejles salles de cet édifice renferme une nombreuse collection d’armes et armures, cottes de mailles, arquebuses, fusils, pistolets ciselés, de l’Europe occidentale et, de l’Orient; des boucliers, œuvre charmante de quelque Benvenuto ignoré; des sabres et des poignards façonnés avec amour par les artistes de la Perse et du Caucase; une bibliothèque composée tout entière de poèmes du moyen-âge, d’ouvrages français, anglais, allemands, relatifs à la chevalerie, à ses lois, et à ses mœurs. Dans une autre salle, douze chevaliers armés de pied en cap et assis sur leurs chevaux caparaçonnés représentent les douze preux de la Table-Ronde. Une troisième renferme les présents offerts à l’empereur de Russie par le sultan, chaque fois que ce pauvre sultan a perdu une bataille et livré une partie de ses états, et quels présents! des housses et des selles tissues d'or et d’argent étincelantes de pierreries; des brides et des mors couverts d’émeraudes, de rubis, de turquoises; des sabres d’un travail exquis et chargé de brillants. C’est une générosité bien chrétienne pour un mahométan. Sur une table, à l’écart, on voit un plateau eu argent avec une tasse et une cafetière, trophée de combat plus précieux que toutes ces lames damasquinées et ces diamants. C’est le plateau et la tasse qui servaient au déjeuner de Napoléon pendant la retraite de 1812 et qui furent pris par un Cosaque.

A trois werstes de Tsarkoselo est Pawlowski, résidence de M. le grand-duc Michel. On y arrivé, par nne allée d’arbres imposante. Le parc est entretenu avec le même soin la même propreté minutieuse que tous les parcs impériaux, et le palais construit avec lamême élégance. Mais il nature a donné à Pawlowski cequ’elle a refrisé à Tsarkoselo: des terrains accidentés, des collines ondulantes, des vallons traversés par une rivière. On n’â eu qu’à jeter çà et là quelques groupes d’arbres, tracer ici un chemin, ouvrir ailleurs une clairière, et Pawlowski est devenu l’un des sites les plus pittoresques qui existent autour de Pétersbourg, une rareté charmante dans un pays plat. Le grand duc n’occupe pas ce palais, que l’impératrice sa mère lui a légué avec cette vaste propriété, il s’est fait construire un peu plus loin une demeure beaucoup plus simple, dans laquelle il se relire avec joie, chaque fois qu’il a quelques heures de pleine liberté.

Dans l’enceinte de son parc, sur la pente des collines, au bord de la forêt, de tous côtés, on aperçoit un grand nombre de jolies maisons nouvellement bâties. C’est en été la demeure de plusieurs milliers de familles de Pétersbourg, auxquelles le grand-duc abandonne gratuitement le terrain qu’elles désirent occuper, à condition seulement de lui soumettre le plan de l'habitation qu’elles veulent y élever, afin de maintenir autant que possible, par la correction des détails, l'harmonie de l’ensemble.

Au milieu du parc, sur un coteau d'où l'on jouit d'un large point de vue, on a dessiné un jardin, planté des allées d’arbres, construit une salle de bal et de concert. Chaque jour, la musique d’un régiment vient jouer dans ce Wauxhall des aire nationaux et des fragments d'opéras de France et d’Allemagne. Les familles de la colonie s’y rassemblent aussi après dîner, et l’on s’asseoit sous les rameaux de lilas, on erre à travers les allées du jardin, tantôt causant, tantôt prêtant une oreille rêveuse aux mélodies de Rossini, aux chants de Mozart. C’est une réunion gaie, variée, on la présence fréquente des princes entretient certaine bienséance sans aucune rigueur d'étiquette, une réunion qui me rappelait les soirées du Prater à Vienne, et les maisons de bain du midi de l’Allemagne. Le jour où je visitais celte résidence avec deux jeunes Russes dont l’entretien augmentait encore pour moi le plaisir de cette soirée, le grand-duc se promenait de long en large au milieu de la foule; sans cortège et sans état-major, allant de groupe en groupe, causant avec chacun, comme un bon voisin. Une dame, chez laquelle j’avais eu l’honneur de dîner ce jour-là, voulut bien me présenter à lui; il me reçut avec une bienveillance à laquelle je ne me reconnaissais aucun titre, et me parla avec une aimable et touchante simplicité du bonheur qu’il éprouvait à venir passer une soirée au milieu de ses chers habitants de Pawlowski. Nous continuâmes notre promenade avec lui; chacun se levait respectueusement quand il passait, mais son aspect n’imposait ni gène pénible ni contrainte. Quand nous partîmes, il nous accompagna jusqu’au dehors du jardin, et reconduisit jusqu’à sa voiture, avec une parfaite galanterie, la personne qui m’avait présenté à lui.

Toute cette société de nobles, de fonctionnaires, réunie l’hiver dans les magnifiques quartiers de Pétersbourg, dispersée l’été dans les îles de la Néva, dans les villas de Peterhof, de Pawloswki, est sans aucun doute Tune des sociétés les plus aimables et les plus attrayantes qui existent. En lui donnant cet éloge, je ne fais que répéter ce qui a été dit maintes fois par ceux qui font connue. Tout ce qui forme l’élément d’une véritable aristocratie, naissance et fortune, illustration historique, exercice du pouvoir, appartient à celte société. Tout ce qui lient à l’ornement d’un salon, élégance choisie, goûts d’art et d’étude, musique et poésie, on le trouve dans ses demeures, au milieu d'un cercle de femmes gracieuses, instruites, nées sous le ciel brillant de la Crimée ou sur les rives nuageuses de la Néva, réunies comme des fleurs de différentes contrées dans l’enceinte pompeuse de ja capitale et portant encore sur leur front le type majestueux de la beauté orientale ou la douce expression de la beauté du Nord.

Celte noblesse de Pétersbourg, si riche qu’elle soit, si splendide qu’elle apparaisse encore dans certaines circonstances, n’offre cependant plus aux regards de l’étranger ce faste royal que tous ses ancêtres avaient coutume de déployer. On ne voit plus ces seigneurs d’autrefois traversant les rues avec des carrosses de parade, escortés d’une garde à cheval, comme des souverains, entourés à leur table, comme des patriciens romains, d’une foule de clients, sacrifiant cent villages an plaisir de donner une fête brillante. Ilsaisie encore dos seigneurs qui ont, comme des princes, leur chancellerie, leur chapelle, leur musique mais il n'y a plus de Potemkin. La nombreuse domesticité qui peuple encore les escaliers, lot antichambres des maisons russes est souvent entretenue par un sentiment de piété plutôt que par une idée de luxe. Un gentilhomme, en héritant des biens de son père, hérite en même temps de ses vieux serviteurs. Il les garde autour de lui, quoiqu'ils lui soient en grande partie inutiles, pour qu’ils vivent jusqu’à leur dernier jour sous le toit où ils ont été élevés, à la table où ils se sont assis pendant de longues années. J’ai connu un jeune homme, non marié qui avait dans sa demeure quinze domestiques.

«Je serais beaucoup mieux servi, me disait-il, si je n’en avais que deux; mais ceux-ci m’ont été légués par ma mère, ceux-là par mon frère. Ils sont venus à moi portant le deuil de ceux que j’aimais, ils sont entrés dans ma maison comme dans l’asyle qui leur était naturellement ouvert, et ils y resteront.»

La plupart de ces domestiques coûtent, du reste, fort peu à leur maître. Ce sont des serfs qu’il prend tout jeunes dans un de ses villages, qu'il revêt d’une livrée de jockey, de laquais, qu’il élève plus tard au poste important de cocher pu de valet de chambre, et auxquels il donne de temps à autre une légère gratification. Servitude pour servitude, ils aiment mieux celle de l’hôtel du maître que celle, de leur pauvre cabane de paysan, et une fois qu'ils sent entrés dans cet état de domesticité, ils n’y renonceraient pas volontiers. Il n’y a que le cuisinier dont les idées hautaines contrastent avec cette résignation innée fies habitants de l'antichambre; le cuisinier a des prétentions d’artiste et croit faire beaucoup d’honneur à son maître en lui consacrant, moyennant quelques milliers de francs, le fruit de ses veilles et les inspirations de son génie. L’usage d’avoir des cuisiniers français coûte encore énormément à la Russie. C'est un tribut annuel que nous imposons à ce pays avec celui de nos coiffeurs et de nos modistes.

D’année en année, les vieilles coutumes de la noblesse russe se modifient. Les grossières magnificences d’autrefois l’ont place à des habitudes d’élégance et de confort. Moscou et Pétersbourg ont ouvert la marche, et les autres villes suivent leur exemple. Je ne sais s’il existe encore dans quelque antique château de l’intérieur de l'empire quelques uns de ces rudes boyards dont il est si souvent question dans les anciennes descriptions de voyages, qui passaient leurs journées à courir le cerf ou à s’enivrer, et qui, pour se distraire dans une heure d’ennuis, faisaient fouetter devant eux un de leurs paysans; mais assurément on ne voit plus rien de tel dans les deux capitales.

Les gentilshommes russes sont dès leur enfance entourés de maîtres qui leur enseignent plusieurs langues. A l’âge où nous commençons à peine nos études, la plupart d’entre eux, exercés par la conversation journalière, parlent déjà français,russe, allemand, avec une irréprochable pureté. Ils entrent ensuite dans une école de cadets ou à l’université; puis ils voyagent en pays étrangers. Il n’y a qu’à voir dans nos théâtres, dans nos salons, ces grands jeunes hommes à la chevelure blonde, aux manières élégantes, applaudissant avec enthousiasme Mlle Rachel ou Mme Persiani, et, quelques heures après, discutant avec esprit sur le mérite d’un opéra ou d’un livre nouveau, sur le talent d’un orateur de la chambre ou la portée d’un article politique: ce sont les descendants de ces. farouches gentilshommes de l'ancien temps dont on nous a fait une peinture si sombre; ce sont les fils de ces prétendus barbares du Nord qui viennent modestement s'instruire à l’école d’Athènes.

Les femmes ont la même instruction et le même goût pour la science étrangère» Tous les ouvrages de littérature qui paraissent à Paris sont rapidement envoyés à Pétersbourg et rapidement répandus dans des centaines de familles. Il y a là un tel besoin de lire et de savoir, qu’on recherche avec empressement des livres qui chez nous n’ont pas arrêté un seul regard. Je pourrais citer plus d’un auteur dont les œuvres naissent et meurent parmi nous sous le voile fatal de l’oubli, et qui occupent un rang assez honnête dans l’estime des salons de Pétersbourg. Avec ses mille préoccupations de chaque jour, ses joies et ses soucis d’une heure, sa vie si affairée et si mobile, Paris n’enregistre qu’à la hâte, et en courant de la bourse à la chambre, quelques noms qui l’arrêtent bon gré mal gré, quelques livres qui le surprennent dans un bon moment. Pétersbourg, plus calme et moins distrait par le tourbillon naissant de tant de projets et de tentatives, note avec une conscience de bibliographe tous les produits de notre littérature. Si le catalogue minutieux de M. Quérard ou le journal périodique de M. Beuchot venaient à disparaître, on en retrouverait les plus belles pages dans la mémoire de telle jeune femme du monde de Pétersbourg, qui famé nonchalamment ses paquitassur un divan de salin. Si nos poètes pouvaient entendre dans une maison de la capitale russe, honorée d'un beau nom historique, leurs vers récités par une jolie muse du Nord, à l’œil noir, à la physionomie vive et expressive, qui écrit elle-même de charmantes strophes, et qui oublie ce qu'elle écrit pour ne songer qu'à ce qu'elle lit; s'ils pouvaient voir leurs noms gravés dans sa pensée avec leurs meilleures élégies, je suis sûr qu’ils ne demanderaient pas une autre gloire et pas un autre panthéon. Le temps que nous employons à parler du vote de l'adresse, de la réforme électorale, de la crise ministérielle, Pétersbourg l’emploie à parler d’art, de musique, de littérature. Qu'il y ait dans le cours de ses lectures ou de ses entretiens des manifestations d'idées fausses, des enthousiasmes déplacés, des admirations gratuites; que toutes ces petites mains de femmes qui posent avec tant d'empressement nos livres devant elles, laissent parfois monter trop haut où tomber trop bas un des bassins de cette balance où nous pesons le mérité de nos écrivains; que les hommes auxquels elles communiquent leurs impressions commettent la même légèreté et associent dans leur estime des noms sans valeur à des noms dignementappréciés, en vérité je ne saurais le nier. Après tout; c’est une injustice dont nous nous tendons nous-mêmes souvent coupables, et dont les conséquentes sont moins dangereuses à Pétersbourg qu’à Paris, car là-bas elle reste ignorée de celui pour qui elle serait un motif de triomphe ou unsujet de douleur, et chez nous elle peut enfler d’orgueil la médiocrité ou décourager un nobletalent. Puis; une fois l’injustice commise, nous la maintenons pût amour-propre où pat esprit de parti, et la société russe y renonce dès qu'elle l’a reconnue. Nos rivalités de coterie, nos haines jalouses et orgueilleuses ne l'atteignent point: elle entre comme une cohorte neutre dans nos camps ennemis, et cueille partout où il lui plaît les fleurs de notre littérature, sans s’inquiéter, dans son heureux éclectisme, qu’elles soient préconisées par tel aréopage de critique et condamnées par tel autre. Tout ce que cettesociété veut, c’est lire, c’est apprendre, sauf à revenir ensuite sur ce quelle aura amassé à la hâte, à épurer le fruit de ses lectures et de ses éludes. Sous des formes légères 9sous un langage frivole, elle porte, sans s en rendre compte peut-être à elle-même, le sentiment de sa haute mission. Placée en tête de ces innombrables peuplades plongées encore dans une ignorance profonde, elle sait que c'est elle qui doit faire jaillir à leurs yeux une lumière nouvelle, les arracher peu à peu à leur grossière indifférence et lés régénérer. C’est celte société qui est l’organe de la loi de progrès dans un pays où il reste encore tant de grandes réformes à entreprendre, et qui sert d’intermédiaire à des peuples qui, sans son assistance, se rapprocheraient peut-être difficilement. C’est par elle surtout que les idées de civilisation se répandent dans les lointaines régions de l’empire russe, et c’est elle qui, par ses manières séduisantes et son hospitalité libérale, fait chérir cette contrée à tous les voyageurs.

En quittant Pétersbourg, après y avoir éprouvé mainte émotion pénible et mainte joie inespérée, je me rappelais cette apostrophe que lui adressait Pouschkin: «Ville magnifique, ville misérable, esprit de servitude, régularité systématique, brume des cieux, vert pâle, ennui froid, et granit, je le regrette pourtant, car dans tes rues je vois courir parfois un pied léger, je vois flotter une boucle de cheveux blonds.» Comme le poète, je regrettais Pétersbourg, mais c’était en songeant à cette société au sein de laquelle j’avais passé bien des heures de causeries et d’épanchements affectueux, à cette société aimable et sérieuse qui allie dans son incessante activité les traditions du passé aux rêves ambitieux de l’avenir.

MOSCOU

A EDGAR QUINET

Il n’y a pas plus de trente ans qu’un voyage de Péterbourg à Moscou était encore une entreprise pénible et coûteuse à laquelle on ne se résignait pas sans de graves motifs. Entre les deux grandes villes de l’empire russe, il n’existait alors qu’un chemin pareil à ceux que rencontrent encore tes voyageurs dans l'intérieur du pays, couvert, en certains endroits, de poutres transversales, ailleurs coupé par des flots de sable, par des ornières profondes. L’hiver seul, avec ses amas de neige, aplanissait les aspérités de celle route, que le dégel et la pluie rendaient impraticable. On mettait quinze jours, quelquefois trois semaines, à faire le trajet, et la voiture qu’on emmenait neuve n’était plus, lorsqu’on arrivait au dernier gtie, qu’un vieux débris à mettre sous le hangar. Aujourd'hui un magnifique chemin réunit la capitale des anciens tsars à celle de Pierre le Grand, l’antique berceau de la puissance russe au riant foyer de sa moderne civilisation. Onze diligences, une malle-poste, une innombrable quantité de chariots de transports sillonnent chaque jour celte route. Pour 80 francs vous partez le soir à six heures de l’hôtel des postes de Pétersbourg, et, le troisième jour au matin, vous arrivez à la barrière de Moscou. C’est le directeur des postes actuel, M. Pranischnikoff, qui a fait établir les nouvelles malles, cl tous les voyageurs doivent lui en savoir gré, car elles sont excellentes. La seule chose qu’on ait à craindre dans ces élégants coupés à deux places, c’est de se trouver accolé pendant trois jours à quelque fâcheux compagnon de voyage; ce sont trois jours de la vie à marquer avec une pierre noire. J'ai connu ce malheur, j’ai été, du 14 au 19 juin, de l’an de grâce 1842, en tête il tête incessant avec un marchant russe, riche et avare, sale et puant, qui, pour se concentre! dans la profondeur de ses calculs, ne prononçait pas une syllabe, et, pour ménager ses roubles, faisait son ménage sur les cousins en drap gris-perle de M. Pran Lehnikoff. J’ai subi l-’odeur de sa vieille pipe et l’odeur plus nauséabonde encore de ses provisions de cuisine et de ses vêtements de moujik. Que Dieuvous garde d’une aussi dure calamité! La route d’ailleurs, dans toute son étendue, est monotone et triste. Une longue plaine, tantôt aride et sablonneuse, tantôt diaprée de quelques champs de verdure, de bois de sapins, de fougères, de terrains marécageux, voilà ce qu’on aperçoit dès qu'on a franchi la barrière de Pétersbourg, ce qu’on retrouve encore le lendemain et le jour suivant. En vain vos regards avides et curieux errent de côté et d’autre: vous ne verrez pas un de ces riants paysages de lu France, ni un de ces sites pittoresques des autres contrées du Nord, pas un de ces lacs frais et argentés qui, en Suède, surprennent et charment à tout instant le voyageur, pas une de ces montagnes qu’on aime à contempler de loin avec leur ceinture de nuages et leur bandeau de vapeur. Tous les points de vue sont uniformes, l’horizon est terne, le pays sombre et silencieux.

De distance en distance, on rencontre des villages de serfs composés de maisons en bois bâties strictement sur le même modèle, rangées comme des tentes de chaque côté de la route. On dirait que 1^ même année, à la même heure, elles sont toutes sorties de terre à la voix d’un officier russe, car elles ont la même teinte grisâtre et sont alignées comme par une loi stratégique. Quelques unes seulement, plus orgueilleuses que les autres, sont ornées d'un balcon en bois et de deux planches dentelées et effrangées qui tombent de chaque côté du toit. Trois petites fenêtres de face, élevées à dix pieds au dessus du soi, une porte de côté, un hangar qui sert à la fois de basse-cour, de remise et d’écurie, voilà pour l’extérieur. L’intérieur se compose ordinairement de deux petites chambres, dont la moitié est occupée par un large poêle en terre où tous les membres de la famille se couchent pêle-mêle, été comme hiver, sans se déshabiller. A la base du poêle est une cavité de six pieds de longueur où, à certains jours de la semaine, le paysan entre tout où sous le feu ardent qui en échauffe les contours, et d’où il sort ruisselant de sueur; c’est là son bain. Fidèle au costume de ses pères, il garde la longue barbe et les cheveux taillés en rond autour de la tète; en hiver, il porte le cafetan bleu sans collet et la ceinture de couleur, ou la peau de mouton, taillée en forme de redingote; en été, une chemise bleue et rouge agrafée de côté au cou, nouée sur les flancs-par une légère banderole, et retombant sur le pantalon comme une blouse. Les femmes,, qui avaient autrefois un vêtement très original, s’habillent aujourd’hui, à peu de chose près, commes nos paysannes, et n’ont conservé de leurs anciens usages que la coiffure. Les femmes mariées portent sur la tête une petite coiffe en toile noire, les jeunes filles laissent flotter librement en longues tresses leurs cheveux sur leurs épaules. Les hommes sont en général grands, bien faits, et leur longue barbe leur donne une physionomie imposante. Les femmes sont presque toutes laides et disgracieuses. La nature, subjuguée de tant de côtés par les infatigables efforts de Pierre le-Grand et de ses successeurs, est restée sur ce point intraitable. Il n’y a de' jolies femmes à Pétersbourg que dans les salons de U haute société, les autres n'inspireront ni Une ode, pi même un pauvre madrigal. Quelle différence avec Stockholm et le nord delà Suède, ce Walhalla de la beauté septentrionale!

Les paysans qu’on rencontre sur la route de Moscou appartiennent presque tous à la couronne; avec un simulacre de liberté de plus que les serfs des scignours, ils sont, comme nous le verrous plus lard, dans une position plus malheureuse. L’été de 1841, ou a vu des milliers de ces pauvres gens errant avec leurs femmes et leurs enfants sur les grands chemins et implorant, avec un visage pâle et des mains décharnées, un morceau de painnoir pour apaiser leur faim. Très peu de paysans des seigneurs ont été réduits à cette extrémité. Quand j’allai à Moscou, la disette durait encore; à chaque station, des troupes de vieillards affaiblis par l’âge et le besoin, des femmes vêtues de misérables hailIons, des enfants aux membres chétifs, au teint cadavéreux, se pressaient autour de notre voiture, se courbaient à nos pieds en nous appelant d’une voix gémissante; bon seigneurset beaux soleils,pour obtenir par ces supplications orientales, une aumône de quelques kopecks. Grâce à Dieu, cette époque de calamité touchait àsa fin, nousvîmes les champs d’orge ci de blé dorés par le soleil. Ali midi et au nord dé l’empire, tout se montrait Mous d’heureux auspices, tout annonçait une moisson qui mettrait un terme à tant de souffrances et de misères.

Une dés ressources du paysan dé cette contrée est dé se faire charretier. Avec un cheval et use petite voiture fermée comme un panier d’osier, il entreprend de fréquentsvoyages de Moscou à Pétersbourg. A Chaque instant, nous rencontrions des caravanes de trente et quarante chariots, marchant, comme les grand-vàliersfranc-comtois, à lasuite l’un del’autre, transportant d’une ville il l’autre les denrées de l'Europe et de l’orient, lés étoffes dé France, les cristaux de Bohême, là Quincaillerie dé Londres et les livres de l’Allemagne. Lorsque les bateaux à vapeur recommencent leur trajet, lorsqu’ils arrivent chaque semaine à Pétersbourg, dé Dunkerque et du Havre, dé Rigà et de Stokholm, une bonne partie de leur cargaison est aussitôt mise sur ces charrettes et s’enva vers Moscou. C’est que Moscou n’est pas seulement la secondé capitale de la Russie et Puîné des Villes les plus commerçantes de l’Europe, c’est le cœur même de la nation, c’est le centre de l'empire, c’est le point de jonction de toutes les roules de l'Orient et de l’Occident, c’est de là qu'on s’en va en Pologne et en Allemagne parles chemins pleins de deuil et de gloire de l'armée française, en Turquie par Odessa, dans le Caucase par Astracan. De quel désir vague et ardent n’ai-je pas été saisi lorsque, arrivé à Moscou, je voyais rayonner autour de moi toutes ces routes dont je venais d’atteindre la première limite, toutes ces contrées que j’aurais voulu parcourir, toutes ces villes qui m’appelaient les unes avec leurs anciennes traditions, les autres avec leur splendeur moderne: Nishni Novogorod avec sa grande foire, Kasan avec ses souvenirs des Mongols, Kiew avec ses vieilles cathédrales, Batsisaraï où les fontaines de marbre murmurent encore sous les arbres comme au temps des sultanes, Tobolsk où j’aurais contemplé avec compassion les pauvres colonies d’exilés, et la Circassie dont un jeune officier me peignait avec enthousiasme les sites riants et grandioses, théâtre de légendes héroïques. O tentations du voyageur, qui pourrait dire votre trouble plein de charme, votre essor si joyeux, hélas! et si décevant! Si j’avais eu à ma disposition quelques années de liberté et quelques-uns des cinq cents chevaux qui emportaient Catherine et son cortège dans sa fabuleuse promenade de la Tauride, vers quelle cité mémorable, vers quelle rive nouvelle ne me serais-je pas élancé avec bonheur!

Tandis que je m’abandonnais à ces rêves inutiles, mon silencieux compagnon de voyage me rappela aux réalités de la vie en tirant de sa poche son troisième déjeuner; et pour me consoler de ne pouvoir m’aventurer sur les routes lointaines de la Sibérie et du Caucase, je regardais à droite et à gauche celle que nous parcourions. C’est vraiment un très beau travail et qui a dû coûter des sommes immenses. La chaussée est ferme comme un pavé, unie comme une allée de parc, et si large que quatre diligences y pourraient facilement passer de front. A chaque ravin une forte balustrade, à chaque ruisseau un pont en pierre avec des garde-fous en fer ornés d’aigles à deux têtes et de trophées. De loin en loin aussi apparaît, au bord de cette large route, un oratoire, une coupole verte ou dorée, une église. Quand une des parois de la voilure m’empêchait de voir ces édifices religieux, je les devinais aux signes de croix du postillon et de mon compagnon de voyage. Le postillon russe n’a pas encore le scepticisme ou la joyeuse insouciance de ses confrères de France ou d’Allemagne. Le postillon français mente à cheval gaiement, fait claquer son fouet, et, selon le pourboire qui lui est promis, part au trot ou au galop* Le postillon allemand prend son car, module une mélodie populaire, et regarde eu passant les jeunes filles blondes qui l’écoutent, postillon russe ne s'élance pas si légèrement sur les grands chemins. Il sait que son métier est dangereux, qu’il ne doit pas trop se fier à sa force et à son adresse, que le meilleur cheval peut trébucher et la meilleure voiture se briser. En prenant les rênes de son attelage, il se découvre la tête, fait trois signes de croix et se recommande à son saint patron. A chaque chapelle, à chaque image qu’il rencontre, il renouvelle cet acte de piété, et enfin, quand il arrive à ht station, il se découvre et se signe encore pour remercier Dieu de l’avoir protégé. Les marchands, tes paysans russes observent tous ce religieux usage. Il n’y a que les gens du monde qui commencent à le croire inutile, et qui ne veulent pas se donner la peine de se rappeler si souvent au souvenir des saints.

Les auberges oit l’on s'arrête en allant de Pétersbourg à Moscou ne méritent pas la mauvaise réputation que leur ont faite quelques voyageurs. Certes, on aurait tort d’y chercher une carte comme celle de Véryou un chef élevé à l’école de Carême et pénétré de la philosophie gastronomique de Brillat-Savarin; mais à quelque heure du jour qu’on y entre, on peut être sur d’y trouver une tranche de bœuf froid, du qua»»»du thé, du pain noir très savoureux, et c’est tout ce qu’il faut pour réconforter un voyageur. Quelques unes de ces auberges sont décorées avec une sorte de coquetterie. Plus d’une fois j’ai trouvé là les portraits de deux hommes que le peuple russe associe toujours dans sa pensée, l’un dont il parle avec un amour filial, l’autre qu’il nomme avec admiration; Alexandre et Napoléon.

Le lendemain de notre départ, nous voyions briller, au bord du Volchow, les globes dorés des églises de Novogorod. C’est ici que commencent les enseignements de l’autocratie russe, l’histoire de ses conquêtes et de son œuvre d’absorption. Novogorod a été, au onzième siècle, la plus grande, la seule grande ville de cette contrée. A une époque où le sol qui porte aujourd’hui orgueilleusement les casernes et les palais de Pétersbourg, n’était encore qu'un marais désert, où Moscou ne présentait pas encore l’éclat de sa future destinée, le nom de Novogorod était déjà connue sur les bords de la mer Baltique et de la mer Blanche. On ne sait jusqu’où remonte son origine. Un voile épais, que la main d’aucun érudit n’a pu encore soulever, entoure son histoire jusque vers le milieu du onzième siècle. C’est alors qu’elle fut envahie par les compagnons de ce courageux et aventureux Burik, qui, des plaines de sable du Mecklembourg, des grèves orageuses de la Scandinavie, se précipitèrent comme un torrent dans l’empire russe et en conquirent une grande partie. Vers la fin de ce même siècle, le guerrier qui s’était fait prince de Novogorod par la puissance de son épée, transporta le siège de sa souveraineté à Kiew et abandonna l’administration de sa première résidence à un chef qu’il désigna lui-même.

Peu à peu la jeune cité, la nouvelle ville, reprenant haleine après la première oppression de la conquête et du joug militaire, s’essaie aux spéculations commerciales, et étend çà et là ses relations. Au onzième siècle, elle a pour se défendre contre toute tentative d’invasion, sa forteresse, son kremlin; puis la voilà qui s’aventure jusque vers le golfe de Finlande et subjugue les populations qui occupent ses rivages. A l’orient, elle pénètre jusqu’à la mer Baltique, et établit à Wisbyses comptoirs et ses entrepôts; au nord, elle fonde la ville d’Archangel; au sud, elle parcourt le Volga et les différentes rivières qui y aboutissent. Plus habile que les autres principautés russes, qui, au treizième siècle, étaient ravagées par les Mongols, elle fait un traité de paix avec eux, leur paie un tribut annuel, et devient pour Lubeck et les autres villes anséatiques le point de jonction du commerce entre l’Orient et l’Occident.

Tandis qu’elle élargit ainsi son empire et augmente chaque jour ses richesses, elle se dégage graduellement de l’autorité des princes de Kiew. D’année en année, elle gagne quelque nouvelle franchise, quelque nouveau privilège, et ceux qui l’avaient d’abord gouvernée despotiquement, en viennent enfin à ne plus exercer sur elle qu’une.sorte de suprématie honorifique ou de protectorat pareil à celui que les empereurs d’Allemagne exerçaient, au moyen-âge, sur les villes libres. L’opulente Novogorod est affranchie de la domination de ses anciens maîtres; ses citoyens se rassemblent au son de la grosse cloche qui les appellent à délibérer ensemble sur leurs intérêts, et élisent annuellement leurs ponadnik(consuls). Ses magistrats administrent, gouvernent, sans s’inquiéter des caprices d’un prince ou du bon vouloir d’un souverain. Ainsi elle apparaît, au quinzième siècle, maîtresse d’elle-même, enrichie par son habileté, embrassant à la fois dans son commerce l’Europe et l’Asie, et portant sanà cesse plus loin le succès de ses entreprises. Les autres villes russes la nomment avec respect leur sœur aînée, et le peuple, émerveillé de sa puissance, de sa fortune, répète ce proverbe cité tant de fois par les voyageurs: Qui pourrait résister à Dieu et à Novogorod la grande?

A la voûte de la cathédrale de cette ville, on voit encore une image du Christ, sur laquelle le peuple raconte celte tradition qui ne fait pas peu d’honneur à sa célèbre cité de l’ancien empire russe.

L’image date de Tannée 1050. Le peintre avait représenté le Christ, la main étendue, répandant sur tes habitants de Novogorod sa bénédiction. Le lendemain en revenant à son tableau, ils’aperçoit que la main est fermée; étonné de ce changement, il se remet à l’œuvre et ouvre de nouveau la main divine. Le jour suivant même réforme au tableau, même travail du peintre, lu troisième jour enfin au moment où le peintre allait encore réparer l’étrange et merveilleuse modification de.la nuit, il entend une voix qui loi dit:Ne me peins pas ainsi la main ouverte, car dans cette main je liens Novogorod, et si je l’ouvre, tous les malheurs Tondront sur cette noble cité.

Cependant, à une centaine de lieues de là, on voyait surgir une autre puissance, qui devait un jour écraser l’orgueil de cette Carthage du Nord c’était la principauté de Moscou. Au quinzième siècle, un de ses tsars soumit la république et la força de lui payer un tribut annuel; puis ilen vint un autre qui travaillait plus hardiment à agrandir ses états et s’efforçait de réunir sous son sceptre les villes et les domaines soumis à un autre gouvernement. Vrai précurseur des Romanow, on eût dit qu’il portait dans son cœur l’ambition de cette dynastie et les rêves de leur destinée future. La république de Novogorod, déjà forcée de payer un tribut humiliant, offusquait encore, par ses franchises, le prince Ivan Vassilievilsch. Il l’attaqua plusieurs fois, la vainquit dans une lutte acharnée, transporta une partie de sa population dans l’intérieur de ses provinces, et remplaça ces exilés par des familles russes. En quittant Novogorod, il interdit toutes les réunions populaires et emporta la cloche qui appelait les citoyens à leurs assemblées.

Pour se rendre plus facilement maître de cette fière cité, il avait dû cependant lui laisser encore quelques privilèges; la pauvre Novogorod les perdit tous sous le prince Ivan IV, surnommé le Terrible. Entraînée par le désir de recouvrer son ancienne indépendance, elle entra en négociations avec les Polonais, pour se fortifier par leur appui. Ivan-le-Terrible l’apprit, assembla aussitôt une armée, marcha contre la ville, la subjugua, et la noya dans des flots de sang. Pendant plusieurs semaines, le farouche tzar siégea sur son effroyable tribunal, prononçant lui-même la sentence des coupables, désignant les victimes, et chaque jour des centaines, des milliers de têtes, roulaient sous la hache de ses bourreaux. Les dernières franchises de Novogorod furent anéanties. La ville, pillée, saccagée, veuve de ses meilleurs citoyens, tomba sans force sous le joug absolu du tsar. Après cette mortelle catastrophe, son commerce se.releva encore; mais l’accroissement continu du commerce de Moscou et la fondation de Pétersbourg lui portèrent un coup plus funeste que l’ambition d’Ivan III et les cruautés d’Ivan-le-Terrible.

Aujourd’hui Novogorod est le chef-lieu d’un gouvernement secondaire, et ne renferme pas plus de 12,000 habitants. Ses maisons incendiées, détruites, ont été rebâties dans le style moderne, ses rues alignées de chaque côté du Wolchow. On dirait une ville née d’hier, n’étaient les épaisses murailles de son kremlin, qui attestent encore l’ancienne étendue et l’ancienne puissance de Novogorod, sa cathédrale couverte d’or et de peintures, son palais archiépiscopal, et une petite maison à un étage cachée derrière une obscure boutique, et que les habitants montrent avec respect au voyageur. Celle maison était, dit-on, celle de Marfa, l’héroïque femme d’un bourgmestre, qui, à l’approche d’Ivan I*(r), jetant elle-même le cri de guerre, et donnant des armes à ses fils, combattit intrépidement pour sa cité natale et pour sa liberté. Quelques sceptiques affirment que la demeure de Marfa a disparu depuis longtemps, et que celle à laquelle on a donné son nom ne lui a jamais appartenu. Ainsi la fière cité de Novogorod n’a pas même pu garder intacte la tradition du passé, et le doute est entré jusqùe dans ses souvenirs les plus glorieux. Mais qu’importe que celte maison, honorée d’un nom historique, n’ait jamais été celle de la noble Marfa, si l’aspect de ses murs éveille dans le cœur des étrangers qui la contemplent le même sentiment d’admiration, et dans le cœur des habitants la même pensée de patriotisme et de reconnaissance? Qu'importe la matière périssable, si l’idée qui y est attachée subsiste et se perpétue de génération en génération?

Autour de Novogorod, il y a encore plusieurs couvents qui jadis prenaient part aux luttes, au gouvernement de la république, et qui ont perdu leur influence sous le régime de l’autocratie. Deux de ces couvents trouvent aujourd’hui dans leur richesse une large compensation à leur nullité politique. Le premier a été royalement doté par la comtesse Orloff, qui possédait une des plus grandes fortunes de l’empire, le Second par un favori d’Alexandre, qui plus d’une fois, dit-on, abusa du pouvoir dont il était investi, de l’ascendant qu’il exerçait sur son maître, et qui, pour se sauver des arrêts du monde, s’est mis sous le patronage des saints. Les couvents de femmes sont restés pauvres, et beaucoup de religieuses sont forcées de mendier. A il porte de notre hôtel, il y en avait plusieurs qui attendaient notre voiture, qui nous suivaient avec leur voile noir, tendant silencieusement d’une main timide, et la tête baissée, leur, petite boîte en fer-blanc, au milieu des vieillards et des estropiés qui criaient et se lamentaient. Nul de nous n’aurait osé refuser sou léger tribut à cespauvres femmes. Elles, s’en retournaient peut-être avec pins de confiance et de gaieté ver leur humblesolitude, en rapportant à la communautécette offrande des voyageurs.

On compte de Pétersbourg. à Moscou sept cent soixante-dix werstes, c’est à dire deux cent dix lieues, et sur celte tangue distance, qui embrasserait en France des vingtaines de cités et des millionsd’individus., ou ne trouve que trois villes: Novogorod, Tarsbok, Tyer. J’y ajouteraisWishanoi-Wolotschok, quoiqu’on ne tai donne que le titre de bourgade. C’est une riche et active bourgade située au bord d’un vaste canal qui rejoint l’une à l’autre plusieurs rivières, le Volga à la Twerza et le Wolehow à la Neva. Chaque année, plus, de mille bateaux chargés de marchandises suivent le cours de ce canal, et Wololschok. est l’une de leurs principales stations. Le mouvement du port, l’aspect d’un large bassin entouré d’une ceinture de sapins, donnent à celle petite cité de commerce un attrait tout particulier. En la regardant un soir au coucher du soleil, pour la première fois depuis bien longtemps, je croyais voir encore une ville de Suède avec un de ces beaux lacs mélancoliques et limpides qu’on ne se lasse pas d’admirer et qu’on ne peut oublier.

Tarshok a une longue histoire tonte pleine de vicissitudes. Tantôt défendant son indépendance, tantôt subjuguée par une principauté voisine, puis par une autre, cette ville a subi enfin le sort des cités plus puissantes qui se la disputaient, elle a courbé la tête sous le sceptre des empereurs. Les Tartares, en la traversant dans leurs sauvages invasions, lui ont laissé une industrie qu’elle développe sans cesse. Elle fabrique, en concurrence avecKasan et Astrakan, une quantité d’ouvrages en cuir brodé, de chaussures de diverses couleurs couvertes de fleurs en or et en argent, que les marchands de Hambourg et de Leipzig répandent de côté et d’autre, en les gratifiant du nom de chaussures turques. La science gastronomique adonné à Tarshok une autre réputation. Un maître d’hôtel y a introduit une nouvelle façon de côtelettes renommée dans toute la Russie. Quand vous serez à Tarshok, me disait-on au moment où je quittais Pétersbourg, n’oubliez pas d’acheter des pantoufles brodées et de vous faire servir des côtelettes. Il y a dans le monde des villes auxquelles la naissance d’un guerrier fameux, l'œuvre d’un artiste, le chant d’un poète n’a pas donné tant de célébrité.

Tyer, ville de vingt-cinq mille âmes, chef-lieu d’un gouvernement, sourit de loin aux regards des voyageurs par sa charmante situation, par ses coupoles bleues et dorées, par les toits de ses édifices aplatis comme des toits de villas italiennes et peints en vert. Les rues sont larges et élégantes; les maisons, jadis en bois, ont été rebâties en pierres; elles sont pour la plupart toutes fraîches encore, et blanchies à la chaux ou couvertes d’une couché d’ocrer, çà et là de quelques couches de carmin. Malgré cette apparence moderne, Tyer est aussi ancienne que Novogorod. Il en est de même d’un grand nombre d’autres villes russes. En lisant leur histoire, en voyant par combien d’évènements elles ont passé, combien de désastres et d’invasions elles ont subis, on s’attend à voir des rites tortueuses et obscures, des fenêtres à ogive», des tourelles et des pignons comme à Augsbourg ou à Lubeck, etil n’enest rien. Ces villes étaient bâties eu bois: une seule guerre, un incendie les dévastait d'un bout à l’autre-, elles ont été reconstruites à différentes époques et toujours sur un plan nouveau. Leurs annales, leurs non» seuls sont anciens, leur forme est toute riante. Il semble que tout concourt à donner à la Russie un caractère de jeunesse et de régénération. Son véritable essor, sa vraie vie ne date que du règne de Pierre-le-Grand, toutessescités se dépouillent aujourd'hui l’une après l’autre de leur caractère de vétusté, et se purent à l’envi pour entrer comme des citésnouvelles dans me nouvelle époque historique.

Au pied de» murs de Tyer, ohpasse sur unpont de bateaux, le Volga, si célèbre dansleschroniques russes. C’était par là que les pirates s’enallaient jadis poursuivre leur proie et grossir leur butin. Leseaux du fleuve portaient ces troupes de vagabond féroces, ces cohortesde brigands qui semaient l’effroi dans la chaumière du paysan et la salle d’armes du seigneur. Le souvenir de leursvols, de leurs cruautés, s’est perpétué danslestraditionsdu château et les chansons du village. Voici un de ces chants, qui peint une jeune fille à côté de laquelle la fameuse Clara Wendel n’aurait été qu’un doux agneau:

A seize ans, j'ai commencé à voler.

A dix - huit, j'ai assassiné.

J'ai fait périr mon propre frère:

Je l'ai pris par ses cheveux blonds;

Je l'ai frappé contre la terre,

J'ai ouvert sa poitrine blanche,

Et je lui ai arraché le cœur avec joie.

Le cœur sous le couteau a palpité.

Labelle fille a souri.

Maintenant le Volga est d’une honnêteté exemplaire. L’écho de ses rives ne répète que le son des cloches pieuses ou la chanson des matelots inoffensif. Ses ondes ne portent que 1«6 paisibles navires du commerce, et ses ports sent comme autant de champs fructueux où sa main du spéculateur récolte chaque année une heureuse moisson. C’est de tous les fleuves de l’Europe le plus long et le plus facile à parcourir. Du milieu des collines de Waldai, il s’en va majestueusement jusqu’à la mer Caspienne, et sur est espace de huit cents lieues, nul banc de sable n’entrave son cours, nul écueil perfide ne se cache sous ses flots. Il sert de lien à des centaines de peuplades, il touche par ses embranchements à toutes les parties de la vieille Moscovie. On dirait une puissante artère dans un corps gigantesque.

Toute l’histoire des provinces que nous traversions depuis la porte triomphale de Pétersbourg, des villes qui en sont les chefs-lieux, des villages qui s’y trouvent épars, est comme une introduction à l’histoire de Moscou. Ces provinces ont formé jadis autant d’états distincts l’un de l’autre, et Moscou les a subjuguées; ces villes ont été régies par des seigneurs indépendants, et Moscou les a l’une après l’autre assujetties à sa domination. Moscou a été le noyau de toutes les conquêtes russes, l’arsenal de cet immense travail d’assimilation et d’absorption qui dure depuis des siècles, jusqu'au jour où Pierre-le-Grand jeta sur les bords du golfe de Finlande les fondements de sa nouvelle ville, et y transporta le siège de cette grande œuvre.

En se rappelant ainsi les souvenirs des temps anciens et en traversant ce pays, à chaque pas que l’on fait, à chaque page de la tradition que l’on déroule, on voit surgir le nom de Moscou, on éprouve un désir toujours croissant d’arriver à celte ville qui a porté si loin le glaive des boyards et la croix des patriarches. Ainsi, dans ces vastes châteaux des contes de fées, on passe de préau en préau, de salle en salle, avant d’entrer dans celle du maître. La voilà enfin, celte cité si célèbre et si justement vénérée par ceux qu’elle a tour à tour conquis et associés à sa puissance; le voilà, ce sanctuaire de la religion grecque, ce berceau de l’autocratie russe. Par un beau malin, aux rayons du soleil levant, nous voyons de loin ses murs, ses tours se découper à l’horizon bleu. Nous passons devant le. bizarre château de Petrowski, construit par Elizabeth, sur lequel je jette à peine un regard, tant je suis occupé de regarder le panorama qui est en face de moi et qui se déroule peu à peu à mes yeux. A la porte, le corps de garde nous arrête, c’est de droit; un peu plus loin, nous rencontrons la police. Le corps de garde et la police se soucient fort peu de l’impatience du voyageur. Ils contrôlent la curiosité et légalisent l’enthousiasme.

Les formalités du passeport bien et dûment remplies, le fonctionnaire préposé à la sûreté publique, convaincu par douze honorables, signatures et douze cachets de chancellerie que nous n’apportions avec nous ni machine infernale, ni peste, ni constitution, nous permit de continuer notre route. Le conducteur, qui se tenait devant lui la tête basse, dans un état d'humilité profonde, remonta sur son siège; le postillon se hâta de faire encore trois signes de croix devant une petite image suspendue à une muraille; enfin, nous passâmes à travers des amas de charrettes entre lesquelles circulaient des milliers de juifs, de paysans, de marchands. On eût dit une foire; c'était tout simplement un marché quotidien. Devant nous s'élevait un lourd et massif édifice surmonté d’une tour octogone. Ce monument fut consacré à la mémoire du commandant Soukhareff, qui, pendant la terrible révolte des Strelilz, suscitée, dit-on, par l’ambitieuse Sophie, sœur de Pierre-le-Grand, resta fidèle aux deux jeunes tsars. Nous descendîmes le long d'une magnifique rue qu’on appelle la rue des Jardins, et qui justifie on ne peut mieux ce litre idyllique. A droite et à gauche s’étendent des rideaux d’arbres fruitiers, des vergers, des parterres, des balcons chargés de fleurs, et des maisons qui disparaissent derrière des rameaux de verdure. On se croirait sur les bords de la Loire, et l’on est en pleine Moscovie. Un peu. plus loin Apparaissent lès grands édifices de la couronne et les riches hôtels de la noblesse, puis le pont des Maréchaux, Jadis occupé par des ateliers de charrons et des enclumes de forgerons, maintenant envahi presque tout entier par les boutiques les plus coquettes, les marchandes de modes et de parfumerie, les gravures d’Angleterre et la librairie parisienne. De prime abord ainsi, 'on a passé par plusieurs sphères, qui se mêlent l’uné à l’autre sans se confondre, par le quartier du peuple, de l’aristocratie, de la bourgeoisie aisée, de la colonie française, et l’on est,à quelques pas du Kremlin.

C’était le Kremlin que je voulais visiter avant tout. J’yallai avec un homme dit pays qui, chemin faisant, me racontait avec un orgueil patriotique les différentes phases de l’histoire de la vieille forteresse, les noms qui l’avaient illustrée, les tsars dont elle fut le palais, les empereurs qui y avaient reçu leur couronne. Je l’écoutais d’une oreille distraite, songeant à cet autre empereur dont il ne parlait pas, et dont je voyais planer devant moi la grande image. C’était là qu’il s’était arrêté dans sa marche gigantesque, c’était dans celte enceinte qu’il avait reposé sa tête sous le poids de ses larges conceptions et de ses sombres pressentiments; c'était du haut de ces remparts qu'il avait vu l'incendie inonder son refuge, dévorer sa conquête. Ces vieux murs avaient tressailli à son approche, et cette ville s'était dépeuplée devant lui comme autrefois les champs de l'Italie devant le cheval d'Attila. Non, jamais on ne vit une telle époque, et jamais un théâtre si funèbre ne s'ouvrit pour une scène si désastreuse. Quel poète pourrait peindre le lugubre silence de ces rues désertes où notre armée entrait toute couverte encore de la glorieuse poussière de la Moskowa, s'attendant à voir venir au devant d'elle une population suppliante, et ne trouvant pas même un enfant pour lui montrer le chemin de son capitole? Qui pourrait dire l'effroit subit, le tumulte, la consternation de nos malheureux frères, quand des mains invisibles lancèrent tout à coup, au milieu de la nuit, des brandons enflammés dans l'intérieur des maisons, quand l'incendie éclata de toutes parts, débordant comme un torrent, et faisant de celle cité, naguère encore si belle et si calme, un immense bûcher, une sépulture de cendre et de feu?

Avec quelle émotion j'ai franchi les portes de ce château qui fut honoré de tant de gloire et qui abrita une si haute et si terrible destinée! Tous ses vieux souvenirs, ses siècles d’éclat et de prospérité, s’effaçaient devant cette apparition de quelques jours, qui vivra tant qu’il y aura' une main pour écrire l’histoire, une oreille pour l’entendre, une mémoire pour la recueillir. lime semblait que chacune des pierres sur lesquelles je posais le pied, chacune de ces façades et de ces coupoles devait garder les traces de celte époque ineffaçable, et me raconter quelque épisode de ce désastre sans exemple. De tous côtés je promenais un regard avide, et ces cours étroites, ces voûtes silencieuses, étaient pour moi comme un temple auguste, consacré par la pensée la plus héroïque et la plus grande calamité.

Les Anglais, qui dans leur lâche envie ne manquent jamais une occasion de profaner notre histoire ou d’insulter à notre honneur, ont accusé nos soldats d’avoir mis eux-mêmes le feu à Moscou. Les Russes sont plus justes; ils racontent sincèrement le fait tel qu’il s’est passé. Plusieurs habitants de Moscou me l’ont avoué. Ils savaient bien qui étaient les incendiaires et les pillards; ils savaient que notre armée tout entière ne se précipitait au milieu des flammes que pour tenter de les étouffer. Leur Intérêt parla alors plus haut que leur équité; ils rejetèrent sur nous cette dévastation pour accroître encore le nombre de nos ennemis, et se fortifier contre nous par un redoublement de haine et d’exaspération. Leur vœu s’est réalisé, l’incendie de Moscou a eu le résultat qu’ils en attendaient. Quel résultat! La France pourra-t-elle jamais l’oublier? Quand on annonça à Alexandre l’incendie de sa vieille capitale, ce fut pour lui comme un coup de foudre. Les bulletins de la Moskowa lui annonçaient que ses troupes venaient de remporter un triomphe. Il avait fait chanter le le Deumde la victoire et comblé d’honneurs la famille de Kutusoff. Tout à coup il apprenait que ce prétendu triomphe était une défaite, que notre armée, marchant sur les débris de la sienne, poursuivait sa route au centre de son empire, et que la demeure de ses ancêtres était occupée par Napoléon. On raconte qu’alors, saisi de terreur à cette sinistre nouvelle, croyant déjà voir l’aigle de France étendre ses ailes sur les ruines de Pétersbourg, il résolut de se retirer en Angleterre, et que l’impératice usa de toute son influencé pour le dissuader de ce projet désespéré. Trois jours après, il apprenait la ruine de Moscou, et cette ruine le sauvait. On ne dit pas encore pourquoi le comte Rostopschin a persisté à nier publiquement les ordres qu’il avait donnés aux incendiaires. On sait qu’il avait voulu brûler lui-même sa belle maison de Moscou, et qu’elle ne fut sauvée que par hasard; il ne peut nier en tout cas la brutale inscription qu’il plaça au devant de sa maison de campagne, en y mettant le feu et en l’abandonnant ((7).

Un des officiers les plus distingués de l’armée impériale, M. le duc de Fezenzac qui a fait la campagne de-1812, d’abord comme aide de camp du prince de Neuchâtel, puis comme colonel du quatrième régiment de ligne dont il ramena, courageusement les derniers débris à Konigsberg M. de Fezenzac a bien voulu nous communiquer le journal des douloureux évènements dont ilfut témoin dans le cours de celle effroyable et immortelle expédition. Je trouve dans son livre, écrit avec une austère bonne foi et une rare simplicité, plusieurs détails intéressants sur l’incendie de Moscou et l’entrée de nos troupes danscette ville.

«Après la bataille de la Moskowa, dit M. de Fezenzac, le général Kutusoff ne croyant plus pouvoir défendre Moscou, repliait successivement son avant-garde et abandonnait précipitamment la ville, en se retirant par les routes de Twer et de Wladimir. L’armée française bivouaqua le 13 à Perkouselkaro; le lendemain l’avant-garde entra dans la ville. Une troupe d’habitants armés tenta de défendre le Kremlin et fut bientôt dispersée, l’avant-garde se porta en avant de la ville.

«L’empereur s’établit au Kremlin avec la garde, Les premier et troisième corps campèrent à un quart de lieue en arrière de Moscou, à gauche de la route de Mojaisk, avec défense expresse d’entrer dans la ville.

«Ce jour fut pour nous un des plus heureux jours que nous ayons encore passés, nous nous croyions au terme de nos travaux, nous pensions que la victoire de la Moskowa et la prise de Moscou devaient amener la paix. Mais un évènement sans exemple dans l’histoire du monde vint détruire ces flatteuses espérances, et montrer combien il fallait peu compter sur un accommodement avec les Russes. Moscou qu’ils n’avaient pu défendre, fût brûlé de leurs propres mains.

«Depuis longtemps on s’occupait de préparer ce vaste incendie, le gouverneur Rostopschin avait réuni une immense quantité de combustibles et de fusées incendiaires, sous prétexte de travailler à la construction d’un ballon avec lequel on devait brûler l’armée française, tandis que ses proclamations, d’accord avec celles du général Kutusoff rassuraient le peuple de Moscou, en changeant en victoires les défaites de l’armée russe. A Smolensk les Français avaient été battus; à la Moskova ils avaient été détruits. Si l’armée russe se retirait, c’était pour prendre une meilleure position et marcher au devant de ses renforts.

«Cependant les nobles partaient de Moscou, et l’on enlevait les archives et le trésor du Kremlin. Lorsque l’armée russe fut aux portes de la ville, il devin t impossible de cacher la vérité. Beaucoup d’habitants prirent la fuite, d’autres restèrent chez eux, pleins de confiance dans l’intérêt que les Français devaient mettre à conserver Moscou. Le 14 au malin, le gouverneur assembla trois à quatre mille hommes de la lie du peuple parmi lesquels étaient des criminels auxquels on donna la liberté. On leur distribua des fusées et des mèches incendiaires, et les agents de police reçurent l'ordre de les conduire dans toute le villes. Les pompes furent brisées et le départ des autorités civiles qui suivirent l’armée fut le signal de l’incendie. L’avant-garde en traversant M ville la trouva presque déserte, les habitants renfermés dans leurs maisons attendaient ce que nous alitons décider de leur sort. Mais à peine l’empereur était-il établi au Kremlin, que le bazar, immense bâtiment qui contenait plusde 100,000 boutiques était livré aux flammes. Le lendemain et les jours suivants le feu ftrt mis àf la fois dans tous les quartiers. Un vent violent favorisait le progrès de l’incendie, et il étais impossible de les arrêter parce qu’on avait eu le cruelle précaution de détruire les pompes. Les incendiaires surpris en flagrant délit étaient fusillés sur le champ. Ils déclaraient qu’ils avaient exécuté les ordres du gouverneur et mouraient avec résignation.»

Plus loinM. de Fezenzac dépeint ainsi le tableau de Moscou après l’incendie. C’était, dit-il, un étrange et horrible spectacle. Chacun de ses décombres offrait un aspect différent Quelques maisons semblaient avoir été rasées; d'autre» avaient conservé quelques pans de muraille noircis par la fumée. Les rues étaient encombrées de débris de toute espèce, une affreuse odeur de brûlé s’exhalait de tout côté. Çà et là une chaumière, une église, un palais s’élevait au milieu de ce grand désastre. Les églises surtout par leurs dômes de mille couleurs, par la richesse et la bizarrerie de leur construction, bousrappelaient l’ancienne opulence de Moscou. La plupart des habitants chassés par nos soldats des maisons que le feu avait épargnées, s’y étaient réfugiés. Ces infortunés errants comme des spectres au milieu dés ruines et couverts de lambeaux, avaient recours aux plus tristes expédients pour prolonger leur misérable existence. Tan tôt ils dévoraient au milieu des jardins quelques légumes qui s’y trouvaient encore, tantôt ils arrachaient des lambeaux de la chair des animaux morts au milieu des rues; oïl en vit mémo quelques uns plonger dans la rivière et en retirer du blé que les Russes y avaient jeté et qui était en fermentation. En un mot, ils souffraient déjà tout ce que nous devions bientôt souffrir nous-mêmes. Pendant notre marche, le bruit dé nos tambours, le son de la musique militaire, rendaient ce spectacle encore plus triste en rappelant l’idée d’un triomphe au milieu de l’image de la destruction, de la misère et de la mort.

Le Kremlin est une citadelle presque triangulaire, autrefois entourée de fossés, fermée à présent par une enceinte de hautes murailles, flanquée d’une tour massive à chaque angle. De la fondation du Kremlin date celle de Moscou même. Cette forteresse existait dès le milieu du douzième siècle. Ce n’était d’abord qu’une simple construction en bois avec une palissade; Moscou n’était qu'un village. Vingt ans plus tard, c’est à dire vers 1160 ou 1170, André, petit fils de Wladimir Monomaque, prince de Kiew,. éleva au milieu de ces frêles habitations une église en pierre, et y déposa une miraculeuse image, le portrait de la Vierge, peint par saint Luc. Saccagée et brûlée au milieu du treizième siècle par les Mongols, la jeune ville fut reconstruite bientôt après sur un emplacement plus large. Une cabane d’anachorète fut convertie en une église; des deux côtés de la rivière s’élevèrent des couvents. Moscou devint la résidence de Jouri III, la capitale d’une principauté qui, de siècle en siècle, et pour ainsi dire d’année en année, devait étendre ses limites au nord et au sud. Ivan Danélovitsch la dota de deux nouvelles églises, et l’entoura d’une forte barrière en chêne. Drnitri, son petit-fils, remplaça celle barrière par une muraille en briques. Vers la fin du quatorzième siècle, après les ravages d’une peste désastreuse et de plusieurs guerres, Moscou s’étendait sur les deux bords de la rivière, et renfermait déjà une demi-douzaine d’églises et de monastères.

Des églises, des monastères, une forteresse, voilà le berceau de Moscou, et toute son histoire est là, entre un glaive qui répand la terreur et une relique qui impose le respect. Dévastée au quatorzième et au quinzième siècle par les princes de Lithuanie, elle se releva une troisième fois de ses ruines sous le règne de l’ambitieux Ivan Vassilievitsch, qui lui donna pour premiers trophées les dépouilles de Novogorod, agrandit son enceinte et bâtit les tours du Kremlin. Ses successeurs continuèrent son œuvre avec ardeur, et, sous le règne d’Ivan-le-Terrible, Moscou occupait déjà un immense espace.

Le Kremlin, qui a été le premier noyau de cette ville, en est resté le point central. C’est de là que les différents quartiers se sont étendus de côté et d’autre, comme les rayons d’une roue, et c’est là qu’ils se réunissent comme le lin autour du fuseau. Le Kremlin domine par sa situation toute la cité. Son clocher d’Ivan Veliki avec sa coupole dorée s’élève au dessus des autres clochers qui l’entourent, et ses remparts épais, crénelés, semblent encore prêts à défendre la demeure des tsars et le sanctuaire des patriarches. A l'intérieur, c'est un singulier assemblage de constructions de différentes époques et d'édifices de toute sorte. Rien de symétrique, rien de régulier, ni dans les rues qui traversent l'enceinte, ni dans les espaces vides qui séparent les bâtiments. Cathédrales, chapelles, palais, tout a été jeté là de siècle en siècle par la pensée pieuse ou le caprice du souverain, édifié par la fantaisie de l’artiste, et tout ce mélange d'architecture religieuse et profane, de style antique et byzantin, de flèches aiguës et de coupoles arrondies, toute cette variété de teintes et de couleurs, de façades, de clochers, produit un effet étrange, inexplicable, qui étonne comme un rêve, qui offre aux regards fascinés tantôt l’attrait d’une arabesque, tantôt l'auguste aspect d’un monument consacré par le temps et par de nobles souvenirs.

C’est d’abord la cathédrale de l’Assomption, la première église bâtie en pierre à Moscou. Sa nef est étroite et sombre, sa voûte soutenue par quatre énormes piliers qui occupent presque le tiers de son enceinte, et ces piliers, celle voûte, ces murailles / sont du haut en bas couverts de peintures à fresque, représentant sous une forme gigantesque des figures de saints et d’apôtres avec des manteaux de pourpre et des auréoles d’or. 11 iconostase,c’est à dire la barrière quisépare le sanctuaire du reste de l’église, et qui s’élève jusqu’à la voûte, est comme une de ces murailles fabuleuses dont parlent les poètes de l’Orient, une muraille de vermeil couverte d’images ciselées, éblouissantes de pierreries. A droite des portes qui s’ouvrent au milieu de l’iconostase, et qu'on appelle les portes royales, est une image de saint Jean, peinte, dit-on, par l’empereur grec Emmanuel; à gauche, une Vierge vénérée, qui porte sur ta tête, entré autres ornements, deux diamants, dont un seul rendrait le plus pauvre poète éligible. Ce qui est bien plus précieux aux yeux du peuple russe que toutes ces peintures, ces couronnes de diamants, ces amas d’or et de vermeil, ce sont les reliques enfermées çà et là dans des châsses. Il y en a pour toutes les dévotions et tous les accidents de la vie, depuis la tunique de Jésus Christ, dont personne n’oserait contester l’authenticité, jusqu’à des ossements de saints qui guérissent diverses maladies. Un sacristain montre du doigt aux fidèles celles qui ont le plus d'efficacité; ils se signent à différentes reprises devant ces travaux de la foi, y déposent un pieux baiser, et s’en vont vers une autre chapelle également pleine de reliques, là ils se signent encore, se prosternent avec humilité, se ettent la face contre terre, puis s’approchent d’un moine qui se lient debout devant l’autel, et leur donne à baiser sa main droite, qu’il a soin auparavant, dit-on, d’imprégner d’une bonne odeur afin de flatter l’odorat des respectueux croyants. Je n’ai pas vérifié le fait et ne veux point l’affirmer. C’est dans celte église qu’on enterre les métropolitains et qu’on couronne les empereurs.

Tout près de l’Assomption est l’église de l’archange Michel, bâtie à peu près dans la même forme, surmontée également de cinq coupoles, enrichie d’un splendide iconostase et de plusieurs reliques en grand renom. L’église de l’Annonciation est pavée en agate, chargée d’or et de vermeil, et couverte sur toutes ses faces de figures d’apôtres et de martyrs, au milieu desquelles apparaissent des philosophes grecs, ce qui me semble une preuve de rare tolérance. Il est vrai que les images des saints sont entourées d’une auréole, et que celles des sages de l’antiquité ne portent point ce signe de gloire céleste. Ainsi le bon peuple de Moscou peut encore s’y reconnaître.

Si l’on fait quelques pas hors de ce premier espace, du côté du quartier appelé le Kitaigorod, voici bien certainement l’édifice le plus bizarre, le plus étonnant qui existe: une église à deux étages, composée de vingt chapelles, surmontée de seize tours d’inégale forme et d’inégale grandeur, celle-ci pareille à un clocheton naissant, celle-là pointue et élancée, une autre tordue comme les replis d’un turban, une quatrième taillée comme un artichaut, une cinquième ornée de trois rangées de pierres arrondies comme des aiguilles, une sixième surmontée d’un globe comme un de nos honnêtes clochers de village, et d’une croix grecque posée sur un croissant; toutes ces coupoles, toutes ces tours bariolées de diverses couleurs, sont peintes en rouge, en bleu, comme les grains d’un chapelet. On ne sait, en regardant celte église, où est la porte principale, ni l’autel, ni la nef, dé.quel côté elle commence, de quel côté elle huit. C’est un vrai conte fantastique. Elle fut bâtie, l'année 1554, en mémoire de la prise de Kasan. Le prince qui en avait ordonné la construction fut si émerveillé en la voyant, que, de peur que son architecte n'eût l'idée d’aller décorer un autre pays d’un pareil chef-d’œuvre, il se hâta de lui faire crever les yeux. C était Ivan IV, surnommé le Terrible. Deux yeux de plus ou de moins dans sa principauté fur importaient peu, et il citait sûr, eu prenant ce parti, d’avoir une église unique, unique à ce point, que les édifices les plus désordonnés de Moscou paraissent encore fort raisonnables à côté de cet assemblage de cônes, de bulbes et d’excroissances.

Les remparts du Kremlin, qui touchent & tant de merveilles religieuses, renferment aussi le palais et les richesses mondaines des tsars, l'un remarquable par scs galeries étagées comme des gradins et aboutissant à un étroit belvédère, l'autre par son revêtement à facettes. Le plus curieux à visiter est celui qu’on appelle le Palais-Bouge. Il renferme toutes les couronnes des diverses contrées subjuguées par la Russie, depuis celle de Kasan jusqu’à celle de Pologne, les globes, les sceptres, les trônes des tsars, les vêtements que les empereurs ne portent qu’une fois, le jour de leur couronnement, toute l'histoire de l'empire russe racontée par les insignes de la monarchie, tous' les dons offerts aux anciens tsars de la Moscovie et à leurs puissants successeurs par les chefs de hordes et lés princes qu’ils ont vaincus, et les larges Vases d’or sur lesquels la bourgeoisie de Moscou vient offrir Je pain et le sel à son souverain chaque fois qu’il daigne l'honorer de sa visite. II faudrait être lapidaire ou bijoutier pour décrire convenablement l’éclat, la valeur de Ces innombrables bouquets d’émeraudes, de saphirs, de brillants, ces tissus de perles et ces chaînes dé diamants. J’ai vu le gardien de ce magasin d’orfèvrerie s’épuiser en efforts pour éblouir mes regards par l’aspect de ce luxé asiatique, et J’ai noté seulement trois objets qui éveillaient eu moi quelque émotion: les lourdes et larges-bottes de Pierré-le-Grand auxquelles le digne empereur remettait lui-même une bonne paire dé clous quand lé talon faisait miné dé vouloir seséparer de la' semelle; le brancard grossier surlequel Chartes XII malade sefaisait porter de rang en rang an milieu de ses-troupes, le jour de sa terrible bataille de Pultawa, et le livre renfermant la Constitution de Pologne, que Nicolas a jeté' comme un holocauste au pied du portrait d’Alexandre,

Une autre salle est remplie de glaives et de casques, de boucliers et d'armures, émaillés, dores, ciselés, ceux-ci avec la richesse du goût oriental, ceux-là avec un art exquis. Mais toutes ces armures si pesantes, ces épées à deux mains, ces arquebuses à roue, ne sont que des jouets d'enfant, comparés aux trois gigantesques canons placés à l’entrée de l’arsenal. L’un a la gueule ouverte comme s’il voulait avaler tout d’une fais un régiment ennemi, les deux autres sont longs comme s’ils devaient lancer leurs boulets de Moscou à Constantinople. Tous les trois n’ont qu’un petit inconvénient, c’est de ne pouvoir jamais être employés dans une bataille. Malheureusement près de là il y en a d’autres qui ont fait un glorieux service, et sur lesquels j’ai jeté un triste regard. Ce sont ceux que nos pauvres soldats mourant de froid abandonnèrent d’une main défaillante sur leur route glacée, et que les Russes ont eu tout le temps de recueillir.

A côté du palais des tsars, que l’empereur fait reconstruire à présent sur un plus vaste espace et dans de plus hautes dimensions, est le palais des Patriarches, étroit, sombre, et rempli d’une quantité de mitres, de crosses en or et en vermeil, de vêlements chargés de perles et de rubis que les moines déroulent avec orgueil. Là est aussi la bibliothèque du synode, composée tout entière d’ouvrages grecs et slavons, parmi lesquels on m’a montré un très beau manuscrit d’Homère que le bibliothécaire avoue n’avoir jamais lu, en sorte qu’il ne sait jusqu’à quel point il est conforme au texte imprimé.

Et la cloché! Je crois, Dieu me pardonne, que j’allais quitter le Kremlin sans parler de la fameuse cloche. Je me hâte de dire que je l’ai vue, non plus ensevelie à moitié dans le solcomme elle l’était naguère, mais posée sur un joli piédestal de granit par un ingénieur français, M. de Montferrand. Les dimensions de celte cloche ont été indiquées dans toutes les statistiques, elle a vingt pieds de haut et plus de vingt-deux pieds de diamètre. Si elle avait été fondue trois siècles plus tôt, le joyeux curé de Meudon n’aurait pu choisir un plus digne grelot pour la jument de Gargantua.

Le Kremlin communique avec la ville par cinq portes ornées d’images, et illustrées par mainte légende héroïque et religieuse. lien est deux surtout dont l’aspect seul inspire au peuple le plus profond respect. L’une est la porte de Saint Nicolas. Une ancienne image de ce saint, encadrée sous une vitre, décore cette porte, et une inscription placée sur le mur rapporte que dans l’explosion de 1812, tandis que les remparts du Kremlin tremblaient, que l’arsenal était renversé, et que la tour et la porte de Saint-Nicolas se déchiraient de haut en bas, l’image du saint et la vitre qui la recouvre restèrent parfaitement intactes. Je laisse à penser comme on cria au miracle, et avec quels regards pieux le paysan russe contemple ce témoignage palpable de la faveur du ciel. Aussi, du matin au soir, des flots de monde se pressent à l’entrée de cette porte, font des signes de croix et allument devant le bienheureux saint Nicolas des cierges et des lampes.

L’autre porte est encore plus vénérée. Elle est ornée d-’une image sombre dont on distingue à peine les traits, et qui représente le Sauveur. Devant ce cadre noirci par le temps est une lampe grossière suspendue à une chaîne épaisse, une vraie lampe de prison; jamais tête de vierge entourée de brillants et de saphirs, jamais iconostase portant sur ses larges ailes toutes les figures de l’ancien et du nouveau Testament, n’inspira un aussi vif sentiment de dévotion que cette image sombre incrustée dans la muraille et cachée derrière cette lampe antique. On raconte qu’une fois elle a par sa merveilleuse puissance arrêté l’invasion des Tartares, et préservé la ville de leurs ravages. Ils arrivaient en triomphe,’ croyant déjà s’enrichir des dépouilles des marchands, et trôner comme de fiers conquérants au Kremlin; ils s’en retournèrent confus et épouvantés: la sainte image avait jeté le trouble dans leurs regards, l’effroi dans leurs cœurs et le désordre dans leurs rangs. On dit aussi que lorsque les Français, plus intrépides que les Tartares, envahirent Moscou, ils voulurent s’emparer de celle image sacrée, qu’ils ne purent, malgré tous les efforts, ni prendre ni détruire. U y a une autre histoire qui se rattache à cette même porte et qui lui fait moins d’honneur. Sous le règne de Catherine, quand la peste éclata à Moscou, le peuple, décimé, terrifié, n’ayant plus aucune confiance ni dans les médecins qui essayaient de venir à son secours, ni dans l’hygiène qu’on lui prescrivait, s’avisa de prendre l’image miraculeuse comme l’unique-remède qui lui restait pour se préserver du fléau. On vit alors toute une population pâle et maladive se précipiter avec une sorte de frénésie vers celte relique, se la disputer, se l’arracher, la serrer sur son cœur, la couvrir dé baisers. L’évêque, jugeant que celle agglomération de la foule, ce contact de tant de milliers d'individus ne pouvait qu’augmenter et propager les germes de contagion, voulut enlever cet objet d’un culte si dangereux: il fut massacré sur place. Quelque temps après, la peste cessa, le peuple attribua son salut à sa piété. L’image du Sauveur fut remise à son ancienne place, et vénérée plus que jamais. La porte qu’elle décore s’appelle la porte Sainte, nul Russe ne la traverse sans faire plusieurs signes de croix, et pas un étranger, de quelque religion qu’il fût, ne pourrait y passer impunément sans se découvrir la télé. Non loin de là est une image de la Vierge entourée d’une auréole de gloire militaire. Elle a fait la campagne de 1812, et on lui attribue la retraite de notre armée, la défaite de nos malheureux soldats.

Je n’en finirais pas si je voulais raconter toutes ces légendes et ces adorations de la religion grecque. C’est ici que la piété du peuple russe éclate dans toute sa force et sa primitive candeur. A Pétersbourg, elle est altérée par l’influence d’une capitale, par le rapprochement de différente» églises et de différents cultes, par le contact incessant d’une quantité d’étrangers dont la plupart arrivent là comme de vrais mécréants.

Ailleurs, elle ne peut s’exercer sur un si large espace, devant des monuments si sacrés. Moscou est donc sa vraie sphère. C’est là que se trouvent les reliques les plus précieuses; c’est là que le miracle, cet enfant de la foi, comme a dit Goethe, se perpétue de génération en génération, éblouit les regards et subjugue l’intelligence de la foule. C’est là enfin que le peuple a conservé pour un autre miracle, au milieu de la société plus ou moins sceptique et corrompue des nobles et des grands, sa croyance intacte, sa pensée religieuse et sa ferveur naïve. Moscou est son sanctuaire, sa métropole; il se découvre Fa iule en voyant de loin l’antique cité, il l’appelle sa mère, sa ville sainte, et ces deux titres exprimentà la fois toute la tendresse qu’il luiporte et le sentiment respectueux quelle lui inspire.

Il faut voir, la veille des jours de fête et les dimanches, quand les battants de toutes les cloches sont en branle, quand les carillons des monastères, des cathédrales résonnent d’une extrémité de la ville à l’autre, il faut voir les milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, qui se pressent autour des oratoires étroits et des petites chapelles, ondulent dans les rues et sur les places du Kremlin, courent d’une église à l’autre pour couvrir de baisers les ossements des saints; il faut les voir se frapper la poitrine devant les images d’or et d’argent, se prosterner devant les moines, allumer des lampes, des cierges devant une tête du Christ ou de la Vierge, et se jeter la face contre terre. Tout ce que j’ai entendu raconter des pratiques des Espagnols, de leurs prières, de leurs signes de piété, ou si l’on veut de superstition, ne me semble pas comparable à ce que l’on voit ici deux cents fois par an.

Pendant le temps que j’ai passé à Moscou, j’allais chaque jour au Kremlin et ne me lassais pas de contempler ses églises, ses palais. Je descendais chaque jour dans la ville et de quelque côté que je me dirigeasse, j’étais sûr de trouver sur ma roule les scènes les plus neuves et les plus variées. La ville brûlée en 1312 a conservé presque tout entière dans sa reconstruction, le caractère architectural qui la distinguait autrefois. Dans certains endroits, on n’a fait que relever les murs calcinés, renversés par l’incendie; dans d’autres, les maisons ont été seulement élargies ou exhaussées; du reste ce sont encore les mêmes rues tortueuses, les mêmes places irrégulières et le même mélange d’édifices grandioses et d’habitations obscures, de remises et de jardins. La police qui, en Russie; se mêle de tant de choses, n’est pas encore intervenue, à ce qu’il parait, dans les plans de construction. Elle n’a pas déterminé l’alignement des maisons, la hauteur des façades, l’emplacement des grands propriétaires et des petits. Chacun a bâti son nid, qui de çà, qui de là, comme bon lui semblait, avec des ogives de cathédrale ou des lucarnes de grenier, des balcons dentelés ou de simples escaliers en bois. De là le coup d’œil le plus singulier et les contrastes les plus inattendus. Vous sortez d’un riche magasin où vous avez vu étaler toutes les richesses de l’industrie moderne, et vous voilà devant une misérable boutique où le moujik à longue barbe, vêtu comme ses ancêtres, vend de la même manière, avec les mêmes frais d’éloquence, les mêmes denrées grossières qui se vendaient là il y a deux cents ans. Vous admirez l’étendue d’un édifice public, les colonnes, les balustrades d’une maison de grand seigneur, et vos regards tombent sur une pauvre échoppe étroite et chétive qui s’appuie sur le palais comme l’arbrisseau tremblant sur le tronc du chêne. Vous venez de traverser un quartier construit avec symétrie, décoré avec art, et vous vous dites: Voilà vraiment une belle et grande ville. Faites encore quelques pas, etvous pourriez bien vous croire au milieu d’un pauvre village.

C’est du haut de la montagne appelée la montagne des Moineaux, qu’il faut voir Moscou pour comprendre sa vraie beauté et jouir de son ensemble. On traverse la longue rue dans laquelle s’élève le splendide hôpital fondé par le prince Galilzin, à une époque où les chefs de la noblesse russe étaient encore si riches qu’ils pouvaient faire des fondations splendides comme celles des rois. Puis voici la porte deKalouga, par où passa la plus grande partie de notre armée en quittant Moscou. Ah! c’est là une autre porte sainte, la porte devant laquelle tout Français devrait s’incliner comme les Russes' devant celle du Kremlin, et adresser au fond du cœur un souvenir de respect à ceux qui sont morts, un vœu sympathique à ceux qui ont survécu.

A peine hors de la barrière, le pavé et la chaussée cessent brusquement, on ne trouve plus qu’un chemin raboteux, inégal, coupé par de profondes ornières où l’on risque à tout instant de briser son léger drosebky. C’est encore là un de ces contrastes qui ne se voient qu’en Russie, une ville riche et grandiose, et à quelques pas des plus belles rues un chemin auquel la plus pauvre de nos communes n’oserait pas donner le nom de chemin vicinal.

La montagne des Moineaux n'est pas une montagne. C'est tout simplement un plateau aride et nu, bordé çà et là de quelques bouquets d’arbres, assez élevé cependant pour que de là on puisse, d'un coup d'œil, embrasser toute la plaine qui entoure Moscou et la vieille cité des tsars avec son immense amas de maisons, ses centaines d'églises, de palais, de couvents, ses clochers pareils à des minarets, ses globes étincelants, ses hautes croix rayonnant dans l'air, ses coupoles dorées qui miroitent au soleil, ses dômes bleus et étoilés et ses larges toits peints en vert. Quelle ville! On dirait une mer d’édifices; les teintes austères du Nord, l'éclat de l’Orientrles flèches élancées du moyen âge, les terrasses de l'Italie, les remparts séculaires et les rideaux de verdure se marient, se croisent, et de tous les côtés attirent la pensée et charment les regards.

Une seule chose dépare cette cité si richement ornée par les hommes et si bien dotée par 14 nature, c’est insuffisance de ses eaux. Voyez, disait un jour unnaïf observateur des choses humaines, voyez comme la Providence est sage et prévoyante; partout où il y a une grande ville, elle a fait passer un grand fleuve.» La Providence n’a pas été si libérale pour Moscou, elle ne' lui a donné que trois rivières dont deux pourraient fort bien 6’appeler des ruisseaux et dont la troisième, la Moskowa, n’est nullement en proportion avec l’innombrable quantité de constructions qui bordent ses rives. Ces trois cours d’eau ne suffisent pas même aux besoins quotidiens des trois cent mille habitants de Moscou. Il a fallu, pour remplir chaque jour leurs théières et leurs tonnes de ira*#, creuser des aqueducs et construire de profonds réservoirs.

Au pied de ce plateau d’où l’on contemple ainsi la ville aux vieux souvenirs, l’empereur Alexandre avait voulu faire élever un temple colossal en mémoire de la campagne de 1812. L’emplacement choisi pour celle œuvre commémorative était un terrain fangeux, entrecoupé de larges crevasses et entouré de sable. Avant d’oser y entreprendre le moindre travail de maçonnerie, il fallait dépenser des sommes considérables pour aplanir ce sol inégal, l’affermir, lui donner quelque consistance. Les gens experts trouvaient, à vrai dire, ce choix assez bizarre; mais l’architecte avait vu en rêve, comme par une espèce de révélation fle plan de son édifice, et le lieu où il fallait l’élever. Situation, construction, ensemble, détails, tout dans l’aspect extérieur de ce monument, dans la disposition de ses colonnades, de ses fenêtres et de ses gradins, devait avoir un caractère symbolique. Alexandre, qui, comme on le sait, avait un penchant assez prononcé pour tout ce qui s’offrait à lui avec une certaine' teinte de mysticisme poétique ou religieux, adopta le plan de l’architecte et vint luimême en grande pompe poser la première pierre du nouveau temple dans le ravin qui lui était indiqué. Après deux ou trois années de travaux, on reconnut enfin l’impossibilité physique d’établir dans un pareil lieu un édifice tel que celui qui était projeté. L’architecte fut mis en prison et condamné à y rester jusqu’à ce qu’une nouvelle révélation lui aidât à rendre compte des sommes considérables dont l’emploi lui avait été confié, et comme il fallait absolument ériger un temple aux souvenirs de 1812, on choisit un autre emplacement moins symbolique peut-être que le premier, mais beaucoup plus convenable sous tous les rapports.

Au moment où nous allions quitter lamontagne des Moineaux, nous vîmes venir à nous, sur un léger droschky, on homme à la figure grave et douce, portant l'honnête costume avec lequel on nous représente ordinairement les notaires et les docteurs du dernier siècle: cravate blanche, frac noir, culotte, et bas de soie. Venez, me dit mon guide, c'est M. Hase, le médecin delà prison; vous trouverez en lui un homme remarquable, et je le prierai de vouloir bien nous conduire au milieu des pauvres gens dont il est le patron et le soutien. Nous nous approchâmes du vénérable docteur, qui nous serra les mains avec cordialité et nous emmena aussitôt du côté de la fatale enceinte où il répand chaque jour les trésors d'une charité vraiment évangélique. C'est là que des vingt-deux gouvernements arrivent, toutes les semaines, les malheureux condamnés à faire le voyage de Sibérie, soit pour y être employés aux travaux forcés, soit pour y être détenus comme colons. Ils passent huit jours dans celte prison centrale. Le dimanche, on les revêt d’une veste bigarrée, on leur rase la moitié de la tête, et on les place, la chaîne aux pieds, sur des charrettes découvertes qui les mènent de station en station au lieu de leur exil. Le docteur allait assister à l’un de ces départs. Nous passâmes au milieu d’une haie de soldats en grande tenue, ornement inévitable de tout cachot; nous entrâmes dans une grande cour où ces malheureux, destinés à mourir pour la plupart à six cents lieues de là, regardaient encore une fois le ciel qui les a vus naître, et se souvenaient peut-être de la demeure paternelle où ils ne rentreraient jamais. Des hommes $e promenaient de long en large, traînant leurs lourdes chaînes sur le parc; des femmes étaient assises par terre, la tête penchée sur leur poitrine; des enfants, qui partageaient le sort de leurs parents et qui en ignoraient l’amertume, se roulaient en riant sur les genoux de leur mère et jouaient avec les enfants du guichetier. Plusieurs de ces pauvres gens, condamnés ainsi à quitter pour longtemps, pour toujours peut-être, leur pays natal, leur maison, leurs amis, ne portent point dans leur cœur la lèpre du vice ou la flétrissure du crime. Les uns subissent ce châtiment pour une faute politique, d’autres pour un instant de révolte contre un maître inexorable; d’autres, hélas! sont les victimes d’une erreur ou d’un cruel caprice. Chaque seigneur russe a le droit d’envoyer ses serfs en Sibérie, il ne fait que les désigner à la justice, et on les emprisonne, on leur rase la tête, onles expédie à Tobolsk avec la chaîne des forçats. Celui qui les livre à ce supplice est tenu seulement de leur payer une pension alimentaire. Est-ce là une obligation assez forte pour l'arrêter dans un mouvement de colère? Est-ce un moyen de répression suffisant contre l'injustice et la cruauté? Il y a là dans la législation russe une affreuse lacune, et, par les larmes de ceux qui en ont été les victimes, par les souffrances qu'ils ont subies, par la loi de Dieu,enfin l'humanité entière demande qu’elle soit réparée. On m'a cité une jeune femme belle, grande, forte, qui ne voulait pas vivre avec son mari parce qu’il était infecté d'une maladie hideuse. Le mari a recours au seigneur; le seigneur, qui, dans un épouvantable sentiment d'avarice, pensait peut-être aux robustes enfants que cette femme pouvait donner à ses domaines, veut la forcer à accomplir son devoir conjugal. Elle résiste, et il l’envoie en Sibérie. Au bout de quelques années, il la fait revenir, la retrouvé inflexible à ses ordres et la condamne de nouveau à l'exil. Le poète Pôuschkin racontait qu’il avait un jour rencontré sur la route de Tobolsk, parmi les criminels condamnés à la déportation pour vols ou pour meurtres, une jeune fille d’une grâce et d’une beauté angélique. Après avoir servi pendant quelque temps comme une esclave aux plaisirs de son sultan, cette malheureuse s’était laissé attendrir par un homme qui lui demandait peut-être à genoux une parole d’amour que l’autre exigeait impérieusement, et elle allait en Sibérie expier dans l’exil une heure de tendre abandon, La pauvre enfant, dit Pouschkin, habituée pendant quelques années à toutes les jouissances de la fortune et aux raffinements du luxe, souffrait bien plus que ses rudes compagnons des fatigues de son long voyage. Les cahots de la voiture lui meurtrissaient le corps, et elle regrettait de n’avoir plus de gants pour garantir çes mains de l’ardeur du soleil. Cependant, au milieu de ces souffrances, elle ne se repentait point d’avoir été trop tendre, elle parlait avec un accablant mépris de celui qui l’avait subjuguée par son autorité souveraine, et emportait avec joie à l’extrémité de la Russie le souvenir de celui qu’elle avait aimé.

A notre arrivée dans la cour, une vingtaine de condamnés se précipitèrent au devant du docteur ils lui adressaient leurs suppliques, ils lui parlaient aveu effusion, ils lui baisaient les mains. C’est lui seul qui a vraiment pitié des prisonniers dans cette maison d’agents de police et de geôliers, c’est lui qui guérit leurs plaies, qui leur donne des consolations et des encouragements, qui leur distribue des aumônes. Les condamnés ne peuvent point emporter d’argent avec eux, mais tout ce qu’ils possèdent et tout ce que la charité pieuse leur accorde est envoyé en leur nom au lieu où ils doivent vivre, et ils trouvent du moins en arrivant ce secours pécuniaire pour les aider à souffrir les premiers rigueurs de leur captivité ou de leur bannissement.

Nous entrâmes dans une large salle en bois, nue et sombre. Devant une petite table couverte de registres était assis un greffier du tribunal, homme dur, sec, inaccessible à toutes les demandes et requêtes, vrai greffier de cachot, établi dans ce lieu pour faire sentir aux prisonniers toute la pesanteur de cette balance de fer qu’on appelle si généreusement la balance de Injustice. Le docteur s’assit modestement en face de lui, et il s’engagea entre ces deux hommes d’un caractère si différent un des débats les plus émouvants qu’il soit possible d’imaginer.

Les condamnés se présentaient l*un après l’autre pour faire une réclamation légale, ou exprimer un vœu d'infortune. Celui-ci avait eu la jambe entamée par ses chaînes, et souffrait tellement, qu'il avait à peine la force de se mouvoir; il sollicitait la permission de rester là jusqu’à ce qu’il lut guéri. Cet autre attendait sa femme, qui voulait partager son exil, et il demandait un délai d’une semaine. Le greffier ouvrait froidement son registre ét leur montrait qu’étant arrivés à la prison tel jour, ils devaient être envoyés en Sibérie tel jour, que toute requête et toute réclamation étaient par conséquent inutiles. Le bon docteur lui laissait paisiblement formuler ces conclusions juridiques, puis il hasardait une humble remarque, puis une autre, enfin il se faisait lui-même l’avocat de ces malheureux, et si toute son éloquence compatissante échouait contre l’obstination de Son adversaire armé du texte des règlements et de la sentence des tribunaux, alors il intervenait avec son autorité de médecin: il déclarait que, tel homme, tel femme, étant hors d’état de supporter les fatigues d’une longue roule, il les envoyait à l’infirmerie, et prenait ce fait sous sa propre responsabilité. Le greffier se taisait, et le docteur recommençait une lutte plus difficile: il s’agissait celte fois d’obtenir un délai pour ceux qui n’étaient pas.malades et qu’il ne pouvait prendre légalement sons son égide de médecin. Cette fois il devenait timide et obséquieux comme le plus pauvre des solliciteurs; il parlait à voix basse au greffier, il le flattait, il le caressait, il avait toutes sortes de petites russes pour ébranler sa résolution; tantôt il essayait de l’attendrir, et tantôt de le faire sourire. S’il s’apercevait que ses efforts étaient inutiles, il changeait brusquement la nature de l'entretien,'il se mettait à discourir de chose et d'autre, comme s’il eût été dans un salon, des auxdoles de la ville et des nouvelles d’Allemagne. Souvent le greffier, séduit, fasciné par tant de douces paroles et tant de graves raisonnements, accordait la grâce qu’on lui demandait, et les pauvres prisonniers bénissaient leur évangélique docteur. Pour moi, je ne quittai la prison qu’en le bénissant comme eux, et en admirant l’inépuisable bonté de Dieu, qui met un secours à côté de toutes les infortunes, qui adoucit les sentences de l’homme par la tendresse de l’homme, les souffrances du cachot par la charité.

Tout est dans tout, a dit un grammairien, et cet axiome une fois admis, on ne sera point surpris que, chemin faisant, je me sois mis à méditer sur le sort de certains états, à propos d’une prison. La scène qui se passe chaque semaine dans la maison des exilés de Sibérie ne ressemble-t-elle pas à celles qu’on voit très fréquemment dans les contrées soumises au régime absolutiste? Là il y a une autorité impérieuse, sévère,difficile, qui, de même que le greffier, parle au nom de la loi, au nom d’une loi souvent juste dans ses principes, mais souvent vicieuse dans ses conséquences, et cruelle dans ses applications; puis il y a une opinion publique indulgente, honnête, qui, comme le bon docteur, prend pitié de tous les malheureux et s’intéresse même aux coupables; qui comme lui les défend par une raison de légalité ou intercède pour eux. Comme lui, quelquefois elle gagne sa cause et apparaît tout heureuse de l'œuvre charitable qu’elle vient d’accomplir. Comme lui aussi, elle échoue dans ses efforts, et se retire à l’écart silencieuse et triste. Moscou a pendant longtemps exercé cet empiré de l’opinion. Quand Pétersbourg en était encore à son premier développement, quand le système autocratique fondé par Pierre-le-Grand n’avait pas encore vaincu toutes les résistances, ni assoupli toutes les ambitions, il y avait à Moscou une aristocratie riche, puissante, qui, dansses magnifiques châteaux, au milieu de ses milliers de serfs etde ses groupes de courtisans, se posait encore comme une royauté fastueuse en face de la royauté absolue des tsars, et protestait souvent contre elle par son silence ou par ses épigrammes. Plus d’une fois l’attitude que prenait celte aristocratie dans des circonstances importantes préoccupa les maîtres de celte nouvelle capitale. Plus d’une fois Paul I(er)dans la joie enfantine de ses parades militaires, Catherine dans la splendeur de sa gloire, se demandèrent: Que dit-on à Moscou?

Maintenant Moscou a vu disparaître l’un âpres l’autre ses plus beaux écussons; le régime autocratique a tout subjugué et tout absorbé. La noblesse russe a passé par le règne de Louis IX, elle en est à celui de Richelieu, et touche peut-être à celui de Louis XIV. Les fils des vieux boyards confient leurs paysans à la surveillance de leurs starostes, abandonnent leurs châteaux à l’administration d’un intendant, et s’en vont monter la garde au palais d’Hiver ou à Peterhof. Les uns ont besoin d’une place pour réparer les brèches faites à leur fortune; d’autres, très riches encore, sollicitent un titre, Une fonction, qui leur donnent plus d’autorité que leur richesse ou leur nom séculaire. La loi de Pierre-le-Grand est formelle, et s’exécute à la lettre. Il faut que tous les nobles russes servent au moins pendant trois ans soit à la cour, comme gentilshommes ou chambellans, soit dans l’administration ou l’armée; et, pour servir avec plus d’avantage, ils veulent se rapprocher du souverain, qui est le juge suprême de tous les mérites, l’arbitre de toutes les faveurs.

Ceux.d’entre eux qui reviennent à Moscou, soit comme fonctionnaires publics, soit pour y vivre comme de simples particuliers, y rapportent cet esprit de soumission auquel ils ont été façonnés dans l’atmosphère de la cour, et ne protestent plus. Mais un grand nombre de ces nobles émigrés ne reviennent pas, et les belles maisons qu’ils occupaient dans les plus beaux quartiers de la ville, restent désertes ou changent de destination. Celle-ci a été achetée par le gouvernement, qui l’a transformée en édifice public, celle-là par un marchand qui y établit ses comptoirs, cette autre par un club. Les larges tapisseries qui décoraient autrefois ces appartements ont été remplacées par des tentures en papier peint, les riches éditions françaises du dix-huitième siècle par les contrefaçons de Bruxelles, et les portraits en pied d’une longue suite d’aïeux par des lithographies et des gravures représentant le Battage du Mont-Saint-Bernardou let A dieux de Fontainebleau. Chaque soir, les salles du club appellent leurs habitués autour du billard ou du jeu de caries. Deux fois par semaine on y sert un grand dîner, demi-russe et demi-français, arrosé de kvatti et de vin de Champagne.

Après le dîner, une douzaine de bohémiens et de bohémiennes, au teint basané, à l’œil noir, montent sur une estrade et font entendre leurs chants nationaux. Ces chants ont une harmonie étrange et sauvage: tantôt ils résonnent comme un rire strident et sardonique, tantôt comme le cri d’indépendance d’une tribu indomptable«tantôt comme l’accent d’un amour passionné ou d'une joie frénétique. Puis tout à coup cet élan impétueux s’arrête, une jeune fille prend la guitare, et entonne d’une voix douce et plaintive une romance qui a les inflexions les plus tendres et les accords les plus suaves. Les autres répètent en chœur sur le même ton la strophe qu’elle vient de chauler, et, à la vue de ces femmes qui portent encore sur leur visage l’inaltérable empreinte de leur lointaine origine, à la flamme qui jaillit de leur regard ardent et langoureux, au soupir mélancolique qui s’échappe de leurs lèvres pâles, on se croirait transporté dans ces régions de l’Orient où un air chaud et imprégné de parfums subjugue tous les sens, où tout invite à l’amour et au repos, le ruisseau par son murmure, l’oiseau par ses mélodies, le palmier par la fraîcheur de ses rameaux solitaires. La romance est achevée, et l’on écoule encore. La jeune fille remet sa guitare au chef de la troupe, qui s’avance, la tête haute, au bord de l’estrade, avec sa jacquette bleue nouée par une ceinture d’argent, et le voilà qui fait vibrer d’une main nerveuse toutes ces cordes naguère caressées si doucement, et entonne un chant fougueux, un chant qui résonne dans toute la salle comme le bruit d’une cascade ou le sifflement d’un orage; puis il frappe du pied, il étend les bras, il appelle à lui, comme le héros d’une horde aventureuse, tous cettx qu’il veut entraîner à sa suite; les hommes et les femmes qui l’entourent se lèvent à cet appel, s’agitent, dansent, tourbillonnent: ce sont des cris, des éclats dé voix, des transports qui ébranlent et mettent en mouvement tous les spectateurs.

Cette colonie bohémienne, qui est, depuis longtemps établie à Moscou, qui s’y perpétue sans que.le voisinage des Russes altère l’originalité de ses mœurs et le type de sa physionomie, possède seule le secret de ces chansons traditionnelles, de ces danses nationales, et le conserve précieusement. Plusieurs bohémiennes ont inspiré de sérieuses passions dans la grande ville de Moscou. Chaque fois quelles apparaissent dans un salon ou dans un jardin public, on voit un groupe de jeunes gens se presser autour d’elles, sollicitant un regard, implorant un sourire. Une d’entre elles est devenue la légitime épouse d’un riche gentilhomme; d’autres ont vendu chèrement un aveu d’amour. Presque toutes ont eu leur roman; un de ces romans a inspiré à Pouschkin l’idée d’un de ses meilleurs poèmes.

Mais, quelles que soient les séductions qui les entourent, les bohémiennes ne se séparent guère de leur tribu, ou, si elles la quittent pour quelque temps, elles y retournent, dès qu’elles sont libres, comme des brebis à leur bercail, et, à les voir reprendre gaîment la guitare et danser sur l’estrade avec leurs compagnons, on sent que rien ne vaut pour elles les joies de la vie indépendante, l’orgueil de parader sur une estrade comme des bayadères et de chanter des chants qu’elles seules connaissent. J’avais eu, dans ma simplicité de voyageur, la prétention de rapporter en France quelques unes de ces mélodies singulières. Je me fis présenter au chef de la troupe, et lui demandai respectueusement s’il ne pourrait pas m’en noter quelques unes. Il me regarda du haut de sa grandeur, comme un souverain qui parle à un sujet audacieux, et me répondit par une phrase laconique qui se traduisait mot pour mot en ce vers de douze pieds:

Ce que l'âme a senti, la main ne peut l’écrire.

Puis il me tourna le dos et s’en alla recevoir les félicitations de ses courtisans.

Tous les convives du bal, jeunes et vieux, au nombre de plus de deux cents, avaient assisté à cette scène musicale avec un vif intérêt, et applaudi à différentes reprises avec enthousiasme. Quoique les bohémiennes se montrent souvent dans les réunions publiques de Moscou, chaque fois qu’on les voit revenir avec leur manteau de pourpre et leur turban, chaque fois qu’elles entonnent leurs singuliers chants, elles excitent autour d’elles un nouveau sentiment de curiosité et une vive émotion. Il semble que les souvenirs de leur patrie lointaine se réveillent à leur vue, et que l’influence jadis exercée par l’Orient sur Moscou se perpétue par l’aspect de ces noires beautés par les mélodies de la tribu nomade. Dès qu’elles eurent quitté d’un pas léger leur estrade, tous les spectateurs se dispersèrent dans les salles voisines, et s’assirent deux à deux, quatre à quatre, autour des jeux de cartes. Un instant après, ils étaient absorbés dans la contemplation des as et l’amour des matadors. Le salon de lecture, enrichi de tous les livres étrangers et de tous les journaux français, allemands, anglais, tolérés par la censure, resta, je dois le dire, à peu près désert.

La ville de Moscou, si grande qu’elle soit, a pris déjà les allures d’une ville de province. Le pouvoir suprême n’est pas là; on a les yeux tournés du côté de Pétersbourg; on se demande des nouvelles de l’empereur et des princes, on fait de petites histoires sur les gens de la cour et les officiers du palais, comme on en fait dans nos chefs-lieux de préfecture sur les ministres et les chambres. La curiosité d’une population avide de connaître les actions et la pensée des hommes qui la régissent, s’alimente par les commentaires de gazettes, les chroniques de salon; éloignée des hautes affaires, la cité s’abandonne au désœuvrement, et, pour échapper à l’ennui, se jette dans le tourbillon des fêles et des bals. Après Vienne, je ne connais pas une ville où la société soit aussi préoccupée du soin de bien vivre qu’à Moscou. Chaque anniversaire est célébré par elle avec empressement, chaque solennité religieuse ou politique lui apporte quelque joie épicurienne. La religion grecque seconde merveilleusement, sous ce rapport, les instincts de plaisir de cette population. Le martyrologe grec a conservé des myriades de héros chrétiens, d’apôtres miraculeux, de palmes et d’auréoles. Le calendrier del’église n’a pas encore subi les atteintes d’une mainprofane; il indique plus de cent cinquante jours de fête par an, et quand la matinée de ces jours pieux a été employée en prières et en pèlerinages dans les églises, l’après-midi et la soirée peuvent être sans remords consacrés aux promenades joyeuses et au dolce far niente.Ces jours-là, les quartiers de Moscou se dépeuplent comme les villes d’Allemagne par un beau dimanche d’été; tout le monde s’en va errer gaîment dans les environs, sous les verts rameaux du parc de Petrowski, entre les pins touffus de Sagolnik. Les femmes du monde se promènent en grande toilette dans d’élégantes voilures à quatre chevaux; les bons bourgeois s’asseoient sur le gazon avec leurs femmes et leurs enfants. Toute la forêt est parsemée de petites tables couvertes de tasses en porcelaine; de tous côtés s’élève la fumée odorante du samovar (8). On se croirait au sein d’une population émigrante, qui ferait une halle vers le milieu de la journée. Puis voilà que les musiciens entrent dans leur pavillon, voilà que dans celte forêt du Nord résonnent tour à tour les plus belles mélodies italiennes, quelque vieux chant national qui émeut tous les cœurs, et l’air de la mazurka, qui met en branle filles et garçons. La foule s’accroît, les riches équipages tournent par les allées de sable et se succèdent sans interruption; le peuple est là qui court, qui chante, ou qui contemple en silence le luxe des modes parisiennes, renouvelées à chaque saison dans sa vieille cité, et le faste de son aristocratie. Le Prater n’est pas plus riant, et Longe champs, dans ses jours sans nuages, n’est pas plus splendide.

Je ferais grand tort pourtant à la ville de Moscou, si en essayant ainsi de décrire ses mœurs aimables, je pouvais donner à penser qu'elle ne songe qu’à ses promenades et à ses brillantes réunions. Il y a là au contraire un mouvement commercial et industriel qui grandit d’année en année, et un mouvement littéraire très caractéristique et très distingué.

Le Gastinoi-Dvor, immense bazar plus vaste encore et plus riche que celui de Pétersbourg, est le point centra] d’une population active, laborieuse, qui a le génie du négoce et l’instinct de toutes les spéculations. A voir les sombres galeries de cet édifice, ses boutiques étroites, ses magasins sans luxe et sans étalage, on croirait volontiers que ce bazar n’est ouvert qu’à quelques modestes traficants en détail, et il renferme des entrepôts où les marchandises les plus précieuses s’entassent par tonnes et par quintaux. Il y a là des générations entières d’acheteurs et de vendeurs, qui ont sucé, pour ainsi dire, comme les Hollandais, l’amour des chiffres avec le lait maternel. Cet homme que vous voyez avec la longue barbe de moujik, vêtu d’une méchante redingote râpée, se promenant de long en large devant sa boutique, comme s’il cherchait une occasion de vendre une paire de vieilles-bottes, fait des affaires avec le monde entier, reçoit des cargaisons de denrées de la Perse et de la Chine, de l’Angleterre et de la France. Cet autre qui est penché sur son pupitre, et travaille du matin au soir comme un pauvre serviteur tremblant de mécontenter son maître, possède dix maisons en ville et place des millions à la banque. En voici nn qui s’en va modestement dans un cabaret voisin fumer une pipe de terre et prendre une tasse de thé, et, pendant qu’il compte un à un, d’une main serrée, les quinze ou vingt kopecks qu’il doit payer pour sa dépense, cinq cents ouvriers travaillent pour lui dans une de ses fabriques, et deux cents maçons lui construisent à grands frais un nouvel atelier.

Ce qu’on raconte de la fortune de ces marchands, de leur esprit d’industrie et de leurs habitudes d’économie, est prodigieux. Il n’y a qu’Amsterdam où l’on trouverait à la fois tant d’or et de telles habitudes. Quelques uns de ces négociants, héritiers des billets de banque de leurs pères, ou enrichis par leurs propres, travaux, commencent cependant à sortir des obscures régions du Gasimoi-Dvor. Unse bâtissent d’élégantes maisons dans les plus beaux quartiers de Moscou, ou achètent les hôtels des grands seigneurs, quelquefois pour y goûter à leur tour les joies dé l’opulence, souvent aussi pour en faire un objet de spéculation. Ce qui existe depuis longtemps en France apparaît déjà de côté et d’autre à Moscou. Le salon nobiliaire est occupé par une filature, le parc et le parterre se transforment en champs de betteraves. Les fortunes aristocratiques s’écroulent, et l’industrie s’élève sur leurs ruines. En même temps, la science et la littérature s’avancent d’un pas rapide à la suite des maîtres étrangers qui leur ont donné un premier essor, ou qui leur servent encore de modèles.

Il existe à Moscou cent vingt presses, plusieurs riches librairies étrangères, parmi lesquelles on distingue celle de M. Semen, et plusieurs sociétés scientifiques qui ont déjà amassé d’importantes collections. L’université, fondée par l’impératrice Élisabeth en 1755, réorganisée par Alexandre en 1804, compte un millier d’élèves, et plusieurs de ses professeurs sont des hommes très distingués. L’un d’eux, M. Schewireff, publie depuis deux ans environ une revue mensuelle intitulée le Moscovite, dont le succès s'accroît de jour en jour. Le but des fondateurs de ce recueil, qui a l’étendue matérielle des revues anglaises les plus compactes, est de faire connaître tantôt par des traductions, tantôt par des critiques et des analyses, les principales productions de la littérature étrangère, et d’éveiller, de propager, par des recherches historiques ou biographiques et des chants populaires, le culte des souvenirs nationaux et le sentiment de la poésie russe. Le Moscoviterallie à cette double pensée une jeunesse studieuse, intelligente, et animée d’un vif sentiment de patriotisme. Plusieurs de ses collaborateurs ont voyagé dans les pays étrangers; ils en ont étudié la langue, les mœurs, les œuvres littéraires et scientifiques, et, tout en conservant une profonde prédilection pour leur sainte cité de Moscou, pour ses souvenirs et ses monuments, tout en parlant avec enthousiasme des progrès de leur terre natale, des qualités de leur nation et de son avenir, ils n’en rendent pas moins justice au mérite des autres peuples, à leur gloire, à leur génie. Ils recherchent avec avidité les publications de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre. La censure russe, si sévère à l’égard du public, s’adoucit en faveur des hommes qui portent dans le domaine de la science un caractère officiel. Tout professeur peut avoir la plupart des livres mis à l’index; il suffit qu’il les demande pour lui-même par écrit. Je me souviens de mainte heure charmante passée avec le directeur du Moscoviteet quelques uns de ses amis. Je n'avais rien à leur apprendre, ni sur notre littérature actuelle, ni sur nos principaux écrivains: ils connaissaient nos productions les plus récentes et les jugaient avec une rare délicatesse; et moi, que de questions j’avais à leur faire, que de renseignements à leur demander! Je me rappelle surtout une heureuse soirée où nous nous trouvâmes réunis à la campagne, dans la maison d’un jeune romancier. Âu milieu d’une verte pelouse, sous les rameaux des tilleuls en fleurs, les poètes russes me racontaient tour à tour leurs études, leurs travaux, leurs pensées. On eût dit une églogue antique transportée sous le ciel de Moscou. L’un d eux, M. Kamékoff, nous lut ces vers, qu’il voulut bien ensuite me transcrire. C’était une chose curieuse pour moi d’entendre ainsi parler de Napoléon à quelques lieues de la ville qu’on avait incendiée devant lui, et d’écouler au sein de la Russie ce dithyrambe adressé à l’Angleterre, au moment où les vaisseaux anglais allaient envahir les rives d’un nouvel empire.

NAPOLEON

«Ce n’est pas la force des peuples qui l’a élevé, ce n’est pas une volonté étrangère qui t’a couronné. Tu as régné, combattu, remporté des victoires, lu as foulé la terre de ton pied de fer, tu as posé sur ta tête le diadème formé de les mains, tu as sacré ton front par ta propre puissance.

«Ce n’est point la force des peuplés qui t’a terrassé, on n’a pas vu paraître un rival égal à toi; mais celui qui a mis une borne à l’Océan, celui-là a brisé ton glaive dans le combat, fondu ta couronne dans un saint incendie, et recouvert de neiges tes légions.

«Elle s’est éclipsée, l’étoile des cieux obscurcis. La grandeur humaine est tombée dans la poussière. Dites-moi, un nouveau matin ne brille-t-il pas à l’horizon? Une nouvelle moisson ne renaîtra-t-elle pas de celte cendre? Répondez; le monde attend avec effroi et avidité une pensée et une parole puissante.»

A L’ANGLETERRE

«Le pompeuse, fie de merveilles, tu es l’ornement de l’univers, la plus belle émeraude dans le diadème des mers?

«Redoutable gardien de la liberté, destructeur de toute force ennemie, l’Océan répand autour de toi l’immensité de ses ondes!

«Il est sans fond, il est sans bornes, il est ennemi de la terre; mais humble et soumis, if le regarde avec amour.

«Patrie de la sainte liberté, terre fortunée et bénie! quelle vie dans tes innombrables populations! quel éclat dans tes riches campagnes.

«Comme elle est éclatante sur ton front, la couronne de la science! Comme ils sont nobles et sonores, les chants que tu as fait entendre à l’univers!

«Toute resplendissante d’or, toute rayonnante de pensée, tu es heureuse, tu es riche, tu es pleine de luxe et de force.

«Et les nations les plus lointaines, tournant vers toi leurs regards timides, se demandent quelles seront les lois nouvelles que lu prescriras àleur destin.

«Mais parce que tu es perfide, mais parce que lu es orgueilleuse, mais parce que tu mets la gloire terrestre au dessus du jugement divin;

«Mais parce que d’une main sacrilège, tu as enchaîné l’église de Dieu au pied du trône terrestre et passager:

«Il viendra pour toi, ô reine des mers! il viendra un jour, et ce jour n’est pas loin, où ton éclat, ton or, ta pourpre, disparaîtront comme un rêve.

«La foudre s’éteindra dans tes mains; ton glaive cessera de briller, et le don des lumineuses pensées sera retiré à tes enfants.

«Et oubliant ton royal pavillon, les vagues de l’Océan bondiront de nouveau, libres, capricieuses et sonores.

«Et Dieu choisira une nation humble, pleine de foi et de miracles, pour lui confier les destins de l’univers, la foudre de la terre et la voix du ciel!»

Ai-je besoin de dire que celte nation humble, pleine de foi et de miracles, dont parle le poète, est la nation russe. C’est une pensée que j’ai entendu souvent exprimer en Russie, dans les salons comme dans les sociétés universitaires. Les Russes n’hésitent pas à s’attribuer une mission de régénération sociale et l’empire du monde.A Pétersbourg, ils regardent vers l’avenir avec la confiance que leur donnent le rapide et prodigieux développement de leur jeune capitale et l’auréole du pouvoir. A Moscou, c’est le cœur même de la nation qui se nourrit d’espérances gigantesques dans le sanctuaire de sa foi et de son histoire, dans l’enceinte des murs qui ont arrêté le glaive des Tartares et les foudres de Napoléon.

FIN DU PREMIER VOLUME

TABLE DU PREMIER VOLUME

PÉTERSBOURG. A M. Th. Gréterin.

Travaux de Pierre-le-Grand pour construire Pétersbourg. Agrandissement de la ville.—Développement de l’industrie. — Désirs et craintes du gouvernement. — Progrès des idées européennes. — Intelligence du peuple. — Les cochers de Pétersbourg. — Tendresse de la police. — Hôtels publics. — Aspect des rues. — Luxe et mauvais goût. — Le palais d’hiver. —La Néva. — La perspective de Newsky. — L’église de Kasan. — La bibliothèque impériale. —L’école des mines. — L’université. — Iles de la Neva. — Tsarskoselo. — Pawlowski. — Le grand duc Michel. —Société de Pétersbourg.

343

MOSCOU. A Edgard Quinet.

Poste impériale.— Monotonie du paysage. — Villages des serfs. — Suppliques de mendiants. — Le postillon russe. — Novogorod. — Son histoire. — Jean-le-Terrible. — Tarshok. — Tyer. — Le Volga. — Moscou. — Le Kremlin. — Manuscrit de M. le duc de Fezenzac. — Tableau de Moscou après l’incendie. — Intérieur du Kremlin. —La Cathédrale. — L’église d'Ivan IV. —Le palais Bouge. —Images saintes.—Piété du peuple.—Aspect de Moscou. — La montagne des moineaux. — M. Hase, le médecin des exilés. — La chaîne de Sibérie. — Anecdotes. — Séance douloureuse. — Les clubs de Moscou. — Les Boftér miens. — Le Gastinnoi Dvor. — Université, — Poésie.

317

NOTE

(1) On trouve aussi le Journal des Débats dans plusieurs cafés de Pétersbourg et dans tes riches familles; mais la poste ne le livre pas à moins de cent écus par an, et n’en donne souvent que d’informes lambeaux, car, à son arrivée à Pétersbourg, chaque journal étranger est soumis 'à une censure rigoureuse, et je laisse à penser les ravages qu’elle exerce sur nos premiers Paris quand je dirai qu'elle mutile parfois jusqu’aux plus innocentes feuilles d’Allemagne.

(2) Le prix des voitures est du reste pour celui qui sait s’entendre avec les cochers ce qu'il y a de meilleur marché à Pétersbourg. Un trajet d’un quartier à l'autre avec un droschky ne coûte ordinairement qu’un rouble assignation (1 fr. 25 c.). Ce sont ces cochers qui font le service des commissionnaires, et portent avec leur léger équipage les lettres et paquets qu’on leur confie.

(3) Nos journaux ont annoncé dernièrement en quelques lignes la mort de ce général, puis on n'en a plus parlé. S’il eût été député, son nom aurait occupé longtemps la pensée des différents partis. Mais c'était tout simplement l'un des soldats les plus braves et l'un des hommes les plus honorables de notre vieille armée. Élevé de grade en grade jusqu'à celui de lieutenant général, honoré de l'estime de Napoléon, Adèle à ses souvenirs et à ses sympathies, quand vint la Restauration il se retira dans son modeste domaine de Filain, et ne rechercha aucun emploi et ne brigua aucune faveur. J'ai vu un jour chez lui un petit billet qui lui avait été remis mystérieusement pendant le siège de Besançon. Le prince de Lichtenstein, qui avait signé de sa main ce bilet, lui offrait un million s'il voulait rendre la ville C'est l'héritage de mes enfants, me disait le noble general en me montrant ce témoignage de son honneur et de son patriotisme, et 11 est vrai qu’il ne leur en a guère laissé d'autre.

(4) On trouve sur ces divers établissements, et sur ceux qui sont aujourd’hui répandus dans les principales villes de l’empire russe, des documents détaillés dans le livre que M. Krusenstern a publié sous le titre de: Précis du système, des progrès et de l’état de l’instruction publique. en Russie, 1 vol. in-8°; Varsovie, 1837.11 y en a aussi de très exacts et de très essentiels dans deux ouvrages de M. Schniitler; 'Statistique de la Russie, et Finlande, Russie et Pologne. Enfin, quiconque voudra entrer dans l'étude de cette importante question ne devra pas manquer de consulter les rapports officiels que M. Ouwaroff, ministre de l'instruction publique, adresse chaque année à l’empereur, et qui se publient à Pétersbourg en russe et en allemand.

(5) Les habitants de la Sibérie, étonnés de la quantité d’ossements de mammouth qu’ils trouvent dans la terre, et que les rivières débordées arrachent à leurs berges, se sont imaginé que cet animal habite sous terre comme les taupes, et qu’il périt s’il est frappé par la lumière du jour. Les Chinois, qui ont sans doute aussi des ossements de mammouth dans les contrées septentrionales de leur empire, ont adopté une fable pareille Ils croient que le mammouth est semblable à une souris, avec cette légère différence seulement qu’il est plus gros qu'un éléphant.

C’est un anatomiste de Franche-Comté, M. Duvernoy de Montbéliard, qui, en examinant l’immense quantité d’ossements envoyés des provinces de Sibérie à Pétersbourg, et en les comparant avec le squelette d’un éléphant, essaya lé premier de démontrer que ces ossements appartenaient à un animal du même genre.

Les naturalistes ont beaucoup disserté sur l’origine du mammouth. Selon les uns, les cadavres de ces monstrueux quadrupèdes auraient été apportés dans les régions du nord par une immense inondation; selon d’autres, le climat de la Sibérie aurait été autrefois assez chaud pour des éléphants. Enfin quelques auteurs prétendaient que de même qu’Annibal avait conduit des éléphants eu Italie, les conquérants arabes et mongoles pouvaient bien en avoir introduit un certain nombre en Sibérie.

Depuis que par les savantes études de notre célèbre compatriote G. Cuvier, il a été prouvé que le mammouth est une espèce particulière de l’éléphant des Indes et de l’Afrique, une espèce couverte de deux sortes de poils, on comprend très bien que ce quadrupède ait pu vivre et se propager dans les froides contrées du nord. Reste à savoir par quelle catastrophe cette espèce a été anéantie, au point de ne laisser aucun rejeton sur la face actuelle du globe. Mais comme l’a remarqué M. G. Cuvier, c’est un fait qui ne s’applique pas seulement au mammouth; beaucoup d’autres animaux ont également disparu, et on ne les connaît aujourd’hui que par leurs restes fossiles.—Dictionnaire des sciences naturelles tome 28.

(6) Une Notice sur Goethe, publiée en allemand par M. Ouwaroff, et une autre sur le prince de Ligne, publiée en français, attestent chez le ministre de l’instruction publique en Russie une rare connaissance des langues étrangères et une grande habileté d’écrivain.

Qu’il me soit permis de citer encore parmi les fonctionnaires de l’université de Pétersbourg M. le recteur Pletaieff. En le signalant comme un des hommes qui honorent cette vaste institution, j’accomplis un acte de justice et j’obéis à un sentiment de cœur.

(7) Cette inscription était à peu-près conçue en ces termes: «Je Brûle moi-même ma maison pour qu’elle ne soit pas occupée par ces-chiens de Français».

(8) Grande et haute thehiére en bronze, meuble essentiellement populaire et national.




La guerra di Crimea (1853-1856) - Elenco dei testi pubblicati sul nostro sito

1853
LETTRES SUR LA RUSSIE, LA FINLANDE ET LA POLOGNE PAR X. MARMIER
1855
CONDIZIONI INTIME E MISTERIOSE DELLA RUSSIA TRATTE DA DOCUMENTI AUTENTICI
1855
IL VERO AMICO DEL POPOLO - Domenico Venturini - 1855 (Gennaio-Giugno)
1855
IL VERO AMICO DEL POPOLO - Domenico Venturini - 1855 (Giugno-Dicembre)
1855
Sunto di geografia della Crimea e degli stati limitrofi illustrata da quattro carte diligentemente incise
1856
Discussioni alla Camera dei Deputati  del Regno di Sardegna - Trattato di pace - Parigi 30 marzo 1856
1856
La questione italiana al Congresso di Parigi nell’anno 1856
1856
La questione d’oriente - cause - andamento diplomatico - conchiusione della pace - protocolli e trattati
1856
Il trattato di pace di Parigi 30 marzo 1856 e le convenzioni annesse - seconda edizione
1871
La Russia e il trattato di Parigi del 1856 - Pensieri del cav. Pietro Esperson
1881
Il congresso di Parigi (1856) - Conferenza dell'on. comm. Giuseppe Massari
1882
Le guerre dell’indipendenza italiana dal 1848 al 1870 di Carlo Mariani
1891
Nicolas I et Napoléon III - Les préliminaires de la guerre de Crimée (1852-1854) d’après les papiers inédits de M. Thouvenel
1896
La spedizione sarda in Crimea nel 1855-56 narrazione di Cristoforo Manfredi compilata colla scorta dei documenti
2014
In Crimea nacque l’ITALIELLA. L’inizio dei misteri d’Italia passa per l’oriente di Zenone di Elea


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Nicola Zitara mi chiese diverse volte di cercare un testo di Samir Amin in cui is parlava di lui - lho sempre cercato ma non non sono mai riuscito a trovarlo in rete. Poi un giorno, per caso, mi imbattei in questo documento della https://www.persee.fr/ e mi resi conto che era sicuramente quello che mi era stato chiesto. Peccato, Nicola ne sarebbe stato molto felice. Lo passai ad alcuni amici, ora metto il link permanente sulle pagine del sito eleaml.org - Buona lettura!

Le développement inégal et la question nationale (Samir Amin)










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