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Gaetano Filangieri e la ricerca della felicità di Zenone di Elea [Aprile 2022]

Vita ed opere di Gaetano Filangieri: Elenco dei testi pubblicati sul nostro sito

OEUVRES DE G. FILANGIERI TRADUITES DE L’ITALIEN

NOUVELLE ÉDITION ACCOMPAGNÉE D’UN COMMENTAIRE PAR M. BENJAMIN CONSTANT

ET DE L’ÉLOGE DE FILANGIERI PAR M. SALFI

TOME PREMIER

A PARIS

CHEZ P. DUFART, LIBRAIRE,

QUAI VOLTAIRE, N° 19

M. DCCCXXII

ÉLOGE DE GAETANO FILANGIERI

L’éloge que j’offre au public est moins consacré à Gaetano Filangieri qui en est l’objet, qu’aux hommes destinés à remplir ses vues philanthropiques. Les éloges qu’on a publiés jusqu’ici ont payé le tribut de la plus juste reconnaissance (1); mais ce qu’il importe pour nous, c’est de rappeler ces souvenirs qui, en nous montrant ce qu’il a fait de mieux, nous montrent aussi ce qu’il reste y à faire pour achever son ouvrage.

Filangieri est pans doute, de tous les plus A, grands publicistes de l’Europe, celui qui a le plus contribué à former l’esprit de son siècle, et surtout de sa nation. Mais il ne s’est pas borné à faire le bien de ses contemporains, il a voulu préparer encore celui des générations à venir; et les hommes qui sont appelés à les éclairer ne sauraient l’oublier sans méconnaître l’objet de leur destination. Sous ce. point de vue, je me propose de retracer tous les efforts que Filangieri dut faire pour suivre sa vocation; de quelles maximes et de quelles vertus il fit usage pour l’accomplir, et quelle influence il a exercée à l’avantage de ses concitoyens et de l’humanité.

Qu’on ne cherche point, dans mon travail, ces vains artifices de rhétorique dont la vérité n’a jamais besoin. Je n’expose, je ne groupe que les circonstances les plus remarquables de la vie civile et littéraire de Filangieri. En relevant ce qu’il y a de plus honorable pour lui, je ne tairai pas ce. que je crois pouvoir être encore utile à mes lecteurs. Peut-être se rencontrera-t-il dans cet éloge quelques détails qui auront moins d’intérêt pour les François que pour la nation à laquelle Filangieri appartenait. Mais que l’on pardonne à un de ses compatriotes cette sorte de partialité, que je ne saurois, que je ne dois pas même chercher à éviter. D’ailleurs, la cause de Filangieri et celle de sa nation n’est-elle pas aussi la cause de tous les grands hommes et de tous les peuples?

I

On a cru ajouter un nouvel éclat à la gloire de Filangieri en exaltant la noblesse de sa famille, l’une sans doute des plus illustres d’Italie. Il était né à Naples, en 1752, de Césare, prince d’Arianiello, et de Marianna Montalto, de la maison dès ducs de Fragnito. On a été lui chercher des aïeux parmi ces Normands, compagnons de Roger, qui, après avoir conquît la Sicile et la Pouille, en firent une des monarchies nouvelles. Tuccel, un de ces prétendus héros, eut pour fils Angerius, dont les descendants retinrent le nom de Filangieri.

Mais à quoi bon rechercher des titres qui, en nous rappelant un plus, ou moins long exercice de privilèges, loin de constituer un mérite dans ceux qui en jouissent, ne pourraient au contraire que-nous prévenir contre leur éducation? Cette circonstance, en effet, faillit gâter dans Filangieri le plus bel ouvrage de la nature, en lui communiquant les préjugés de ses ancêtres; et, s’il tira quelque avantage de sa naissance, c’est qu’elle lui fournit l’occasion de résister à l’esprit de famille, de se mettre en opposition avec tout ce qui l’entourait et pouvait l’éblouir. Étant le troisième des fils de sa famille, les coutumes de ce temps-là le condamnaient au métier des armes,(?) ou à quelqu’une de ces professions encore plus oiseuses, destinées en quelque sorte à dédommager les malheureux de sa caste, de ce que l’injustice et l’humanité leur enlevaient. Il n’avait pas encore cinq ans lorsque ses parents le consacrèrent à la carrière militaire, et, à l’âge de sept ans, il était déjà enseigne dans un régiment napolitain.

On commença par lui donner cette instruction élémentaire qui ne tend ordinairement qu’à prévenir les enfants contre toute espèce d’instruction, alors même qu’elle ne se borne point à cette apparence de savoir qui souvent est pire que l’ignorance même. Malheureusement, de tous les pays plus ou moins civilisés, le royaume de Naples était à cette époque, celui où l’on négligeait le plus l’instruction première, sans laquelle toute instruction ultérieure devient très difficile, et demeure toujours imparfaite. La noblesse sur-tout en confiait le soin à des pédante grossiers et barbares, qu’elle ne distinguait presque pas de la classe des domestiques. Filangieri, comme tops les enfants de sa condition, eut le malheur d’être livré à un précepteur de cette espèce, qui, suivant la méthode vulgaire, commença par lui faire apprendre la grammaire latine. C’en fut assez pour que le jeune élève se dégoûtât et de l’étude et du précepteur. Il était naturel que son esprit rejetât tout ce qui lui était hétérogène; on prit. cette réaction pour l’indice de son incapacité; mais il démentit bientôt cette injuste prévention.

Le premier objet qui fixa son attention, et par lequel il annonça te qu’il pouvait devenir, fut la géométrie. Assistant un jour à la répétition d’un théorème d’Euclide que faisait un de ses frères, il s’aperçut, quoique ne suivant pas les mêmes leçons, que celui-ci s’était trompé, et, lui faisant remarquer sa méprise, avec une sorte d’impatience, il le remit sur la voie (2). Ce trait fit entrevoir le genre de talent dont Filangieri était doué, et les progrès qu’il aurait pu faire dans les sciences exactes si on l’y avait applique. Dès ce moment, on changea le plan d’éducation du jeune élève, et on ne tarda pas à avoir la certitude qu’il était né pour acquérir des connaissances véritables, autant qu’il avait paru repousser d’abord un système d éducation opposé.

Cependant ses parents, persistant dans l’idée de faire de lui un militaire, ne considéraient les mathématiques que sous le rapport qu’elles ont avec l’état auquel ils l’avaient destiné. Filangieri, de son côté, apprenait à en apprécier de plus en plus l’étendue et l’importance. Il y puisait cette lumière extraordinaire qui devait développer en lui des organes propres à saisir et à calculer les rapports innombrables que le spectacle de la nature dévoilait chaque jour à ses yeux. Enfin, sûr de la capacité et de l’énergie de son esprit, il franchit les limites ordinaires des mathématiques pures, pour se familiariser avec toutes les sciences dépendantes de leur application. Ainsi, la géométrie seule fournit à Filangieri l’occasion et les moyens d’avancer dans la carrière scientifique; et ce fut par elle qu’il contracta cette habitude de raisonnement et de méthode qu’on admire par-tout dans ses conceptions et dans ses écrits.

A l’âge de quatorze ans, obligé de suivre les intentions de sa famille, il commença son service, et se trouva exposé non seulement à toutes les distractions, mais à tous les vices qui, dans la profession des armes, passent pour des qualités aimables et presque nécessaires. Heureusement, sa nouvelle position ne le détourna pas de ses premières études. Il eut à se réjouir même d'y trouver assez de loisir pour se livrer à ses occupations littéraires. On aurait dit que l’exemple et la nullité de ses camarades lui inspiraient à-la-fois plus d’aversion pour la profession des armes et plus d’amour pour les sciences. Combien de fois sa conduite ne fut-elle pas.un reproche pour ceux même à qui elle avait paru le plus étrange? Ce fut ainsi, au milieu des armes, que se développa dans Filangieri cet amour de la vérité, qui en fit un des philosophes les plus utiles au genre humain.

On ne sait pas précisément quelle méthode ü suivit dans ses études, ni de quel secours lui furent les conseils et les leçons d’autrui; et je ne vois pas même de quelle utilité serait à l’éloge de Filangieri le tableau ordinaire des sciences et des arts dont on l’a probablement occupé, tableau que pourrait tout au plus entreprendre son panégyriste dans l’intention de faire parade de sa propre érudition.

De l’analyse de ses écrits, et sur-tout de la partie où.il a traité spécialement de l’éducation publique et privée, on pourrait mieux déduire peut-être l’étendue et l’efficacité de ses études particulières; car les idées des écrivains sur cette matière, loin d’être le résultat de l’instruction qu’ils ont reçue, prouvent ordinairement qu’ils en ont senti le vice. En effet, tout ce que Filangieri a proposé au sujet de l’instruction nous fait assez connaître qu’il n’approuvait nullement celle qu’on lui avait donnée. Nous allons cependant indiquer quelques circonstances positives qui serviront à donner quelque idée de ses études privées. L’amour des sciences se développait en lui à mesure qu’il en connaissait l’importance; et cette noble passion devint extrême aussitôt qu’il eut aperçu la nature et l’intérêt de celle qui montre à l’homme ce qu’il est et ce qu’il pourrait devenir. La morale, prise dans le sens le plus étendu, et par conséquent l’économie, la politique, la législation, devinrent l’objet favori de ses études. Dès-lors toutes les sciences n’eurent d’intérêt et d’attrait pour lui qu’autant qu’elles avaient de rapport avec les sciences morales et politiques. Il.connut, il suivit enfin sa vocation, et, ne pouvant la concilier avec l’état militaire auquel il s’était soumis, il s’opposa ouvertement aux desseins de sa famille, et,se consacra tout entier aux occupations de son choix.

Filangieri n’avait que dix-sept ans lorsqu’il prit cette résolution courageuse. C’est de cette époque qu’il faudrait suivre la marche de son esprit, voir par quelles épreuves et au milieu de quelles difficultés il avança dans son entreprise. Sans doute il refit alors les études qu’il reconnut plus ou moins nécessaires pour atteindre son but. Il s’occupa sur-tout de l’éloquence et de l’histoire.

On lui avait enseigné ce qu’on prend vulgairement pour de l’histoire et pour de l’éloquence; il dut bientôt s’apercevoir que l’une n’était qu’une espèce de roman destiné à entretenir l’oisiveté de là plupart des lecteurs, et que l’autre n’était propre qu’à étouffer les germes de cette faculté merveilleuse dont elle usurpe lé nom. Ce fut dans les classiques anciens qu’il apprit à connaître l’objet et l’importance de l’éloquence et de l’histoire, et il vit en même temps combien ils étaient supérieurs aux auteurs modernes. Les premiers lui paraissaient toujours profondément pénétrés de ce qu’ils exposent ou conseillent, tandis que ceux-ci, lors même qu’ils possèdent le plus de savoir et de talent, lui semblaient n’écrire ordinairement que pour faire parade de leur esprit. Il accorda la préférence aux anciens, qu’il prit pour modèles et pour guides.

Tacite lui fit contempler l’homme et la société parvenus à une dégradation extrême; et ce fut dans les annales de ce grand écrivain qu’il apprit à connaître tous les abus du pouvoir, et jusqu’où peuvent aller les vices des esclaves et les crimes des tyrans. Il en avait traduit quelques livres, pour mieux suivre cette profonde analyse qui saisit et révèle les ressorts les plus secrets du cœur humain. Il traduisit également plusieurs harangues de Démosthènes, de cet orateur qui mieux qu’aucun autre a montré l’usage qu’on devrait faire de, la véritable éloquence. Filangieri avait reconnu quelle ne devrait servir qu’aux grands intérêts publics, qui seuls peuvent l’inspirer, et dont l’absence la rend si rare chez les mode rites.

Nous verrons par la suite combien ces deux, écrivains ont été profitables à notre auteur pour peindre les horreurs du despotisme et de la servitude, et pour nous faire détester de plus en plus l’une et l’autre.

Filangieri s’occupa de travaux bien plus importants encore sur les écrivains politiques de l’antiquité; dans ses ouvrages, il nous donne souvent assez de preuves de la juste admiration qu’il avait conçue pour Platon. Il reconnaissait dans sa République et dans son Traité des Lois, le type le plus parfait de la justice et de l’état social, mais il trouvait en même temps que ce type ne pouvait nullement s’appliquer à l’homme de Tacite, qui, malheureusement, est l’homme de presque tous les siècles. Il lui paraissait que les vues d’Aristote pourraient mieux se concilier avec l’expérience des temps et la condition de la société. Comme ce philosophe avait recueilli et examiné la plupart des législations anciennes, Filangieri envisageait sa doctrine politique comme un résultat comparatif des essais de l'antiquité dans ce genre.

II entreprit donc d’extraire la substance de tous les livres politiques d’Aristote, qu’il rédigea en maximes en les désignant, à l’exemple de Bacon, par le titre d'Aphorismes politiques. On a trouvé quelques fragments de ce travail parmi ses papiers.

Filangieri dut faire les mêmes essais sur les. auteurs modernes les plus célèbres; mais là marche de son esprit fut si rapide, et le besoin de se rendre utile si pressant pour lui, qu’il sembla ne plus s’instruire que pour faire partager en même temps ses connaissances au public. L’histoire de.ses études ne sera donc plus désormais que celle de ses écrits, ou publiés ou projetés. Il avait à peine dix-neuf ans lorsqu’il conçut le plan et entreprit l’exécution de deux ouvrages dont le sujet. prouve assez quelles étaient les idées qui l’occupaient déjà à cette époque. Il voulait tracer-un plan d’éducation pour les peuples et un cours moral pour les princes.

La corruption de la société avait d’abord frappé l’esprit de Filangieri. Plus il en était indigné, plus il désirait y apporter remède. Il avait compris que ce n’est que par l’éducation publique et privée qu’on peut conserver ou rétablir des habitudes et des mœurs convenables à la destination des hommes, et sans lesquelles les meilleures institutions sociales seraient toujours contradictoires et infructueuses. L’instruction primaire et fondamentale,qui prépare, soutient et rassure toutes les autres, qui est la base et la sauvegarde de toutes les lois, et le seul moyen par lequel l’homme et la société puissent atteindre leur but, est l’éducation la plus convenable, la plus conséquente et la plus complète. Le développement de cette idée si féconde était l’objet de l’ouvrage qu’il avait entrepris en 1771, sous le titre: De l’éducation publique et privée.

Mais pouvait-on espérer l’exécution d’un si noble dessein sous l’influence d’un souverain absolu et de courtisans corrompus, dont l’exemple et l’autorité entraînent nécessairement le reste de la nation? Filangieri vit donc qu’un projet d’éducation publique, quelque excellent qu’il pût être, manquerait toujours son but, tant que celle des princes ne recevrait point auparavant d’amélioration. Il.conçut, d’après les vœux de Platon, la possibilité et l’espoir de former ou de corriger les rois. Il ne pouvait pas se persuader, malgré le trop grand nombre d’exemples, que les princes les plus dépourvus de moyens ou les plus indifférents au bonheur de leur pays, pussent méconnaître toujours la vérité, même après l’avoir entendue. Il crut possible de réussir à la leur faire aimer, et, dans cette croyance qui prouve du moins la bonté de son cœur, il commença par exposer dans un traité particulier, morale des princes fondée sur la nature et sur-l’ordre social.

Tels étaient les premiers travaux que Filangieri consacrait à la félicité publique, lorsque de nouveaux obstacles vinrent traverser encore sa noble carrière et arrêter ses projets. Voyant qu’il se montrait plus disposé pour les lettres que pour les armes, ses parents résolurent d’en faire du moins un homme de robe qui pût soutenir l’éclat de la famille. Filangieri, pour ne point paraître indocile ou paresseux, reproche qu’ils étaient assez injustes pour lui faire, céda à leurs instances, et, en 1774, à l’âge de vingt-deux ans, il embrassa la profession d’avocat. Il crut sans doute pouvoir concilier ses vues et ses affections avec les intérêts et les moyens de ce nouvel état. Interprète des lois, il espérait défendre les droits des innocents, des veuves, des orphelins; et. plein de cette noble idée, il s’élança dans ce chaos judiciaire où fermentent sans cesse les éléments de l’intrigue, de la fraude et de la discorde.

De toutes les sciences cultivées alors par les Napolitains, la jurisprudence était la moins avancée, quoique la plus répandue. Ce n’est pas qu’elle manquât de professeurs accrédités; elle en comptait quelques uns qui l’avaient ornée des fleurs de l’érudition et éclairée des lumières de la Critique. Elle se glorifiait des noms d’Aulisio, de Gravina, de Capasso, de Giannone (3). Mais leurs ouvrages, leurs efforts et leurs exemples étaient comme perdus dans la foule des jurisconsultes et des avocats. Ceux même qui respectaient ce petit nombre ne se donnaient aucune peine pour suivre leur exemple. Ils se contentaient de les citer quelquefois dans l’école. Tous les autres, loin de professer la véritable jurisprudence, ne cherchaient qu’à profiter de ses défauts.

Lodovico Muratori fut le premier, en Italie, qui attira l’attention en attaquant ouvertement tant d’abus. Dès l’année 1742, il avait démontré la nécessité d’une réforme judiciaire, que les intentions bienveillantes de Charles III firent espérer de voir réaliser dans le royaume de Naples. Cette réforme, reconnue plus ou moins nécessaire dans tous les états de l’Europe, l’était encore plus pour le royaume de Naples, où l’abus était à son comble. A peine se trouva-t-il un Napolitain, Aurelio de Gennaro, qui essaya de suivre en quelque sorte l’exemple de Muratori; tous les autres, confondant l’intérêt du corps avec celui de la profession, s’opposèrent de toutes parts à ces projets de réforme; et le savant auteur des Défauts de la jurisprudence fut signalé comme un novateur hétérodoxe, qui voulait renverser la république des avocats. Ce fut dans cet esprit que plusieurs jurisconsultes, et entre autres Francesco Rapolla et Pasquale Cirillo, dirigèrent leurs écrits apologétiques contre Muratori (4).

Telle était la forme repoussante sous laquelle la jurisprudence se présentait aux yeux de Filangieri. Quelle fâcheuse impression ne dut-elle pas produire sur l’ame d’un jeune philosophe déjà habitué à ne goûter que la vérité? Toutefois il ne se découragea pas; il attendit, il saisit la première occasion favorable d’être utile à sa profession et à son pays.

Le marquis Tanucci, d’abord professeur à Pise, ensuite ami et ministre de Charles III; roi de Naples, avait assez de lumières pour connaître les vices du barreau napolitain, et assez de courage pour en méditer la réforme (5). Il ordonna la rédaction d’un nouveau code plus approprié aux circonstances et aux besoins de la nation. Pasquale Cirillo, le même jurisconsulte qui avait attaqué Muratori, fut principalement chargé de ce travail. Ce code parut enfin, en latin et en italien, sous le titre de code Carolino, en honneur du roi sous le règne duquel il avait été rédigé. Mais, sait à cause des préjugés qui en empêchèrent la sanction, sait plutôt par ses imperfections, il n’eut d’autre autorité que son titre. On le cite à peine aujourd’hui, comme un monument des intentions louables du roi et de son ministre, et en même temps comme une preuve de la grande difficulté qu’on rencontre à faire le bien public, lorsque des 'circonstances favorables ne l’ont pas assez préparé.

Persuadé peut-être de l’impossibilité d’une réforme générale, Tanucci se borna à diminuer au moins les abus du pouvoir judiciaire. Un de ces abus, sans doute le plus grave de tous, était l'arbitraire des tribunaux. Ils s’attribuaient la faculté d’interpréter les lois selon les opinions des docteurs, et les unes et les autres, par je ne sais quel esprit d’équité, qui finissait par substituer' à la loi le bon plaisir ou le caprice des juges. Le ministre éclairé, voulant arrêter ce scandait, fit proclamer, au nom du roi, une ordonnance par laquelle il était prescrit aux juges de motiver et de publier leurs sentences, conformément aux lois existantes, et suivant même une certaine forme syllogistique qui semblait dictée plutôt par un dialecticien que par un législateur. Il y était ordonné, de plus, dans le cas où les lois ne se trouveraient pas assez claires ni assez déterminées, ou manqueraient entièrement, de consulter directement le souverain, qui seul interpréterait les lois existantes, ou donnerait celles que le besoin ferait réclamer.

A cette innovation, les avocats et les juges pressentirent, les uns la ruine de leur trafic, les autres la diminution de l’autorité qu’ils avaient usurpée.

Ils crièrent donc au scandale. Ils se flattaient d’en imposer au ministère lui-même, en faisant accroire que le salut de l’état était en danger. Filangieri ne put contenir sa juste indignation contre ces réclamations captieuses et bruyantes, que dictait l’intérêt particulier des uns, et que répétait l’ignorance des autres. Convaincu de la nécessité de la nouvelle loi, ainsi que de la mauvaise foi de ses détracteurs, il écrivit en peu de jours et publia ses Réflexions politiques sur la dernière loi du souverain, relative à l’administration de la justice (a).

C’était la première fois que Filangieri se présentait au public comme écrivain; et, dès son début, il annonça de quel esprit il était animé. «Fort de l’exemple de Brutus et de Thrasibule, disait-il, je saisis, pour faire le bien de mes concitoyens, la première-occasion qui se présenté, quelle que sait son importance. Loin de m’arrêter aux cris confus de la multitude, je n’en sens que redoubler davantage le désir de me dévouer solennellement à ma patrie; puisse cette mère bienfaisante agréer le serment que Je fais ici de ne vivre désormais que pour elle (b)!»

Qu’on ne regarde pas ce premier élan d’un jeune écrivain comme un lieu commun de rhétorique: sa conduite ultérieure ne sera que l’accomplissement le plus religieux de son serment.

(a) Naples, 1774.

(b) Introduction.

Ce premier ouvrage est divisé en deux parties. Dans la première, l’auteur démontre que la liberté civile, consistant dans l’obéissance la plus exacte aux lois, et les lois n étant, ou plutôt ne devant, être elles-mêmes que des pactes sociaux, si la volonté de quelques individus usurpe la place de la volonté du législateur, la loi est alors exposée aux intérêts et aux caprices des particuliers, et par conséquent devient inconstante, illusoire, éphémère. Il en conclut que la nouvelle loi, prévenant ce danger, devait être considérée comme la sauvegarde des autres lois, et comme le soutien indispensable de la liberté civile. Il rappelle l’état du peuple romain qui, étant tombé dans l’anarchie et sous le despotisme de ses magistrats, se vit réduit au point d’envier sa première servitude sous la tyrannie des Tarquins. C’est pour cela que les bons législateurs, en donnant des lois, ont toujours défendu, ainsi que le fit Justinien, de les commenter ou d’y substituer l’autorité des docteurs. Si néanmoins une foule de commentateurs et d’interprètes ont inondé l’Italie, la France, l’Espagne et sur-tout l’Allemagne, il ne reste d’autre moyen pour rétablir l’empire de la loi que de brûler, d’après le conseil de Leibnitz, tous leurs nombreux et immenses volumes.

Il n’en est pas moins vrai que tout ce que Filangieri reprochait aux juges pouvait être également adressé aux ministres du souverain, ou à quiconque eût dicté des lois en son nom. Mais ne pouvant changer la nature de l'hypothèse, il laissa aux lecteurs intelligents le soin de tirer les conséquences de ses principes, dont l’application tenait à une réforme plus imposante encore et plus générale. Au surplus, il est toujours moins dangereux que. la loi sait dictée et interprétée, par le même organe, que si elle était abandonnée à l’interprétation des magistrats, dont les opinions, $t les intérêts ne peuvent être que plus variables et plus discordants.

Filangieri alla encore plus loin dans la.seconde partie de son ouvrage; il semblait s’approcher du moins de la véritable théorie qu’il ne pouvait pas exposer tout entière. Il proposait une. espèce de commission législative, dont les membres, sous le nom de censeurs, auraient été chargés de réduire et de généraliser les lois existantes, et de signaler celles qui auraient pu être abrogées comme nuisibles ou inutiles. Mais il était bien loin encore de préluder à l’établissement de ce pouvoir législatif ou représentatif qui étant exercé par la nation ou par ses députés, constitue seul sa souveraineté et sa liberté.

Les publicistes les plus éclairés, et le ministre même auquel Filangieri avait dédié son ouvrage, applaudirent aux connaissances du jeune auteur, et l’encouragèrent dans son entreprise, en lui présageant les plus beaux succès dans la carrière qu’il avait embrassée. Mais, moins flatté des avantages que lui promettait Ce premier triomphe, que dégoûté par l’aspect des désordres aux quels il aurait été sans cesse exposé, il se prévint de plus en plus contre la profession d’avocat; et, ne pouvant s’accoutumer à vivre au milieu de tant d’abus et de tant de docteurs qu’il ne pouvait ni réformer ni tolérer, il dit adieu au barreau, et reprit, pour s’y livrer exclusivement, ces études paisibles qu’il préférait, et auxquelles la nature l’appelait impérieusement.

De retour dans sa solitude, il ne cessa pas cependant de rechercher le petit nombre de sages qui le chérissaient déjà autant qu’il les estimait. Il.fut introduit dans leur société, où, à l’exemple des pythagoriciens, leurs ancêtres, ou plutôt leurs modèles, séparés du reste des hommes.corrompus et asservis, ils professaient les maximes de la philanthropie la plus pure. De ce. temps-là, cette école secrète n’était pas à Naples ce qu’elle était ailleurs, ou ce qu’elle est devenue depuis: un exercice puéril de quelques formalités insignifiantes, ou, ce qui est pire encore, un instrument favori du despotisme, qu’elle devrait surtout abhorrer. Ce degré de dépravation n’avait point encore pénétré chez les Napolitains. On ne pouvait pas non plus les comparer à ces enfants qui, au dire d’un ancien, s’amusaient à manier la massue d’Hercule, et à s’adapter son masque. Plus.isolés, et par conséquent moins exposés à la corruption, ils conservaient quelques restes des institutions primitives. Ainsi Filangieri trouva, dans cette société, ce que le royaume de Naples possédait alors de plus vertueux et de plus éclairé. Ce fut là qu’apprenant à mieux connaître encore les.droits de l’homme, et contemplant en même temps le sort du juste et de l’innocent, il sentit le besoin et conçut le dessein de ne servir dorénavant que la cause de l’humanité.

Mais dans quel état se présentait-elle à ses yeux? par quelles vicissitudes avait-elle passé? quels avantages avait-elle recueillis dé sa propre expérience? quelles espérances pouvait-elle concevoir pour l’avenir?... Tel fut l’objet de ses recherches et de ses méditations.

Filangieri avait déjà compris que l’homme n’était plus sur le chemin de. sa première destination; qu’il s'égarait toujours plus, ou qu’il n’employait pas tous les moyens nécessaires pour se remettre sur 1g voie; que la société enfin, dont le but était de le perfectionner, l’avait au contraire dénaturé, en ne faisant de lui qu’un être misérable, et un esclave. Obéir et croire aveuglément; abandonner ses intérêts les plus chers au caprice d’autrui; se faire un honneur de son avilissement et de son esclavage; regarder comme des vérités et des vertus les erreurs et les vices les plus contraires à sa nature et à sa dignité: voilà, en peu de mots, la longue histoire des peuples civilisés de l’Europe. Mais, ce qu’il y a de plus triste encore, Filangieri voyait par-tout les mêmes imperfections, les mêmes causes, la même misère. Les peuples qui se croyaient les plus avancés ou les mieux réformés, n’étaient, à ses yeux, que l’ouvrage mal combiné de plusieurs éléments que la tradition, l’imitation ou le hasard(.) avait rassemblés. En effet, de nouveaux, états s’étaient élevés sur les ruines de ceux qui les avaient précédés; d’autres, après leurs catastrophes, s’étaient réorganisés; mais aucun n’avait encore réussi à se donner une existence politique telle que l’exigeaient ses besoins et ses droits. Oh avait aperçu pu pressenti quelques vérités partielles; on avait réformé tout au. plus quelques préjugés les plus frappants, mais en confirmant ou tolérant tous les autres, qui rendaient ces réformes inutiles ou même nuisibles. La Suisse, l’Angleterre, la Hollande, les États-Unis d’Amérique, qui sans doute avaient devancé de beaucoup les autres états, ne présentaient que des efforts magnanimes, que des essais plus ou moins heureux, mais pas un modèle de législation complété et conforme aux bons principes sous tous les rapports. Citerons-nous, après ces exemples, les projets ou les codes d’un Joseph II, d’un Léopold, d’un Frédéric? Quoique, de leur temps, les lumières aient été plus généralement répandues, cependant ces projets et ces codes étaient bien loin de satisfaire à tous les. besoins de leurs peuples.

Les philosophes né manquaient pas toutefois de relever ces imperfections et de proposer des moyens pour les faire disparaître. La plupart ne parlaient que de réformes: c’était le cri général. Mais personne n’osait envisager le mal dans tous es détails et dans son ensemble.

Le seul qui entreprit de passer en revue tou» les défauts de la législation existante, d'en rechercher, d’en proposer les remèdes, de donner enfin un plan de réforme le plus convenable à tous les états du monde civilisé, fut Filangieri. Dès-lors il ne s’occupa que de cette nouvelle conception. Tout ce qu’il avait déjà ou examiné, ou pressenti, tout ce qu’il.avait médité sur l’éducation publique et privée, tout ce qu’il avait remarqué sur la morale des princes et sur les abus dé la jurisprudence, tout lui servit pour exécuter son projet.

Mais, tandis qu’il était entièrement absorbé dans son travail qui exigeait la plus sérieuse application, l’esprit de famille tenta encore de l’en détourner. Serafino Filangieri, archevêque de Naples, qui ne pouvait souffrir que son neveu, considéré déjà comme un homme de beaucoup de talent, languît dans une obscurité, selon lui, méprisable, indigne de sa naissance et du nom de ses aïeux, essaya dé l’enlever à la philosophie pour l’attacher à la cour, destination qu’il jugeait la plus convenable à l’honneur de sa famille. Filangieri se prêta aux désirs de son onde, ne voulant pas contrarier sa volonté, ou plutôt par l’espoir de mettre à profit sa nouvelle position et de, la rendre encore plus utile à l’exécution de son plan, en étendant davantage sa propre expérience.

Il fut nommé, en 1777, majordome de semaine, gentilhomme de la chambre du roi, et officier du corps royal des volontaires de la marine. Il n’avait alors que vingt-cinq ans; mais sa raison était assez éclairée pour ne point se laisser surprendre par les illusions du nouveau théâtre où il se trouvait transporté, et où la nullité et les vices les plus méprisables prennent ordinairement les formes les plus séduisantes. Loin de s’affaiblir, l’âme de Filangieri s’affermit encore plus.

A l’exemple de ces héros qui se perfectionnaient davantage, à mesure que le spectacle des vices s’offrait à leurs yeux, il apprenait à apprécier la vertu d’autant’ plus qu’il la voyait généralement méconnue. Enfin la cour ne fut pour lui qu’une école. Autant que le service le lui permettait, pendant que ses collègues s’adonnaient à l’oisiveté et à l’ennui, Filangieri, retiré à l’écart, se livrait à ses méditations, multipliait ses remarques, rédigeait ses pensées. On l’a vu souvent continuer au corps-de-garde le travail qu’il avait été obligé de suspendre dans son cabinet. Ainsi, plus franc, plus conséquent que tant d’autres qui se sont trouvés dans la même position, il ne professa que la vertu, n’enseigna que la vérité; et, au milieu des gens d’épée et des courtisans, phénomène très rare et fort singulier, il composa et publia la Science de la Législation.

Filangieri avait cru pouvoir renfermer dans sept livres tout ce qui a rapport à cette-science.

Les deux premiers volumes avaient à peine paru en, 1780, que les ennemi du mérite et de la vérité essayèrent de troubler le repos de l’auteur, et de faire plus encore, d’arrêter la continuation de l’ouvrage. Filangieri, fort de l'approbation des sages et de celle de sa conscience, ne se désista pas de son entreprise. «Je n’ai pas entrepris ce travail pour mon avantage particulier, écrivait-il à un de ses amis, mais uniquement pour le bien de tous les hommes. Quant à moi, je me suis proposé de vivre loin des affaires. Je n’écrirais pas, si les erreurs, les vices qui ac« câblent la société, ne m’en imposaient le devoir. Cet affreux spectacle est toujours présent à ma pensée. Veuille le ciel m’accorder le bonheur de remédier en quelque manière à tant de désir ordres! Puissent les princes eux-mêmes exaucer mes vœux pour la gloire de leur nom et pour la félicité de leurs peuples (a)! »

(a) Voyez Fabroni, Vitae Italorum, etc., vol. XV, p. 356.

Filangieri continue son ouvrage avec cet espoir; et en 1783, il publie le troisième livre en deux volumes.

Les suppôts de la féodalité et de la superstition redoublent leurs manœuvres; mais ni les menaces ni les faveurs ne sauraient attiédir le zélé de notre auteur; il persiste dans son dessein; pour hâter le complément de son ouvrage, il se retire dans une maison de campagne, près de la petite ville de Cava, à la distance de huit lieues de la capitale, et en 1788 il fait paraître le quatrième livre de la Science de la législation, en trois volumes.

Comblé de faveurs et de distinctions par le roi de Naples, qui, loin de suivre les vues malfaisantes de ses courtisans, après avoir donné à l’auteur une commanderiez l’avait doté d’une autre encore plus riche, Filangieri s’occupait, cette même année, de son cinquième livre, lorsque des obstacles plus forts vinrent entraver son travail. Il avait réussi jusque-là à les surmonter tous. L’esprit de famille, les distractions de l’état militaire et les contrariétés du barreau, les séductions et les faveurs même dé la cour,, rien n’avait pu l’arrêter ni le détourner. Mais il ne put résister à l’état de faiblesse et de souffrance qu’augmentait sans cesse son application. Dès 1781, il s’était trouvé exposé à de fréquentes coliques, qui exigeaient la suspension du travail et un changement de régime. Filangieri, qui ne vivait plus que pour son ouvrage, espérait toujours, au milieu de ses douleurs, avoir assez de force pour l’achever. Il donnait même à ses méditations le temps qu’il était auparavant obligé d’employer à la cour, ou dé consacrer à l’amitié. L'opiniâtreté de' son travail rendit ses coliques plus violentes et presque continuelles; deux fois, il faillit succomber. Il passa de Cava à Vico-Equense, dans l'espoir de trouver dans ce changement d’air ce qu’il ne devait attendre que d’un changement dans sa manière de vivre. Mais il voulut foire de nouveaux efforts, et il avait commencé la deuxième partie du cinquième livre de la Science de la législation, lorsqu’il mourut de la maladie qui le tourmentait depuis long-temps, le 21 juillet 1788, n’ayant pas encore accompli sa trente-sixième année.

On s’occupa, aussitôt après sa mort, de recueillir ce qu’il avait laissé de son travail. On ne trouva que la première partie du cinquième livre terminée, que l’on a publiée, et l’indication du sujet des chapitres de la seconde partie. Nous allons tâcher de suivre la trace des idées et des intentions de notre auteur, et d’évaluer notre perte par l’importance de ce qu’il nous a laissé et de ce qu’il se proposait de nous donner encore.

II

On ne saurait apprécier au juste l’ouvrage de Filangieri et les efforts qu’il lui a coûtés, si l’on ne se fait une idée de la marche que la science dé la législation avait suivie jusqu'à son temps, et du degré d’élévation auquel elle était parvenue. Les sciences morales et politiques sont', de toutes les sciences, celles qui ont commencé à se développer le plus tard. Les premiers qui s’en étaient occupés, après lès anciens, n’avaient lait tout au plus que commenter, d’après quelques autorité de Platon ou d’Aristote, dont ils ignoraient absolument la doctrine, la tradition de certaines maximes vulgaires ou coutumes dominantes. Les Italiens eux-mêmes qui, à la renaissance des lettres, se trouvaient avoir conservé, au milieu dé leurs vicissitudes et de leurs agitations, quelques traces ou quelques souvenirs plus ou moins altérés de leurs anciennes institutions, songeaient. plutôt à défendre ce qu’il leur restait de liberté, qu’à en rechercher et à en développer h théorie. Malheureusement, lorsque la philosophie commença à s’occuper sérieusement de cet objet, les états et les peuples étaient devenus, et par désuétude et par leur nouvelle position, si étrangers à ce genre de connaissances et de sentiments, que les leçons et les conseils des écrivains furent presque perdus pour eux. La science se trouva ainsi en opposition manifeste avec la législation positive, que l'ignorance et l’erreur avaient consacrée. Mais cette opposition, que la Superstition et le despotisme ont sans cesse augmentée, n’apu toutefois arrêter les progrès d’une science qui seule doit achever la révolution de l'esprit humain. Nous allons jeter un coup d’œil rapide-sur les écrivains les plus distingués qui ont concouru à la restauration de cette science, et dont les essais, les aperçus et même les erreurs ont servi de lumière et d’exemple à ceux qui ont suivi la même carrière, et sur-tout à Filangieri, qui en a tiré le plus de profit.

En Angleterre, Bacon traçant le tableau de toutes les connaissances humaines, pour en reculer les bornes, ne fut pas aussi heureux dans les sciences morales qu’il l’avait été dans les sciences physiques. Hobbes, son disciple, au lieu d’améliorer les vues de son maître, ne travailla qu’à rétablir une théorie ou plutôt à canoniser une. pratique par un genre de faits qui dévorent la faire encore, plus détester. Schaftesbury et plusieurs autres s’étudièrent à fortifier un système tout contraire, qui avait toujours dominé dans les écoles; mais il leur manquait la méthode et L’esprit de Hobbes pour donner à. ce système l’avantage que ce philosophe avait donné au sien. Il était réservé à Locke d’appliquer au gouvernement civil cette analyse qui lui avait servi avec tant de succès à découvrir les ressorts les plus secrets de l’entendement humain.

Les mêmes sciences, en Allemagne, comptaient plus de professeurs que de progrès. Grotius y avait porté des intentions très humaines, et Puffendorf beaucoup de méthode et de raisonnement. Plusieurs autres, qui prenaient le titre imposant de publicistes, n’étaient que de simples jurisconsultes. Les seuls disciples de Leibnitz, et sur-tout Wolf, avaient traité cette matière en philosophes; mais en voulant trop l'approfondir, ils lui avaient donné plutôt un air scientifique et doctoral, que ce caractère d’évidence qui seul devrait distinguer les doctrines les plus importantes.

Quoique Bodin ait entrepris le premier, parmi les François l’analyse de la République; quoique ses concitoyens aient trop tard imité son exemple, ils ne s’en sont pas moins montrés les heureux rivaux de tous ceux qui les avaient devancés. Les principes de Hobbes et les essais de Montaigne ont fourni à Helvétius les éléments de son système. Rousseau, exagérant la doctrine contraire, y porta tant d’éloquence et de sentiment, qu’il accrédita en même temps et ses principes et-ses préjugés. Malgré l’opposition qu’il éprouva de la part des philosophes et des théologiens, c’est à lui surtout que la science doit cet esprit analytique qui lui a fait foire tant de progrès. Mais aucun écrivain politique n’a été aussi universel, aussi ingénieux, aussi original, que l’auteur de l’Esprit des Lois. Malgré ses imperfections, malgré les avantages que le temps avait donnés à ses successeurs, Montesquieu éclipsait encore les meilleurs écrivains qu’il avait fait naître.

L’Italie qui, dès nations civilisées, avait commencé la première à s’occuper de ces études, semblait, tandis que les autres y obtenaient des succès, les avoir entièrement oubliées. On ne lisait, on ne citait même plut Machiavel que pour le réfuter et le faire abhorrer sans le connaître. Ce fut là le triomphe de la superstition romaine, soutenue par les jésuites et combinée avec le despotisme espagnol. La véritable morale avait disparu de ce pays malheureux, ou, ce qui est pire encore, on ne donnait ce nom qu’aux maximes absurdes de l’obéissance la plus stupide et de l’esclavage le plus vil. Les beaux arts même, et quelques genres de littérature plu s agréables qu’utiles, dans lesquels le génie des Italiens ne cessa de se signaler, ne leur servirent à peine qu’à déguiser leur état déplorable.

Enfin Gianvincenzo Gravina fît paraître, au commencement du dix-septième siècle, son grand ouvrage sur les Origines des lois; et bien qu’historique et consacré à la jurisprudence, cet ouvrage fut très utile à l’Esprit des Lois lui-même, et préluda aux théories du Contrat social. Aussitôt après Gravina, Giambattista Vico, écrivain plus original et plus profond que lui, retraçant l’histoire et les vicissitudes des gouvernements, exposa plusieurs théories, toutes neuves et fort ingénieuses, sur divers objets de la législation civile et criminelle. Antonio Genovesi éclaircit les aperçus de Vico, et non seulement il s’étudia à enrichir ses concitoyens de ce que les étrangers avaient produit de meilleur en ce genre, il les encouragea encore à rivaliser avec eux. Mais il était réservé à Beccaria d'indiquer en peu de pages ce que les autres n’avaient pu faire en tant de volumes; son Traité des délits et des peines fut un trait de génie qui étonna et éclaira en même temps tout l’Italie. Dès-lors cette science devint l’occupation favorite des élèves de Genovesi, parmi lesquels on distingua Francesco Antonio Grimaldi et Filippo Brigand, qui analysèrent en philosophes, le premier, les théories sur L'inégalité des hommes, souvent exagérées par Rousseau, et l’autre, la marche progressive des Systèmes législatif et économique dés sociétés (6).

Excepté Montesquieu, tous ces écrivains n’avaient exposé que des principes trop généraux ou quelques parties isolées de la législation. Il manquait encore à tant d’aperçus utiles un corps de doctrine qui les réunît et les complétât, lorsque Schmidt d’Aveinstein publia ses Principes de législation universelle. Mais, outre qu’il s’est arrêté comme tant d’autres à dés idées générales et qu’il a passé sur les détails avec rapidité, son travail est plutôt un essai qu’un ouvrage complet. Filangieri est dope le premier, écrivain qui ait osé concevoir et établir ce système général de législation que réclamaient tous les hommes éclairés de son temps, mais qu’aucun ne se sentait ni la force ni le courage d’entreprendre.

Parmi ses devanciers, dont il compara et apprécia les essais et les travaux, Montesquieu avait fixé le plus son attention; il partit du point où le publiciste fronçais s’était, en quelque sorte, arrêté. Celui-ci s’était borné à nous montrer ce qu’on avait déjà fait de remarquable, Filangieri voulut déterminer ce qu’il restait à faire' de plus juste et de plus utile. L’un n’avait cherché que l’esprit et la raison des lois connues, l’autre s’appliqua à démontrer l’utilité de celles qu’il conviendrait de donner. Cette différence de vues et de but dans les deux auteurs indique assez celle de leur ouvrage, lors même que Filangieri s’est vu obligé de considérer les mêmes objets que Montesquieu. Du reste, il réfute souvent les maximes de ce philosophe, quoiqu’il ne cesse de lui payer le tribut de son admiration et de sa reconnaissance. L’esquisse rapide que je vais tracer de la Science de la Législation montrera mieux encore ce que je viens d’indiquer.

Dans le premier livre de cet ouvrage, Filangieri expose d’abord les règles générales et les plus nécessaires pour former une législation parfaite. N’ayant, comme la société qui la réclame, d’autre but que la conservation et la tranquillité,les lois qu’elle propose ne sont qu’autant de moyens pour atteindre ce but; et c’est là ce qui constitue la bonté et l’efficacité des lois. Il ne suffit pas qu’elles soient justes en elles-mêmes, il faut encore, ce qui est plus difficile, quelles soient appropriées aux circonstances dans lesquelles se trouvent placés les peuples auxquels elles sont destinées. On ne pourrait, sans inconvénient, négliger la nature et le principe du gouvernement, le génie et le caractère des gouvernés, le climat et la fertilité ou la stérilité du sol, la situation et l’étendue du pays, la religion de l’état, enfin l’esprit public de la nation. La connaissance de ces rapports peut seule déterminer quelle législation doit convenir à des peuples contemporains, différents entre eux, ou au même peuple, en des temps différents. Ainsi, suivant les vicissitudes et les circonstances qui développent la perfectibilité de l’espèce humaine, Filangieri montre la nécessité de réformer les lois qui, d’utiles et bienfaisantes, deviennent souvent inutiles, ou même dangereuses. Mais il se garde bien de proposer ces réformes violentes qui ne font qu’empirer le mal que l’on veut réparer; il exige que la nation en sente d’abord le besoin, qu’elle exprime son désir pour celles qui lui sont convenables; qu’elle sait enfin capable de les recevoir sans secousse et sans trouble.

Après ces vues générales, exposées dans le premier livre, Filangieri commence, dans le second, par décomposer la machine si grande et si compliquée de la législation, pour en examiner les parties intérieures les plus importantes. Il s’occupe d’abord d’exposer les principes qui devraient déterminer les lois relatives à la population et à la richesse des nations.

L’Europe lui semble pouvoir contenir encore cent millions de plus d’habitants. Mais comment remplir ce vide immense, si l’on ne détruit les obstacles qui s’opposent à la propagation de l’espèce? Filangieri trouve la plupart de ces obstacles dans les richesses exorbitantes et inaliénables des églises, dans la quantité et la nature des impôts, dans les armées permanentes, dans le libertinage public, alimenté par la condition des ecclésiastiques, des cadets, des soldats, et sur-tout par la pauvreté d’une grande partie de la société.

La richesse, ce premier principe de la force et du bonheur des nations modernes, est l’objet des lois économiques. Les sources de la richesse nationale étant l’agriculture, le commerce et les arts, Filangieri s’étudie à relever les causes funestes qui en arrêtent les progrès, et dont il trouve le plus grand nombre dans les erreurs et les fautes du gouvernement, le vice des lois, et la trop grande étendue des capitales, qui absorbent et anéantissent les ressources des villes subalternes. Le Commerce rencontre ses plus grands obstacles dans la jalousie et la rivalité des nations commerçantes, dans la manie réglementaire des gouvernements, dans les privilèges des colonies, dans la mauvaise foi et l’impunité des négociants, dans la nature des impôts directs, et plus encore dans le système de leur perception.

Mais ce n’est pas assez de lever tous ces obstacles, il faut, en outre, procurer les moyens les plus favorables pour encourager les différents genres d’industrie nationale, les mettre en harmonie, et, suivant les circonstances, lés besoins et les divers rapports des états, préférer tantôt les uns, tantôt les autres. Aussi Filangieri ne se borne-t-il pas à multiplier les richesses dans la nation, il veut encore les y fixer et les distribuer avec le plus d’équité possible. Il cherche pour cela les moyens qui, activant l’industrie, font en même temps que la fortune circule dans tous les rangs de la société. Il s’arrête particulièrement sur le luxe, ce moyen auquel on attribue tant de maux et tant de biens; et qui, sous un nom odieux, répartit cependant les richesses et l’argent avec le plus de rapidité et peut-être le plus de justice. Il en détermine la nature, indique ce qu’il peut avoir d’utile ou de dangereux, et justifie même ce luxe qu’on appelle passif, et que des écrivains célèbres ont regardé comme toujours nuisible à l’industrie nationale, et seulement favorable à celle des étrangers.

De même que les lois politiques et économiques procurent la conservation de la société, les lois criminelles en assurent la tranquillité. L’auteur traite avec plus d’étendue, dans le troisième livre, de cette partie de la législation qui enseigne Fart de prévenir les délits, en faisant qu’il y ait un intérêt plus grand à observer la loi qu’à la violer. L’accusation, la défense judiciaire, la procédure, la nature et la classification des délits et des peines, leur proportion; voilà les objets importants de ses recherches et de ses considérations. Par-tout où il porte son attention, il combat sans cesse et avec cet enthousiasme que lui inspire l’intérêt de l’humanité, les préjugés et les abus qu’il rencontre dans le système criminel de l’Europe. Il gémit tantôt sur les circonstances favorables à la calomnie, et tantôt sur la manière. arbitraire de retenir l’accusé en prison T de l’avilir avant de le condamner, et d’en tirer des aveux par la violence de la douleur. Ici, il se déclare contre les prétendus délits de félonie et contre la peine capitale; là, il condamne l’impunité et tant d’autres abus, introduits par l’ignorance et consacrés par le despotisme et par la superstition. Et sait qu’il rejette les erreurs, sait qu’il rétablisse les vraies théories du droit pénal, il combine toujours les intérêts de la justice avec ceux de l’humanité, et prouve la possibilité d’empêcher l’arbitraire des juges d’effrayer le coupable, d’assurer l’innocent, et de corriger tout le resta des citoyens.

Mais.les lois criminelles capables de prévenir lés délits ne sont pas suffisantes pour inspirer la vertu, qui exige des ressorts d’une nature plus relevée, qu’elle ne peut attendre que de l’éducation, de la morale et de l’instruction publique. C’est dans le quatrième livre, plus étendu encore que les précédents, que Filangieri examine ces trois grands objets.

Il distingue d’abord l’éducation publique de l’éducation domestique, et propose un plan général convenable à toutes les classes de la société. Les moyens qu’il indique pour son exécution lui semblent les plus faciles et les, plus simples, et, lors même qu’on y trouverait quelque chose d’idéal, leur but les justifie et les. ennoblit.

La morale, pour le législateur philosophe, n’est que l’art de diriger les passions et de les mettre d’accord avec l’intérêt général de la société. L’auteur attaque ces moralistes, à-la-fois austères et dangereux, qui déclament contre les richesses, comme si la vertu ne pouvait nullement se concilier avec elles. En supposant même que la vertu se fût montrée quelquefois parmi les anciens chez des peuples pauvres et guerriers, pourquoi ne pourrait-elle pas reparaître et exister chez les, modernes, parmi des peuples industrieux et paisibles? Filangieri avait reconnu, dans la législation, tous les moyens nécessaires pour rétablir cette rare alliance, et rendre,les citoyens vertueux et opulents capables d’être utiles aux autres et à eux-mêmes.

L’histoire trop longue de l'ignorance et des effets funestes qu’elle a toujours eus prouve la nécessité de l’instruction' publique. Si, par l’une l’homme perd la connaissance et l’exercice de ses droits, ce n’est que par l’autre qu’il peut les reconnaître et les revendiquer. Les bienfaits que l’instruction commençait à répandre de son temps faisaient prévoir à l’auteur ce qu’elle pourrait produire encore, et ce qu’on était même en droit d’en attendre. Il indique les causes qui en arrêtent les progrès, les études les plus utiles et les plus convenables,, les méthodes les plus régulières et les plus efficaces. Il suit le développement naturel de l’esprit humain et de ses facultés; il règle successivement l’art de percevoir, de retenir, d’imaginer et de raisonner. Dirigeant ainsi toutes les connaissances vers l’intérêt public, il impose aux philosophes l’obligation de les faire circuler parmi toutes les classes de la société, en les renvoyant tour-à-tour du milieu du peuple à la cour des rois, et de la çour des rois au milieu du peuple; et c’est par-là qu’il espère rendre les rois capables de faire le bien et les peuples susceptibles d’en profiter.

Il y a une force plus puissante encore que les lois civiles, et qui; influant principalement sur l’éducation et sur l’instruction publique, achève l’ouvrage que la législation civile laisse imparfait. Telle est la religion, lorsqu’elle n’est pas altérée par la superstition ou affaiblie par l’incrédulité, que la superstition elle-même fait naître et souvent raffermit. La législation doit prévenir ces deux extrêmes, également dangereux, et tirer de la religion le plus grand bienfait dont elle seule est capable. C’est ce que l’auteur se proposait de traiter dans son cinquième livre, qu’il avait divisé en deux parties.

La première partie était consacrée à l’examen des fausses religions qui ont précédé le christianisme. Ce que Filangieri avance sur le polythéisme, il s’étudie à le.justifier par de longues notes, dont le nombre et l’emploi prouvent non seulement son jugement et son érudition, mais aussi le zèle et l’intérêt qu’il portait dans ce genre de recherches. Se montrant théologien, sans cesser d’être philosophe, il cherche à concilier les intérêts de la religion et de la philosophie, pour l’intérêt de toutes deux. Après avoir indiqué les abus de la première, ou plutôt les maux causés par la superstition, il donne le type d’une religion bienfaisante, digne de la nature qui l’inspire et de l’homme qui la professe. Ce type sublime, Filangieri l’avait trouvé dans le christianisme; et c’est de la manière de s’assurer de ses avantages qu’il devait s’occuper dans la seconde partie du cinquième livre, si la mort n’eût point arrêté son travail.

En parcourant les arguments des chapitres qu’il avait indiqués, on voit que son intention était de démontrer la nécessité d’une religion et les bienfaits du christianisme; d’en corriger ou d’en prévenir les abus, qui souvent en ont dénaturé le sacré caractère, et en ont fait, d’une religion, d’amour et de paix, un instrument d’intolérance et de guerre. Il sentait la nécessité de rétablir ces bornes toujours violées de l’empire et du sacerdoce, dont les prétentions et les revendications réciproques et presque continuelles ont été si souvent scandaleuses et funestes aux peuples. Tout ce qu’a produit, au sein de l’état et de l’église, le mélange bizarre des juridictions temporelle et spirituelle, les richesses excessives et la fainéantise des ecclésiastiques, leur ignorance et leur vénalité,’ tant d’immunités personnelles, réelles et locales, et sur-tout.l’abus.qu’on a fait de la doctrine de l’expiation; tous ces objets, non moins importants que délicats, auraient été discutés par Filangieri avec autant de lumières que d’impartialité. Il se proposait encore de comparer avec la pureté de l’évangile les nouvelles maximes du droit canon qui en a détourné l’esprit primitif; et, traçant l’histoire de cette révolution hiérarchique, il espérait relever l’autorité et la supériorité des conciles sur la prétendue infaillibilité des papes, et la liberté des églises contre le despotisme de la cour de Rome; déterminer les conditions nécessaires des lois ecclésiastiques et les vrais principes suivant lesquels on devrait choisir, former et entretenir les ministres du culte, et fixer en même temps l’exercice de leurs fonctions et de leur pouvoir juridictionnel. Aussi, avait-il le dessein de terminer son cinquième livre par les lois relatives au culte public et à la tolérance, réclamée par la raison et commandée par la religion elle-même.

On avait souvent déjà discuté la plupart de ces objets avant Filangieri ils l’ont encore été depuis, et te seront de même tant qu’on regardera la religion comme un des objets les plus importants de la société. Mais Filangieri, sans doute, y aurait porté cet esprit de justice de conciliation qui souvent manque à la plupart des écrivains qui jusqu’ici se sont occupés de ce genre de discussions.

Il restait encore à rédiger les deux derniers. livres pour compléter la Science de la Législation. Filangieri en avait esquissé l’idée dans le plan raisonné qu’il en avait donné. Le sixième livre devait traiter des lois qui assurent la propriété. C’est là que l’auteur se proposait de généraliser en les réduisant au moindre nombre possible, tout cet amas de lois minutieuses et superflues qui ordinairement, au lieu de garantir la propriété, la rendent incertaine et précaire. Peut être aurait-il réussi, le premier, à développer la vraie théorie qui détermine le droit de propriété et en dirige l’usage peut-être, en la débarrassant de tout ce qui lui est étranger, aurait-il ramené aux principes généraux, ou à leur principe unique, toutes les théories particulières dont elle se compose. Ainsi, il aurait donné à cette partie de la législation la facilité, la précision, la clarté que, malgré les divers essais que l’on a tentés depuis quelque temps, elle réclame encore aujourd’hui. Il espérait, fl semblait pressentir même qu'une main non moins sage que hardie, après avoir cueilli quelques fleurs qui s’élèvent du milieu des ronces de la jurisprudence, brûlerait tout le reste, en le sacrifiant aux divinités de la justice et de la concorde. Cette grande opération vient d’être entreprise après sa mort; mais combien n’en aurait-on pas facilité l’exécution, si l’on avait pu profiter aussi de ses lumières et de ses conseils!

Il avait réservé le septième et dernier livre pour traiter des lois relatives à la puissance paternelle et à l’ordre intérieur des familles. Filangieri avait senti l’importance d'accorder quelques droits.au père de famille sur sa femme et sur ses enfants, et de.trouver un terme moyen entre l’excès de rigueur consacré par les anciens législateurs, et l'excès d’indulgence adopté par les modernes. Convaincu qu’une indulgence excessive a fait plus de mal qu’une excessive rigueur, il voulait relever la puissance paternelle, en rendant aux pères de famille une partie de l’autorité qu’on leur avait enlevée, et rétablir, au milieu des foyers domestiques, un tribunal qui étoufferait les vices dès leur naissance, et qui ne laisserait pas impunis les délits que l’amour paternel et l’honneur des familles obligent de tenir secrets.

Voilà ce que Filangieri avait conçu et publié en peu d’années, et ce qu’il se proposait encore de faire pour compléter son système. Je ne prétends pas avancer ici qu’il ne se rencontre point d’imperfections dans les détails ou dans l’ensemble, ni qu’après trente années d’essais et d’analyses dans le même genre, la science de la législation n’ait pas été perfectionnée; je dis seulement que les imperfections de son ouvrage auraient probablement disparu, s’il avait eu le temps de les corriger, et qu’il aurait sans doute profité des succès qu’il avait préparés à la science. L'éloge de Filangieri n’a besoin ni que l’on taise ni que l’on relève ces défauts quelque critique que l’on puisse faire de son ouvrage, on ne pourra jamais lui contester le mérite d’avoir donné à là science de la législation plus d’étendue, plus d’ordre, plus d’intérêt, sait en refondant ou en faisant entrer dans son vaste plan ce que ses devanciers, avaient indique de meilleur, sait en y ajoutant des idées et des découvertes qui n’appartiennent qu’à lui seul. Personne n’a mieux profité des lumières de ceux qui l’avaient précédé; personne ne les a plus multipliées de son temps; et, quels que soient les progrès que la science a faits depuis lui et ceux quelle fera encore, on n’oubliera jamais ce dont elle est redevable à ses efforts et son génie.

Mais laissons le triste soin de rechercher plutôt les taches que les vertus des grands hommes, à ces esprits médiocres qui, ne produisant rien de bon, espèrent se dédommager en critiquant tout ce que les autres ont fait de meilleur; arrêtons-nous, au contraire, aux qualités de notre auteur les plus remarquables, et les plus dignes d’exciter l’admiration et le désir de les acquérir.

Il faut d’abord respecter en lui cet amour de là vérité qui dicta toutes ses pensées, qui caractérisa tous ses sentiments, et lui fit tout sacrifier pour la répandre et la faire connaître. Convaincu de plus en plus que la vérité ne peut qu’être, utile, plutôt que de la-cacher, il s’était déterminé à souffrir tous les malheurs auxquels sont exposés pour l’ordinaire ceux qui ont le courage de la professer et de l’annoncer.

«Lorsque j’ai pris la plume, dit il lui-même, j’ai juré d’étouffer dans mon cœur toits les sentiments de crainte qui pourraient arrêter le cours de mes pensées; et quand même je n’aurais pas le bonheur d’écrire sous un roi ami de l’humanité, et de trouver ainsi, sur le trône même, mon premier défenseur, la pureté de mes intentions me donnerait cette paix de l’âme qu’il n’est pas au pouvoir de mes ennemis de troubler. Au sein du malheur, je jouirais de ma propre estime et de celle de mes semblables. Heureux dans là solitude, dans l’abandon, dans l’exil, je me rappellerais sans cesse que les persécutions sont honorables lorsqu’elles sont accompagnées des regrets et des larmes des infortunés auxquels on s’est efforcé de tendre une main secourable, quelque faible qu’elle sait (a).»

Sûr de sa conscience et pénétré de l’importance de son objet, il emploie toujours la même franchise, quelles que soient les circonstances qui l’entourent, quels que soient les personnages auxquels il s’adresse. Il tient le même langage aux faibles qu’aux grands. Aucun intérêt personnel, aucune concession pour le rang qu’il occupe n’arrête sa pensée; il ne ménage aucun vice de la féodalité, de la noblesse, du despotisme; loin deles pallier, il les démasque aux yeux de tous. Il ne reconnaît d’autres principes que la justice et une sage égalité, d’autre intérêt que l’intérêt général des peuples; il n’admet d’autre vertu que le devoir de faire le bien.

(a) Liv. III, part. I, chap. XVII, t. II, pag. 378. Édition faite à Livourne, sous la date de Philadelphie, en 1807.

Que cependant on ne le regarde pas comme un de ces écrivains atrabilaires et stériles qui, se plaisant à peindre et à exagérer les désordres publics, plutôt pour en humilier les auteurs que pour les corriger, ne se donnent aucune peine pour leur chercher des remèdes. Filangieri méprisait ces censeurs orgueilleux, comme inutiles et même nuisibles, et faits plutôt pour exciter des troubles que pour les prévenir. Il indique toujours ce qu’il faudrait faire -pour corriger ce qui est vicieux.

Malgré la manière franche et hardie avec laquelle il poursuit les préjugés les plus dominants et les plus dangereux, il ne flétrit pas, au contraire, il plaint ceux qui en sont les auteurs ou qui en tirent quelque profit. Lors même qu’il déclame contre les vices les plus affreux de la société, il ne se permet jamais aucun trait d’amertume ou d’indignation; le seul sentiment qui l’anime est celui que lui inspirent le malheur d’autrui et la honte de ceux même qui en sont la cause. Il juge toujours avec impartialité, il corrige avec humanité, il console par l’espoir du bonheur. Parle-t-il des droits imaginaires de cette caste aussi puissante qu’injuste à laquelle il appartenait par sa naissance seule, il ne fait que déplorer que sa noblesse sait obscurcie par des prérogatives qui la rendent odieuse aux peuples et aux sages (a).

Parle-t-il aux despotes, à leurs ministres, à leurs courtisans, il s’y prend d’une telle manière qu’eux-mêmes, tout en rejetant ses conseils et ses maximes, ne sauraient lui reprocher sa façon de penser et d’écrire (b).

Il n’épargne pas non plus les états les plus accrédités de l’Europe (c), et sur-tout celui qui, après avoir mérité notre admiration par sa constitution et l’exemple qu’il nous a donné, excite le plus juste ressentiment par sa conduite postérieure envers tous les autres.

«Je ne suis pas étonné, dit-il quelque part, de cet esprit de vengeance, de cette haine presque universelle contre un état qui semble l’avoir achetée par ses injustices, contre une nation qui a toujours mieux aimé s’affliger de la prospérité des autres que se réjouir de la sienne. Son patriotisme exclusif, comme les vexations qu’elle a fait-souffrir à ses colonies, lui ont attiré l’animadversion de tous les amis de la liberté et de tous des philosophes, défenseurs hardis, mais faibles des droits sacrés de l’humanité (d).»

Il prévit, il annonça ce que le despotisme devait produire successivement dans toutes les colonies américaines, en Europe, dans l’univers entier.

(а) Liv. III, chap. XVIII.

(b) Liv. III, chap. XXIV, etc.

(c) Liv. I, chap. III, et Liv. II,. chap. XX.

(d) Liv. II, chap. XX, t. II, pag. 46.

Filangieri écrivait à cette époque où les États-Unis donnaient le premier exemple de cette indépendance qui devient de jour eu jour le vœu général de l’Europe et de l’Amérique; et trente ans avant que quelque autre eût répété ses présages, il disait franchement de ces colonies:

«Si elles restent indépendantes, quelle force retiendra celles des Espagnols, des Portugais et des François? L’indépendance ayants une fois commencé à paraître dans l’Amérique anglaise, ne cherchera-t-elle pas à s’établir dans le reste de ce vaste continent? L’Amérique entière deviendra-t-elle pas alors indépendante de l’Europe (a)?... Attendra-t-on qu’une cause commune rende universelle cette fatale catastrophe qui séparera à jamais un hémisphère de l’autre? La mine est toute préparée; une étincelle a suffi pour la faire éclater dans l’Amérique anglaise; il n’en faudra pas davantage pour produire le même effet dans tout le reste de ce continent. On ne peut indiquer à cet évènement une époque certaine; mais il est inévitable (b). »

Il pressentait, il présageait de même la grande révolution de l’esprit humain. Il la voyait dans les lois imprescriptibles de la perfectibilité humaine, il l’envisageait dans l’oppression même des peuples et dans leur réaction indomptable.

(a) Liv. II, chap. XX, t. II, pag. 48.

(b) Liv. II, chap. XXII, t. II, pag.69.

«L’expérience a prouvé, et au-delà, que si les peuples souffrent long-temps du délire des rois, ceux-ci finissent à leur tour par en être victimes. Le temps arrive enfin où la prétendue toute puissance du despote s’évanouit. Le monstre à figure humaine, armé de son sceptre de fer, baisse la tête sous l’invincible main de la nécessité, et tombe avec les débris du trône, de dessus lequel il effrayait les nations (a).»

Mais Filangieri, en prévoyant ce grand changement, qui souvent produit des maux plus grands encore que ceux que l’on cherche à éloigner, en prévoyait aussi les dangers, et s’étudiait à les prévenir. Considéré sous ce point de Vue, on peut regarder son ouvrage comme une méthode de réaliser les effets salutaires d’une révolution raisonnable, sans passer par les horreurs qui raccompagnent d’ordinaire. C’est pour cela qu’il cherche à la préparer de plus en plus, et par ses lumières et par ses conseils. Il espérait tout de la vérité; il voulait que tout philosophe ne se lassât jamais de l’annoncer. «Si les lumières qu’il répand, dit-il, ne sont pas utiles à son siècle et à sa patrie, elles le seront sans doute à un autre siècle et à d’autrès peuples. Citoyen de tous les lieux, contemporain de tous les âges, le philosophe a pour patrie l’univers, et pour disciples tous les hommes (a). »

(a) Liv. n, ch. XXXIII, tom. Il, pag. 136.

(а) Liv. II, ch. XXXVIII, tom. II, pag. 174.

Filangieri était si convaincu de l’empire de la vérité, qu’il espérait que les princes eux-mêmes, prévenus enfin contre la bassesse de leurs ministres, entreprendraient un jour les réformes qu’il osait provoquer (b). «Qui sait, disait-il, si un jour la modération des princes, exauçant les vœux d’un publiciste obscur, n’entreprendra pas une réforme qui pourrait faire changer de face à l’Europe? désir plein de justice et d’humanité, qui ne laisse aucun remords à l’âme qui l’a conçu (c)! »

Je répète d’autant plus volontiers ces vœux et ces sentiments, qu’il me semble nécessaire de les connaître, et plus encore de les partager. Que des âmes indifférentes ou cruelles Regardent ces projets comme les qpves d’un philanthrope. Ils ne seront autres sans doute, tant que le despotisme et la superstition en empêcheront l’exécution, tant qu’on laissera subsister ces restes de barbarie, triste héritage de nos ancêtres, et que des circonstances défavorables rendront l’application de ces projets impossible ou stérile. C’est pour cela que Filangieri attendait tout leur succès de leur coopération ou de son système entier de législation.

Voilà, ce me semble, le grand objet et le véritable esprit de la Science de la Législation de Filangieri. Il ne veut, il ne cherche, il ne propose que ce qui peut assurer la régénération et la félicité du genre humain.

(b) Liv. II, ch. VII, tom. I, pag. 278, et ailleurs.

(c) Liv. II, ch. VII, tom. I, pag. 276.

Il n’écrivait que pour être utile au public; et sans doute ce désir magnanime le porta quelquefois à publier trop vite des ouvrages auxquels il n’avait pas mis assez de correction. C’est à cette cause qu’il faut attribuer cette abondance souvent superflue, et parlais même vicieuse, mais toujours justifiée par les intentions de l’auteur, qui ne cherche qu’à persuader ses lecteurs. De là cet abandon, ces négligences de style, que l’intérêt de ses idées et la rapidité de sa marche ne lui permettaient pas de remarquer, et qui seraient mille fois plus blâmables dans tout autre écrivain qui n’aurait pas les qualités suffisantes pour les faire oublier. Pénétré de l’importance de sa mission, Filangieri ne suit que l’impulsion de la nature; il néglige tous ces petits ressorts de l’art, il prend même quelquefois le ton de l’inspiration, de cette inspiration d’autant plus imposante quelle est l’effet de ta vérité et de la vertu. Il aperçoit, il avoue lui-même ses imperfections; mais il est satisfait de nous donner un ouvrage plus utile que correct. «Malgré les défauts sans nombre u qu’on y pourra rencontrer, on verra toujours dans cet ouvrage le cœur d’un écrivain que l’ambition n’a pas souillé, que l’intérêt n’a pas séduit, que la crainte n’a pas avili. Le bien public est son seul objet, et le zèle avec lequel il écrit lui tient lieu d’ornements oratoires (a). »

J’ai cru devoir relever sur-tout ce genre de qualités, parce qu’elles me semblent caractériser davantage la Science de la Législation, dont tout le mérite ne peut être apprécié qu’à la lecture.

(a) Plan raisonné de l’ouvrage, tom. I, pag. 43.

Mais ce n’était pas la seule production que Filangieri voulait nous laisser. Tout en s’occupant de sa grande composition, il avait conçu le dessein de deux nouveaux ouvrages dont, suivant sa méthode, il avait même rédigé le plan dans sa tête. L’objet n’en était pas sans doute moins étendu et moins difficile; la Science de la Législation étant consacrée à tous les classes de la société, les deux autres ouvrages paraissaient destinés particulièrement à la classe des savants et des philosophes. Il se proposait de donner une Histoire civile, universelle, perpétuelle, et une Nouvelle Science des sciences.

Que la singularité de ces titres, dont se sont parés plusieurs écrits ridicules et bizarres, ne nous prévienne pas contre la pensée et l’esprit de l’auteur. Dans son système d’instruction publique et privée, Filangieri en avait assez dit pour que l’on pense mieux de la nature et de l’importance des nouvelles recherches dont il s’occupait.

Il semble avoir emprunté l’idée de son Histoire civile à son concitoyen Giambattista Vico qui, le premier, avait essayé de tracer la marche progressive et périodique du monde moral, comme Newton avait avant lui calculé celle du monde physique. Vico avait cru donner le type d’une histoire qu’il appelait idéale, éternelle, d’après laquelle se développent et, pour ainsi dire, se déroulent les histoires particulières de toutes les dations, qui se succèdent ou existent ensemble clans la durée des temps et dans l’étendue de l’espace. De même que Leibnitz, il trouvait chaque âge gros de lage qui doit le suivre; mais, ce qui est plus singulier encore, il enchaînait tellement toutes ces époques et leurs vicissitudes successives, que la dernière renfermé la cause du renouvellement de la société dégénérée et dissoute, sans cesse renaissante de ses ruines. Voilà le grand cercle sur lequel Vico faisait perpétuellement tourner le monde civil; et c’est dans ce cercle éternel qu’il contemplait sur-tout les lois de cette providence supérieure, qui a caché les germes de la conservation et de la reproduction des choses morales, comme des choses physiques, dans leur destruction elle-même (7).

Filangieri ne pouvait ignorer cette ingénieuse théorie; il l’a même suivie lorsqu’il a traité du système pénal, relatif à l’état d’une nation (a). Il discutait souvent sur ce sujet avec ses amis, et il avait sans doute aperçu l’imperfection des principes et de la méthode de Vico, à qui le siècle n avait pu fournir toutes les connaissances et tous les moyens nécessaires que l’analyse et l’expérience nous ont donnés depuis, pour mieux déterminer et exécuter son dessein. Il faut donc penser que Filangieri, quand même il eût puisé la première idée de son histoire dans la Science nouvelle de Vico, lui aurait imprimé un caractère original. En effet, aucune des histoires pareilles publiées ou projetées jusqu’à lui n’avait de rapport, comme il le disait lui-même, avec la sienne. Il crut cependant devoir tenir son dessein secret, parce que l’idée en était si hardie, et le plan si étendu, que l’exécution en aurait été peut-être regardée comme impossible.

(a) Liv. III, part. II, chap. XXXV, vol. III, pag. 82.

Il avait néanmoins préparé déjà des matériaux, et il se flattait de voir venir le temps où il aurait pu s’occuper entièrement d’un objet si vaste et si peu connu. C’est dans l’exécution qu’il espérait faire apprécier la nature et l’importance de son ouvrage (a). Malheureusement, son projet ne fut pas exécuté; mais, quoiqu’on ne puisse bien le déterminer, sa pensée devait être bien différente de celle de Vico, et de tous ceux qui ont tâché de l’éclaircir ou de la développer.

Comme Filangieri ne se proposait que de réduire et de généraliser les faits dans son histoire civile, il espérait faire de même des idées dans sa Nouvelle Science des sciences. Après Aristote, parmi les anciens, et Bacon, parmi les modernes, d’Alembert est le premier qui, en recomposant l’arbre encyclopédique des connaissances humaines, tourna notre attention vers leurs rapports, leur filiation et leurs principes.

Mais il fallait aussi couper ces branches parasites, faire disparaître ce feuillage inutile qui en a si long-temps étouffé la fécondité. Montesquieu, depuis trente ans, travaillait, disait-il, à un livre de douze pages, qui devait contenir tout ce qu’on savait de son temps sur la métaphysique, la morale et la politique, et même tout ce qu’on avait oublié dans tant de volumes consacrés à ces connaissances.

(a) Liv. IV, part. I, chap. XXV, art. 5, tom. IV, pag. 203.

C’est de cette indication peut-être que Filangieri avait tiré la première idée de son entreprise; et c’est ainsi que Montesquieu aurait concouru à sa Nouvelle Science, comme il a concouru à la Science de la Législation. Dans le plan d’instruction que Filangieri avait tracé dans ce dernier ouvrage, il n’avait pas négligé de suivre les remarques de d’Alembert (a).

La métaphysique n’était pour lui que la science universelle, qui contient les principes de toutes les autres (a); et ces principes étaient à ses yeux comme des points, d’où toutes les sciences doivent partir, et au-delà desquels l’ignorant et le savant manquent également de moyens pour s’élever encore (b). Peut-être la chaîne de ces vérités elles-mêmes, qui se présente toujours interrompue aux yeux du philosophe, remonte-t-elle jusqu’à ce principe unique et indivisible, mais toujours inconnu, dont elle n’est qu’un développement progressif. Dans cette hypothèse, toutes les sciences et tous leurs principes ‘ne seraient que les conséquences immédiates de ce principe inconnu (c).

(a) Liv, IV, chap. XXV, art. 7, tom. IV, pag. 214.

(а) Ibid. pag.220.

(b) Ibid. pag. 230 et 234.

(c) Ibid. pag. 263.

Mais est-il réservé à l’intelligence humaine d’atteindre ce but suprême? et si ses efforts sont vains ou même ridicules, pourquoi ne pas chercher à mieux évaluer encore, à coordonner ses connaissances positives, et à en reculer les limites autant qu’il lui est permis? Voilà sans doute le moyen le plus sûr de donner aux sciences et à la raison elle-même qui les cultive, le plus grand degré de développement et de perfection; voilà le chemin le plus droit et le plus court pour arriver au point où nos prédécesseurs se sont arrêtés, et d’où, avançant toujours vers le même but et dans la même direction, on parviendrait peut-être à découvrir toutes les vérités qui sont à la portée de l’esprit humain.

Telles étaient les espérances que Filangieri avait conçues sur le progrès des sciences, et tel était l’objet de son nouvel ouvrage, qui en aurait hâté l’accomplissement. Mais on n’a trouvé, après sa mort, qu’une-note de livres qu’il devait consulter pour ce genre de recherches, et un fragment de l’introduction, qui caractérise encore mieux le but et les intentions de l’auteur. Je le rapporte ici en entier, parce-que tout ce qui nous reste d’un grand homme est toujours précieux.

«Que sommes-nous et que pouvons-nous savoir? De quel côté les bornes des sciences sont-elles invariablement fixées, et de quel autre peuton les reculer? Quelle est leur imperfection nécessaire, et quelle est celle que l’on peut corriger? Quels sont les vides qui interrompent la grande chaîne des vérités, et lesquels pourrait-on remplir? Jusqu’à quel point est-il permis de restreindre le nombre des principes, ou ce qui est le même, jusqu’à quel point est-il permis de nous approcher de la vérité unique d’où découlent toutes les autres? Quels sont les obstacles qui nous empêcheront toujours de l’atteindre? Voilà les objets de la Nouvelle Science des sciences; voilà les grandes recherchés qu’elle présente à l’entendement humain.»

Ainsi entraîné par l’importance de son sujet, il s’abandonne à son enthousiasme avec ce sentiment de confiance que lui inspire la probabilité du succès. «Regardons les sciences, poursuit-il, comme les regarde la divinité; plaçons-nous au-dessus d’elles pour mieux les examiner et les juger. Alors, ce qui parait n’avoir qu’un seul aspect, eu aura plusieurs; alors, ce qu’on ne voit maintenant que d’un seul côté, on l’apercevra de tous les autres. Nous contemplerons le sommet de ces grandes masses, et de cette espèce d’archipel nous ferons, autant qu’il est possible, une grande chaîne de montagnes.» (a)

C’est ainsi que Filangieri envisageait l’objet de ses nouvelles méditations; et il aurait été pour nous très intéressant de pouvoir apprécier le résultat de son travail, après les essais de Descartes, de-Leibnitz et de Locke, et avant les efforts de Kant et de ses disciples.

(a) Voyez Éloge historique de Filangieri, par Donato Tommasi, d’où nous avons tiré ce fragment.

D’après ce que nous venons de remarquer sur l’objet de ces deux ouvrages que Filangieri avait projetés, il semble évident qu’ils auraient eu de commun avec la Science de la Législation ce caractère de système et d’universalité qu’il donnait aux conceptions de ses plans. En effet, comme dans celle-ci il avait embrassé les intérêts et les lois de tous les peuples, il se réservait de déterminer dans les deux autres le résultat et l’esprit de toutes les histoires, et les principes de toutes le» sciences. Ainsi, il nous aurait laissé le tableau le plus étendu et le plus complet des connaissances humaines, en nous exposant sous le point de vue le plus élevé ce qu’a de plus important la science des faits, des idées et des lois, ou tout ce qu’il y a de plus certain, de plus vrai, de plus juste, capable de rendre les hommes, autant qu’il est possible, heureux et parfaits.

III

J’ai suivi jusqu’ici l’histoire de l’esprit de Filangieri, il me reste encore à donner celle de son cœur, la plus importante sans doute, et qui même doit compléter la première: car ses actions ne furent toujours que l’expression la plus sincère de ses pensées. Ce phénomène est plus rare qu’on ne le croirait dans l’histoire littéraire et civile des grands hommes. Souvent l’esprit et le cœur ne sont pas d’accord dans le même individu; tel agit qui ne ressemble plus à celui qui écrivait, et excite même notre mépris après avoir mérité notre admiration. Sans parler de Sénèque, ni de Salluste, que d’exemples pareils nous ont appris à nous défier de ces écrivains qui affectent une si grande sévérité de principes! Mais loin de nous ces soupçons désolants! Si l’on n’aperçoit pas toujours une heureuse harmonie entre les écrits et les actions, entre Fauteur et le citoyen, il est encore quelques modèles en ce genre qu’on ne peut se lasser d’admirer. Filangieri est un des plus éclatants. Il a toujours écrit comme il pensait, et il a agi comme il écrivait. Il ne démentit jamais aucun de ses principes, et le même sentiment de bienveillance, le même amour de l’humanité qui dicta ses ouvrages, dirigea toutes ses actions et toutes ses démarches.

Cette vertu, qui développe et nourrit toutes les autres, ou plutôt qui seule mérite ce nom, Filangieri la pratiqua dans tous ses rapports avec la société; et, loin de s’épuiser ou de s’affaiblir, elle acquit en lui plus de force et d’efficacité, à proportion de son développement et de son étendue. Époux, père, ami, magistrat, il fut toujours le même; et cette charité universelle qui caractérise la sublimité de l’évangile, et qui fait des nations les plus éloignées et les plus différentes une seule famille, ne reconnaissant qu’une même origine et qu’un même but, fut toujours le ressort principal de sa morale et de sa conduite.

Je vais ajouter quelques détails à ce portrait moral afin de mieux faire connaître encore l’auteur de la Science de la Législation. Filangieri était doué d’une telle sensibilité que tout ce qui était vrai, beau et grand produisait sur son âme les impressions les plus vives et les plus profondes. Elles ne se manifestaient pas en lui par ce vain éclat qui se dissipe bientôt avec elles; il les recevait avec un calme qui souvent paraissait de l’indifférence; mais la raison qui les éclairait les rendait pures et durables. Ainsi disposé par les passions les plus nobles et les plus énergiques, il ne put long-temps éviter les douces impressions de l’amour. Il connut, il aima Caroline Frendel. Cette dame hongroise avait été envoyée par l’impératrice Marie-Thérèse, à la cour de Naples, pour diriger l’éducation de l’infante, seconde fille du roi. Dans cette tâche, aussi importante que difficile, elle déploya les plus belles qualités de lame et de l’esprit. Filangieri sut les apprécier; découvrant chaque jour en elle des rapports avec sa manière de sentir et de penser, son attachement devint d’autant plus fort qu’il était inspiré et justifié par les vertus les plus estimables. Il l’épousa en 1783, et dès ce moment elle fut la compagne de ses études, de ses pensées, comme de sa vie.

Ce fut alors qu’il demanda et obtint du roi la permission de se retirer de la cour, dans une maison de campagne près de Cava. Dans cette paisible retraite, il unit aux plaisirs de l’étude les doux sentiments de l’amour et de l’innocence, et les ennoblit de plus en plus par ces mêmes qualités qui les avaient inspirés.

Filangieri eut le bonheur d’être père. Pendant le peu d’années qu’il vécut avec sa femme, il eut trois enfants, dont les deux mâles, Charles et Robert, vivent encore. Il ne les destina pas comme il l’avait été lui-même par ses parents, à être les héritiers d’un vain nom de famille, ou ce qui est pire encore, des privilèges et des préjugés de leurs aïeux. Ses affections paternelles étaient d’une tout autre nature; elles n’exprimaient à-la-fois que l’espoir et le désir empressé de mettre ses enfants de moitié dans ses sentiments et dans ses projets. Souvent il passait Je la sévérité de ses méditations et de ses travaux, aux amusements et aux caresses de ses fils, qui devaient le suivre dans sa carrière. Il se passionna tellement pour ces objets de son affection que leurs maux devenaient le signal des siens; et l’on assure qu’une couche malheureuse de sa femme et une maladie grave de son fils aîné, altérant sa santé, hâtèrent le terme de sa trop courte existence.

Il y a des âmes rétrécies qui restent pour l’ordinaire absorbées par les affections domestiques, qui étouffent en elles tous les autres rapports sociaux; Filangieri, au contraire, y trouvait de nouveaux éléments pour resserrer et multiplier les relations qu’il avait contractées, ou que l’occasion lui présentait. L'amitié était en lui le fruit de l’affinité des idées et des sentiments; aussitôt qu’il apercevait des talents et des vertus capables de concourir à l’accomplissement de ses vœux bienfaisants, il ne pouvait se dispenser d’estimer et d’aimer. Né pour être l’ami de tous les hommes de bien, il ne se trompa presque jamais dans le choix des siens, et il ne compta peut-être de perfide parmi eux qu’un homme d’église qui, après avoir reçu de lui plusieurs faveurs, n’eut pas honte de se placer à la tête de ses calomniateurs.

Dès que Filangieri avait donné sa confiance à ceux qui la méritaient, il les regardait comme appartenant à sa propre famille, comme les guides et les amis de ses enfants. Aussi, sa société ordinaire réunissait-elle tout ce que le royaume de Naples avait de plus choisi et de plus remarquable dans la littérature et dans la philosophie. C’est là qu’on apprenait à s’estimer les uns les autres, et à se prendre mutuellement pour modèles; c’est là que la liberté des opinions diverses tendait à nourrir l’accord des sentiments et des devoirs; c’est là enfin qu’on entendait souvent discuter les Pagano, les Baffi et les Cirillo, dont les malheurs et la mort ont prouvé, dans la suite, combien, ils étaient dignes de l’amitié et de la confiance de Filangieri (8). Souvent on a vu renouveler entre eux ces entretiens académiques que Xénophon, Platon et Plutarque nous ont tracés. Mais quelle que fut la force de leurs liens, Filangieri les surpassait tous en amitié, et ce qui était vertu dans les autres était chez lui un besoin de la nature.

Sortons maintenant de l’enceinte de sa famille, et suivons-le au milieu de ses concitoyens. Animé de l’amour de la patrie, il avait déjà montré, par ses études et par ses écrits, combien il désirait le bonheur de la sienne. Il ne la perdit jamais de vue. Non content d’en exposer les malheurs, il leur indiqua des remèdes, et fit tous ses efforts pour les faire appliquer. L’esprit du ministère, dans le royaume de Naples, était alors dominé par l’autorité d’Acton; et les intérêts de ce ministre, favori de la reine et vendu à l’étranger, n’étaient ni ceux de la nation, ni ceux du roi (9). Filangieri gémissait avec ses amis sur cette triste influence, qui dénaturait tous les rapports de son pays avec les autres nations, et, plus hardi qu’eux, il ne cessait de condamner hautement les détours et les vues perfides de ce ministre étranger. Souvent, on craignit qu’il ne devînt, comme tant d’autres, la victime de son zèle et de son patriotisme; et il ne dut sans doute sa sûreté qu’au ton de modération, d’impartialité et de douceur avec lequel il exprimait les vérités les plus hardies, et qui forçait ceux mêmes dont les maximes et les démarches étaient toutes différentes, à respecter ou à tolérer les siennes.

Mais, ce qui a le droit d’étonner, sait l’empire tout puissant de la vérité qui, malgré la barrière des courtisans, pénètre quelquefois jusqu’au trône, sait l’impression favorable que la franchise même de Filangieri avait produite sur son roi, sait enfin la force de l’opinion publique, qui souvent en impose aux ministres et aux princes eux-mêmes, l’auteur de la Science de la Législation fut nommé, en 1787, un des membres du conseil suprême des finances. C’est dans sa gestion qu’il faut sur-tout apprécier le patriotisme de Filangieri.

L’institution de ce conseil dans-le royaume de Naples était encore toute récente. Le but de ce ministère, comme on le sait, a presque toujours été d’augmenter le luxe de la cour aux dépens de la nation, et sur-tout de la classe la plus nombreuse, la plus active et la plus utile. Les ministres tels que les Sully et les Colbert ont, de tous temps, été fort rares, et l’on ne trouve ordinairement dans ceux qui sont revêtus de ce titre imposant que des fauteurs de la misère publique, dont tout le talent est de la perpétuer en la déguisant. Je n’ose avancer qu’en 1782 le conseil des finances ait été établi, à Naples, dans un esprit pareil; mais s’il est vrai qu’il concourut aux mesures que l’on exécuta dans la Calabre, après le tremblement de terre qui dévasta, en 1783, la plus grande partie de cette province, on est fondé à soupçonner qu’il n’était pas non plus très favorable aux intérêts du peuple. On y envoya un des favoris de la cour, un homme dont le nom est encore associé aux plus tristes souvenirs de cette époque. Il fut chargé d’enlever à cette malheureuse province ce que le plus terrible fléau avait épargné; et il nes’acquitta que trop bien de sa funeste mission. Néanmoins, ce que l’on peut assurer, c’est que ce ministère, malgré l’empire des circonstances, eut des conseillers assez éclairés et assez vertueux pour refuser leur sanction au projets odieux de la majorité de leurs collègues. Un des premiers nommés fut l’abbé Galiani, qui, par ses écrits, avait déjà montré à ses concitoyens et aux étrangers qu’il possédait les connaissances nécessaires pour l’exercice de semblables fonctions. On lui adjoignit ensuite le.célèbre marquis Palmieri qui, après s’être occupé de perfectionner l’art de la guerre, se consacra-tout entier à des études plus utiles et plus conformes à son paisible génie. Nommé directeur de.ce conseil des finances, il prouva combien il est difficile de faire le bien de sa nation, même avec les intentions les plus pures, lorsqu’on n’a pas les moyens de faire adopter ses vues. Ne pouvant mettre les siennes à exécution, il les publia. C’était instruire le public de la différence de ses principes personnels et des opérations du ministère, et léguer ses idées à ceux qui pourraient et voudraient eu profiter par la suite (10).

Quoique possédant des manières beaucoup plus persuasives, Filangieri ne réussit pas non plus à réaliser tous ses projets, en ce qui regardait la partie spéciale de son administration. Elle avait besoin d’une réforme générale que les préjugés et les intérêts du gouvernement ne permettaient pas encore. Du reste, si, dans le court espace d’une année que dura son ministère, il ne put espérer de voir couronner ses efforts, il eut toujours la gloire d’opposer une noble résistance aux agents du despotisme ministériel, et, quelquefois même, il eut le bonheur de l’emporter sur eux et de faire prévaloir son avis. Jamais il ne chercha les intérêts de son roi que dans ceux de la nation même. De toutes les classes de la société, celle qu’il préférait était la classe la plus laborieuse, et par conséquent la plus utile, celle où se trouvent les agriculteurs; et cette préférence marquée, la seule qu’on pût lui reprocher, était moins en lui l’effet de la partialité que d’une justice rigoureuse. Quand il ne pouvait faire le bien qu’il s’était proposé, il gémissait delà dureté du gouvernement envers ses concitoyens, et ne cherchait pas à cacher la douleur et les larmes qu’elle lui causait.

On a trouvé parmi les papiers de Filangieri Un travail qu’il avait fait, étant conseiller des finances. C’est un monument de la franchise et du zélé avec lesquels il s’opposait aux préjugés les plus invétérés du gouvernement, en soutenant les intérêts de-la nation. On s’occupait alors de rectifier l’administration de cette vaste plaine du royaume de Naples, destinée aux pâturages, et qu e l’on nomme le Tavoliere de Pouille. Du temps de Varrou, ce n’était qu’un domaine public; mais, au quinzième siècle, il se trouvait partagé entre le fisc, les barons, les églises et les particuliers. Les Aragonois le réduisirent à la condition de domaine royal, et vers la fin du siècle passé il rendait au fisc la somme de 499,255 ducats. Mais on suivait encore la coutume barbare de faire choisir, les meilleurs herbages à ceux qui dénonçaient le plus de fraudes dans la déclaration du nombre de ses troupeaux que chacun était tenu de faire aux agents du gouvernement. Pour mettre un terme à ce scandale, on proposa de donner à bail, pour six ans, ces portions de terrain; ce qui devait donner lieu à une emphytéose à perpétuité (11). Filangieri fut consulté. Il exposa son avis avec cette liberté qui honore et le magistrat qui en fait usage et le roi qui l’écoute. Il entra dans des détails sur le vice d’économie et les inconvénients pour la morale du système usité, ainsi que sur les avantages de celui qui méritait de lui être substitué. Il ne manqua pas de faire sentir que cette réforme, même isolée, devait être regardée comme indispensable dans un état de choses qui exigeait d’ailleurs une réforme générale et complète.

Filangieri ne perdait pas de vue ces grandes opérations économiques qui, accréditées par l’autorité de quelque nation puissante, font souvent la ruine de celles qui n’ont de raison pour s’y livrer que l’exemple des autres. Dans un de ses entretiens avec Mario Pagano et quelqu autre de ses amis, il avait énoncé sa manière de penser sur la dette nationale de l’Angleterre et sur le fonds d’amortissement qu’elle venait d’établir en 1787. Il prévoyait toutes les conséquences de J une, et regardait l’autre comme un moyen de tromper les peuples et d’augmenter l’influence du gouvernement. Il ne pouvait se persuader que G. Playfer eût tâché de justifier le premier désordre, et comparait les considérations que cet écrivain avait exposées dans un traité particulier (a) à celles que Richard Price avait publiées sur le même sujet, relativement à l’importance de la révolution d’Amérique, et aux moyens de la rendre utile au monde entier.

Filangieri envoya ses remarques à un de ses amis, le 14 juin, un mois environ avant de mourir. Il était justement prévenu contre une nation qui, fière de son indépendance et de sa liberté, n’en pèse pas moins sur les autres.

Ses abus et ses prétentions lui paraissaient aussi funestes à la liberté et à la paix de l’Europe, que l’exemple de sa réforme et de sa constitution lui a été profitable. On assure que dès que Filangieri entra au conseil des finances, il osa soutenir, en présence d’Acton lui-même, de ce ministre dévoué entièrement aux Anglais, que leur système commercial était humiliant pour tous les états. Dans la dernière séance où il siégea avant de mourir, tout fatigué qu'il était, il s’efforça d'être encore utile à ses concitoyens, en démontrant combien ce despotisme était fatal aux peuples, sur-tout au royaume de Naples. Tels furent lès derniers soupirs du magistrat citoyen.

>Quelques personnes ont trouvé fort singulier que Filangieri unît au même degré l’amour du christianisme et celui de la philosophie, comme si la morale de l’une et de l’autre n’était pas la même.

(a)An Essay on the national debt.London, 1787.

Il professa, il chérit toujours une religion au sein de laquelle il était né, et qu’il trouvait si conforme aux sentiments de son âme. Ses mystères, ses rites eux-mêmes avaient à ses yeux quelque chose d’imposant et de solennel qui la lui rendait encore plus respectable. Il y apercevait des allusions à quelques théories évangéliques les plus importantes, et plus encore aux rapports de l’homme avec la nature et sa cause première.

Ce qui l’avait prévenu davantage en faveur de sa religion, et ce qui l’attachait si fortement à sa pratique, c’était ce qu’elle contient de plus grand, de plus sublime, de plus utile pour l’humanité, la charité universelle. La religion chrétienne n’était pas à ses yeux la religion des Grecs, des Romains, des Arabes; elle n’était pas catholique de nom et sc bornant dans le fait au petit' nombre de fanatiques et d’hypocrites qui se fout un devoir de persécuter ceux qui ne pensent pas comme eux; elle était pour lui telle quelle doit être, la religion de l’homme de tous les temps et de tous les climats. Il consacrait ainsi, par le cachet de la religion, ce que la raison et le sentiment lui dictaient de plus pur et de plus utile, et l’exercice de ses devoirs était le culte qu’il jugeait le plus digne de la Divinité. Du reste, il tolérait tous ceux qui n’avaient pas les mêmes opinions que les siennes. On.aurait dit même qu’il regardait comme chrétiens tous ceux qui étaient humains, bien faisants et tolérants comme lui. Enfin, sa religion était telle qu’il l’a. exposée dans ses écrits; et c’est ce qui la rendait respectable même à ceux qui ne la professaient pas.

Les rapports que Filangieri découvrit entre le christianisme et cette société philanthropique à laquelle il était initié, lui firent étendre encore davantage la sphère de son humanité. Le but sublime de cette institution, l’efficacité de ses moyens, la coopération de ses adeptes, le frappèrent tellement qu’il la regarda comme l’école la plus convenable à la perfectibilité de l’espèce humaine. C’était l’alliance des hommes les plus sages pour hâter l’instruction et le bonheur des peuples. Il y trouvait la méthode la plus simple et la plus puissante pour fonder et propager avec non moins de rapidité que de succès l’empire de la vérité. C’est là qu’il professa le plus ses principes, qu’il pratiqua ses vertus; c’est dans cette société qu’il portait et déposait ses lumières, que ses collègues et ses disciples s’empressaient de recueillir et de répandre. Il en devint ainsi l’ornement et l’appui principal, et il la rendit encore plus utile.

Sa bienfaisance universelle n’était pas une théorie abstraite et stérile de son esprit, c’était le besoin et l’occupation de son cœur. Tout homme souffrant, quels que fussent sa condition, son pays et sa couleur, excitait son intérêt et méritait ses soins. Malheureusement, sa fortune se trouvait de beaucoup inférieure à la somme des bienfaits qu’il aurait voulu répandre; mais il ne cessait de faire des économies domestiques pour porter des secours aux infortunés. Sa charité active et ingénieuse employait mille-moyens de se multiplier. Tantôt, on le voyait soutenir de son bras le laboureur indigent accablé par le poids des années et des infirmités; tantôt visiter quelque chaumière pour y porter des consolations et des conseils. Des larmes souvent accompagnaient ses bienfaits; mais bientôt la sérénité ordinaire de sa physionomie reparaissait et annonçait la satisfaction de son âme.

Qu’on ne regarde pas comme exagéré et peu probable ce que je viens de dire de la sensibilité de Filangieri. Non; je n’ai fait qu’indiquer les traits principaux du tableau. L’humanité était sapassion dominante; elle caractérisait ses autres qualités, qui toutes lui étaient subordonnées: Il ne pensa, n’écrivit, n’agit, ne vécut enfin que pour faire des heureux, et pour jouir de leur bonheur.

Filangieri avait-reçu de la nature tout ce qui constitue cet esprit de persuasion qui exprime et qui communique ses idées et ses sentiments aussi vivement qu’il les a conçus, et avec d’autant plus d’effet qu’il semble exclure tout effort étranger de l’art. Sait qu’il exposât ses maximes, sait qu’il pratiquât ses vertus, il leur donnait une force nouvelle par ce ton de douceur et de modestie, et par ces manières aimables dont il les accompagnait. Sa candeur, sa sincérité, son désintéressement, sa prudence, tout servait, tout concourait à rendre son éloquence victorieuse. Ses qualités physiques le servaient également bien en cela; sa haute taille, son maintien noble et grave, la régularité de ses traits, l’expression de sa physionomie, qui respirait la sensibilité la plus tendre, et qu’une légère teinte de mélancolie rendait encore plus douce et plus prévenante, semblaient ajouter à la pureté de ses principes et à l’importance de ses conseils. Ce n’est qu’à cette heureuse combinaison qu’il dut sans doute ce pouvoir si grand sur tous les esprits qui étaient à portée de l’apprécier, et ce charme magique qui rendait aimables les vertus les plus sévères et faisait écouter les vérités les plus fortes.

Quelle amélioration dans les mœurs de ces concitoyens n’aurait-on pas dû attendre d’un homme doué de qualités aussi belles et aussi rarement réunies, s’il n’avait été arrêté par la mort au milieu de sa carrière? Que de conseils, que d’exemples il aurait encore donnés! quels malheurs publics il eût peut-être prévenus quelles réformes heureuses il aurait fait adopter à son siècle, à sa nation, qu’il eut avancée, sans doute, si la nature lui avait accordé quelques unes de ces années qu’elle prodigue souvent à des êtres malfaisants ou inutiles! Et c’est cette perte irréparable que pleurèrent ses contemporains, et que pleurent encore aujourd’hui ses successeurs!

Ce jour de calamité publique m’est encore présent. A peine la mort du citoyen vertueux fut-elle annoncée, que la tristesse et le deuil se répandirent par-tout dans le royaume de Naples et dans l’Italie entière. Cette mort fut pour les amis de la philosophie et de l’humanité le présage d’autres malheurs. Chacun avait fait une perte, chacun la sentit; et de tous les hommages qu’on rendit jamais à la mémoire d’un bon citoyen, d’un ami de l’humanité, aucun ne fut plus général que les larmes dont on arrosa sa tombe.

Ces témoignages de l'amitié et de la reconnaissance se conservent encore dans plusieurs écrits, où Cirillo, Pagano, Jerocades, Galdi et tant d’autres qui lui ont survécu, ont laissé à la postérité les plus beaux souvenirs de ses vertus et de leurs sentiments (12).

IV

La mort prématurée de Filangieri, en nous privant de ce qu’il nous avait donné -lieu d’attendre de lui-même, n’a point arrêté cette bienfaisante influence qu’il exerçait sur son siècle, et que son nom et ses ouvrages répandent de plus en plus parmi nous. Le souvenir de ses vertus et de ses principes-se conserve toujours, sur-tout chez ses concitoyens; et ses œuvres, où survit la meilleure partie de lui-même, sont pour eux ce qu’étaient pour les anciens ces monuments où l’on gardait les restes des héros, comme un moyen de salut et de prospérité pour leur pays. Sous ce rapport, on peut bien dire que Filangieri vit encore; qu’il instruit, qu’il éclaire sa postérité, et sur-tout sa nation, d’une manière si active,'si directe, que ce serait lui faire tort que de ne pas lui attribuer la plupart des.progrès que la raison et la philosophie ont faits en Italie, et principalement dans le royaume de Naples. Nous serions bien injustes de ne point reconnaître et de ne point apprécier cette influence salutaire qui, s’étendant de lui jusqu’à nous, nous oblige de retracer la meilleure partie d’une époque qui lui appartient sous tant de rapports.

La plupart des écrivains qui, pendant leur vie, ont joui de beaucoup de considération, n'ont laissé souvent à la postérité que de vains noms, et les titres plus stériles encore de livres entièrement oubliés. Ceux même dont les ouvrages méritent d’être lus et médités ne sont connus quelquefois que d’un très petit nombre de lecteurs, en sorte qu’on peut dire qu’ils n'existent plus pour le commun des hommes. Giambattista Vico, illustre écrivain, dont nous avons si souvent parlé, et que l’étendue de ses connaissances et l’originalité de ses pensées font encore apprécier aujourd’hui, compte cependant plus d’admirateurs que de lecteurs; et, parmi ces derniers, il en est peu qui soient à portée de l’entendre. Le genre historique, traité depuis par Giannone, aurait pu intéresser une classe d’hommes plus nombreuse; mais l’esprit de discussion auquel cet.auteur s’est trop livré et ses recherches critiques, indispensables pour son temps et pour le dessein qu’il s’était proposé, ont fait de son histoire un ouvrage recommandable pour les savants, et principalement pour les jurisconsultes. Genovesi qui, plus que tout autre sans doute, a répandu parmi les Napolitains l’empire de la raison, s’est borné à l’enceinte de son école. Il fut le premier qui accoutuma la philosophie à parler l’idiome national,qui l’orna de fleurs et de grâces, pour la rendre encore plus agréable à ses jeunes élèves. Cependant, il ne put se débarrasser de quelques opinions et de quelques formes de l’école, qui ne sont pas toujours favorables à l’intérêt de la vérité. On pourrait en dire autant des publicistes les plus célébrés des autres nations, sans en excepter la France elle-même qui, plus que toutes, a su mettre les sciences à la portée du plus grand nombre, en leur donnant plus de clarté, de méthode et de précision. Montesquieu, Rousseau, Helvétius, qui ont voulu éclairer les peuples sur leurs plus grands intérêts, ont employé un langage qui ne correspond pas toujours à leurs intentions (13).

Il faut l’avouer: c’est Filangieri qui, le premier, a su parler à toutes les classes de la nation; il a dévoilé les vérités les plus importantes, dont on avait fait avant lui une espèce de mystère, et les a offertes en présent aux peuples, qui tous ont le même intérêt à les connaître et à les mettre à profit. Ainsi, ce qu’ont fait Fontenelle de l’astronomie, Condillac de la métaphysique, et Voltaire de presque toute la philosophie, Filangieri l’a fait particulièrement de la législation; il a été plus loin que Socrate parmi les anciens: il la rendue presque familière à tous les rangs parmi les modernes. Quel est en effet celui de 6es lecteurs, même le moins éclairé, qui, en parcourant son ouvrage, ne se croie au niveau de l’auteur? Quel est celui qui, en le lisant, ne se trouve entraîné par cette force de persuasion qui renverse tous les obstacles opposés par l’ignorance ou par les préjugés? Quel est, enfin, celui qui ne s’étonne, ou ne doute même que de telles vérités aient été si long-temps méconnues? C’est là, selon moi, la principale, et peut-être l’unique cause, qui fit que \a. Science de la Législation triompha de tous les complots que l’envie, la féodalité et le fanatisme formèrent pour arrêter son influence. Tous leurs efforts ne servirent qu’à l’augmenter encore davantage. Qu’on nous permette de tirer un instant de l’oubli ces méprisables intrigues, pour faire rougir ceux qui seraient tentés de les renouveler, et pour montrer en même temps comment elles concoururent à établir la réputation de l’auteur.

Aussitôt que son ouvrage parut, ne pouvant en contester le mérite, on commença par l’attribuer à tout autre qu’à son véritable auteur, dont l’âge semblait peu compatible avec une telle production; Cette inculpation, à laquelle d’autres grands hommes ont été en butte, prouvait tout au plus que les adversaires de Filangieri avaient plus d’années et moins de talents que lui. Mais ce bruit fut bientôt démenti par la continuation de l’ouvrage, et par l’emploi continuel que Filangieri fit, en toute occasion, de ses lumières et de son jugement. Le premier triomphe du jeune écrivain engagea la jeunesse napolitaine, qui cultivait les' sciences avec le plus de ferveur, à défendre la cause de Filangieri, qui était aussi la sienne. Elle pressentait les progrès qu’à son exemple elle serait capable de faire dans une si noble carrière, progrès que ne peut atteindre une vieillesse indolente et prévenue, dont les années multiplient les difficultés pour détruire l’erreur et reconnaître la vérité.

À mesure que la réputation de Filangieri croissait, des ennemis plus puissants et plus adroits dirigeaient contre lui des attaques qui eussent pu lui être funestes, s’il n’avait su les tourner contre eux-mêmes. Un mathématicien, professeur à l’université de Salerne, espérant peut-être faire plus de bruit qu’il n’en faisait dans sa chaire, adressa, en 1782, à Filangieri, une lettre dans laquelle il entreprenait la défense des majorats, des fidéicommis, des biens féodaux, objets qu’il regardait comme des éléments indispensables d’une constitution monarchique telle que celle de Naples. Filangieri, pour toute réponse, publia le troisième livre de son ouvrage. L’avocat du féodalisme fit reparaître, en 1784, sa lettre, qu’il crut rendre plus remarquable par de nouvelles réflexions qui n’occupaient que deux pages, et par le titre imposant de Science de la Législation, revue et jugée, ou Réflexions critiques sur la Science de la Législation du chevalier G. Filangieri (a).

Si un avocat de Catane, Giuseppe Costanzo, ne s’était donné la peine de publier, en 1785, une dissertation politique sur cette critique, son auteur n’aurait obtenu que ce qu’il avait mérité, l’oubli et le mépris général. Personne n’osa plus renouveler les imputations du mathématicien, et elles servirent à rendre encore plus éclatant le triomphe qu’obtint la cause de Filangieri, qui n’était autre que celle du genre humain. J’aurais tu le nom de Giuseppe Grippa, qui, peut-être meilleur géomètre que politique, osa le premier dénoncer les doctrines de Filangieri, si lui-même n’avait désavoué, quelque temps après, pat sa conduite, ses opinions ou plutôt ses erreurs.

En 1799, il se trouvait au nombre de ces braves Napolitains.qui embrassèrent la cause de la liberté; exilé de son pays, il traîna sa vieillesse dans l'infortune et dans la misère, rétractation magnanime, qui nous impose le devoir d’oublier les faiblesses qui l’ont précédée.

Une persécution, plus forte encore, fut suscitée à Filangieri par des fanatiques qui, à l’ombre de l’autel, espéraient immoler une nouvelle victime à leur esprit de vengeance.

Un prêtre, que les bienfaits du philosophe n’avaient fait que rendre encore plus.malveillant, était l’organe principal de cette machination ténébreuse, dont l’objet était de faire mettre à l’index la Science de la Législation, et condamner son auteur.

(a) La Scienza della Legislazione sindacata, ovvero Riflessioni critiche sulla Scienza della Législations del signor cavaliere D. Gaetano Filangieri.

Filangieri ne serait pas encore entièrement prononcé contre les richesses énormes et l’étrange pouvoir des ecclésiastiques; mais il en avait dit assez pour être condamné par la congrégation de l’index, qui préparait les travaux du saint-office, et servait les intérêts de la cour de Rome. Avant lui, Giannone était mort sur une terre étrangère, victime des intrigues de cette cour et de la perfidie d’un roi; Genovesi lui-même aurait été exposé à un pareil danger, s’il n avait vécu au temps de Benoit XIV, qui reconnut son mérite et protégea l’innocence.

Filangieri fut le premier, parmi les Napolitains, qui, démasquant la faiblesse des ennemis de la philosophie, nous apprit à mépriser plutôt qu’à repousser leurs armes; et, quoiqu’il eût écrit contre les abus du clergé avec plus de liberté que tout autre, il prouva par son exemple la nullité de ses attaques, que l’ignorance et la crédulité avaient jadis rendues si redoutables. De ce moment, on vit une foule de nouveaux écrivains qui, quoi qu’inferieurs en mérite, obtinrent des succès en imitant la même hardiesse.

Tandis que Filangieri triomphait ainsi de ses détracteurs, le public lui prodiguait par-tout ses applaudissements et ses hommages. Aucun ouvrage n’eut autant que le sien d’éditions en Italie et de traductions chez l’étranger. Il en parut en même temps en Espagne,, par l’avocat Jacques Rubio; en Allemagne, par C. R. Zink et par Gustermann; en France, par M. Gallois. Chaque nation semblait jalouse de se l’approprier, comme une production qui appartenait à toutes et par sa destination et par son intérêt. La Science de la Législation devint ainsi, en peu de temps, le code général de toute l’Europe; on l’entendait citer par-tout, et dans les écoles et dans les tribunaux.

Il serait trop long de rapporter ici tous les témoignages d’admiration et de reconnaissance que Filangieri reçut de la part des publicistes les plus célèbres de l’Europe. Ce n était pas de ces démonstrations ordinaires qui, dictées par l’adulation, n’ont d’autre objet que de caresser la vanité; il semblait que chaque ville civilisée voulût lui offrir l’hommage de sa vénération et de sa gratitude, par l’organe de ses citoyens les plus recommandables. On distingue parmi ces témoignages, monuments de l’opinion publique, ceux que lui rendirent à Rome, Boullenois de Blezii; à Yverdun, le conseiller Bertrand; à Berne, le professeur Ischarner et F. Frendenrych; à Genève, le professeur de Felice; en Danemarck, Frédéric Münter; à Vienne, l’illustre Born: ils le regardèrent d’un accord unanime comme le Montesquieu de l’Italie, l’ami des hommes, l’apôtre de la vérité, le législateur du genre humain (14).

La Société économique de Berne, plaçant son ouvrage au premier rang des productions politiques, le nomma un de «es membres honoraires.

Le célèbre Franklin, reconnaissant en Filangieri un homme capable de faire de son pays ce qu’il avait fait, lui, des États-Unis, lui envoya, ainsi qu’au roi des Deux-Siciles, un exemplaire de la constitution de cette naissante république. Il s’empressa même de répandre la Science de la Législation parmi ses nouveaux concitoyens, qui reconnurent et apprécièrent bientôt dans son auteur un de leurs frères. On peut regarder comme un témoignage de reconnaissance donné à ces modernes républicains, ce que firent en même temps quelques philanthropes du royaume de Naples. Ils décorèrent du nom de Philadelphie une ville de Calabre, qu’on vit renaître de ses ruines après le tremblement de terre de i j83. Je relève cette circonstance particulière pour que le voyageur éclairé ne voie pas, dans ce monument, l’ouvrage de la bizarrerie ou du hasard; il doit y admirer un indice incontestable des progrès que l’esprit de Filangieri commençait à faire au milieu des Calabrais.

Les autres villes d’Italie, ne pouvant disputer à Naples la gloire d’avoir donné naissance à Filangieri, se montrèrent assez justes pour oublier.cet esprit de division qui les a rendues si long temps méprisables aux yeux de l’étranger, et se réunirent pour ne voir en lui qu’un philosophe italien, dont chacune d’elles devait partager et la gloire et la doctrine. La ville de Milan sur-tout prit le plus grand intérêt à sa célébrité. Les grands hommes qu’elle possédait, les lumières qu’ils y avaient concentrées, et les connaissances analogues à celles de Filangieri que l’on y cultivait, firent sentir les rapports plus intimes qui existaient entre elle et l’auteur de la Science de la Législation. C’est là que Beccaria avait enseigné la nouvelle théorie du droit criminel, que le président Carli et tant d’autres savants cherchaient à propager les principes de la philosophie et de l’économie politique, et que le célèbre Verri, après avoir un moment douté du succès de la grande entreprise de Filangieri, crut bientôt entendre la voix d'Hercule, qui le convainquit de plus en plus de sa vigueur, à mesure, qu’il avançait dans la carrière.

Ce fut aussi à Milan que le sénateur Spannocchi, magistrat respectable par son intégrité et par sa philanthropie, lui témoigna plus que tout autre son admiration et son amitié. Attendant de Naples le portrait de Filangieri, il voulut le recevoir comme un objet de triomphe et de fêté. Il réunit, à cet effet, plusieurs amis qui avaient tous la même estime pour ce grand publiciste. Il avait fait préparer un banquet semblable à celui de Platon, et le portrait de Filangieri occupait la première place, comme celui auquel cette réjouissance était consacrée. Ce fut une espèce d’apothéose, commandée par le sentiment le plus pur, et célébrée avec l’enthousiasme qu’inspirait sa physionomie prévenante, et plus encore ses principes déjà connus (15).

Mais aucune ville ne prit plus d’intérêt à la gloire et à la doctrine de Filangieri que celle qui l’avait vu naître. C’est à Naples que ses vertus et ses ouvrages ont eu le plus d effet, et que ses concitoyens ont le mieux conservé et même augmenté ces lumières qu’il leur légua. Il n’existait plus, et son esprit respirait encore dans toutes les classes de sa nation, même dans celles qui auraient dû lui résister. Au barreau, des avocats; dans la chaire, des professeurs; au milieu de la cour, des grands, ne paraissaient occupés qu’à répéter ses maximes et à suivre son exemple. D’après l’autorité de Filangieri, il semblait qu’il fût permis de tout penser, de tout écrire, Mario Pagano fut celui qui le suivit de plus près dans la noble carrière: il traita des mêmes objets que lui, dans son Procès criminel, dans sa Logique des probabilités, dans ses Essais politiques. On vit aussi paraître les écrits statistiques de Giuseppe Galanti, qui montra la même liberté dans ses remarques sur presque toutes les branches de l administration intérieure du royaume de Naples.

Beaucoup d’autres écrivains, qui n’avaient ni le même talent ni les mêmes connaissances, voulurent se distinguer également par la même liberté de penser. On aurait dit que le Napolitain venait enfin de reconquérir les droits de sa raison (16).

C’est le lieu de rappeler ici ce nombre extraordinaire d’écrits qu’on vit paraître dans ce temps là sur la querelle de la haquenée entre la cour de Naples et la cour de Rome, querelle très remarquable et par les vérités hardies qu’elle donna lieu de hasarder, et par l’application qu’on en fit à des objets plus importants encore que la question qui les avait occasionnées. On peut placer cette époque à la suite de celle où le peuple napolitain fit tous ses efforts pour repousser le tribunal de l’inquisition. Mais ce qui avait été soutenu alors par la force des armes ne le fut ici que par celle de la raison. Jamais ne furent mieux défendus les intérêts de l’état, les prérogatives de la couronne et les droits de la nation; jamais ne furent si bien dévoilés les anciens torts et les nouvelles prétentions de la cour de Rome. Ce fut. alors que l’on s’empressa d’agiter la plupart des questions que Filangieri s’était proposé de traiter dans le cinquième livre de son ouvrage. Les Conforti, les Capecelatro, les Cestari, les Scotti et tant d’autres n’ont fait que suivre ses traces dans leurs écrits. Peut-être se sont-ils montrés encore plus hardis que Filangieri, de même que celui-ci l’avait été bien plus que Genovesi et Giannone. Mais, ce qui rend cette époque plus honorable encore pour le gouvernement de Naples, ces écrivains furent, pour la plupart, protégés et comblés de faveurs (17).

Ce n’est pas tout encore. Le roi lui-même parut vouloir.accréditer la doctrine de Filangieri et affermir la marche de l’esprit public par l’éclat de son exemple. Sait par une de ces inspirations bienfaisantes que l’exercice du pouvoir absolu ne saurait étouffer, sait par la suggestion plus rare encore de quelque courtisan qui, au milieu de la cour, n’avait pas oublié les plus grandes vérités, il résolut, en 1789, de donner à la petite colonie de San Leucio, fondée par lui près de Caserte, un code tracé sur le modèle de l’égalité la plus parfaite (18). On aurait dit que l’on préludait ainsi à des époques plus fortunées; on voyait dans cet essai un exemple des succès que l’on aurait pu obtenir, en traitant la chose d’une manière générale et plus relevée. Mais celui qui aurait pu hâter le bien de son pays, celui qui pouvait faire naître et exécuter en même temps d’aussi belles conceptions, Filangieri n’existait plus; et bientôt après sa mort, un orage imprévu menaça de détruire l’espérance d’un meilleur avenir.

Je ne puis garder le silence sur un événement qui se rattache plus qu’on ne pense aux projets politiques de Filangieri. Qu’on n’appréhende pas que j’aie l’intention de réveiller, par de tristes souvenirs,des ressentiments encore plus funestes; je ne. veux qu’en tirer des leçons profitables pour nos contemporains, et rendre un juste hommage à tant d’hommes de bien qui l’ont payé de leur dévouement à la cause publique.

Les excès et les abus de la révolution en France avaient communiqué un tel sentiment de crainte et de méfiance, sur-tout à la cour de Naples, que celle-ci changea tout-à-coup et ses principes et sa marche. Bientôt, à la plus belle aurore succéda le jour le plus orageux, et l’on vit naître ce monstre odieux de l’inquisition politique, dont le regard n’avait pas encore troublé le beau ciel de l’Italie; monstre qui, ne rêvant que trahisons et crimes, épouvante également et ceux qu’il persécute et ceux qu’il sert. Les sentiments les plus nobles, les vérités les plus utiles qu’on venait d’applaudir, tout devint suspect aux yeux d’un gouvernement alarmé. Les meilleurs amis de Filangieri, ses disciples les plus estimables, se virent punis pour avoir suivi ses maximes et pour avoir imité ses vertus.

Qu’on ne croie pas cependant que cette violente persécution, qui donna lieu à tant de vengeances privées et de calamités publiques, ait étouffé ou affaibli l’esprit de cette doctrine bienfaisante que Filangieri avait léguée à ses concitoyens. Tels que les Pythagoriciens poursuivis par-tout, ses disciples la rendirent encore plus chère et plus respectable. Au fond des cachots, attendant l’exil ou la mort, ils ne s’entretenaient que du sort de leur patrie et des destins de l’humanité. Par-tout où les entraîna la plus injuste proscription, ils ne firent que répandre de plus en plus et accréditer les principes de leur maître. Mais ce qui rattache plus encore à cette époque funeste mais honorable le nom et la mémoire de Filangieri, c’est sa famille elle-même,qui,héritant de ses nobles qualités, mérita de partager l’infortune de ses plus grands admirateurs. Qu’il était pénible et doux à-la-fois de voir sa femme et ses deux fils Charles et Robert, représentant en quelque sorte l’image touchante de Cornélie et des Gracques, porter la peine, l’une des sentiments de son époux, les autres du nom de leur père! Obligés de demander un asile à la France, ils s’y virent accueillis comme l’avait été l’ouvrage de Filangieri. Cette nation hospitalière adopta les enfants du grand homme, du vrai citoyen, et les fit élever au Prytanée, où ils firent estimer et respecter davantage les vertus et le nom de leur.

D’après les faits que je viens d’indiquer, il pourrait s’élever ici un doute affreux qui semble mériter notre attention. Si Filangieri eût encore vécu à cette funeste,époque où tant d’hommes de bien ont été persécutés et punis pour avoir professé ses maximes, que lui serait-il arrivé à lui qui en était le promoteur le plus zélé? Aurait-il partagé le sort de ses amis? Aurait-il accru le nombre de tant de victimes et la honte de leurs bourreaux?

Je me souviens malgré moi de ce que je voudrais oublier à jamais. Un des premiers barons. du royaume de Naples (le D. d. M.), aussi fier,;de ses titres de noblesse qu’il était dépourvu des qualités nécessaires pour les justifier, imputant. aux écrits, de Filangieri la décadence de l’autorité de sa caste, se plaignait que la mort lui eût ôté le... bonheur de le voir puni au milieu de ses compagnons, et de prendre, part lui-même à son exécution. Malgré l’opinion et les vœux de cet être misérable, j’aime toutefois à croire que si Filangieri vivait encore il aurait lui seul empêché ou du moins diminué les horreurs de cette sanglante catastrophe. D’un côté, il aurait modéré par ses conseils les désirs trop ardents d’une jeunesse coupable tout pu plus de vouloir un bien auquel la nation, n’était pas encore assez préparée; de. l’autre, il aurait opposé au système de la cour et de ses ministres, qui regardaient comme nécessaire ce qui n’était que barbare, cette éloquence. douce et victorieuse, à laquelle cédaient les préjugés les plus opiniâtres, les passions les plus violentes. Il eût ainsi épargné tant d'assassinats judiciaires et de remords tardifs que nous a coûtés une marche toute différente. Mais, sans nous arrêter davantage sur ces tristes égarements, consolons-nous par le bien qu’ils ont amené.

Ce que Filangieri avait préparé, a été exécuté depuis par ses disciples. Cachés ou errants, les uns dans leur pays, les autres chez l’étranger, ils profitèrent également et de ses lumières et de leurs propres malheurs; et dès qu’ils purent, réunis dans leur patrie, travailler à faire connaître ce que la Science de là Législation contient de plus important, ils s’occupèrent aussi du soin de faire désirer ce qu’elle avait à peine indiqué.

Filangieri, dans le plan de son ouvrage, n’avait pas compris la partie la plus intéressante et fondamentale, sans laquelle le meilleur code de lois serait toujours exposé aux caprices d’un pouvoir arbitraire. Ce n’est pas qu’il pensât comme d’autres qu’on pourrait jouir d’une bonne législation,quelle que fut la forme du gouvernement auquel elle serait confiée. Dès son premier livre, en comparant les trois formes ordinaires de gouvernement il fait assez connaître sa pensée; il préfère en général celui des gouvernements où la nation prend le plus départ. Dans tout le reste de son ouvrage, il se déclare l’ennemi de toute espèce de servitude et de despotisme. Enfin, on ne peut suivre tout son système sans sentir par-tout la nécessité d’une constitution [(19)] qui eu garantisse l’exécution. C’est le grand et l’unique objet qui dès-lors fixa l’attention et l’intérêt des Napolitains les plus éclairés.

Dès la funeste époque de 1799, on avait conçu le dessein et l’espoir de se donner une constitution; et le plus grand ami de Filangieri, l’infortuné Mario Pagano, s’était occupé de présenter un projet. Ce monument de ses vœux patriotiques lui survécut, et servit à alimenter le désir de ses collègues. De nouveaux gouvernements se succédèrent rapidement; la conquête s’annonça comme un bienfait aux peuples qu’on voulait subjuguer; on se crut plus que libre; on espéra, on attendit de jour en jour une constitution; mais bientôt on s’aperçut qu’on était retombé sous le despotisme le plus affreux et le plus insultant.

Il importait d’autant plus d’en faire connaître toute l’horreur, qu’il était déguisé sous une fausse apparence de libéralisme. Le despotisme aussi a ses manières fallacieuses, qui cachent aux yeux des peuples la véritable source de leurs maux. On sentit donc la nécessité de suivre la méthode que Filangieri avait proposée pour faire rejaillir la lumière du milieu des ténèbres. Bientôt, ce qui n’était d’abord que le vœu de la classe la plus éclairée, et par conséquent la plus restreinte, Le devint de la classe la plus étendue de la nation. La Calabre, puis l’Abruzze, se crurent assez fortes pour oser revendiquer leurs droits; mais la force militaire comprima leurs mouvements. Cependant le même esprit s était manifesté parmi les conseillers intimes du roi et les premiers officiers de l’armée. Les uns soutenaient, en présence du roi et de ses favoris, la nécessité de délivrer le royaume d’une force étrangère; les autres lui demandaient une constitution, presque sur le champ de bataille. Enfin, les évènements qui se pressent font paraître, en 1815, comme un météore passager, une constitution qui, sanctionnée par le désespoir du vaincu, est bientôt méprisée par le vainqueur.

Ne cherchons pas à suivre, dans ses derniers développements, l'impulsion salutaire que la doctrine de Filangieri et de ses disciples a communiquée à l’esprit public de Naples et de l’Italie. Les conséquences de ces développements sont trop remarquables pour que l’on puisse en contester la réalité et en arrêter les progrès et la marche, même au milieu des circonstances qui semblent les plus propres à le faire reculer. Il est à désirer seulement que l’on évite les abus et les dangers auxquels l’amour même du bien pourrait nous entraîner. Toute réforme politique, même la plus calme et la plus régulière, est souvent exposée à des excès et à des désastres; et Filangieri, en s’adressant toujours aux peuples et aux rois, a donné les conseils les plus salutaires pour éviter les uns et les autres. Malheur! si la trahison de quelques uns surprend la bonne foi du plus grand nombre; si une force passagère croit détruire les droits imprescriptibles de la justice; si l’on substitue à la voix paisible des citoyens éclairés les cris confus d’une poignée d’esclaves! On n’aura fait que multiplier et prolonger des, maux qui nous feront soupirer encore plus vivement après un bien, que nulle puissance ne peut désormais empêcher (20).

D’après les considérations que je viens d’indiquer par rapport à l’influence que Filangieri n’a cessé d’exercer sur les Napolitains, il serait utile d’élever au milieu d’eux à ce grand homme Un monument, qui serait moins un témoignage de l’admiration et de la reconnaissance nationales, qu’il ne servirait à offrir à ses concitoyens un modèle de sagesse à imiter dans tous les temps, principalement à une époque qui réclame impérieusement la pratique de ses principes, et.sur-tout de sa bonne foi. Ce monument, en rappelant à ses concitoyens ce qu’ils doivent à Filangieri et à ses disciples, leur rappellerait également la route qu’il a frayée et dont l’on pourrait être tenté, de se détourner un moment. La mère, en le montrant à -ses fils, leur enseignerait ce qu’il faut faire pour mériter l’honneur d’être nommés: parmi ceux qui auront contribué à parachever l’ouvrage de ce philosophe; elle leur recommanderait la même fermeté, la même persévérance dans la recherche de la vérité, la même modération en l’annonçant, et surtout une conduite toujours en harmonie avec leurs principes.

Ah! combien je serais heureux, si quelque jour je pouvais, au milieu de mes concitoyens, porter au pied de ce monument national les vœux les plus ardents de mon cœur, et en recevoir des inspirations utiles à ma patrie!

NOTES

Ayant écrit l’éloge de Filangieri sur-tout pour les étrangers, je crois nécessaire d’éclaircir quelques idées ou quelques circonstances que je n’ai pu qu’indiquer simplement dans le texte. Les Italiens, et particulièrement les Napolitains, n’auraient pas besoin de ces éclaircissements; mais ils seront très utiles à ceux à qui l’histoire moderne de l’Italie en général et de Naples en particulier n’est pas aussi connue.

FIN DES NOTES.

(1)Pag. I.

Éloges de Filangieri.

Plusieurs éloges de Filangieri ont été publiés en Italie. M. Giustiniani, dès 1787, en avait inséré un dans ses Memorie istoriche degli scrittori legali del regno di Napoli.Le premier qui parut après la mort de Filangieri, fut celui que publia un de ses amis les plus intimes, Donato Tommasi. Il faut pardonner à son amitié d’avoir été un peu prolixe dans son travail. S’étant lancé dans la carrière administrative, il avait fait espérer qu’il ne démentirait jamais les doctrines et les maximes de celui qu’il avait célébré. Il devint ministre, et eut alors l’occasion de réaliser ces présages. Ce qui est incontestable, c’est que l’on n’a pas oublié son Éloge Historique,où ont puisé depuis tous les autres biographes de Filangieri. Le second éloge que l’on publia fut celui que Monsignor Fabroni inséra,en 1792, dans le vol. XV de ses Vitœ Italorum doctrinaexcellentium,etc. Francesco Lomonaco, Napolitain, fit paraître, en 1803, à Milan, une vie de Filangieri, qui se trouve dans le troisième tome des Vite degli eccellenti Italiani.Dernièrement, un nouvel eloge a été donné par Giuseppe Bianchetti. (Voyez le tome II des Memorie scientifichee letterarie dell’Ateneo di Treviso,publiées en 1819). Il serait trop long d’indiquer tous les articles biographiques qui ont été rédigés sur le même sujet, et dans l’Italie et chez l’étranger. Il faut cependant distinguer celui que M. Ginguené a composé pour la Biographie universelle.Je n’ai pas manqué de consulter tous ces biographes; mais d’un autre côté, je n’ai pas omis non plus des circonstances plus ou moins remarquables que mes prédécesseurs avaient négligées, ou sur lesquelles ils avaient passé trop légèrement.

(2)Pag. IV.

Méprise biographique.

Ce ne fut pas le précepteur de Filangieri qui se méprit comme l’a avancé M. Ginguené. (Voyez Biographie universelle),ce fut son frère aîné, comme l’avait déjà dit M. Tommasi (Eloge Historique). Nous indiquons cette légère méprise pour donner toute l’exactitude possible au récit de cette circonstance.

(3)Pag. XII

Aulisio,Gravina, Capasso, Giannone.

Domenico Aulisio, né à Naples en 1639 ou 1649, se distingua par la variété de ses connaissances. Il publia divers ouvrages et recommanda, en mourant, le reste de ses écrits à Pietro Giannone, son disciple, qui fit imprimer ses Commentaires du droit.

Gianvincenzo Gravina, né en 1664, à Roggiano, près de Cosence, en Calabre, fut plus profond, plus original et plus élégant que Aulisio. Versé dans la philosophie des anciens, et sur-tout dans celle de Platon, il raisonna souvent sur l’histoire et la nature des lois. Ses traités de jurisprudence furent les premiers ouvrages qui éclairèrent et aplanirent le cours de ces études. Il mourut a Rome, en 1718.

Niccolô Capasso, né à Grumo, en 1671, succéda à Aulisio dans la chaire qu’il avait occupée à l’université de Naples. Giannone assure qu’il traitait le droit canon d’après l’évangile et l’histoire ecclésiastique. L’autorité de Giannoneest le plus grand éloge qu’on puisse faire de Capasso; et son aveu nous fait supposer qu’il puisa ses principes dans les leçons de son maître. Capasso fut aussi littérateur et poète; sous ce rapport, il se plut souvent à critiquer Gravina; mais il était bien loin de le surpasser, et comme littérateur et comme jurisconsulte.

Les ouvrages et les malheurs de Giannone sont généralement très connus. Son Histoire civile du royaume de Naplesa été plus utile que tous les ouvrages des trois écrivains dont nous venons de faire mention. Aucun n’avait encore, parmi les Italiens, et même parmi les catholiques, attaqué si hardiment les maximes et les prétentions de la cour de Rome que le fit Giannone. Il est le vrai fondateur de l’école napolitaine, consacrée à soutenir les régales de la monarchie et l’indépendance de la nation.

Mais quel que sait le mérite de ces quatre jurisconsultes, quels que soient les progrès qu’ils ont fait faire aux études de la jurisprudence, ils manquaient encore de cet esprit de philosophie qui l’a animée depuis; ils se montrent plus souvent philologues, antiquaires et littérateurs, que philosophes.

(4)Pag. XIII

Muratori et quelques autres réformateurs de la jurisprudence.

Lodovico-Antonio Muratori, quoiqu’il sefût distingué principalement comme historiographe et critique, s’occupa aussi de presque tous les genres de savoir et de littérature. Zélé patriote, il attaqua toujours les préjugés les plus nuisibles de son pays, tels que les abus de la cour de Rome, des pratiques religieuses, et sur-tout ceux de la jurisprudence. Son ouvrage, De’ Difetti della Giurisprudenza,parut à Venise, en 1742. Muratori avait composé, dès 1726, un ouvrage encore plus étendu et plus hardi, sous le titre De Codice Carolino, sive de novo legum codice instituendo,qu’il voulait dédier à l’empereur Charles VI. Il s’aperçut que l’amour de la vérité et du bien.public l’avait emporté trop loin; et il se contenta de publier son traité Des Défauts de la Jurisprudenceà une époque où il espérait des Bourbons de Naples ce qu’il avait espéré des princes de la maison d’Autriche. Le seul qui parut suivre en quelque sorte l’impulsion donnée presqu’inutilement par Muratori, fut je Napolitain Giuseppe-Aurelio de Gennaro, auteur de plusieurs écrits de jurisprudence, et principalement de deux ouvrages intitulés, Respublica Jurisconsultorum,et Feriœ autumnales;il publia, en 1744, un traité Delle viziose maniéré di difendere le cause del foro.Mais tous les autres avocats et juristes assaillirent de toutes parts Muratori, qui ne cessa!de mépriser leurs attaques. On distingua parmi ses antagonistes Giovanni-Antonio Querini et Francesco Amorça, et sur-tout les deux Napolitains, Francesco Rapolla et Pasquale Cirillo. Il est bon de faire observer ici que c’est à Naples qu’on a enfin analysé, avec le plus de succès, le même sujet que Muratori avait le premier abordé. Melchiorre Delfico, plus hardi que tous ses devanciers, après le petit commentaire de Filangieri dont nous avons donné une idée, publia un essai sur la jurisprudence romaine, et il montra à-la-fois ces défauts et l’abus encore plus funeste qu’en faisaient la plupart de ceux qui la cultivaient. (Voyez Ricerche sulla giurisprudenza e sopra i suoi cultori).Giuseppe Galanti s’est depuis occupé plus que tous les autres du même sujet.

(5)Pag. XIV.

'Tanucci, ministre.

Bernardo Tanucci fut un des premiers ministres du royaume de Naples, et ami de Charles III qui, abandonnant ce royaume pour celui Espagne, lui confia les soins de ses peuples et de son enfant, Ferdinand IV. Les Napolitains reconnaissants se rappellent toujours les qualités et les bienfaits de ce ministre, que l’injuste persécution qu’on lui a fait éprouver dans les dernières années de sa vie, ont rendu encore plus recommandable. Il avait été professeur de droit à l’université de Pise. Charles Bourbon l’ayant connu en Toscane, le nomma son ministre à Naples. Ami des hommes de lettres, il travailla constamment à miner l’ancienne puissance des barons et des partisans de la cour de Rome. Fidèle aux intérêts de son roi, il n’oublia jamais ceux de la nation jusqu’à 1776, époque funeste au royaume de Naples, où Tanucci fut destitué par une cabale de cour, qui substitua à l’influence de l’Espagne celle de l’Autriche et de l’Angleterre, que le sage ministre avait en vain tâché de prévenir. C’est de là, peut-être, qu’il faut dater la véritable origine des malheurs qui se sont depuis développés dans, le royaume de Naples. Tanucci, dans sa disgrâce honorable, fut de plus en plus respecté, autant que les favoris qui lui succédèrent étaient généralement méprisés. Les Napolitains chérissent encore la mémoire de ce savant et sage ministre mort en 1783, comme ils détestent celle d’Acton et de ses satellites, qui ont entrepris de détruire le bien que le premier avait voulu faire.

(6)Pag. XXXI

Machiavel et autres écrivains politiques.

Ceux qui, après la chute de la liberté italienne, s’occupèrent encore de sciences morales et politiques, furent Machiavel, Giannotti, Paruta, Botero et tant d’autres qui, à dire vrai, paraissent plus inférieurs à Machiavel, à mesure qu’ils sont venus plus tard; la plupart se sont bornés à réfuter le seul écrivain qu’ils devaient imiter. Le jésuite Possevin osa même le combattre sans l’avoir lu, exemple qui fut bien suivi par ses partisans. Au dix-septième siècle, les sciences morales et politiques torrtbèrent entre les mains des jurisconsultes et des théologiens scolastiques, qui en usèrent comme de toutes les autres facultés qu’ils purent maîtriser.

C’est Gianvincenzo Gravina le premier qui, au dix-huitième siècle, a rappelé les Italiens à ces études si longtemps négligées. Son ouvrage sur V Origine des Loisparut, pour la première fois, en 1708, à Leipsick, et encore mieux corrigé, en 1718, à Naples. C’est là qu’on trouve la vraie théorie du droit, de la société et du contrat social. Il était porté à l’esprit d’indépendance, qu’il avait puisé dans les anciens, et dont il fit preuve par-tout dans ses écrits. Regrettant la perte réelle de l’indépendance de sa nation, il semblait se consoler en quelque sorte en cherchant dans le gouvernement de Rome moderne quelques formes ou plutôt quelques phrases de l’empire de l’ancienne. (Voyez L’Italie au dix-neuvième siècle,chap. III)

Gravina fut suivi par Giambattista Vico, qui porta encore plus de système et de profondeur dans le même genre de connaissances. Il publia divers ouvrages, et surtout celui De uno universi juris principio et fine uno.Mais, pour ce qui regarde la morale et la politique, on trouve sa doctrine mieux exposée dans sa Science neuve sur la nature des nations.L’auteur la publia d’abord en 1725, puis ensuite,réformée et augmentée, en 1730et en 1733.On y trouve la doctrine sur l’origine de la société, du gouvernement, des lois, sur l’influence des climats, sur la distinction et la proportion des délits et des peines, etc. Monti, en parlant de cet ouvrage de Vico, le comparait à une montagne sauvage qui cache dans son sein de riches mines d’or. (Voyez ses Prolusioni) Antonio Genovesi fut celui qui profita le mieux des profondes connaissances de Vico, et qui répandit le plus les principes de la morale dans sa Diceosina,et ceux de l’économie politique dans ses Lezioni di commercio.C’est d’après lui que l’Italie, et sur-tout le royaume de Naples, se consacrèrent généralement à ce genre d’études.

Le traité et le nom de Beccaria sont très connus; mais il faut connaître encore plus qu’ils ne le sont Francesco Antonio Grimaldi et Filippo Briganti. Grimaldi, né en Calabre, mourut à Naples en 1783. Appliqué au barreau, et aimant les beaux-arts, il cultiva encore plus la philosophie. Il publia une vie de Diogène, qu’il regardait comme l’ami de la vérité et de la morale, et par conséquent comme l’ennemi des tyrans et des sycophantes. Celui de ses ouvrages qui serait le plus utile, si le charme du style était égal à la profondeur de ses considérations, est Riflessioni sopra l’ineguaglianza degli uomini.C’est là que Fauteur s’étudie à relever les inexactitudes de Rousseau; et il oppose à l’enthousiasme de ce philosophe l’esprit de la plus sévère analyse. Il profite de tous les moyens que lui fournissent l’histoire naturelle et la physiologie, pour déterminer l’inégalité naturelle des hommes, qu’il poursuit par-tout et dans les premiers et dans les derniers résultats des êtres moraux, sait simples, sait composés. Il entreprit aussi les Annales du royaume de Naples,où, ralliant l’érudition à la philosophie, il engageait ses concitoyens à se comparer avec leurs ancêtres, et à soupirer après leur indépendance. Il ne put continuer cet ouvrage, étant mort à l’âge de 43 ans non révolus. Cette perte fut profondément sentie à Naples par les amis de la philosophie. La maison de Grimaldi était regardée comme une académie permanente; il était l’ami des meilleurs de ses contemporains. De ce nombre étaient Filangieri et Delfico, qui publia, en 1784, l’éloge de Grimaldi.

Filippo Briganti, mort en 1804 à Gallipoli où il était né, a continué à traiter les sciences morales et politiques avec cette méthode philosophique qui seule peut leur donner la perfection qu’elles exigent. Il publia, en 1777, l’Esame analitico del sistema legale;et en 1780, l’Esame economico del sistema civile.Dans le premier de ces deux ouvrages, il expose le développement des facultés intellectuelles et morales de l’homme, et sa perfectibilité, considérée et dans l’individu et dans la société. Dans le second, il détermine l’économie publique des nations, ou tout ce qui est nécessaire à l’existenceet à la subsistancede l’homme et à la consistancede la société. Entre plusieurs autres productions de Briganti, on distingue un Saggio dell’arte oratoria del Foro,et une Disquisizione giudiziariades principes de Beccaria.

J’ai cru nécessaire de donner quelque, idée de ces écrivains qui ont le plus concouru, dans-le royaume de Naples, aux progrès de la science de la législation, avant que Filangieri l’eût portée encore plus loin.

(7)Pag. LIII

Histoire idéale de Vico.

Depuis quelque temps on parle trop souvent de Vico, et même encore plus de la' singularité de son mérite que de celui de ses théories ou de ses hypothèses. Il ne faut se laisser entraîner ni par les éloges de.ses admirateurs ni par les prétentions de ses adversaires. Souvent il n’est compris ni par les uns ni par les autres. Je ne prétends point pour cela en donner une idée plus complète et plus juste, mais je crois utile d’indiquer ici l’objet principal de son Histoire idéale,tel qu’il m’a semblé l’apercevoir dans sa Scienza nuova.

Ceque sur-tout Polybe parmi les anciens, et depuis Machiavel parmi les modernes, avaient tracé des vicissitudes du gouvernement, Vico osa le premier le faire aussi des vicissitudes du monde entier. Il avait été d’abord frappé de ce que Varron avait avancé des trois âges du monde et des trois langues respectives, qu’il appelait âges et langues des dieux,des héroset des hommes.C’est là, ce me semble, le germe primitif de tout son système, qu’il a développé dans l’ouvrage que nous venons de citer.

En caractérisant ces trois âges ou époques générales et successives du temps, désignées par les noms de divine, d’héroïqueet d’humaine,il marque dans la marche uniforme de toutes les nations trois espèces analogues ou parallèles de natures,de mœurs,de droits,de gouvernements, de langages,de caractères, de jurisprudences, d’autorités, de raisons, de jugementset de trois sectesde temps. J’emploie les mêmes mots que l’auteur, parce-qu’ils sont ordinairement techniques, et qu’il les prend dans un sens tout original et tout propre à lui.

Ayant ainsi tracé l’histoire progressive des dieux,des héroset des hommes,et par conséquent de leurs opinions, de leurs sentiments, passions, coutumes, arts, industrie démarches, etc., il s’arrête davantage à l’histoire ou développement des gouvernements, qui sont le plus grand résultat de la société et le plus grand ressort de son perfectionnement.

Vico réfute l’opinion de Bodin, qui, d’après la plupart des anciens, pensait que l’état monarchique avait devancé tous les autres états de forme différente, et que de là on passa successivement par le tyrannique, le démocratique et l’aristocratique. L’ordre fixé par Vico est tout contraire à celui-ci. En cherchant les éléments de la société dans les familles, il croyait voir dans la première réunion des pères de famille le premier gouvernement de forme aristocratique, qui, dégénérant insensiblement en démocratie et de là en démagogie, finissait par la monarchie et le despotisme.

Vico s’étudie à constater cette marche du monde civil par l’analyse la plus savante et la plus étendue de ce que nous avons de l’antiquité, et principalement de l’Histoire romaine qu’il avait approfondie, sur-tout au moyen de ses lois. Il est curieux de voir la révolution qu’il opère dans toute la suite de l’histoire ancienne: tout est changé, transporté, interprété, renversé.

Ce n’est pas tout. Ayant désigné le commencement du monde moral, qui, comme le physique, a aussi son chaos, Vico en désigne même la fin; et ce qui est plus singulier encore, il reconnaît dans sa fin la raison de son commencement. C’est ainsi que le monde civil, comme le phénix, renaît de sa destruction, se recompose par sa dissolution elle-même, et recommence sa marche ordinaire.

Sous ce rapport, Vico poursuit et décrit le retour des choses humaines ou des mêmes phénomènes politiques depuis la renaissance des nations. Il compare les barbares des premiers temps avec ceux du moyen âge; il reconnaît chez ceux-ci les mêmes caractères, les mêmes traces, la même conduite, enfin lamême histoire des dieux,des héros,des hommes.S’il y a quelque exception, il cherche à la motiver, de sorte que tout semble aller d’accord avec son système.

Telle est, à peu près, si je ne me trompe, l’idée ou l’histoire que Vico avait conçue de l’humanité ou du monde civil. Il l’avait appelée éternelle,parce-qu’elle résultait des lois propres à la nature humaine, qu’aucune force étrangère ne peut détruire. Il la nommait idéale,parce-que, analysant la nature sociale de l’homme telle qu’on la suppose, il la concevait telle qu’elle doit être.

Qu’on ne croie pas cependant que sa conception sait l’ouvrage d’une synthèse chimérique ou d’une imagination rêveuse. L’idée qu’il a donnée lui-même de ses principes et,de sa méthode, prouve que tout ce qu’il expose par synthèse, il l’avait d’abord déduit par t’analyse la plus étendue. Ce que j’indique est incontestable, si l’on compare la première édition de la Scienza nuova,faite en 1725, avec les suivantes de 1730et de 1744 Au reste, Vico appuie toujours ses théories par les phénomènes les plus constants et les plus connus de la nature humaine, qu’il fait ressortir de la combinaison successive des circonstances physiques et des besoins correspondants qu’elles excitent.

Jacopo Stellini, professeur à l’université de Padoue, mort en 1770, publia, en 1740, un traité sous le titre, De Ortu et progressumorum,traduit récemment en italien par Lodovico Valeriani. Il osa présenter en peu de pages savantes un tableau de l’Histoire entière del’espèce humaine. Il y trace l’origine et les développements des facultés et des passions des hommes de leurs opinions, de leurs mœurs. Sans doute Vico lui avait inspiré l’idée de cette tentative. Mais, quoique ingénieuse, elle est bien loin d’égaler L’Histoire idealede Vico, dans l’ensemble et dans les détails.

Je ne parle pas des Essais politiquesde Mario Pagano. Ils sont calqués entièrement sur le système de Vico. Le premier a plus profité des lumières et des connaissances de son temps; mais il s’en faut beaucoup qu’il ait l’originalité, la force et la précision de l’autre.

(8)Pag. LXIII.

Pagano Cirillo, Baffi et Pacifico.

Parmi les amis de Filangieri, j’ai nommé de préférence ceux qui sont lçs plus dignes d’être distingués par leurs qualités et par leur infortune. Mario Pagano avait fait la plupart dé ses études sous Genovesi^dont il devint l’ami. Il embrassa la profession d’avocat, et cultiva toujours la littérature, et sur-tout la philosophie. Nommé professeur de droit criminel, il se fit remarquer au barreau et dans la chaire, à-la-fois comme jurisconsulte et çomme philosophe. Il publia, dès 1768, un Examen politiquede toute la législation romaine. Ses premiers Essais politiques,dont nous venons de parler, parurent en 1783 et 1785. Il donna aussi ses Considérations sur le procès criminel,les Principes du code pénal,et la Logique des probabilités.On a de lui quelques pièces (hématiques, parmi lesquelles on distingue la tragédie de Conradin.Pagano avait été lié de l’amitié la plus étroite avec Filangieri, quoique leurs opinions se trouvassent quelquefois dans l’opposition la plus marquée. Ma la bienfaisance et l’amour de la patrieeffaçaient en eux toute différence résultant de leurs théories. Ayant entrepris la défense des jeunes gens qu’on poursuivait a Naples comme coupables de penser librement et d’aimer leur patrie, Pagano fut arrêté et retenu longtemps avec tant d’autres de ses collègues, dans le château de Sant-Elmo. C’est dans cette prison qu’il composa, comme Boèce et Campanella, deux autres Essais, l’un sur le 'Goûtet l’autre sur la Poésie,publiés, après sa mort, à la suite des Essais politiques.En 1799, il fut nommé un des représentants de la république napolitaine, "et chargé de rédiger un projet de constitution. Ce fut assez pour qu’après avoir supporté, comme Socrate, les insultes de ses calomniateurs et de ses juges, il fut condamné à mort comme un des plus vils malfaiteurs.

Domenico Cirillo, médecin et un des botanistes les plus célèbres de son temps, fut une autre victime de cette funeste époque. Il avait à peine 21 ans, lorsqu’il fut nommé professeur de botanique à l’université de Naples. Il entreprit plusieurs voyages dans le royaume de Naples, en France et en Angleterre; et, acquérant toujours de nouvelles connaissances, il enrichit le jardin botanique qu’il avait eu en héritage de ses oncles. Il professa aussi la physiologie et la médecine pratique, et fut le premier des Napolitains qui fit servir la chimie et la botanique au perfectionnement de la médecine. Lés philosophes les plus distingués de son temps, tels que Franklin, Prinkle, Hun ter, etc., s’honoraient de le connaître et de l’estimer. Linné lui consacra une espèce nouvelle, découverte par Cirillo lui-même, et qu’il appela de son nom, Cirillia.Mais ce qui caractérise t encore mieux ce philosophe napolitain, ce fut cet esprit d’humanité et de bienveillance qu’il porta dans l’exercice de sa profession. Il était l’ami des pauvres qui réclamaient les secours de son art et de sa fortune. C’est sous ce rapport qu’il paraissait l’ami le plus digne de Filangieri. Aimant la liberté de sa patne, il se trouva enveloppé dans la catastrophe de 1799, et fut condamné à mort comme ses autres collègues infortunés. Quelques jours avant de mourir, il se trouva dans le-même cachot avec Mario Pagano et quelques élèves de leur école. On les vit discuter tranquillement sur la nature de famé, sur leur destinée à venir et.sur d’autres sujets pareils. L’attente de la mort n’altéra jamais leur manière de penser. La perte de ce philosophe fut accompagnée de celle de son jardin botanique et de ses précieux manuscrits, parmi lesquels se trouvait une correspondance entre Nicola Cirillo son oncle, et Isaac Newton. On espère que Francesco Ricca, qui a hérité de plusieurs qualités de son maître et de son ami, voudra publier les manuscrits que, dit-on, il en a gardés.

Pasquale Baffi, Albanais de Calabre, était un des plus savants hellénistes de son temps. On le nomma yn des bibliothécaires au palais des Studj.Il écrivait le grec avec la même facilité que l’italien. Platon fut son auteur favori; il suivit son école à Alexandrie et par-tout où il croyait la voir renaître. S’il y puisa des rêves, il y apprit aussi les maximes de la plus sévère morale, qu’il pratiqua sans cesse. Son caractère était modeste et ingénu. Il n’estima, il ne fréquenta que ceux qui voulpient le bien des autres, et il en fut puni à la même époque. Plusieurs écrits qu’il avait composés sur différents sujets, et sur-tout sur la langue grecque, furent entièrement dispersés.

Ajoutons à ces illustres victimes le savant Nicola Pacifico, un des plus intimes amis de Pagano, de Cirillo et de Filangieri, versé dans plusieurs genres de philosophie et de littérature, et sur-tout dans l’histoire naturelle, la botanique et les mathématiques. Il témoigna toujours de la haine pour le despotisme, et cette haine devint extrême, lorsqu’il vit les meilleurs de ses concitoyens livrés à la persécution la plus injuste. Il sauva, il cacha plusieurs de ces victimes, que la plus féroce inquisition poursuivoit. Il fut enfin immolé comme les autres; vénérable par son âge et par la simplicité de ses mœurs, il mourut tranquille, arrosé des larmes de ses concitoyens.

Je crois qu’on me saura gré d’avoir donné quelques détails sur ces quatre savants, dont la mémoire a tant de rapports avec celle de Filangieri.

(9)Pag. LXIV

Acton, ministre.

On sait la triste influence que ce ministre a exercée sur le royaume de Naples. Il ne manquait pas de talent, surtout en ce qui concernait la marine. Mais il devint de plus en plus présomptueux et despotique, à mesure que la fortune lui fut favorable. Dès-lors, la direction des affaires fut toujours plus en opposition avec les intérêts de la nation. Le royaume de Naples ne paraissait qu’une province de l’Autriche ou de l’Angleterre. Pour mieux servir ses vues, Acton éloigna de l’administration publique les meilleurs citoyens, et s’entoura d’une foule de satellites étrangers. Jamais les Napolitains ne furent humiliés autant que par ce ministre insolent. Son ministère contraste entièrement avec celui de Tanucci. Autant celui-ci s’était occupé à recréer la nation, autant l’autre ne songeait qu’à la dégrader. On doit cependant à ce genre d’oppression les premiers germes de cette haine nationale que les Napolitains conçurent dès-lors et développèrent de plus en plus contre tout étranger qui prétend les maîtriser. Acton voulut se venger.de ce ressentiment qu’inspirait sa démarche. Il proposa, il soutint l’esprit d’inquisition et de persécution, dirigé contre tout ce que le royaume de Naples avait de meilleur. Ce fut sous son ministère qu’on établit ces juntessanguinaires, présidées par des juges, qui n’étaient que des bourreaux. Oh alla jusqu’à dire que ce ministre employait des moyens encore plus infâmes pour se débarrasser de ses ennemis. Trojano Odazi, professeur d’économie politique, amené par ses ordres à la forteresse de Sant-Elmo, fut trouvé mort au bout de quelques jours. On attribua à la meme cause la mort soudaine du savant patriote Jérôme Vecchietti, qui, secrétaire et ami du ministre Demarco, s’était toujours opposé aux vues malfaisantes d’Acton; et voilà la raison des soupçons qu’excita aussi la mort prématurée de Filangieri parmi ses concitoyens. Nous pensons cependant, avec M. Ginguené, que ce bruit neuf sans doute d’autre fondement que l’idée quon avoit-dActon, et la haine qu’on lui portait.(Voy. Biographie universelle,etc.) .

(10)Pag. LXVI.

Galiani et Palmieri.

Galiani est trop connu à Paris, pour que je m’en occupe plus particulièrement ici. Remarquons seulement que, bien que ses études eussent été sur-tout dirigées vers le bel esprit, il ne négligea pas les études plus sérieuses qu’il avait abordées dès son premier âge. Il n’avait pas encore 21 ans, lorsqu’il publia son grand ouvrage sur la Moneta. Ses Dialogues sur le commerce des blés,publiés en 1770, sous la-date de Londres, par Diderot, prouvent qu’il n’avait pas oublié ses études savantes. Un ouvrage encore plus important par son sujet, fut celui qu’il donna à Naples en 1782, Sur les devoirs des princes neutres envers les princes belligérants, et de ceux-ci envers les neutres.Les opérations qu’il proposa et entreprit comme conseiller des finances, sont autant de témoignages irrécusablesde ses connaissances et de son patriotisme. Nous croyons cependant que, s’il n’a pas mérité les éloges qu’on lui a d’abord prodigués, il -ne mérite pas non plus les reproches dont on a voulu l’accabler.

Lemarquis Giuseppe Palmiefi se distingua encore davantage. Il s’était fait connaître par ses Réflexionscritiques sur Part de la guerre,imprimées en 1761, à Naples, en. 3 vol. in-4°, ouvrage qui mérita les éloges du plus grand maître de l’art, Frédéric IL Porté à des études plus utiles et paisibles, il abandonna la profession des armes, et fut nommé, en 1787, un des membres, et ensuite directeur du suprême conseil des finances, à Naples. Il détruisit plusieurs abus, et proposa plusieurs réformes dans l’administration publique. Les écrits qu’il publia pour justifier ses intentions et pour indiquer ce qu’il ne pouvait exécuter, sont Riflessioni sulla pubblica félicita relativamente al regno di Napoli,1788; 2(0)Pensieri economici, etc,, 1789; 3° Osservazioni suvari articoli riguardanti la pubblica economia,1790. 4° Della ricchezza nationale, 1792. Après Filangieri, aucun Napolitain n’a écrit avec autant de liberté que Palmieri. Il expose parfois les vérités les plus fortes sous une forme la plus populaire. Il dictait ses pensées, en se promenant, avec une facilité extrême. C’est ainsi que, recueillies et transcrites par quelqu’un de ses amis, elles furent imprimées et publiées à Naples. On n’y trouve pas toute la correction et toute la précision nécessaires. Mais les hommes de bien tels que Palmieri n’avaient d’autre intention que d’instruire leurs contemporains et de leur recommander le bien qu’ils ne pouvaient achever.

(11)Pag. LXVIII.

Écrits sur le Tavoliere de Pouille.

Plusieurs écrivains s’étaient depuis quelque temps occupés du système économique du Tavolierede Pouille et de la Douanede Foggia, tribunal à qui appartenait cette branche de l’administration publique. Ils proposaient presque tous de donner à bail perpétuel, ou de vendre, cette grande étendue de territoire, destinée aux pâturages du bétail de tout le royaume de Naples. On distingue surtout un mémoire de M. Targioni, inséré dans ses Saggi Economici, publiés en 1786, et les considérations de M. Galanti, qui se trouvent dans le second volume de la Descrizione dette Sicilie.Il y a aussi un discours de M. Delfico, qui traita le même sujet pendant que le conseil des finances de Naples, et principalement Filangieri, étaient chargés de l’examiner. Le professeur Gagnazzi, dans une lettre adressée dernièrement à M. de Sismondi, a donné une notice fort détaillée sur le Tavolierede Pouille, dans l’intention de rectifier ce que M. Sismondi avait avancé sur cet article dans son ouvrage intitulé, Nouveaux principes d'économie politique, ou De la richesse dans ses rapports avec la population.Il faut remarquer ici que les Napolitains qui out écrit sur l’économie publique, évitant de répéter les théories générales de cette science, se sont occupés principalement de les appliquer aux besoins de la nation, comme le prouvent les ouvrages de Delfico, de Galanti et d’autres.

(12)Pag. LXXV.

Écrits sur la mort de Filangieri.

Les écrivains qui nous ont laissé les témoignages de leurs sentiments sur la mort de Filangieri, méritent d’être particulièrement mentionnés, parce-qu’ils professaient les principes de celui dont ils regrettaient la perte. Vincenzo Stajano prononça une oraison funèbre sur le corps du défunt. Nicola Carlucci publia à Naples un éloge qu’il avait récité à Gava. On applaudit sur-tout un discours de Cirillo, qu’avait dicté l’amitié la plus pure. Le nombre de vers publiés dans cette occasion fut extraordinaire. Quoique plus ou moins remarquables par leur méritesils avaient tous la même empreinte de ildouleur et de la vérité. On a, en vers sciolti,un poème de Mario Pagano et une épître de Jérocades, poète très estimable et par ses principes et par ses vicissitudes. Je rappelle ici avec la plus douce satisfaction les noms de Francesco Santangelo, du marquis Giuseppe Spiriti, d’Alessandro Pétrucci, de Matteo Galdi, etc., d’autant plus que jeunes alors, ils ont depuis réalisé les espérances que l’on avait conçues de leurs talents. Ils ont tous, plus ou moins, prouvé qu’ils étaient bien dignes de célébrer leur ami ou leur concitoyen.

(13)Pag. LXXVII.

Vico, Giannone et Genovesi.

Ce sont, selon moi,.les trois écrivains qui, avant Filangieri, pendant le dix-huitième siècle, ont exercé le plus d’influence dans le royaume de Naples, et même en Italie. Vico, quoiqu’il ait devancé Giannone et Genovesi, a fait sentir la sienne beaucoup plus tard. L’étendue de son système, la bizarrerie de quelques unes de ses doctrines, et, plus encore, l’originalité un peu étrange de son style, ont empêché que ses ouvrages fussent compris par la plupart de ses lecteurs, même long-temps après sa mort. Ses admirateurs l’ont regardé comme au-dessus de son époque. Il est sans doute mieux apprécié aujourd’hui que de son vivant. Le bruit que fit l’Histoire Civile de Giannone fut dû à la persécution qu’excitèrent contre elle les partisans de la cour de Rome, et sur-tout les Jésuites, plutôt qu’au caractère de cet ouvrage, destiné à l’instruction du plus grand nombre. Le genre de ses recherches critiques et quelquefois trop minutieuses, son. style souvent prolixe et embarrassé, en rendent la lecture ennuyeuse et pénible, quoique les résultats en soient très importants.

Ce fut Genovesi qui, le premier, se donna la peine de répandre toutes les connaissances de son temps dans tous les rangs de sa nation. Souvent, il se plaçait au niveau de ses élèves, pour les amuser et les éclairer à-la-fois. Tel était l’esprit de ses leçons et de la plupart de ses traités élémentaires, qu’il composa en italien pour l’instruction de la jeunesse d’Italie. Il aurait eu encore plus de succès si, moins prévenu pour Leibnitz, il eût donné plus de vogue et de développement au système et à la méthode de Locke. Nul doute cependant que ce fut par Genovesi que la philosophie devint nationale et presque familière à Naples. Mais aucun n’a rendu la science de la législation aussi commune que Filangieri. Il voulut en faire une occupation du peuple plutôt que des savants. Sous ce rapport, on pourrait dire qu’il a été bien plus utile à l’universalité qu’à la science.

Qu’il me sait permis de faire ici cette observation. Après l’exemple de Filangieri, on sentit de plus en plus la nécessité de se communiquer au peuple, on chercha à donner au style cette facilité dont on trouvait le type dans la langue française, qui, de toutes les langues modernes, est sans doute la plus propre à la clarté et à la précision de la pensée. Malheureusement, la plupart des écrivains italiens qui ont voulu emprunter cette simplicité, ont employé des mots, des formes et des constructions barbares, qui ont souvent dénaturé leur langue. C’était un abus qu’il fallait éviter; mais on ne devrait pas pour cela condamner cette marche si simple et si naturelle, qui conviendrait le plus à des sujets didactiques et à l’instruction du public. Et pourquoi la langue italienne, qui est si flexible et capable de prendre tous les tours et toutes les formes propres à la nature des différents sujets, ne pourrait-elle approcher du type de la langue française, pour ce qui regarde le style didactique, auquel elle semble principalement destinée? Tant que l’on croira ne pouvoir écrire proprement la langue italienne, que d’après la manière de Boccace ou de ses imitateurs, encore plus recherchés et ennuyeux, on gardera toujours cette ligne de division entre les savants et le peuple, qui n’entendra jamais ni leurs discours ni leurs écrits.Si l’on sent la nécessité d'instruire le public, il faut d’abord se faire entendre; et le style de Boccace n’est pas sans doute le moyen le plus propre pour atteindre ce but, au dix-neuvième siècle. Je suis bien loin d’approuver pour cela des locutions et des formes entièrement étrangères à la langue italienne, et dont elle n’a pas besoin. Je veux seulement qu’on imite ce style logique qui a la simplicité et la précision pour type, et qui impose l’obligation de rendre Vidée ou la proposition principale avec assez de netteté et de rapidité, sans l’embarrasser ou l’étouffer par des idées secondaires. ou des propositions incidentes, qui tout au plus donnent lieu à cette richesse de phrases qui ne sert souvent qu’à masquer une disette extrême de pensées.

J’ai fait cette remarque, moins pour justifier les intentions et le style de Filangieri et de ses imitateurs, que pour rappeler aux Italiens le devoir de se rendre utiles à la classe la plus nombreuse de la nation, qui a le plus besoin de lumières et d’instruction.

(14)Pag. LXXXII.

Recueil des suffrages en honneur de Filangieri,

M. Tommasi a réuni tous les témoignages honorables de ces personnages dont j’ai seulement indiqué les noms. Ils étaient sans doute les contemporains de Filangieri les plus recommandables; et leur jugement prouve assez quelle heureuse impression avait produite l’apparition de son ouvrage sur les Italiens et sur les étrangers.

(15)Pag. LXXXV.

Carli, Verri, Spannocchi.

Outre le marquis Beccaria dont nous avons parlé, ceux qui se sont le plus distingués à Milan par leurs connaissances et par leurs écrits, sont Gian-Rinaldo Carli et Pietro Verri. Le premier, mort en 1795, est connu par un grand nombre de productions en divers genres. Il cultiva les études de l’antiquité, et il y rechercha sur-tout ce qui regarde l’histoire politique des nations. On distingue particulièrement ses Ricerche suite monete aquilejensi,et Delle Zecche italiane.s’occupa aussi des sciences morales et politiques. On a de lui, dans ce genre, des ouvrages sous les titres: Nuovo Metodo per gli studi d’ltalia; le Lettere americane; l’Uomo libero; Ragionamento sulla disuguaglianza civile, morale e politica fra gli uomini,etc.

Pietro Verri, mort plus tard encore que Beccaria et Carli, a poursuivi la même carrière. Il avait moins d’originalité que Beccaria^ mais il a réussi à répandre encore plus que lui et Carli, les lumières de la philosophie parmi ses concitoyens. Il contribua beaucoup à la publication de cette feuille périodique, intitulée le Caffé,faite à l’exemple du Spectateur anglais,et plus utile que la Frusta letteraria di Scannabue,rédigée par Baretti. Le genre de connaissances que Verri cultiva et répandit le plus, fut celui de l’économie politique. Ses ouvrages sont trop connus pour que je les rappelle ici.

Il est juste de réunir à ces noms si chers aux philanthropes de Milan, celui de Bonaventura Spannocchi. Président du sénat de Milan, il ne se fit pas remarquer comme auteur, mais il fut généralement estimé comme magistrat, pour son intégrité et ses qualités philanthropiques. Modeste et simple dans ses manières, il aima avec ferveur tout ce qui tendait aux progrès de la philosophie et au bien de l’humanité. De là, cet amour qu’il conserva toujours pour Filangieri, qu’il n’avait jamais connu personnellement. Lorsque je le vis pour la première fois, il m’obligea à ne l’entretenir que de lui. Il semblait n’entendre parler que de son ami le plus chéri. Il versait encore des larmes sur sa mort, qu’il regardait comme la plus grande perte pour l’humanité. Il se réjouissait avec moi, lorsque je lui assurais que sa doctrine bienfaisante vivait encore parmi les Napolitains.

(16)Pag. LXXXVI.

Galanti, Galdi et Cuoco.

Mario Pagano avait accrédité et suivi de plus près l’esprit et l’école de Filangieri. De tous ses amis, il fut celui qui en fit le plus respecter la mémoire et l’exemple. Giuseppe Galanti n’eut pas les vertus et les qualités patriotiques de Pagano; mais on lui connut beaucoup d’adresse et assez de connaissances positives pour entreprendre plusieurs ouvrages utiles à son pays. Élève de Genovesi, dont il publia l’Éloge,il ne cessa jamais d’en répandre les doctrines, et de les rendre encore plus familières. On peut lui reprocher un peu trop de rapidité et de négligence. Occupé à voyager dans le royaume de Naples, dont il donna une description statistique, et à multiplier et comparer des observations et des recherches sur l’état réel des besoins, des coutumes et des préjugés de tout genre de sa nation, il n’eut pas assez de temps pour perfectionner ses ouvrages. On ne peut lui refuser le mérite d’avoir ^concouru à l’instruction de ses concitoyens. Il est mort après avoir émigré de sa patrie et voyagé quelque temps dans l’Italie. On a publié son Testament yqui est un recueil imparfait de faits, de pensées, de jugements, d’essais relatifs à l’administration de la justice dans le royaume de Naples, et aux réformes proposées par l’auteur.

Après Pagano et Galanti, on peut dire que le même esprit a animé plusieurs autres de leurs amis ou de leurs disciples. J’ai fait souvent mention de Melchiorre Delfico, qui a la gloire de les avoir devancés et le bonheur de leur survivre, ne cessant jamais d’éclairer ses concitoyens par de nouvelles productions. Distinguons encore parmi les vivants, Matteo Galdi et Vincenzo Cuoco, qui ont sans doute répandu et accrédité, mieux que tant d’autres, les maximes de leurs prédécesseurs. Galdi est l’auteur de divers écrits; mais il s’est fait remarquer par une Histoire de Hollande, où il a prouvé combien il a profité de son long séjour dans ce pays. Sa qualité de membre et de.président du parlement de Naples, l’a mis souvent à même de faire briller son talent pour improviser des discours, talent dont il avait donné des preuves dès sa jeunesse. Cuoco a porté dans ses productions une sorte d’abondance et de facilité de style qui les fait lire avec beaucoup d’intérêt. Il a publié un roman philosophique intitulé: Voyage de Platon en Italie.On ne peut lui contester beaucoup de talent, lorsqu’il expose et développe les théories les plus difficiles des pythagoriciens sur la politique et sur la morale. Il a rédigé aussi un Plande réforme pour l’instruction publique du royaume de Naples, où l’on trouve quelques défauts de convenance et de proportion, mais où l’on reconnaît en même temps beaucoup d’aperçus très ingénieux et des remarques très justes et très solides. Cuoco étant émigré, à cause de ses opinions politiques, comme Galdi et tant d’autres de leurs collègues, publia à Milan un Essai de la révolution de Naplesde 1799, à laquelle il devait son exil. Il eut la hardiesse de mettre sous les yeux de l’Europe une grande partie des horreurs qui ont rendu cette époque digne d’être comparée à celles de Tibère et de Néron. Il crut la voir renouvelée en 1815; il craignit la vengeance de ceux qu’il avait offensés; avant qu’on eût pu le rassurer sur les intentions équitables du gouvernement, il tomba en démence. Il achève dans cet état déplorable des jours qu’il aurait consacrés aux progrès des études et à l’instruction de ses concitoyens.

Les nombreux écrits qu’on a récemment publiés prouvent encore plus combien l’école de Filangieri se trouve.répandue dans l’Italie, et sur-tout dans le royaume de Naples. En vain on s'efforcerait de démentir ses progrès.

(17)Pag. LXXXVII.

Canonistes napolitains.

Cette époque n’a pas été assez appréciée pour que je n’essaie point de la déterminer davantage. Elle a quelque ressemblance avec les agitations que l’alarme de l’inquisition excita à Naples, en d’autres temps moins éclairés. Du moins la seule différence, c’est qu’alors c’était la populace qui s’opposait le plus à l’établissement de ce tribunal, et à cette dernière époque la classe la plus éclairée s’est élevée à son tour contre les prétentions de la cour de Rome. Le marquis Carlo Demarco, l’un des ministres de Naples le plus attaché à la gloire et à l’intérêt de son roi, ennemi de la cour de Rome par esprit de religion et par quelque ressentiment, jugea convenable de consulter en quelque sorte l’opinion du public, et de s’appuyer de l’autorité des gens de lettres. On accorda aux écrivains la faculté d’énoncer librement leur opinion sur le sujet de la haquenée, dont la cérémonie ridicule avait occasions tant de prétentions et de querelles fort sérieuses. Les jurisconsultes, les jansénistes et les théologiens romains s’étaient battus avec des armes propres à leur école; mais des publicistes et des philosophes ne laissèrent pas échapper cette occasion de faire valoir les vrais principes du droit public.

Rappelons ceux qui se sont le plus distingués par leur zèle et par leurs ouvrages.

L’abbé Conforti, professeur d’histoire ecclésiastique à l’université de Naples, enseigna les doctrines les plus saines sur le droit canon et civil; il publia plusieurs traités et défendit toujours les régales de la monarchie. Condamné à mort en 1799, parce-qu’il avait mérité d’être, nommé ministre de l’intérieur dans la république napolitaine, on dit qu’il fut chargé, avant de mourir, d’écrire un mémoire sur le même sujet. Il l’écrivit, mais n’en fut pas moins mené à l’échafaud.

Vincenzo Troise, chrétien le plus sincère et le plus conséquent, fut toujours en correspondance avec les jansénistes les plus célèbres de son temps. II publia quelques opuscules; mais ses vertus furent encore plus édifiantes que ses écrits. Un de ses amis était infirme; Troise craint qu’il n’ait pas assez de moyens pour être soigné. Il lui glisse sa bourse sous son oreiller, sans qu’on s’en aperçoive. Il n’était pas riche, mais sa charité lui offrait toujours des moyens pour soulager les indigents. Il crut que le gouvernement républicain était plus conforme à l’esprit de l’évangile. Cette opinion lui coûta bien cher: il fut exécuté en même temps que Conforti.

Les deux frères Cestari, espérant être utiles aux intérêts du moment, suivirent l’école des jansénistes, mais, quoique abbés, ils étaient plus philosophes que théologiens. Giuseppe, initié dans la diplomatie, fut nommé archiviste. Il ne s’occupa que de rechercher et de dévoiler les monuments de l’imposture ecclésiastique du moyen âge. Fort de ses découvertes, il attaqua sans ménagement les défenseurs les plus zélés de la cour de Rome. Il continua les Annalesdu royaume de Naples, entreprises par Francesco Grimaldi; mais elles n’eurent pas le même succès. On croit qu’il fut assassiné en 1799. Gennaro, son frère, échappé à la même catastrophe, subit la peine de l’exil. Il s’était principalement consacré aux études de la philosophie. Ses considérations, publiées en deux volumes, à Milan, sur l’arbre encyclopédique des connaissances humaines, retracé par D’Alembert, lui auraient fait encore plus d’honneur, s’il avait apporté plus d’élégance et de concision dans le style. Mort en 1814, des fanatiques n’ont pas épargné ses opinions, quoique ses mœurs aient toujours été recommandables.

Andrea Serao fut un théologien très estimable par ses connaissances dans l’histoire ecclésiastique, et plus encore par ses qualités morales. Malgré la doctrine qu’il professait, doctrine directement contraire aux prétentions de la çour de Rome, il fat nommé évêque de Potenza dans le royaume de Naples. On a loué beaucoup son ouvrage, De Clans Catechistis,pour l’érudition et même pour la latinité. Quoique âgé et respectable par la sévérité de ses mœurs et de ses principes, il fat assassiné près de son église, en 1799.

Marcello Scotti fut un chrétien entièrement évangélique et dans ses principes et dans sa conduite. Son caractère était franc, ses mœurs sévères, ses connaissances non moins étendues que profondes. On lui attribua un ouvrage intitulé, la Monarchie des Papes,et qui mérite encore d’être distingué parmi tant d’autres publiés sur le même sujet On connaissait de lui un Catéchisme nautique 9dont l’objet était d’exhorter le peuple à la navigation. Il pensait que l’évangile devait servir à consacrer les devoirs de tout citoyen. Ce petit ouvrage est enrichi de notes fort longues où l’auteur se montre aussi savant qu’il s’est montré homme dé bien dans le texte. Il était un des plus grands admirateurs de Vico, et supérieur à lui dans la connaissance des langues orientales et par conséquent dans l’explication des antiquités. U avait éclairci ou rectifié plusieurs opinions de ce philosophe et du célèbre Mazzocchi. Dans ces notes que nous venons de citer, on trouve quelques essais de ses recherches et l’indication des travaux dont il s’occupait. La catastrophe de 1799, dont il fut aussi la victime, nous priva et de l’exemple de ses vertus et de ses nombreux manuscrits.

Je termine le catalogue de ces écrivains par le nom de monsignor Capecelatro. Il a survécu à l’époque funeste qui a moissonné ses collègues; chargé d’ans et de mérite, il vit encore pour être estimé par ses concitoyens et imité par les ecclésiastiques. Il a combiné toujours les intérêts de l’église avec ceux de l’état. Occupé de l’instruction de ses diocésains, il fut le premier qui établit dans le séminaire de Tarente, dont il était l’évêque, des écoles d’histoire naturelle et d’agriculture; il voulait que les prêtres fussent aussi des citoyens utiles. L’ouvrage qui le fit encore plus remarquer, fut celui qui parut, Sull’origine, progressi e decadenza del chiericato,etc. Il sembla à quelques uns dicté par un philosophe plutôt que par un évêque. Mais n’aurait-on pas mieux fait de dire que l’auteur est d'autant plus respectable qu’il a su concilier les intérêts Je la philosophie avec ceux de la religion?

Achevons le tableau de cette époque en rappelant la mémoire d’un écrivain tout différent de ceux que nous venons de citer, et qui mériterait d’être entièrement oublié. Le pere Chiarizia, disciple de saint Dominique et fauteur très zélé de la sainte inquisition, s’était proposé de rendre tous ces écrivains odieux et suspects, en s’efforçant de prouver la conformité de leurs principes avec ceux des plus grands publicistes françois qui, selon lui, étaient les auteurs de tous les excès de la révolution de France. Il espéra produire encore plus d’effet en faisant répandre cette opinion par Giannone lui-même. Il avait imaginé que son ombre revenant de l’Élysée dans sa patrie, et passant on revue les nouvelles doctrines de ses concitoyens, ne reconnaissait pas.ses disciples dans tous ceux qui en affectaient le nom et la devise. Tel est le sujet de son ouvrage intitulé, Giannone dagli Elisi.L’auteur ne manquait pas de quelque éloquence. Il en avait fait preuve par une autre production, sous le titre de Pianto delle vedove:c’étaient des plaintes qu’ad ressaient à leur prince plusieurs églises qui, par la longue querelle entre la cour de Rome et la cour de Naples, demeuraient privées d’évêques. Il est clair qu’il plaidait sa propre cause plutôt que celle de l’église, car il ambitionnait d’être nommé a l’un de ces évêchés. Mais ni cet ouvrage, ni l’autre n’obtinrent le succès que l’auteur avait espéré. Il fut regardé comme un dénonciateur des écrivains les plus recommandables, et son livre fut défendu. C’est peut-être le dernier triomphe remporté par la philosophie dans le royaume de Naples.

(18)Pag. LXXXVII.

Code de5. Leucio.

Ce code parut, en 1789, sous le titre Origine delta popolazione di S. Leucio con le leggi correspondential buon govemo di essa.Quels qu’eussent été l’auteur et l’occasion de cette belle inspiration, on pouvait bien présumer que ce que le même prince essayait pour une si petite fraction de son royaume, il aurait pu l’adopter aussi pour tout le reste. Je ne dis pas que ce qu’il appliqua à l’une pouvait de même s’appliquer à l’autre. Je pense seulement que son 'esprit semblait disposé à adopter des réformes plus ou moins convenables, si des ministres aussi bienveillants qu’habiles avaient su lui en montrer la convenance et l’utilité. Il est vrai que les vicissitudes politiques survenues depuis ont dû altérer cette disposition; mais il est vrai aussi que les circonstances ultérieures lui ont fourni l’occasion de prouver combien il aime là liberté et l’indépendance de sa nation. Aucun prince n’a été et n’est plus que lui en état de se faire juger par la postérité.

(19)Pag. XCII.

Silence de Filangieri sur la constitution.

On ne devrait pas s’étonner que Filangieri ne se sait pas occupé de tracer, dans le vaste plan de son ouvrage, une constitution politique, puisque M. Bentham lui-même ne s’en était pas encore occupé dans le recueil de ses différents traités, publiés par M. Dumont. Ce philosophe anglais qui a porté la plus sévère analyse dans les sujets les plus importants de la jurisprudence et de la législation, est bien loin,dit M. Dumont, ([attacher une préférence exclusive à aucune forme de gouvernement. Il pense que la meilleure constitution pour un peuple est celle à laquelle il est accoutumé. Il pense que le bonheur est l’unique but, Punique objet d’une valeur intrinsèque, et que la liberté politique n’est qu’un bien relatif, un des moyens pour arriver à ce but. Il pense qu’un peuple, avec de bonnes lois, même sans aucun pouvoir politique, peut arriver à un haut degré de bonheur, et qu’au contraire, avec les plus grands pouvoirs politiques, s’il a de mauvaises lois, il sera nécessairement malheureux. (Voyez Traités de la Législation civile et pénale, etc.,tom. I, discours préliminaire,pag. 14)

Je n’approuve ni n’examine même ces assertions que M. Bentham a mieux déterminées, pour ce qui regarde sa manière de voir, dans ses considérations relatives à la constitution d’Espagne; mais je suis bien loin de penser que la liberté politique et individuelle ne sait pas un des moyens plus ou moins utiles et même nécessaires, sous beaucoup de rapports, pour faire le plus grand bien de la société et de chaque individu. Au reste, ce qu’il faut bien remarquer ici, c’est que Filangieri pouvait bien traiter de la législation sans parler ex professode la constitution, et qu’il devait même se taire sur ce dernier sujet pour ne pas alarmer le gouvernement et le rendre défavorable aux autres réformes que l’auteur osait proposer dans son plan. Voulant être utile à ses contemporains, et sur-tout à ses concitoyens, il se plaça pour ainsi dire à leur niveau et laissa à la postérité plus mûrie ou plus réfléchie, de sentir le besoin de ce qui leur manquait encore, et de le satisfaire dans des circonstances plus favorables. Les essais malheureux qu’on a faits depuis Filangieri, et l’opposition qu’on a déployée contre ceux qui ont osé réclamer une constitution, ont montré combien il a fait preuve de sagesse en ne se permettant pas de traiter un sujet si important, mais si délicat, qui aurait compromis tous les autres. Sous ce rapport, il s’était contenté de foire entrevoir ses principes et ses intentions; et ses disciples, ainsi que ses concitoyens, ont bien prouvé de leur côté que non seulement ils en ont hérité, mais qu’ils se sont étudiés de plus en plus à les réaliser.

(20)Pag. XCIV.

Esprit public des Italiens.

Les derniers événements arrivés en Italie, loin de démentir ce que nous venons d’indiquer, le confirment encore davantage. La nouvelle tendance politique des Italiens est prouvée par les obstacles mêmes qu’on cherche à leur opposer. On peut bien craindre plus qu’il ne faut et exagérer les abus possibles de cet esprit public, on peut même au besoin en supposer; mais onne peut pas contester la réalité d’une opinion au milieu des moyens qu’on emploie pour la réprimer ou la faire reculer. Je ne prétends pas ici examiner, si une nation quelconque a le droit de réclamer une réforme utile ou nécessaire, ni, dans le cas où on lui accorderait ce droit, de quelle manière il faudrait qu’elle s’y prit. Je me borne à dire seulement qu’une grande majorité des Italiens, d’autant plus respectable qu’elle n’appartient pas à la populace et qu’elle est la plus riche et la plus éclairée, sent la nécessité ou l’utilité d’une amélioration politique, réelle et non pas illusoire, et quelle la désire malgré les sacrifices apparents ou passagers que ce changement pourrait lui coûter, et les dangers auxquels elle pourrait être exposée. Ceux que l’on s’efforce de nous représenter comme professant une opinion contraire, sont pour la plupart des êtres qui, n’ayant aucune opinion à eux, ne semblent destinés qu’à dépendre de la volonté ou du caprice des autres. Qu’on multiplie de telles exceptions tant qu’on voudra, que les fauteurs du pouvoir absolu se glorifient de ces partisans qu’ils devraient mépriser; mais il sera toujours vrai que la doctrine de Filangieri et de ses disciples a fait, en Italie et sur-tout dans le royaume de Naples, les plus grands progrès, qu’elle est devenue l’opinion de tous ceux qui sont capables d’en avoir une, et qui heureusement sont plus nombreuxqu’on ne pense. Nous crayons à ce sujet ne pouvoir mieux faire que de renvoyer les lecteurs à l’ouvrage publié à Paris, au commencement de cette année, sous le titre de L’Italie au dix-neuvième siècle.



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Vita ed opere di Gaetano Filangieri [Life and works of Gaetano Filangieri]

Elenco dei testi pubblicati sul nostro sito

1772 - NOTIZIE DE' LETTERATI - Della Morale de' Legislatori di Gaetano Filangieri HTML ODT PDF
1782 - Giuseppe Grippa - LETTERA al Cavaliere Gaetano Filangieri HTML ODT PDF
1784 - Giuseppe Grippa - Scienza della Legislazione sindacata HTML ODT PDF
1785 - Dissertazione politica di Giuseppe Costanzo in risposta a Grippa HTML ODT PDF
1787 - GIUSTINIANI - Memorie Istoriche degli Scrittori Legali del Regno di Napoli HTML ODT PDF
1798 - Le Spectateur du Nord: Don Gaetano Filangieri HTML ODT PDF
1804 - Scrittori classici italiani di economia politica - Gaetano Filangieri HTML ODT PDF
1813 - Biografia degli Uomini Illustri del Regno: Filangieri (Martuscelli) HTML ODT PDF
1817 - La Scienza della Legislazione del Cavaliere Gaetano Filangieri (GINGUENE’) HTML ODT PDF
1819 - BIANCHETTI - Memorie scientifiche e letterarie - FILANGIERI HTML ODT PDF
1822 - Oeuvres de FILANGIERI - ELOGE de FILANGIERI (Salfi) HTML ODT PDF
1826 - Sopra l'opera del Cavalier Gaetano Filangieri di Pietro Sghedoni HTML ODT PDF
1828 - Comento sulla Scienza della Legislazione scritto da Beniamino Constant HTML ODT PDF
1834 - Biografia degli Italiani Illustri nelle scienze, lettere ed arti HTML ODT PDF
1836 - LOMONACO - Vite degli eccellenti Italiani - FILANGIERI HTML ODT PDF
1840 - Notizie di alcuni cavalieri del sacro ordine gerosolimitano (Marchese di Villarosa) HTML ODT PDF
1844 - Vite e ritratti di illustri italiani (Filangieri di E. Carnevali) HTML ODT PDF
1852 - FILANGIERI - Delle leggi politiche ed economiche (FRANCESCO FERRARA) HTML ODT PDF
1857 - Della letteratura italiana nella seconda metà del secolo XVIII: Filangieri HTML ODT PDF
1863 - Discorso genealogico della famiglia Filangieri (ERASMO RICCA) HTML ODT PDF
1864 - Intorno ai tempi ed agli studi di Gaetano Filangieri (PASQUALE VILLARI) HTML ODT PDF
1873 - Gaetano Filangieri o l’idea dello stato nella filosofia italiana del secolo XVIII HTML ODT PDF
1774 - GAETANO FILANGIERI - Riflessioni politiche su l'ultima legge del sovrano HTML ODT PDF
1820 - GAETANO FILANGIERI - 01 - La Scienza della Legislazione HTML ODT PDF
1822 - GAETANO FILANGIERI - 02 - La Scienza della Legislazione HTML ODT PDF
1872 - GAETANO FILANGIERI - 03 - La Scienza della Legislazione HTML ODT PDF
1876 - GAETANO FILANGIERI - 04 - La Scienza della Legislazione HTML ODT PDF









Nicola Zitara mi chiese diverse volte di cercare un testo di Samir Amin in cui is parlava di lui - lho sempre cercato ma non non sono mai riuscito a trovarlo in rete. Poi un giorno, per caso, mi imbattei in questo documento della https://www.persee.fr/ e mi resi conto che era sicuramente quello che mi era stato chiesto. Peccato, Nicola ne sarebbe stato molto felice. Lo passai ad alcuni amici, ora metto il link permanente sulle pagine del sito eleaml.org - Buona lettura!

Le développement inégal et la question nationale (Samir Amin)










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